L’Ex-voto/03
III
Elle venait à peine de se lever et de prendre la rue, geste coutumier, qu’elle apprenait la nouvelle. Elle était sur toutes les bouches, la nouvelle, et comme dans l’air du matin.
Poussant quelques grands cris, la petite rentra d’un bond chez elle, se jeta sur sa mère en train, tout en pleurant, d’allumer son fourneau.
— Maman ! Oh ! maman !…
— Qui qu’t’as ?… sursauta la grêlée, saisie. Tu m’fais tourner les sangs !
Tuméfiée, pitoyable, avec sa figure bleuie de coups, son pauvre corps osseux tout déjeté de courbatures, elle dévisageait sa fille, épouvantée de la voir si livide, et comme prête à s’évanouir.
L’enfant se laissa tomber sur une chaise. Ses yeux fixes, effrayants de clarté, regardaient dans l’invisible. Ses lèvres blanches tremblaient sans plus pouvoir prononcer un mot. La femme Bucaille s’était approchée. Elle empoigna les petites épaules et se mit à les secouer.
— Qui qu’t’as ?… répéta-t-elle. Vas-tu m’le dire ?
Et, certes, ses larmes s’étaient arrêtées.
Toujours hypnotisée sur la même vision, Ludivine articula d’une voix sans timbre, répétant exactement ce qu’elle venait d’entendre dehors :
— Le Herpe et son aîné fils, Julien, se sont néyés c’te nuit. On n’a pas encore retrouvé les cadavres.
La stupeur et l’horreur de l’autre s’exhalèrent en une seule clameur :
— Hélà !…
Puis il se fit un court silence pendant lequel la foudroyante nouvelle achevait de prendre corps.
La grêlée avait saisi ses tempes dans ses mains. L’espèce de griserie qui entre dans les maisons avec l’annonce des catastrophes pénétrait en elle, la consolait rapidement de son malheur, si minime à côté de celui-là. Et vite l’interrogatoire commença, pressé, anxieux, oiseux :
— Qui qui te l’a dit ?… Comment qu’c’est arrivé ?… Y a donc eu une pareille tempête c’te nuit ? Comment qu’on l’a su ?… La barque est-y perdue itou ? La femme le sait-elle déjà ?… Et l’autre jeune homme. Est-il néyé avec eux autres ?…
Monotone, Ludivine répondit à tout :
— J’sais point… J’sais point…
Elle ne vit même pas sa mère sortir en ouragan pour courir aux détails. Elle ne se rendit pas compte que ses frères ni son père n’étaient là, qu’elle se trouvait seule à la maison. Assise sur sa chaise, hébétée, elle essayait de revenir à elle, de se remettre du coup reçu sur la tête. Et elle était, en vérité, comme une petite veuve à qui l’on vient d’apprendre la mort de son homme.
Noyé !… Il était noyé, le grand marin aux yeux couleur d’océan qu’elle n’avait fait qu’entrevoir, juste le temps de recevoir de lui deux gifles inoubliables. Entré dans sa vie avec tant de force, voici qu’il disparaissait aussitôt.
Elle se leva brusquement. Ce n’était pas possible !
De tout son effort elle essaya de reconstituer le visage impressionnant. Mort. Perdu en mer. La rafale qu’elle avait écoutée, au creux de son lit, cette nuit, c’était donc là son travail, pendant que, tranquille, la fillette se rendormait, bercée par le tapage du vent et de la pluie ?… Mort. Perdu en mer. Actuellement, il traînait entre deux eaux, avec son fils aîné, pauvre corps ballotté. Sa belle vareuse bleue… Sa grande moustache dorée… Son nez droit et fier… Ses yeux dédaigneux… Il n’était plus un homme qui va, qui vient, qui parle, qui rit. Il était un mort, un souvenir lancinant, un fantôme…
Comment exprimer, comment confier à quelqu’un les pensées qui naissaient, qui jamais plus ne quitteraient maintenant la petite tête ?
Désormais, Ludivine avait dans la vie un secret, un trouble, un indicible secret qui la rongerait en silence et qu’elle ne pourrait partager avec personne. Mort… Perdu en mer…
Elle ne s’apercevait pas qu’elle marchait de long en large dans la cuisine empuantie. Elle était inconsciente, absolument hors d’elle-même. Elle ne pouvait pas supporter l’événement.
En cet état la retrouva sa mère, qui rentrait enfin, munie de toutes les nouvelles.
— Ah ! Ma por’tite fille !…
Et, comme il arrive presque toujours quand il s’agit des malheurs des autres, ce fut d’abord d’elle-même et des siens qu’elle parla.
— Quand j’pense que ton malheureux père serait parti, sans moi, c’te nuit, qu’y m’en a foutu sû la goule parce que j’y avais caché ses hardes !
Ensuite :
— Y paraît qu’y a eu une foudre de vent, que les pêqueux disent tous qu’y n’savent point comment tous les crevettiers y sont pas restés. Ont pu rentrer avant l’pire. Mais l’gas Le Herpe et son garçon, qui s’étaient ambitionnés comme toujours, avaient dû tourner l’banc d’Amphar quand que ça s’est mis à faire la gigantesque d’un côté et de l’autre. Ont-y pas eu l’temps d’larguer tout, quand le grain est arrivé ? Ont-y tourné comme une piroue et chaviré sous voiles ? On n’sait point. Quoique leur bateau était bien marin, et tout neuf, y n’en est pas resté pièce, ma por’fille ! Comment qu’la mer fait pour engloutir des morceaux comme ça ? Paraît que, dans les lorgnettes, on en voit d’s’épaves, tout d’suite, du bout d’la jetée, qui suivent la rivière de Rouen. On retrouvera tout ça à Berville, comme toujoû. Mais eux autres, si y sont ensablés, on r’verra peut-être pas leurs corps avant six mois, comme est arrivé pour Bat-le-Flot, à moins qu’on les repêquerait, à queuque jour, d’un coup de châlut, comme pour Pipe-au-Bec qu’avait une gambe de perdue et des crabes dans la viande, qu’on a dû l’mettre en terre sans qu’personne l’aye revu, pour pas faire tourner les sangs au monde. Est épouvantable !… ’Core heureux que l’mousse Delphin était pas embarqué, qu’la por’mère n’aura pus qu’li au monde, avec l’tit poulot qui va naître, por’tit malheureux qui n’s’ra qu’un orphelin ! Ils y sont allés à trois pour l’avertir, et m’sieu l’curé y est, tout d’suite, puisqu’ils étaient portés pour l’église, tous ces Herpe-là !…
Elle reprit haleine une seconde. Puis la petite moralité vint, pour finir, comme dans tout récit de vrai Normand.
— Un jour, on est ici, le l’enn’demain on est là. Les larmes tombent ici, quand est là que l’désespoir affûte.
Et, sourdement triomphante, la conclusion fut :
— Toute c’te famille-là avait mal au cœur de nous. Mais à cinq que j’étions et à quatre qu’ils étaient, j’sommes toujours cinq et y n’sont pus qu’deux !
Quand elle eut enfin terminé, la femme Bucaille recommença. Elle n’était pas la seule. Toute la ville dans le même instant, tenait, à peu de chose près, les mêmes propos qu’elle, sauf chez les commerçants et chez les bourgeois, où la nouvelle se réduisait à quelques mots colportés par les cuisinières en courses.
Ludivine, prostrée, écoutait à peine sa mère. Son ordinaire curiosité restait inerte. Le Herpe était mort, et la veille, dans l’ombre, elle lui avait souhaité la mort.
Elle eut un petit tressaillement en voyant entrer son père. Il était presque aussi décomposé qu’elle-même. Sans doute songeait-il que, sans sa femme, il eût été, lui aussi, noyé dans la nuit. Il l’avait battue, pourtant, parce qu’elle l’empêchait de sortir.
En entrant il regarda profondément celle-ci, mais ne dit rien de ce qu’il pensait.
— Eh ! ben ? demanda la grêlée, avide de nouveautés.
Elle se précipitait vers lui comme si rien de mauvais ne se fût passé entre eux la veille. Il fut peut-être touché de ce rapide oubli, de la part de la pauvre créature qu’il avait arrangée comme elle l’était. Des sentiments confus tournoyaient dans son cœur inculte. Comme sa fille, il se laissa tomber sur une chaise,
— Est terrible !… murmura-t-il.
L’esprit de corps, qui règne encore dans le monde des pêcheurs, malgré que l’ancien et le nouveau genre frayent si peu, faisait que la mort de Le Herpe atteignait tous ses collègues, sorte de deuil de famille.
À son tour, Bucaille se mit à raconter le naufrage. Il venait de parler longuement avec des camarades ; mais ils n’avaient tout de même pas eu l’indécence de boire en commentant. Bucaille était visiblement lucide, normal. Ses yeux trop clairs se faisaient doux ; on les eût dits remplis d’une tristesse immense.
Pour manifester d’une manière détournée les regrets qu’il avait de sa conduite :
— On a bien tort de se chagriner l’un l’autre, dit-il, pendant qu’on est encore côte-côte. Ne faut qu’un coup de vent pour séparer les ménages, bons ou mauvais, et quand la mort est v’nue, y a plus qu’les souvenirs qui restent.
La femme Bucaille, pour approuver, levait au ciel ses yeux dont l’un orné de cette prune violacée. Elle entendait bien ce que lui disait son homme. Mais, indirecte comme lui, de par sa race, elle répondit sur le même ton. Et cette étrange pudeur entre ces deux êtres primaires, habitués aux paroles toutes crues, les raccommodait mieux qu’aucune longue explication. Depuis des années rien de pareil n’avait palpité entre eux deux.
— Nous fais-tu à mâquer ?… demanda-t-il enfin tout doucement.
— T’as raison ! s’écria-t-elle. On est si élugé par des malheurs comme cha qu’on en oublierait bien s’n’ouvrage !
Et, courageuse, heureuse de ce qui venait d’être exprimé entre eux, elle se remit fiévreusement en demeure d’allumer le feu dans son petit fourneau.
— Où qu’sont les pétits ?… s’informa le marin toujours sur le même ton.
Elle le regarda de côté, coup d’œil plein de choses.
— À l’école !… dit-elle.
— Ah ! bon ! fit-il en examinant le pavé.
Ludivine se leva.
— Où qu’tu vas, ma fille ?…
Elle ne daigna même pas tourner la tête vers eux. Ensauvagée et tragique, elle fit un geste, tout en sortant, qui signifiait : « N’importe où ! »
Quand elle eut disparu, les parents, sans parler, échangèrent un regard. On eût dit qu’ils craignaient les mots, les malheureux mots qui défont tant de choses. Mais ils hochèrent la tête ensemble, car depuis longtemps, sans se l’être jamais dit, ils ne pensaient rien de bon au sujet de leur enfant.
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Tête basse, comme une fille honteuse et chagrine, elle prit à pas lents l’impasse Sérène pour retrouver le boulevard, pour retrouver la maison Le Herpe.
Il faisait beau. Au bout de l’herbe, le flot calmé montait, plus lisse et plus glissant que de l’huile. La mer hypocrite, la mer, cet être, cette bête, cette mauvaise âme, faisait la doucereuse, maintenant qu’elle avait dévoré sa proie.
Ludivine ne sut pas noter cela. Ses yeux n’étaient occupés que de la maison du deuil, la maison aux volets clos qui ne laissait rien filtrer de son drame intérieur.
Voir quelque chose ! Entendre quelque chose… C’était à cette même place que, grimpée le long de la grille, elle avait, à cette fenêtre, vu le profil de Le Herpe, si calme, et qui parlait en souriant aux siens.
Que faisaient, que disaient, dans la demeure silencieuse aux volets fermés comme des yeux, la veuve et l’orphelin du pêcheur noyé ?
Deux ! Ils étaient deux morts, le père et le fils, qui jamais plus ne repasseraient ce seuil familial.
Delphin, que la fillette avait tant détesté, le petit Delphin si sage et si propret, avec sa vareuse bleue de mousse, élève assidu de l’école des marins de la Basse-Seine, quels sanglots étaient les siens, en cette minute ?
Ludivine n’osa pas grimper à la grille pour mieux écouter. Il lui sembla qu’elle n’oserait plus jamais aucun de ses gestes d’effrontée coureuse de rues. Pour longtemps, peut-être, elle ne serait plus elle-même.
Modestement arrêtée devant cette grille, elle tâchait d’écarter de son esprit la ténébreuse superstition qui l’hallucinait. Non ! Ce n’était pas elle, petite misérable, qui avait condamné cet homme à mort ! Ce n’était pas son souhait criminel qui avait causé l’irréparable ! Il ne fallait pas qu’elle se mit cela dans la tête.
Cette angoisse incompréhensible, ce cœur serré, pourquoi ?… Le Herpe n’était-il pas un ennemi ? Qu’est-ce qu’elle regrettait si fort, et quelle était cette désolation qui la dévastait quand elle se disait qu’elle ne reverrait plus les larges yeux gris bleu comme l’estuaire, le nez fier, la lourde moustache blonde, et ces épaules puissantes dont la carrure lui avait fait si peur.
Une fille de sa trempe impressionnée à ce point ? Elle souhaitait…
Parler du mort ? elle n’en avait aucun droit. Elle ne pouvait pas frapper à cette porte, entrer, mêler son petit visage tout pâle à ceux de la femme et de l’enfant qu’il laissait. Ce mort était pour elle aussi hautain que l’avait été le vivant. Personne, ni lui, ne voulait de son frisson de petite pouilleuse méprisable. Elle était une intruse, une paria, une casseuse de vitres bonne à chasser à coups de balai.
Le menton sur la poitrine, amèrement elle s’éloigna, retournant chez elle, dans son milieu à elle, humiliée par sa propre pensée beaucoup plus qu’elle ne l’avait été par l’offense, deux jours plus tôt.
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Une huitaine passa, huitaine de tourments et d’attente. Ludivine ne savait ni ce qui la tourmentait ni ce qu’elle attendait. En vain sa horde venait-elle la chercher dans la rue. Elle ne voulait ni ne pouvait quitter les abords de la maison Le Herpe.
La femme Bucaille, étonnée de la voir toujours là, l’appelait sans croire qu’elle viendrait.
— Dis donc, Ludivine, tu me pèlerais mes pommes de terre ?…
— Bon… répondait-elle brusquement. J’vas les peler si tu veux !
— Dis donc, Ludivine, tu surveillerais le fourneau pendant qu’je cours en ville ?…
— Bon, j’vas le surveiller !
« Elle est comme moi, disait Bucaille en revenant de la pêche, quand sa femme lui racontait. Le naufrage des deux Le Herpe, ça lui a donné un coup ! Elle en desserre pas les dents ! »
Il avait repris son matelot, rentrait régulièrement au logis ; et son caractère naturellement doux réapparaissait, dissipées les fumées de l’alcool ; car, présentement, il ne buvait presque pas. Les deux garçons, privés de leur sœur, allaient à l’école, et peut-être le petit Maurice avait-il peur, aussi, d’être embarqué par son père, s’il continuait à vagabonder. De sorte que la pauvre grêlée n’avait jamais été plus heureuse que depuis que le malheur était entré dans la maison voisine.
On continuait à ne pas retrouver les corps des deux noyés.
Les nouvelles circulaient dans le monde marin. La Marie-Joseph, naturellement, n’était pas assurée, imprévoyance presque générale parmi les pêcheurs. La veuve Le Herpe avait donc non seulement perdu son mari et son fils, mais encore le gagne-pain de la famille.
— La v’là plus pauvre que nous !… disait la mère Bucaille, sans trop oser insister sur le revirement.
— Avec un gosse de quinze ans pour y gagner sa vie !… reprenait Bucaille, et qui n’a jamais navigué comme mousse qu’avec son père et son frère.
— Sans compter qu’elle attend un éfant dans deux mois !… reprenait sa femme.
Ludivine écoutait ces propos sans y jamais mettre son mot, tout en faisant les besognes demandées par sa mère. Ses rêveries intimes n’avaient pas changé. Elles la réveillaient la nuit en sursaut.
Cependant, une après-midi, courant à la porte pour l’appeler, la grêlée ne la vit pas dans la rue. Elle la cherche, ne la trouve point.
— Bon ! pensa-t-elle, la voilà qui recommence à couri !
Et son cœur se serra.
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Cela l’avait prise tout à coup comme une inspiration.
— Si j’allais voir du côté des « travaux » ?
Pas lent, regard avide, cherchant, cherchant, elle parcourait l’étrange paysage.
C’est une langue de terre qui s’allonge dans l’embouchure, et que les marins nomment, on ne sait pourquoi : Nouméa. Ludivine, entre le bassin de chasse et la mer basse, s’attardait.
Une rangée de magnifiques arbres ombrage des sortes de jardins sans maisons, un sentier sec poudroie entre des prés incultes et pleins de hautes fleurs. Voici des filets démesurés qui sèchent, arachnéens, couleur de mer, et qui, fragiles comme des voilettes, servent à pêcher les carrelets. Voici, dans un herbage saumâtre, une profusion de géantes ancres anciennes, extraordinaire bétail.
Apparue entre les arbres, au loin, la ville usée, vieillotte, accumule ses silhouettes inégales entre ses deux collines, toute palpitante des voiles qui remplissent ses bassins, toute vaporisée par sa brume bleue et ses fumées grises.
De l’autre côté, c’est l’estuaire immense, des lieues d’eau, le Havre et sa côte pâle couchée sur la ligne d’horizon. En aval, les chantiers de construction des barques, les jetées, le sémaphore ; en amont, à des distances infinies, la pointe de la Roque, profil rebroussé.
Par mer haute, la langue de terre est une presqu’île. Les vagues battent ses bords maçonnés. Le bassin de chasse, à demi rempli, reluit, sinistre marécage.
Ce bassin, qui est l’un des désespoirs de la ville, car il a coûté des millions et ne sert à rien, fut destiné à combattre la vase envahissante. Mais, à marée basse, on voit, accumulée là-dedans, cette vase tenace, sur laquelle, ironiquement, la nature normande essaie de refaire des herbages.
Voir de l’herbe pousser sur cette matière molle et dangereuse donne l’idée de ce que put être la terre au deuxième jour de la création.
Dans ces parages parfaitement inconnus des horzains, peu appréciés des indigènes, descendent souvent des crépuscules inouïs. Est-ce un monde qui commence, est-ce un monde qui finit ?
Du côté de l’estuaire, la marée, en se retirant, découvre des remous profonds, des tourbillons immobiles, substance de tous les gris et de tous les violets, où se creusent des cratères, désert tremblant où l’on enfoncerait si l’on y risquait un pas.
Chaos silencieux d’où semble naître on ne sait quelle informe mythologie ! Des hydres ont l’air d’y grouiller, jetant des reflets d’écailles phosphorescentes. Un cri triste d’oiseaux invisibles passe au-dessus des éléments sans nom ; des odeurs indéfinissables s’élèvent. Les vagues s’en sont allées si loin qu’on ne peut croire qu’elles reviendront jamais.
Oh ! charme ! charme morbide de cet univers désespéré ! Voyage insoupçonné dans l’inconnu ! Innommable vision où les yeux ne reconnaissent rien !
Dans ce paysage de la lune, Ludivine espérait peut-être un vestige du naufrage des deux Le Herpe. Quelque potin entendu ce matin à la poissonnerie l’avait aiguillée de ce côté.
Toute seule, obsédée, avec sa frange de chanvre descendue sur ses cils noirs, avec ses yeux transparents comme l’air, dont le regard fouillait la vase, elle s’absorbait dans son idée fixe.
Elle leva la tête, instinctive, et, dans le jour tombant, vit devant elle, sur l’étroit chemin cimenté qui suit la fabuleuse grève, le petit Delphin Le Herpe qui la regardait venir.
Elle étouffa le cri de l’étonnement. Une émotion qui la fit presque rougir la laissa pendant un instant interdite. Il était venu là, lui aussi… dans le même but qu’elle, sans doute…
Quand il l’eut reconnue, il esquissa le geste de lui tourner le dos. Il ne pouvait pas deviner que son atroce petite voisine, depuis huit jours, pensait à ses morts autant que lui-même.
Il allait s’éloigner. Mais elle, avec son audace naturelle, l’aborda de front. Cependant ses yeux insolents et durs se firent presque attendris en le dévisageant.
Elle remarqua comme il était pâle, meurtri. Le crêpe qu’il avait à la manche de sa vareuse bleue la frappa.
Sans chercher ses mots, elle dit brutalement :
— Ça s’rait tout d’même terrible, si on les retrouvait là !
Le petit Le Herpe avait tressailli. Il répondit comme malgré lui :
— On disait en ville, ce matin, qu’y avait d’s’épaves d’échouées. Est pour ça que j’suis v’nu.
Il regarda par terre, et continua :
— Est des dit-on. J’ai pas rien vu.
— Moi non plus !… fit-elle vivement.
Il fut surpris de cette réponse, mais n’en laissa rien voir. Il avançait un pied pour s’en aller, gêné d’être en face de son ennemie. Elle comprit cela. Vite, elle enchaîna :
— Comment que l’malheur est arrivé ?… Car on en entend d’toutes les sortes, mais y a pas un mot à y croire !
Il était si plein de son sujet ! Comment résister à la sombre volupté de parler du drame ?
Pendant qu’à son tour, avec des larmes dans la voix, il faisait le récit cent fois entendu, Ludivine l’examinait curieusement, de ce regard de chez nous qui ne passe pas un cheveu. Et pourtant sur ce visage qui l’intéressait tant, elle n’avait pas l’idée de trouver la ressemblance du mousse avec son père. Ce sont des choses qui échappent à l’enfance. Elle ne concevait pas la figure de l’autre sans sa grosse moustache d’or. Elle ne voyait pas que ce petit avait les mêmes traits, les mêmes grands yeux gris, bleus et verts, nuancés comme l’horizon. Ils étaient seulement beaucoup plus doux, et purs comme ceux d’une jeune fille.
Quand il eut achevé de raconter, il fut repris de honte. On lui avait toujours défendu de fréquenter les enfants Bucaille, ces petits voyous.
Encore une fois Ludivine l’arrêta dans son mouvement de fuite.
— Une mort comme ça, c’est trop ! scanda-t-elle d’une voix hachée. Avait pas été bien doux pour moi, mais j’le pleure tout de même.
Elle venait de parler sans le vouloir, et sa gorge s’était serrée. Et pourtant d’avoir dit cela la délivrait, d’un seul coup, du poids immense qui l’écrasait depuis huit jours.
Elle ne devina pas pourquoi. Comment, chétive et fruste enfant du peuple, pouvait-elle comprendre que ses propres paroles l’éclairaient brusquement sur le fond de son cœur ?
« Je le pleure… » Certes, il n’y avait pas eu de larmes dans ses yeux durs, et pourtant rien n’était plus vrai.
L’accent qu’elle avait mis dans ces quelques mots fit que le petit Le Herpe, enfin, redressa la tête pour la regarder en face. Qu’est-ce qui lui prenait, à cette mauvaise petite gouape, de parler avec cette émotion, cette brusque émotion qui allait droit au cœur ?
Il eut un véritable élan vers elle, mais n’en fit rien paraître. C’était un petit Normand, et les Normands sont restrictifs jusque dans les impulsions les plus spontanées, Tout ce que put l’adolescent, ce fut de rester là sans plus faire mine de s’en aller, du moins pour un petit moment.
Le vent doux agitait un peu sa vareuse, en même temps que la robe et la natte de la petite Bucaille. Debout l’un en face de l’autre devant l’horizon natal, le regard détourné, ces deux enfants de mer se turent un instant.
Enfin, Ludivine, de nouveau, le regarda dans le blanc des yeux :
— Et vous ?… demanda-t-elle. Vous naviguerez tout de même ?
— Faudra bien !… fit-il très simplement.
Elle eut une petite admiration pour ce chef de famille de quinze ans. Au bord même de cette vase où, peut-être, reviendraient bientôt échouer son père et son frère engloutis par l’estuaire, le mousse, pour nourrir sa mère et son prochain petit frère, acceptait son destin de marin voué aux mêmes périls.
Un peu plus bas, comme pour ne pas appuyer Sur une plaie, la fillette articula :
— Vous n’avez plus d’bateau, à c’t’heure…
Il baissa le front :
— Non…
Ludivine était Normande aussi. Mais son cynisme naturel la dégageait, quand il fallait, des nuances de la race. Elle ne retint rien, elle.
— Allez !… s’écria-t-elle, craignez rien ! Vous s’rez un bon marin comme les vôtres ! Avec ça que vous avez suivi les cours de c’t’école-là… Et vous regagnerez vite un nouveau bateau, marchez !
Il parut presque un sourire sur les traits du petit garçon meurtri. De telles paroles, dites sur un tel ton, le réconfortaient tout à coup, lui qui, depuis huit jours, ne vivait que dans l’horreur et les larmes.
Ludivine cueillit son regard au passage.
— J’vous l’souhaite, allez ! dit-elle rudement.
La conversation était terminée. L’ombre venait tout doucement parmi les étrangetés du crépuscule. Le petit Delphin, avant de reprendre un chemin pour laisser l’autre à Ludivine, hésita une seconde avant de lui tendre la main. Elle alla plus vite que lui. Leurs doigts se serrèrent comme furtivement.
— Eh ben ! bonsoir !… dit-il.
Elle partait déjà :
— Bonsoir !… jeta-t-elle.
Marchant vite sur le rebord cimenté, largement elle respirait l’air du soir. Assainie jusqu’au fond d’elle-même, elle goûtait le bien-être de savoir ce que c’est que d’avoir de bons sentiments.