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L’Ex-voto/08

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 111-126).
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VIII


Une vie régulière, après tant d’oscillations, s’était enfin établie pour cette famille qui bourlinguait depuis tant d’années dans la misère et la démoralisation. Le père était resté ivrogne et la fille criarde. Mais l’habitude est un miracle lent. Depuis que Delphin, chaque soir, rapportait de l’argent, personne ne souffrait presque plus au logis. Les scènes de Ludivine aux uns et aux autres passaient comme des rafales rapides ; et la méthode de silence adoptée pour le pêcheur quand il rentrait saoul donnait les meilleurs résultats. Les deux petits suivaient régulièrement l’école, l’intérieur se maintenait propre et soigné, les vêtements de tous, que Ludivine raccommodait avec sa mère, restaient convenables, la nourriture était bonne.

Lentement, la donnée initiale de l’adoption du mousse disparaissait du souvenir de Ludivine. Lui-même devenait chaque jour moins triste. Ses malheurs s’estompaient dans le lointain des mois. Il se sentait de nouveau bien à sa place dans la vie, au chaud parmi l’affection de tous.

— Ludivine, avait-il dit, un dimanche, si on allait se promener, avec les petits, sur la jetée ? J’y allais toujours avec papa et maman, aut’fois.

Elle avait consenti, pour ne pas lui faire de peine, puisque c’était un souvenir de famille. Mais son ironie intérieure riait, tandis que, mêlée aux promeneurs de la ville, elle allait à pas comptés, endimanchée, ses petits frères marchant devant, et Delphin à son côté ; car elle n’avait pas oublié le proche passé, quand, barbouillée, dépeignée et féroce, c’était sous la jetée et non dessus qu’elle se promenait avec sa horde de vauriens.

Cependant, peu à peu, la coutume de sortir le dimanche avec le mousse et ses frères lui devenait familière, s’insinuait dans les mœurs de la maison. Et, le jour que Delphin lui proposa de monter à la côte de Grâce, ce fut avec plaisir qu’elle accepta.

L’adolescent n’osait pas, en arrivant en haut, entrer dans la chapelle. Fils d’une mère et d’un père très pieux, il n’avait jamais fait allusion à cette éducation première, depuis qu’il était entré dans sa nouvelle famille. Les propos irrévérencieux de Ludivine lui faisaient peur. Il craignait de froisser ses bienfaiteurs en affectant d’aller à la messe quand ils n’y allaient point. Il ne voulait pas avoir l’air de protester contre leur indifférence religieuse. Simplement quand Ludivine, mise en verve, se prenait à parler de la bonne Vierge à peu près comme d’une « créature de ville », il se mettait à lire, ou bien sortait, attitude vite remarquée par la fillette, et qui l’engageait, les jours où son démon se réveillait, à exagérer exprès ses propos effarants de femme du port.

Ce dimanche-là :

— Pourquoi que t’entres pas, puisque c’est ta fantaisie ?… J’vas-t-y t’manger parce que t’iras faire ta prière ? On n’est tout d’même pas des payens, cheuz nous, tu sais bien ! J’ai fait ma communion. Maurice et Armand la feront itou. Et j’crains pas d’entrer avec toi là-n’dans, car ça n’s’ra ni la première ni la dernière fois !

Et, de ce jour, le mousse, obéissant à sa tradition, retourna fidèlement à la messe, à Sainte-Catherine, chaque fois que le lui permit la marée.

Quand le mois de mai revint, — il y avait un an et demi qu’il était entré dans la famille Bucaille, — il se mit en route, un matin, avec Ludivine et les garçons, pour aller voir la procession des marins, qui, chaque année, monte en fête à la côte, derrière des petits bateaux de poupée, vénérables, pavoisés, et portés par des marmots déguisés en matelots.

Le clergé, puisqu’il s’agit d’une corporation, monte à part et d’avance en voiture, ce qui retire à la fête beaucoup de faste et beaucoup de charme. Une société de gymnastique, soufflant dans des cuivres, remplace prêtres et petits-clercs. Néanmoins, un reste du passé demeure encore dans cette manifestation naïve et populaire, à laquelle vient assister, comme à un vieux spectacle aimé, la moitié de la ville.

Des oriflammes suspendus entre les arbres du plateau, devant la chapelle, font flotter leurs petites couleurs parmi la verdure foncée. Le frais printemps sent bon de tous les côtés. La Normandie est encore chez elle, sans Parisiens errants, bien locale, et magnifiée par sa saison la plus belle, celle-là même que les horzains ne viennent jamais voir.

Peu à peu, les bannières qui montent viennent rejoindre les oriflammes qui attendent. En face de la chapelle ardoisée et pauvrette, un moderne autel, installé sous un toit, entre des marches et des vitraux, permet le salut, la messe et les prêches en plein air, quand la chapelle trop petite ne peut plus contenir ses pèlerins. Et, parmi le grouillement de la foule, s’installent ou circulent des petits marchands de gâteaux ou de bonbons, ce qui fait l’atmosphère de ce beau décor, les jours de grande fête religieuse, à la fois profane et sacrée.

Delphin était tout heureux que la fête des marins lui donnât l’occasion, une fois dans sa vie, d’emmener Ludivine du côté des dévotions.

Ayant devant eux, comme toujours, les deux petits garçons, ils montèrent la longue côte d’ombre qui va vers la lumière, et qui semble, en vérité, mener tout droit au paradis.

Il avait un peu plus de seize ans ; elle en avait un peu plus de quinze. Il la dépassait de la moitié d’une tête. Mais sa lèvre lisse de petit garçon, sa voix claire qui commençait à peine à muer, le laissaient encore n’être qu’un enfant, alors qu’elle avait déjà l’air d’une petite femme.

Ils étaient blonds tous deux. Cependant la dorure de Delphin semblait presque sombre à côté de l’étonnante chevelure, si pâle, de Ludivine.

Elle portait maintenant chignon, sous le modeste chapeau qu’elle ne mettait que le dimanche. Mais elle avait toujours sa frange d’apache sur les yeux, ses yeux incolores dans des cils noirs, ses yeux près desquels les prunelles grises et bleues du garçon avaient l’air foncées comme la mer les jours d’orage.

Avec quantité d’autres curieux, ils s’installèrent, en haut, sur le talus qui surplombe la fin de la montée, à l’ombre de magnifiques arbres. La baie, de là, se découvre, derrière la silhouette du calvaire, espace de ciel, espace d’eau que sépare, à l’horizon, la côte nuancée du Havre.

La foule babillait avec un bruit de ruisseau. Assis à côté de Ludivine parmi des ronds de soleil, Delphin, tout surexcité, se mit à parler, lui qui, d’ordinaire, restait plutôt silencieux.

— Autrefois, dit-il, j’faisions partie de la société des marins, papa, maman, mon frère et moi. On touche une retraite à cinquante-cinq ans, et puis on vous donne des remèdes en cas de maladie ; et puis on paye l’accouchement de la femme et le cercueil des morts…

Il se tut, sur ces mots, plongé dans un rêve. Puis il reprit :

— On n’peut marcher avec la procession que si on en est. On entre les premiers dans la chapelle, pour suivre la messe des marins.

— Oui, faisait Ludivine, qui n’écoutait pas.

— Ainsi, j’pourrons pas entrer, aujourd’hui, pour entendre la messe, tu vas voir ! La chapelle sera déjà pleine, rien qu’avec la procession.

Il soupira. Elle avait envie de répondre : « Qui qu’ça m’fait ! »

Mais elle ne voulut pas le froisser, le sentant exalté.

— Pour avoir l’air de s’intéresser à la conversation :

— On était très dévot, chez vous autres… dit-elle en pensant à autre chose.

Il la regarda, fanatisé. Pour la première fois elle parlait sur un ton convenable. Confiant, emporté par ses souvenirs, il osa se laisser aller :

— Mon père, commença-t-il, ne se s’rait jamais couché sans dire son Pater et son Ave. Il n’aurait jamais passé à Grâce sans entrer dans la chapelle. En mer, y faisait sa prière quand le bateau se trouvait en vue du Calvaire, Et, s’il naviguait le dimanche, quand c’était l’heure de la messe, il brûlait une chandelle dans sa cale, en face du crucifix et du buis bénit.

Il racontait, sans le savoir, l’histoire de toute une vieille race marine qui va mourir, à Honfleur, avec ses derniers survivants, monde naïf, parfaitement intègre, et si charmant, monde des rudes pêcheurs voués à Notre-Dame-de-Grâce, et pour lesquels il est tout naturel que cette Vierge un peu sirène intervienne sur mer chaque fois qu’il y a du danger.

Ceux-là, successeurs des magnifiques marins qui firent la gloire de Honfleur quand le port régnait sur la baie, ont, de père en fils repris et gardé intactes les traditions du grand passé. Leurs idées et leur langue sont restées ce qu’elles furent au xviie siècle. Et, certes, il y a, dans les musées, des reliques qui sont moins précieuses que ces marins-là.

Après avoir raconté comment l’une de ses grand’mères avait vécu vingt-quatre ans sans dormir dans un lit, du jour où son bonhomme était mort, passant ses nuits dans un fauteuil en face d’un portrait du défunt, le mousse, tout naturellement, se mit à parler des naufrages et des intercessions de Notre-Dame-de-Grâce. Deux fois son père avait fait des vœux. Tout petit, Delphin avait vu son grand-père revenir de mer après une tempête, et, ruisselant encore d’eau, salé, roulé dans l’écume, monter pieds nus la côte pour porter un cierge à la chapelle, et vingt francs au tronc des pauvres.

Il connaissait des vieilles histoires de l’ancien temps, qui se transmettent dans les familles de cette petite aristocratie marine à laquelle il appartenait de naissance.

— Un Terreneuvas, qui r’venait à Honfleur… Quand l’équipage a vu que l’navire était perdu, y en a un qu’a eu l’idée d’crocher au grand mât unétite image de la Vierge. Et c’est comme ça qu’Notre-Dame-de-Grâce a fait l’pilote et les a ramenés au port malgré la furie d’vent…

Il parlait, le petit descendant. Malgré tout ce qu’il avait déjà souffert, la vie, pour lui comme pour tous ceux qui lui ressemblaient, était restée pareille à un conte. Et la bavarde foule contemporaine parmi laquelle il était assis, ni la présence à son côté de sa réaliste petite camarade ne l’empêchaient de suivre son rêve.

« Faut dire comme lui ! » pensait Ludivine, indulgente. Mais la gouape dans laquelle elle avait grandi fut soudain plus forte que sa complaisance.

Elle représentait l’autre monde, celui des marins qui ne font plus leur prière en vue du Calvaire et qui préfèrent l’alcool au merveilleux.

— Alors y croyait tout ça, ton père ?… coupa-t-elle en retenant un petit rire.

Et, mauvaise, instinctivement rebiffée contre la caste qui n’était pas la sienne :

— Ça n’l’a tout d’même pas empêché d’se néyer !

Elle n’avait pas plutôt prononcé cela qu’elle devint extrêmement pâle. Un souvenir la traversait. Elle revit une petite grille, où, dans la nuit, elle s’accrochait ; elle revit le profil d’un beau marin doré qui souriait aux siens. Elle avait fait un vœu, elle aussi, ce soir-là, un vœu bien vite exaucé…

Delphin, que sa brutale réponse consternait, avait détourné tristement la tête. Il ne put voir sa pâleur ni son étrange regard. Mais il sentit qu’elle lui prenait la main.

— Faut pas m’en vouloir… murmura-t-elle d’une voix changée.

Il releva le front. Elle le fixait d’un air hanté. Mais il ne put deviner à quoi elle pensait. Un mouvement de la foule les sortit d’embarras. La procession commençait d’apparaître parmi les ombres, dans la côte.

— Les voilà !… Les voilà !…

Et, comme les autres, enfantins et rapides, les deux adolescents se levèrent pour mieux voir les bannières qui montaient.


✽ ✽

Ils avaient pu tout de même se faufiler, avec les deux petits garçons, dans la chapelle débordante,

La tenue de Ludivine avait agréablement surpris Delphin. Il l’avait vue la tête dans les mains au moment de l’Élévation. La messe terminée, elle voulut, comme la foule sortait enfin, rester en arrière pour regarder les ex-voto.

Tout, dans son attitude, montrait qu’elle cherchait à se faire pardonner sa méchanceté de tout à l’heure.

Devant les petits tableaux gauches, qui, du côté du bénitier, rappellent de si vieux naufrages, devant les deux ou trois bateaux minuscules qui restent encore dans le petit sanctuaire jadis plein de ces joujoux pathétiques, elle laissa le mousse rêver tant qu’il voulut.

Le nez en l’air, il contemplait, suspendus à un fil, les deux ou trois navires en miniature, si bien gréés, qui, depuis tant de temps, parmi des relents d’encens, naviguent, dans l’ombre, sur le vide, Et la Vierge de bois doré qui porte un si long voile de tulle et tient, écarté sur son bras, l’enfant couronné, semblait au milieu de ses cierges, de ses plaques de marbre et des mille bibelots qui la remercient, sourire gentiment à son petit marin.

La modernité, malgré son peu de poésie, ne s’est pas montrée ingrate envers l’Étoile de la mer. Il y a environ une dizaine d’années, elle a solennellement été couronnée, au milieu d’une grande affluence de peuple, avec le concours de quinze évêques mitrés venus pour la circonstance. Sa couronne et celle de son Jésus, toutes d’or et constellées de pierreries, ont été faites en partie avec des bijoux donnés par des dames de la côte d’Émeraude, aussi bien celles de Trouville, Deauville, Houlgate et le reste, que les autres. Ces joyaux extrêmement profanes, refondus et sertis à nouveau, n’attendaient certes pas une telle destinée. Du reste, la Vierge et son Fils ne portent, en temps ordinaire, qu’une copie de leurs pieuses coiffures, les vraies étant, par crainte des cambrioleurs, déposées dans les coffres-forts d’une banque de la ville.

En sortant de la chapelle :

— Y a pus d’bateaux dans des bouteilles… remarqua Delphin tout songeur.

Timidement il regarda Ludivine, vit qu’elle restait sérieuse, et, tout en cheminant à sa gauche, sous les arbres du plateau :

— Moi j’sais en faire, des bateaux dans des bouteilles ! Défunt mon père m’avait appris…

— Les deux petits frères sautillèrent, ravis :

— Tu sais en faire ?… Tu sais en faire ?…

— Mais oui !… dit-il.

Il se rapprocha de Ludivine, ne parlant que pour elle.

— Tu n’sais pas ? À queuque jour, j’en f’rai un pour la chapelle.

Elle essaya de ne pas sourire, mais ses yeux s’amusèrent.

— T’as pas fait naufrage, pourtant !…

Vivement il riposta :

— Ça m’empêche-t-y d’faire un vœu ?…

— Un vœu ?… répéta-t-elle étonnée.

En silence il la regarda longuement, puis, devenant tout rouge, affecta de porter ses yeux ailleurs. Et ce fut elle, cette fois-ci, qui ne devina pas à quoi il pensait.


✽ ✽

— Comment qu’tu f’ras ?… ne cessaient de demander Armand et Maurice en tourbillonnant autour du mousse.

Ils étaient rentrés de la Côte ne parlant que de ce bateau dans la bouteille, qui les intriguait tant.

À table, ils reprirent leurs questions. Et Ludivine elle-même, puis sa mère, voire le pêcheur, qui n’était presque pas ivre, commencèrent à s’intéresser à l’affaire.

Comment un petit bateau pourvu de ses mâts et de ses voiles, chose fragile et minutieuse, peut-il entrer dans la bouteille à l’étroit goulot qui doit le renfermer ? Cette forme ancienne de l’ex-voto semble tenir du miracle.

— Devinez !… disait Delphin, amusé.

Chacun exposa son idée.

— Parbleu !… dit Ludivine, tu dois ôter le cul de la bouteille ! Est bien simple !

— Comme ça s’rait commode !… répondait le mousse.

— Non ! C’est l’goulot qu’on ôte et qu’on remet ! fit la femme Bucaille.

Mais Delphin haussait les épaules en riant.

— Moi, j’sais !… commença le pêcheur. Est dans la bouteille même que tu construis ton navire, avec des pinces.

Mais Delphin secouait la tête.

— Alors, termina Ludivine un peu rageuse, tu souffles d’ssus, et tu pries l’Bon Dieu, et pis v’là tout !

Mais Delphin ne voulut pas dire son secret.

— Quand c’est que tu l’commenceras ?… s’informèrent les petits.

— Quand j’aurai du temps. Me faut d’abord la bouteille,

— Est pas difficile !… s’exclamèrent-ils tous. En v’là eune, si tu la veux !

Il regarda le litre où restait encore un peu du cidre du déjeuner.

— Est pas eune bouteille comme ça !

— Bien sûr !… cria Ludivine, de plus en plus agacée. Est eune bouteille enchantée, qu’tu veux.

Il riposta flegmatiquement :

— Enchantée, non. Mais eune bouteille à huile, oui !

— J’dois avoir ça dans l’bas du buffet, déclara la femme Bucaille.

Et les enfants se précipitèrent.

— En v’là eune !…

Ils la posèrent, triomphants, sur la table.

— Est-y cha ?…

— Ça va ! dit Delphin, plein d’importance,

Il manipula la bouteille de verre blanc, plus courte que les autres, et de goulot plus large,

— Y n’manque pus que l’batiau !… ricana Ludivine.

— Il y s’ra un jour ! Espérez seul’ment un peu !

L’assurance du mousse faisait ouvrir de grands yeux aux deux gamins. Et, quand il eût demandé qu’on lui nettoyât la bouteille, ils la prirent, encore mouillée, dans leurs mains, et la contemplèrent d’un air superstitieux.

— Allons !… dit Bucaille en se levant. La marée nous attendra point, tu sais ben ! Es-tu paré ?

Et quand ils furent sortis, allant à la mer, Armand et Maurice passèrent le reste de leur dimanche à se creuser la tête autour de la bouteille à huile.

Désormais, chaque fois que le mousse se trouvait au logis entre les pêches :

— Vas-tu bientôt commencer ton bateau ?…

Un soir, il revint avec des bouts de bois trouvés on ne sait où.

— V’là pour faire la barque !… annonça-t-il.

Et, sitôt après le diner, il sortit son couteau de sa poche.

Avides, les petits s’étaient assis, autour de la table, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. Bucaille, naturellement, était reparti dès la dernière bouchée. Quand Ludivine et sa mère eurent terminé leur travail, elles vinrent aussi regarder, presque aussi curieuses que les enfants.

Delphin tailladait, adroit, très occupé.

— J’dessine la coque !… expliqua-t-il.

— Et les voiles !… demanda tout de suite le plus petit.

— Ah ! mais !… Faut pas être si pressé !

— Queu genre de bateau qu’tu prétends faire ?… interrogea Ludivine avec un certain dédain.

— Est un crevettier, si tu veux l’savoir.

— Ah ! ah ! fit la mère Bucaille, quatre voiles, alors.

Delphin, tout en s’activant :

— Dis un peu leurs noms, Maurice !

Ben… balbutia l’enfant, y a la grand’voile, et pis la flèche, et pis la triquette…

— La trinquette, corrigea Delphin.

— Est qu’il est savant !… admira la femme Bucaille,

— Et après la trinquette ?… continua Delphin.

— Ben… y a… y a… J’sais pas !

Le mousse, scandalisé :

— T’es pas honteux ? Un fi d’pêqueux !… Et d’abord, queu genre de voiles qu’on a par chez nous ?… Tu sais point ?… Pisqu’on n’en est encore qu’à la coque : qui qu’ça est qu’l’écubier ?… Qui qu’ça est qu’l’étambot ?… Où qu’tu places les œuvres vives ? Et les œuvres mortes ?… Non ?… Tu n’sais rien ?… Et l’safran, où qu’il est ?… Et l’tableau ?… Et l’étrave ?… Et les lisses ?… Et l’gaillard ?…

La mère hochait la tête, geste de cane. Ludivine, moqueuse :

— Tu nous éluges, avec tes berdi berdâ !… Et d’abord, faut s’coucher !… Tu nous prêcheras tout ça un aut’jour.

Les deux gamins, désolés de l’interruption, pleurèrent. Ils ne consentirent à gagner leur lit qu’après des gifles. Le bateau commencé resta sur le buffet, à côté de la bouteille magique. Il fallait attendre d’autres instants de loisir.


✽ ✽

Après avoir travaillé son crevettier qui commençait à prendre forme, un soir, au moment du coucher :

— J’ai pensé eune chose… dit Delphin. On n’devrait pas laisser finir le mois sans aller boire le lait de mai. Y a pas d’marée demain avant la soirante, si y on allait tous les quatre ? Par exemple, faudra s’lever de bonne heure !

Ludivine allait dire non. Mais sa mère ayant bougonné que c’étaient des idées envolées, la petite, par esprit de contradiction, décida que rien ne la tentait plus que cette partie.

Le lendemain, le jour n’est pas encore levé que les quatre sortent de la maison.

Le lait de mai.

Les jeunes gens et les jeunes filles du peuple partent en bande à l’aube, pour courir la campagne, à la recherche d’une ferme où ils entrent juste à l’heure de la première traite. Car ce lait, qui se boit en face de l’aurore, doit être versé sortant de la mamelle, dans le pré même, autour de la vache.

Ils chantent, dansent et jouent en route ; mais ils ne se doutent pas que cette partie de plaisir répond à l’instinct délicieux de rendre hommage au printemps.

La traversée de la ville endormie parut sinistre à Ludivine et à ses frères, qui n’étaient pas habitués, comme le mousse, aux sorties nocturnes. Ils eurent un petit frisson en s’engageant dans la noire « charrière » de la Croix-Rouge. Mais, arrivés au plateau, sous les marronniers, ils virent qu’un peu de bleu paraissait à l’horizon, lézarde par où le jour allait peu à peu se glisser, jusqu’à la sortie du soleil, qui ferait éclater tout le ciel. Et, dès qu’ils eurent vu cette annonce de la lumière, leur cœur, serré par une angoisse tout animale, commença de se tranquilliser.

Le quart d’une lune brillait, entre quelques nuages écartés, avec deux ou trois étoiles. Quand les haies de la route le permettaient, ils voyaient, au milieu d’un pré hanté de vapeurs blanches, cette lune comme emprisonnée dans la cage fleurie de quelque haut pommier crochu, branches rosacées qui portent, touffu, léger, mouillé, leur copieux fardeau de bouquets immaculés.

Au moment de tourner la route, le crépuscule du matin rayait le ciel. La petite lune devenait pâle comme un mouchoir flottant. Mais les étoiles demeuraient, ayant encore tout un morceau de nuit pour y scintiller. Et des zones de parfums, traversées au passage, révélaient des chèvrefeuilles ou des aubépines qu’on ne voyait pas encore.

— Où qu’tu nous mènes ?… demandait Ludivine.

Le mousse avait dit : « Nous irons chez des amis à maman, qui me connaissent bien. » Comme tous les marins, il avait l’adoration de la campagne, qui semble si douce et si variée après la mer.

Il tenait le bras de Ludivine, et chacun d’eux donnait la main à l’un des enfants. Allant ainsi de front tous les quatre, ils se sentaient moins seuls dans la grande nature pleine d’humide silence, et tout imprégnée encore des solennités mystérieuses de la nuit.

Depuis un moment, les premiers oiseaux s’éveillaient, Et ces petites voix, qui semblent celles mêmes des feuilles, ces petites voix qui grandissaient avec le jour étaient aussi rassurantes que la lumière.

Les deux petits garçons, faisant comme les oiseaux, s’étaient mis à gazouiller, puis à chanter à tue-tête. Mais Ludivine et Delphin ne disaient rien. Elle ne savait pas à quoi pensait le mousse, mais…

Ces routes, que de fois elle les avait parcourues, à d’autres heures, avec ses camarades anciens ! Elle voyait au passage l’entrée de fermes où elle avait houspillé des bestiaux, volé des pommes. Et quand, ayant pris un chemin creux, ils pénétrèrent enfin par cette barrière, elle reconnut, avec un petit frisson, le lieu d’une expédition fameuse où, suivie de sa horde, elle avait failli se faire surprendre par les fermiers.

Delphin avait bien calculé son heure. Ils pénétrèrent dans l’herbage trempé de rosée juste comme le soleil faisait explosion entre les arbres, et pour y trouver la fille accroupie au pied de la première vache.

— Salut, bonnes gens, dit celle-ci. Qui qu’vous d’sirez ?

La fermière parut sur le seuil de la maison. Delphin se fit connaître, et cela suscita des petits cris. On appelait la famille. Le mousse embrassé, tourné et retourné dans les mains de tous, un regard froid enveloppa Ludivine et ses frères. Elle n’avait pas bonne réputation dans les alentours, et tous ceux qui avaient connu la famille du petit Le Herpe déploraient qu’il fût tombé chez des gens tels que les Bucaille.

Delphin n’avait pas prévu cette attitude. Il la fit cesser d’un mot, avant que Ludivine eût eu le temps de s’apercevoir qu’on la recevait mal.

— V’là mes frères, et v’là ma sœur ! dit-il.

Et le ton qu’il eut en faisant cette présentation fut tel que les autres se virent bien forcés de tendre la main.

Ludivine donna la sienne avec gêne. Roturière reçue chez des nobles, elle sentait bien dans quelle hautaine aristocratie on la faisait pénétrer. Comme tous les gens du port, elle se plaisait à railler les paysans, les paisans, mais elle les savait distants, froids, jaloux, extrêmement, de la dignité de leur caste.

— V’nez-vous pour le lait d’mai ?… demanda la fermière, qui devinait.

Et ce fut avec des rires qu’on apporta des bols et qu’on s’approcha des vaches.

Les fermiers ne voulaient pas, au petit, dire un mot de ses parents morts, pour ne pas lui faire de la peine. Il paraissait heureux dans sa nouvelle famille. Ils en pensèrent ce qu’ils voulurent, et ne parlèrent que du temps qu’il faisait.

Les quatre burent dans l’aurore, comme le veut la tradition. Et la campagne autour d’eux, toute brumeuse dans son soleil naissant, semblait aussi baigner dans le lait de mai.

Les fermiers refusèrent le paiement proposé par Delphin ; et la fermière, en l’embrassant pour le départ, lui dit qu’il fallait revenir quelquefois les voir.

L’accueil avait été, somme toute, aimable. Ludivine, de bonne humeur, se mit à chanter aussi, dès qu’ils reprirent la route.

— Y z’ont bien connu la famille de maman !… dit le mousse.

Et, non sans orgueil, il ajouta :

— Maman était de la culture, elle !

Ludivine retint des réflexions plaisantes. Elle avait pris d’un coup d’œil, en bonne Honfleuraise, la caricature de tous ces gens-là. Mais elle ne voulait pas gâter la promenade en froissant l’adolescent.

Les talus, maintenant en plein soleil, étaient blancs de pâquerettes, jaunes de boutons d’or, bleus de gentianes. Des branches d’aubépine rose pendaient. Ils trouvèrent même quelques derniers coucous, dans les creux d’ombre.

Comme les petits garçons s’étaient éloignés un peu, cherchant de leur côté, Ludivine, qui tendait ses bras déjà chargés pour recevoir une branche d’aubépine que Delphin venait avec peine de casser, vit celui-ci revenir vers elle avec des yeux si émus qu’elle se demanda ce qui lui arrivait.

Il posa tout doucement sa branche fleurie par-dessus les autres, puis resta là, sans plus oser regarder la fillette, mais si près d’elle qu’elle sentait son souffle passer. Elle ouvrit la bouche pour demander, étonnée : « Qu’est-ce que tu as ? » mais elle vit qu’il allait parler.

— Ludivine murmura-t-il.

En silence elle attendit, comprenant peut-être, tout-à-coup.

Le garçon avala sa salive. Une rougeur montait à son front. Il leva sur elle un regard désolé, timide, infiniment tendre, et, d’un seul trait, osa sa phrase :

— Puisqu’on est pour vivre ensemble, dis ?… Pourquoi qu’on serait pas fiancés ?… J’sais bien qu’on est encore trop jeunes pour se parler, mais moi j’taime tant… tant !… J’pourrais pas penser qu’t’en épouserais un autre que moi, plus tard.

Abasourdie, elle le considérait. Il lui faisait une déclaration d’amour ! Cela lui parut si drôle qu’elle se mit à pousser des éclats de rire. Et, tout empourpré, le pauvre petit gas comprit.

Maintenant qu’elle savait son secret, Ludivine, terriblement, éperdument, allait le taquiner jusqu’à le faire mourir.