L’Ex-voto/09

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 127-144).
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IX

— Est-y pour que j’t’épouse, que tu veux donner ta bouteille à la chapelle ?

Cette parole (qui d’ailleurs était la vérité), quand elle eut été prononcée deux ou trois fois avec un rire moqueur, fit que Delphin, huit jours après la promenade du lait de mai, cessa de travailler à son petit bateau.

En vain les enfants le conjuraient-ils de continuer la fabrication de ce jouet passionnant. Il trouvait toujours des prétextes pour refuser. Le soir, il fallait se coucher de très bonne heure. Le jour, il avait des courses à faire. Du reste, il devint sombre et s’arrangea pour qu’on ne le vit que très peu dans les intervalles de la pêche. Car la tristesse et la bouderie sont, en général, le premier résultat d’un amour qui commence.

Ludivine ne tarda pas à remarquer l’état de son mousse.

Malheur à celui qui aime une fille de cette ironique race ! Il devient aussitôt la souris pantelante entre les griffes du chat fantaisiste.

Jugeant qu’elle avait été trop loin dans sa taquinerie, la petite, d’un simple coup de patte, ramena la joie dans l’âme de sa victime, du moins pour quelques jours.

Comme Delphin quittait la table, un soir, disant qu’il allait dormir, elle se leva vivement pour lui barrer la route. Elle ne pouvait pas, devant les autres, faire allusion à leur secret. Mais la ruse normande n’est jamais embarrassée.

— Pour qui q’tu travailles plus ton bateau ?… dit-elle avec brusquerie.

Les larmes, spontanément, remplirent les yeux du garçon. Ludivine l’avait pris au bras. Dans le demi-jour de la cuisine crépusculaire, elle le fixa longuement et d’un regard singulier, puis prononça ces mots hermétiques :

— T’as plus croyance, alors ?…

Leurs yeux ne s’étaient pas quittés. Ceux de Delphin cédèrent, obéissants, ivres d’espoir.

— Est bon, dit-il. J’vas y travailler ce soir !

Il lui semblait qu’enfin Ludivine venait de lui répondre, et qu’elle disait « oui ». Il était du même pays qu’elle. Il savait bien qu’il n’en devait jamais attendre une affirmation catégorique, ni dans un sens, ni dans l’autre. « P’t’être bien qu’oui, p’t’être bien que non. » Mais elle voulait, ce soir, « qu’il eût croyance ». Elle lui reprochait tacitement d’avoir faibli… Ce fut en chantonnant qu’il reprit son couteau, ses bouts de bois et sa colle, au milieu des battements de mains des deux petits.

L’infime bateau naissait lentement dans les doigts du petit charpentier. Personne, cependant, ne savait encore comment, une fois muni de ses mâts et de ses voiles, il serait possible de le faire entrer dans sa prison de verre. Et certes ce mystère irritant était le plus beau de l’histoire.

Le lendemain, voyant Delphin trop conquérant, la petite se moqua de lui.

Malheureux Delphin ! Plus de vingt fois en quelques mois il devait reprendre et laisser son bateau. Ce pieux bibelot devenait comme le signe de ses divers battements de cœur. Destiné à la Vierge Marie, l’ex-voto inachevé restait sans cesse en souffrance aux pieds d’une humaine, d’une étrange petite madone aux yeux trop clairs, qui faisait un jour son miracle pour le défaire le jour suivant.

L’été passa, puis l’automne. L’hiver revint avec sa pêche plus rude et plus active. Vers la fin de l’année, un matin, la femme Bucaille eut la mauvaise surprise de recevoir la facture du voilier. Peu à près vint celle du cordier, suivie de celle du peintre. Depuis si longtemps ces sommes étaient dues qu’on avait fini par les oublier. Les visages s’assombrirent au logis. Ludivine cria, Bucaille s’emporta, la grêlée pleura, Delphin soupira ; mais les factures ne furent pas payées.

— À queuque jour on nous enverra l’huissier !… conclut Ludivine, outrée.

Mais, une quinzaine plus tard, personne n’en parlait plus.

Le peuple est insoucieux de sa nature, ce qui contribue à sa grande fraîcheur d’âme. Ludivine se remit à chanter, Delphin à travailler son ex-voto. Cependant la mère ayant été demandée comme laveuse dans un des hôtels du port accepta cette place, et l’on ne la vit plus dans la maison que le soir.

« Ludivine n’a plus besoin de moi pour tenir le ménage, avait-elle dit ; et cet argent-là servira pour donner des acomptes au voilier, au cordier et au peintre. »

Et la vie redevint tranquille, ou à peu près.

Un jour… Seule dans la cuisine, les enfants étant à l’école, les hommes à la pêche et la mère dans son hôtel, Ludivine, tout en accomplissant ses menues besognes de ménagère, ne peut s’empêcher d’aller de temps en temps à la fenêtre pour surveiller la couleur du ciel. Depuis un moment le temps est devenu si sombre que, bien qu’il ne soit pas trois heures, on n’y voit déjà plus dans la maison. Le vent qui, depuis ce matin, souffle, pluvieux, sur toute la côte, vient d’augmenter tout à coup. Les volets claquent, les cheminées tonnent.

— Est un grain, bien sûr !… dit Ludivine, parlant toute seule.

Au bout d’un moment, elle n’y tient plus. Un fichu sur la tête, la voilà dans l’impasse Sérène.

— Vos gas sont-y en mer ?… demande une commère voisine en passant.

— Est justement !… répond la petite. Je sors, tout à l’heure, pour voir le vent. Et y m’semble que l’cul du temps est bien noir !

Après quelques pas dans la bourrasque, elle rentre.

Qu’est-ce que c’est que cette anxiété qu’elle ne connaissait pas jusqu’ici ? À mesure que le ciel et la mer s’agitent, son cœur aussi s’agite. Au moment d’allumer la lampe, puisqu’on n’y voit plus du tout dans cette cuisine :

— Tant pis ! J’y vas !…

Comme les femmes des marins anciens, racontées par Delphin…

Elle sera, dans un moment, au bout de la jetée, seule, sans doute, par ce temps qui vide les rues. Elle serre contre ses joues son fichu noir, laine insuffisante. Elle a froid, et l’angoisse l’a prise.

Au bout de la jetée solitaire, la mer montante déferle comme autour de l’étrave d’un navire. Les nuages courent en biais, les vagues de même. L’écume blanche et le large noir barrent durement le crépuscule fauve, aperçu par instants entre les sombres nuées précipitées les unes sur les autres. Le bruit des cailloux qui raclent à chaque recul des lames se distingue à travers la clameur des éléments. La mer, ce soir, grince des dents et bave de colère.

Parmi cette furie, il y a des barques, et, dans les barques, il y a des hommes. Ce n’est pas à son père que pense Ludivine.

Si le petit Le Herpe, ce soir, allait faire naufrage comme le grand Le Herpe ?

Un frisson profond court dans les vertèbres de la petite femme. Ce n’est pas d’amour qu’elle aime Delphin ; mais il est son frère d’élection, presque son enfant. Elle sait bien qu’elle l’a recueilli, sauvé d’un abîme. Mais ne l’a-t-il pas, lui aussi, sauvée d’un abîme ? Delphin, c’est sa rédemption et celle de toute la famille. Sans lui, sans sa noble petite présence au logis, que serait aujourd’hui la fille Bucaille, qu’une précoce et triste femme à matelots ? Que seraient ses frères, sa malheureuse mère, que serait son père, déjà tombé si bas ?

Perdue dans la tempête, avec ses vêtements qui claquent comme des drapeaux, elle revoit une fois de plus le fantôme du grand Le Herpe, spectre secret de sa vie. L’idée d’un châtiment qu’elle doit subir ne l’a jamais quittée, au fond. Delphin noyé, ce soir, comme son père, ne sera-ce pas le châtiment du crime obscur qu’elle a commis par une certaine nuit tombante, en souhaitant la mort au beau marin doré ?

À quoi va-t-on penser, quand on est seule avec la mer et le ciel déchaînés, sur une jetée, au crépuscule ? Ludivine regarde en rêve l’ex-voto inachevé du mousse, ce diminutif qui doit, un jour, naviguer dans le tout petit infini d’une bouteille blanche. Ses lèvres d’enfant impie remuent : « Si je faisais un vœu, moi aussi ?… »

Elle n’a pas eu le temps de céder à cette faiblesse qui l’étonne. Une première barque, couchée parmi le ciel et la mer qui se rejoignent, vient de lui apparaître. Ils rentrent ! Ils vont tous rentrer ! La première a gagné l’avant-port. Une autre la suit, toutes les autres. Elles n’ont gardé que le foc, ce compagnon des tempêtes. Ludivine les nomme au passage. Voici, toute déteinte et vite reconnaissable, la pauvre Espérance.

Delphin est sauf !

Vite, Ludivine, cachée dans son fichu, se met à courir, tournant le dos à la mauvaise marée. Ce n’est pas pour se jeter, au débarquer, dans les bras du mousse. C’est, au contraire, pour rentrer au plus vite chez elle, afin qu’il ignore à jamais son angoisse. On est Normande ou on ne l’est point. La fillette veut bien aimer les gens à sa façon, de tout son cœur bourru. Mais elle ne veut pas qu’ils s’en aperçoivent.


✽ ✽

Elle avait eu beau courir, allumer en hâte la lampe, s’asseoir, une couture à la main, comme quelqu’un qui n’a pas quitté la maison, Tout se sait, dans le port de Honfleur. Elle n’avait vu personne, mais avait été vue, comme il ne manque jamais d’arriver dans cette petite ville aux cent yeux.

Delphin, glacé, trempé, rentra de la tempête comme on rentrerait d’une fête. Ludivine, désormais, pouvait le torturer, il savait qu’elle était sa promise ; car, son instinct le lui disait péremptoirement, c’était pour lui seul qu’elle était venue au bout de la jetée, comme jadis ses grand’mères pour leurs hommes en péril.

Cependant, il se garda, lui aussi, d’en dire un seul mot. Et le coup d’œil qu’ils échangèrent, quand il poussa la porte, sut, de part et d’autre, ne rien trahir de leur double restriction.

— Hélà !… s’écria Ludivine en faisant l’étonnée, dans queû position qu’te v’là, mon por’gas !… Vite que j’te donne de quoi t’changer.

— Tu parles d’un grain !… répondit-il.

— Avez-vous couru danger ?… fit-elle, toujours étonnée.

— Ma foi !… murmura-t-il sans préciser.

Mais, plus bas, il ajouta :

— L’bateau a besoin d’radouber, c’est sûr. Encore une furie comme celle-là, nous pourrions bien aller par le fond !

Et, sur ces mots, l’inquiétude, invisible hôtesse, entra doucement, et s’installa dans l’humble logis.


✽ ✽

Le petit Maurice :

— Combien de temps qu’y t’faudrait pour le finir, si t’y travaillais tous les jours ?

— Sur les longs-courriers, expliqua Delphin, les matelots mettaient bien deux mois, qu’mon père m’a dit.

Installés autour de ses mains habiles, les deux petits frères, hypnotisés, suivaient les progrès du bateau lilliputien. C’était par ces longues soirées d’hiver qui commencent au milieu de l’après-midi. Sitôt rentré de mer, le mousse se précipitait sur son couteau, ses pointes, ses petits bouts de bois pareils à des jonchets, tout son attirail amusant et menu. Parfois même, après des nuits passées à la pêche, il en oubliait d’aller dormir pour rattraper le sommeil perdu. Ludivine devait se mettre en colère.

— Pour qui qu’t’es si pressé !… Elle attendra bien, ta bonne Vierge !…

Mais les taquineries ne faisaient plus aucun effet. Delphin était fixé. Son vœu était exaucé. Il n’avait plus qu’à porter son présent à la chapelle.

Sur la table, encombrée déjà par les boîtes à ouvrage de Ludivine et de sa mère, qui cousaient ensemble après dîner, le mignon chantier jetait son désordre marin.

Et parfois de longs silences laborieux tombaient sur tant de têtes courbées autour de la lampe basse, celles de la mère et de la fille sur quelque chaussette ou fond de culotte, celle de Delphin sur son joujou, celles des deux écoliers sur les doigts constructeurs du mousse,

Avec une patience infinie, il avait sculpté son crevettier, du bout de son couteau, jusqu’à en faire un véritable bibelot de musée. Rien n’y manquait. La barre mobile commandait le gouvernail, la cale était pontée et munie d’écoutilles ; et les proportions de la coque, de l’étrave à l’étambot, étaient respectées avec sévérité.

Présentement, Delphin commençait la confection des mâts Ensuite, il lui resterait à peindre la coque, puis à fabriquer les voiles avec leurs drisses et leurs petites poulies grosses comme des têtes d’épingles. Enfin il faudrait entrer le bateau dans la bouteille par le goulot trop étroit, et le tout serait posé sur un pied de bois. Ludivine, en temps voulu, tricoterait un petit bonnet de laine pour coiffer le bouchon définitivement enfoncé dans le goulot, et l’ex-voto serait ainsi terminé.

— Est la première fois, disait le mousse, qu’on s’avise d’un crevettier pour une bouteille. D’ordinaire, y vous font des grands quatre-mâts ou des goélettes, à moins que ce ne soient des vapeurs à trois cheminées.

Et le petit Armand, ayant déjà le goût de la mer, ne cessait de poser des questions :

— T’as donc jamais regardé l’bateau de ton père ?… commençait Delphin, ironique. Deux mâts qu’y a. L’grand mât, et l’beaupré. Celui-là est mobile, au contraire du grand. La voilure ?… Une grand’voile entre corne et bôme, une flèche et deux focs — car la trinquette est un foc, pour tout dire. Seul’ment la trinquette est amarrée sur l’étrave, tandis qu’le foc propr’ment dit a sa draille qui prend sur le grand mât en haut et sur le beaupré en bas, avec une écoute au sommet d’l’angle.

La conversation cessait. Alors on entendait le tic-tac du coucou, chose vivante au fond de l’ombre. Calme, le rond lumineux de la lampe faisait plus noir le reste de la cuisine. Et, dehors, la grande voix de l’estuaire, rumeur éternelle, parlait de l’horizon, de la nuit, de la marée, du risque.

Au bout d’une heure environ :

— Allons !… disait Ludivine. Au lit, tout l’monde !

Et, chaque fois, les petits avaient envie de pleurer. Car, sans l’analyser, ils sentaient bien que cette voix autoritaire défaisait un grand charme.


✽ ✽

Quand parut la première violette, le bateau fut prêt à entrer dans la bouteille. Enfin le secret allait être révélé ! Mais un autre souci remplissait la maison. Le petit Maurice était sur le point de faire sa première communion.

Délicat, chétif, cet enfant n’avait jamais cessé de tousser depuis sa pleurésie. Son frère cadet, à présent, était plus haut que lui. Futur marin, c’était, celui-là, l’un de ces petits de chez nous que la mer magnétise de bonne heure et qui, comme les poètes et les religieux, ont la vocation dès l’enfance. Il s’était pris, cela va de soi, d’une grande passion pour Delphin, si doux, si bon, et qui lui enseignait avec tant de patience les choses du métier.

Plusieurs fois le mousse avait obtenu, par beau temps, qu’on le prit sur la barque. Enfin :

— Pourquoi qu’il irait pas à l’école des marins de la Basse-Seine ? avait-il risqué un jour.

Et l’on avait convenu que le grand frère d’adoption y retournerait lui-même, l’an prochain avec le petit.

Delphin, près de ses dix-huit ans, novice depuis seize ans, allait bientôt devenir officiellement matelot, être inscrit au rôle, en attendant, à vingt ans, l’inscription maritime.

C’était maintenant un grand et beau jouvenceau, large d’épaules, dont la démarche chaloupait, dont la moustache commençait tout juste à poindre, petite ombre blonde en dessus de la lèvre. Et Ludivine, qui n’avait pas encore dix-sept ans, vigoureuse et fuselée, semblait si bien faite pour lui que les commères du quartier commençaient à entrevoir un mariage, lequel semblait naturel à tout le monde, sauf aux parents, qui, bien entendu, n’y avaient jamais pensé.

Cette famille Bucaille, décidément, s’était relevée. Le respect général environnait les femmes de la maison, « bien travaillantes » disaient les voisines. Les mauvais propos du début avaient cessé. On commençait à comprendre quel beau geste avait été cette adoption de l’orphelin. Sans y démêler aucune nuance, en bloc, le port convenait que la présence du petit Le Herpe avait assaini la vie de ses bienfaiteurs. Et comme tout finit, dans le peuple de chez nous, par quelque sentence : « Les bons cœurs sont toujours récompensés… » concluaient les gens.

Cependant, les acomptes payés aux fournisseurs de la barque avec l’argent gagné par la pauvre Bucaille ne suffisaient plus pour arrêter leurs murmures. Les dettes devenaient criardes. La saisie menaçait. Le bateau, qu’on ne pouvait faire réparer avant d’avoir réglé ces arriérés, devenait de plus en plus dangereux. Il avait fallu se résigner à ne sortir que par beau temps. Ces vacances forcées faisaient, au fond, la joie du pêcheur, toujours plus ivrogne, toujours plus paresseux. La misère allait recommencer. Malgré le bel effort des femmes, le vice du chef de famille était le plus fort.

Ce fut à cette époque, au moment où ils s’y attendaient le moins, que le destin, qui, parfois, est bien plus subit que les grains en mer, vint changer la face de leur existence à tous.

Comme ils sont simples parfois, les événements qui doivent bouleverser la vie des humains !

Delphin et Ludivine, un après-midi, sont allés, comme les autres, voir, au pied de la Lieutenance, le baptême d’une barque.

Cet événement, souvent renouvelé dans le port, ne les aurait pas attirés, s’il ne s’agissait aujourd’hui d’un baptême de marque, la barque appartenant à M. Lauderin, un riche cafetier qui vient de s’improviser armateur, comme le font souvent, chez nous, des commerçants qui n’ont rien de maritime.

Les potins des commères ont surexcité tout le quartier. On sait que le parrain et la marraine seront la belle-sœur et le frère du cafetier, des Parisiens. « Elle porte voilette… » répète-t-on en parlant de la marraine. Et cela veut dire beaucoup de choses. Quant à Lauderin, il est connu dans la ville pour son argent, son faste et ses aventures galantes, sans compter la renommée de son café, fréquenté par les pilotes et par les messieurs des Ponts et Chaussées.

La curiosité d’abord, la gourmandise ensuite ont dirigé Ludivine du côté du vieux bassin. Il y aura du monde, et les dragées seront bonnes, raisons suffisantes pour l’ancienne petite coureuse de rues. Delphin l’a suivie à contre-cœur, comme si quelque instinct l’eût averti qu’il allait vers son malheur.

— Tu n’vas toujours pas courir après les dragées avec les gosses du ruisseau ?…

Cette petite parole a froissé Ludivine. Elle n’a pas répondu. Mais, pour taquiner le mousse, pour le punir d’avoir tant de mépris envers ses anciens pareils, la voici, déjà cabrée, qui se prépare à le scandaliser autant qu’elle le pourra.

La barque avait été lancée quelques jours plus tôt dans le chantier. On voyait son nom à l’étambot : Bon-Bec. Son étrave était peinte en rouge, reflet de corail qui jetait une lueur jusqu’au fond du bassin noir. Présentement, munie de ses mâts et de sa voilure, ce qui fait un plus beau baptême, elle se dressait, toute neuve, isolée dans ce bassin où l’on ne voit presque jamais de bateaux. On l’avait accostée au bas des quelques marches qui descendent jusque dans l’eau vaseuse, et ses belles voiles encore vierges de vent, sa peinture fraîche, ses mâts propres la faisaient ressembler à quelque grand joujou sorti de son carton.

Une vieille barque abandonnée qui montre déjà son squelette est pathétique à voir. Une barque neuve l’est encore plus, peut-être. Car l’une a fini ses risques et l’autre les commence. Elle n’est pas encore hantée par l’âme des hommes et l’âme de la mer, ces deux forces tempétueuses. Et l’on songe aux jours qui devront s’écouler pour que ses voiles prennent la couleur du temps, pour que ses bois brunissent et se polissent sous les mains courageuses qui les mèneront au rude labour des eaux marines.

En arrivant au bas de la Lieutenance, Ludivine et Delphin virent la petite foule amassée là, les hommes découverts et les femmes recueillies comme à la messe.

Deux prêtres étaient à bord, en surplis, jetant l’eau bénite et les poignées de sel et de blé qu’on doit répandre aux quatre coins du bâtiment, au cours de la petite cérémonie. Et les paroles latines et rituelles, murmurées en même temps, donnaient une âme humaine à ce bateau, lequel, comme un enfant qui vient de naître, avait déjà son état civil, tout premier commencement de son histoire.

La puissance mystérieuse des mots semble attirer sur la barque neuve, qui n’était jusqu’ici que bois et toile, une invisible et salutaire présence, faire signe à l’ange gardien pour qu’il veuille, descendu de l’Inconnu, s’asseoir désormais à la barre, spectre transparent parmi les gas en laine bleue.

« Sois propice, Seigneur, à nos prières, et, avec ta droite sainte, bénis cette barque et tous ceux qui navigueront sur elle, comme tu as daigné bénir l’arche de Noé marchant dans le déluge ;

« À ceux-ci, Seigneur, prête ta droite comme tu l’as prêtée au bienheureux Pierre marchant sur la mer ;

« Et envoie des cieux ton ange, afin qu’il délivre, qu’il préserve toujours cette barque de tous les dangers, avec toutes les choses qui seront en elle ;

« Afin que tu protèges (toutes adversités conjurées) au port toujours désirable, dans une course tranquille, tes serviteurs ;

« Afin que, toutes affaires bien négociées et réglées, tu les ramènes chez eux toutes les fois, et avec toute joie.

« Ainsi soit-il ! »

Le rituel terminé, les prêtres se défirent de leur surplis et se retirèrent. Et tout aussitôt commença la ruée autour de la marraine, qui montait les marches en jetant des dragées.

Outre les sordides bandes d’enfants qui se faufilent partout, nombre de personnages du port, débardeurs et autres, ne craignaient pas de se précipiter les premiers pour attraper les bonbons volants.

Et plus d’une grosse voix d’homme moustachu se mêlait au chœur aigu des mioches :

— J’en ai pas eu, madame !… J’en ai pas eu !…

Assaillie, bousculée, le chapeau de travers, la marraine défendait ses dragées comme elle pouvait contre les mains avides qui lui barraient le chemin.

À l’écart de cette petite curée, quelques marins regardaient en cercle, amusés du spectacle.

La Parisienne, prise d’assaut, suscita bien vite les moqueries de Ludivine :

— R’gâde la voilure de son capet qui prend l’vent !… Tout à l’heure y va nager dans l’bassin avec la barque !… Et c’est qu’elle en fait, des p’tites croupettes ! Elle est peinte à neuf itou, la marraine !…

— Te tairas-tu ?… soufflait Delphin. Elle va entendre !…

— J’m’en fiche bien, par exemple !… lui jeta-t-elle par-dessus son épaule.

Pour voir de plus près cette marraine un peu fardée et dont le luxe assez commun excitait sa verve, elle fendit la houle grouillante, à coups de coude, suivie par l’adolescent qui cherchait à la retenir.

Juste à cet instant, venant au secours de sa belle-sœur, Lauderin, le cafetier-armateur, accompagné de son frère, parrain de Bon-Bec, surgit on ne sait d’où, tenant aussi dans ses mains une provision de dragées qu’il se mit à jeter dans une autre direction.

Ludivine, lancée en avant, se trouva face à face avec lui, le dévisagea, — moustache rousse, prunelles foncées, figure blafarde sur un corps petit et rablé d’homme de trente ans, — le dévisagea d’un regard effronté, puis tendant les deux mains :

— Donnez-m’en !

Sentant que, derrière elle, Delphin, formalisé, la pinçait, elle exagéra tout de suite, et se mit à rire d’un rire canaille.

Lauderin, arrêté devant elle, la dévorait des yeux.

— Tenez, mademoiselle !… dit-il.

Et, sans quitter du regard les yeux trop clairs, les yeux fascinateurs qui se moquaient de lui, dans les deux paumes ouvertes de la petite, il versa la moitié de ses dragées, dont une partie roula par terre, aussitôt ramassée par vingt-cinq mains enchevêtrées.

Emportant son butin de toutes couleurs, la petite pirate s’éloignait déjà sans dire merci, sans se retourner. Rieuse, elle revint vers Delphin tout rouge de honte. Celui-ci, la saisissant par le bras :

— Allons-nous-en, maintenant !

Et, nerveux, il l’entraînait, aimant mieux ne plus parler, tant il avait à dire.

Ludivine, tout en le suivant, tendit vers lui ses paumes qui semblaient pleines de petits œufs d’oiseau.

— En veux-tu ?…

Il haussa les épaules, furieux.

Elle s’arrêta quelques secondes pour se glisser dans la bouche deux dragées à la fois. Alors, derrière elle, une voix appela :

— Mademoiselle ?…

Elle fit volte-face et vit Lauderin qui l’avait rejointe. Alors, pour agacer Delphin, elle sourit au cafetier, fort gentiment, en disant :

— Merci bien, monsieur !

Il ne souriait pas, lui. L’expression de son visage était celle d’un homme foudroyé.

Pendant que le mousse, complètement exaspéré, la reprenait au bras presque brutalement, l’autre, resté sur place parmi la foule, la regardait s’éloigner avec un regret immense.

Elle tourna la tête pour constater cela, puis se mit à pouffer de si bon cœur, tout en courant au pas saccadé de Delphin, qu’il ne put, cette fois, se retenir :

— T’es pas honteuse ?

Conquérante et gaie, elle croqua plus fort ; et, la bouche pleine :

— Elles sont bonnes, tu sais !

Elle sentit qu’il avait envie de la bousculer, de la battre.

— T’es pas honteuse ?… répéta-t-il, hors de lui.

— Mais non !… fit-elle tranquillement. Il est gentil, l’gas BonBec !… J’aimerais bien un bon homme comme ça, moi ! D’abord, j’adore les rouges !

Et, de nouveau, Delphin prit le parti de serrer les dents et de se taire.

En entrant au logis, ils trouvèrent Maurice et Armand qui revenaient tout juste de l’école. Voyant les dragées dans les mains de leur sœur, ils bondirent sur elle avec des yeux flamboyants.

— Donne-nous-en !… Donne-nous-en !…

Naturellement, elle ne s’exécuta qu’après mille taquineries. Sans avoir l’air de s’apercevoir de tant de cris et pirouettes, le mousse, dans un coin, renfrogné, s’était plongé dans la lecture d’un de ses anciens livres, comme il faisait chaque fois que quelque chose allait mal dans la maison. Mais il savait bien que c’était pour lui que parlait Ludivine, encore que ne s’adressant qu’à ses petits frères.

— Ça ! On a eu de l’agrément ! Était un beau baptême, avec une marraine de la haute, et tout plein de monde. Et j’t’envoie des dragées à droite, et j’t’en envoie à gauche !… Il y avait des batteries, et les hauts cris partout. Est pas étonnant, quand on pense que m’sieu Lauderin est riche comme Cressû, et qu’était la première fois qu’y baptisait une barque. Mais, tout de même, est un bonhomme charmant, car y m’a servie avant l’s’autres, et bien servie, encore ! Et pis, il est gentil comme tête, dans son genre de rouquin, avec une belle moustache comme ça, des yeux noirs et l’sang haut. D’abord, moi, j’adore les rouges !

Quand cela eut trop duré, Delphin se leva d’un coup sec et se dirigea vers la porte pour sortir.

— Ah ! mais !… réclamèrent les petits en courant à lui, et ton bateau qu’tu dois finir de peindre aujourd’hui !

En mordant sa lèvre inférieure, il secouait la tête, tandis que ses mains repoussaient doucement les enfants.

— Non ! non !… répétait-il d’une voix où il y avait déjà des larmes, j’le finirai pas aujourd’hui.

La protestation des deux garçonnets fut véhémente et tapageuse. Accrochés à la vareuse du mousse, ils suppliaient, pleurant presque.

— Mais puisque t’as l’temps d’ici la marée ?… Puisque tu n’as presque plus rien à y faire, que t’as dit que dans huit jours il entrerait dans la bouteille !

Sans les écouter, il mit la main sur la porte, pressé de s’en aller, de fuir sans savoir où.

Ce fut Ludivine qui lui barra le passage. Ses yeux moqueurs l’enveloppèrent tendrement.

— Qui qu’t’as ?… demanda-t-elle entre haut et bas. T’es jaloux ?

— Non !… répondit-il avec violence.

Car c’est le propre des jaloux de toujours nier énergiquement dès qu’on leur pose la question.

Dominatrice, amusée, elle le considérait. Il était sa proie sans défense, sa possession plénière. Elle pouvait à son aise le torturer, le regarder souffrir sous ses yeux cruels.

Elle fut tentée de continuer ce jeu supérieur. Mais, comme il avait le menton sur la poitrine, elle vit, le long de sa vareuse bleue, tomber une lourde larme. Alors, remuée, soudain débonnaire :

— Allons !… dit-elle maternellement, est fini. Viens continuer ton bateau, va !

Mais, sans répondre, sans la regarder, le mousse, en colère pour la première fois de sa vie, sortit brusquement, claquant presque la porte derrière lui.