L’Ex-voto/13

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 191-205).
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XIII

La rive honfleuraise s’effaçait tandis que la havraise se faisait plus distincte. Ludivine, assise en première classe avec son petit frère, ne songeait même pas, tout occupée par ses songes, à regarder les voyageurs de la petite traversée, ni la matinale mer d’huile autour du vieux vapeur noir. Cependant, si blonde et si fine dans son joli costume neuf, sous un chapeau réussi, l’adolescente aux yeux merveilleux suscitait l’intérêt des quelques personnes installées comme elle à l’arrière. Ce n’était pas son monde. Ces gens-là ne connaissaient ni son nom ni son histoire. Ils la trouvaient jolie, et c’est tout.

— J’en finirons donc jamais ?… murmura-t-elle enfin.

Pour la première fois elle était pressée d’arriver au Havre. Elle y était allée bien des fois déjà, mais toujours sans plaisir.

Une vieille rancune qui date de François Ier a laissé vivre une inimitié certaine entre la ville de Honfleur et la ville du Havre. Les Havrais, pour se moquer, donnent à Honfleur le nom de petite Chine, ce qui vexe beaucoup les habitants. C’est à croire que même ceux de chez nous qui n’ont pas lu l’histoire en veulent d’instinct au Havre, cette cité parvenue, cette intruse qui nous a pris notre place sur la Manche.

Enfin le bateau pénétra dans la rade, et ce fut bientôt le débarquement le long des passerelles portatives de bois.

Tenant son frère par la main, Ludivine cherchait, fiévreuse, dans la petite foule amassée par cette arrivée, si minime au milieu du va-et-vient immense du port et des rues. Le Havre est bruyant, grouillant, et peu sympathique malgré la mer. Le petit Maurice, toujours effaré quand il se trouvait dans ces rumeurs de capitale, se serrait contre sa sœur avec un regard malheureux.

Ce fut cet enfant, sans doute, qui aida Delphin à retrouver la petite Bucaille, absolument méconnaissable pour lui sous son aspect inattendu de demoiselle.

Elle entendit tout à coup, derrière elle, la chère voix d’autrefois :

— Ludivine !

— Enfin, le v’là !… s’écria-t-elle en se retournant.

Mais elle n’acheva pas son mouvement. Un cri venait de lui déchirer la poitrine.

Il était là, Delphin, en vareuse de matelot comme elle l’avait toujours connu, mais…

Muette, pétrifiée, elle voyait, devant elle, des épaules de laine bleue qui barraient l’horizon, des épaules qui semblaient d’une largeur et d’une force inusitées. Elle détaillait un par un des traits réguliers de grand blond hâlé, lisse, jeune homme aux larges yeux couleur d’océan, dont la moustache déjà lourde était dorée, le tout venant de la Scandinavie originelle.

Une voix parla dans sa mémoire :

« C’est toi qu’as cassé le carreau, mâdite vermine ?… »

Alors une révélation foudroyante, comme si elle ne l’eût jamais su jusqu’ici, lui apprit que, celui-là, c’était le fils du grand Le Herpe, l’image même, la reproduction fidèle de l’homme qui, jadis, l’avait souffletée, et qu’elle avait pour cela voué haineusement à la mort, tragique petite fille de quatorze ans perdue dans la nuit.

Blême comme devant une apparition, avec un pas de recul, elle le regardait. Son obscur secret d’enfant, à jamais enfoui dans les ténèbres et dans le silence, prenait tout à coup un sens terrifiant. En cette seconde, là, sur le quai du Havre, elle comprenait tout.

On appelle cela « le coup de foudre ». Elle l’avait à peine entrevu jadis, le grand marin doré ; juste le temps de recevoir de lui, mortelle offense, deux soufflets. Mais n’était-ce pas le seul être au monde qui l’eût jamais domptée, et n’en était-il pas mort, perdu par sa malédiction passionnée ?

Elle crut parler à son fantôme. Elle prononça tout bas comme en rêve :

— C’est toi ?… C’est toi ?…

L’inflexion connue du petit Delphin la fit tressaillir, réveillée en sursaut.

— Oui, c’est moi ! J’ai changé… Mais toi, Ludivine, mais toi !…

Une consternation réciproque les immobilisait l’un en face de l’autre, coudoyés par les passants. Et le petit Maurice sautillait en vain, essayant d’embrasser son grand frère d’adoption.

Ludivine, les prunelles agrandies, continuait à le dévorer du regard.

« Non ! ce n’est plus lui !… C’est son père ! Et je sais, maintenant, je sais !… Je… ! »

— Delphin !… cria-t-elle avec une espèce de sanglot.

Elle avait préparé ses yeux, comme un filet, pour l’envelopper, le reprendre à jamais. Et c’était elle qui, toute petite, éperdue, pantelait devant lui. Celui qu’elle aimait, qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer depuis son enfance, c’était le père, c’était le mort englouti par l’estuaire. Mais c’était au fils vivant qu’elle allait l’annoncer, tout à l’heure, puisqu’il n’y avait plus que lui pour l’entendre.

Elle fit un effort pour retrouver son ironie, pour se moquer d’elle-même, pour se délivrer, par quelque ricanement, de l’emprise invisible. Mais elle ne retrouvait plus rien. Elle était, pour la première fois de sa vie, désarmée, vaincue,

— Tu n’veux pas m’dire bonjour ?

Le petit Maurice s’était mis à pleurer. Delphin le souleva comme une plume, malgré ses douze ans et, le serrant dans ses bras, le couvrit de baisers fébriles. Et tant de chagrin crispait ses traits qu’on eût dit qu’il allait pleurer aussi.

Reposant l’enfant à terre :

— Pour qui qu’tu viens m’voir ?… demanda-t-il presque durement en toisant la jeune fille.

Et l’expression de son visage disait d’une façon bien claire qu’ainsi déguisée elle lui faisait l’effet d’une « créature de ville ».

Une seconde fois :

— Pour qui qu’tu viens m’voir ?

En pleine fantasmagorie cachée, Ludivine, dans son désarroi, ne put répondre que ceci :

— J’sais pas…

Le scandale de Delphin lui rappelait celui du grand Le Herpe. Étrangement, follement, elle souhaita recevoir de lui deux gifles. Soumise et féline, elle le prit au bras.

— Écoute !… dit-elle en le regardant avec une tendresse sauvage.

Elle ne put pas continuer. Qu’allait-elle dire ? Comment eût-il jamais pu comprendre ce qu’elle sentait ?

Ils s’étaient mis à marcher au hasard, entraînant le petit Maurice. Appuyée sur le bras du matelot dont le pas roulait comme une barque, elle se taisait, regardant, visionnaire, dans le passé, puis dans l’avenir. Un jour, il aurait quarante-cinq ans, lui aussi, sa moustache serait plus épaisse encore, ses yeux couleur d’océan seraient plus intenses, regard aggravé par la vie. Il n’avait pas actuellement dix-neuf ans. Une séduction à n’en plus finir continuerait à émaner de lui. Jamais elle ne se lasserait de l’aimer, de l’aimer désespérément, furieusement, de toute son âme rebelle, enfin subjuguée, obéissante.

— Où qu’on va ?… dit-il soudain en s’arrêtant et en lui lâchant le bras.

Et il ne savait pas comme son ton d’immense reproche ravissait l’adolescente.

Elle essaya de retrouver le sens des réalités.

— J’suis v’nue conduire Maurice chez son médecin. Il est toujours malade.

— Oui… interrompit-il sombrement. Ça se voit bien !

— Alors, continua-t-elle d’une voix mal assurée, j’ai pensé que j’pouvais pas me trouver au Havre sans te r’voir. Ta lettre…

Brusque, incompréhensible :

— Tiens !… Prenons une voiture ! Nous ferons un tour avant d’aller au médecin. Y nous élugent, tous ces bonnes gens qui nous poussent !

— Une voiture ?… bégaya-t-il.

Vite il referma la bouche. Évidemment, la petite Bucaille était habituée au grand luxe. Il songea qu’il avait pris de l’argent sur lui.

— Oh ! allons à Sainte-Adresse !… supplia le petit Maurice.

— C’est ça !… répondit-elle, bien aise d’avoir un ordre précis à donner au cocher.

Quand ils furent installés dans le fiacre découvert, l’enfant en face d’eux, elle eut un frisson en songeant à sa promenade de la veille avec son fiancé. Cet étranger ne lui avait jamais été qu’antipathique. Elle sentit brusquement qu’elle allait désormais le haïr avec toute la violence dont elle était capable.

Le petit Maurice parlait. Delphin répondait au hasard, concentré dans son ressentiment. Bercée tout contre lui, Ludivine, au trot doux du cheval, s’abandonnait avec délices. Le paysage sans charme se déroulait parmi la rumeur lente, à gauche, de la mer lumineuse et verdâtre. Étonnée de cette griserie et de cet alanguissement jamais soupçonnés encore, la petite amoureuse fermait les yeux.

Non ! non ! Elle ne pourrait plus souffrir que l’autre l’approchât seulement. Son existence, aujourd’hui, se déchirait. Elle appartenait au matelot Le Herpe, seul amour de sa vie. L’énergie farouche qui toujours avait été la sienne lui revenait, à travers les torpeurs de sa passion soudaine. Aujourd’hui même, c’en était fait. Elle allait renvoyer son petit frère tout seul sur le bateau, rester avec Delphin pour toujours.

— Écoute !… recommença-t-elle, brusquement redressée.

Une quinte de toux de l’enfant la coupa. La tête en avant, elle regarda ce petit, ce fragile condamné à mort. Pouvait-elle l’abandonner au milieu des ruines qu’elle allait susciter derrière elle, livrant les siens à la vengeance de Lauderin ?

Elle retomba sur les coussins de la voiture, impuissante. Elle s’était engagée à sauver sa famille. Il ne lui était plus possible de se libérer.

Un flot de pensées tournait dans sa tête.

L’horreur de son prochain mariage lui apparaissait, insoutenable vision, Ah ! quelle haine ! Quelle haine !… Mais aussi quel amour ! Quel amour !

Pour laisser aller sa tête sur l’épaule de Delphin, elle arracha rageusement son chapeau.

Un mari, oui ! Mais un amant en même temps… avant, même !

L’orphelin s’était tourné vers elle. Avec sa chevelure réapparue tout à coup, il la retrouvait tout entière. Cette tête câline tombée sur lui le bouleversait. Il n’avait jamais connu cette Ludivine-là.

— Où qu’tu veux en v’nir, à la fin, gronda-t-il avec un geste pour la repousser.

Mais elle enfonça plus profondément sa tête, renversa la nuque, laïssa filtrer entre ses cils, vers le garçon penché sur elle, un regard éperdu de femme. Et le mot qui dormait depuis des années dans son inconscience s’exhala doucement de ses lèvres :

— Je t’aime !…

Il l’entendit avec tout son instinct. Il sut qu’elle disait la vérité. Gêné par le petit Maurice qui les dévisageait, il n’osait pas faire un mouvement. Mais la pâleur extrême de son visage lui faisait de grands yeux foncés.

Et, plus convainquante encore que l’aveu qu’elle venait de faire, la petite phrase suivit, la petite phrase inquiète des vraies amoureuses :

— Et toi ?… M’aimes-tu ?…

Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, à la suite de quels événements elle lui revenait, par ce beau matin, brusquement transformée en amante. Il ne chercha plus à rien savoir. Il se laissa tomber dans le gouffre ouvert du bonheur.

La bouche à son oreille, à cause de l’enfant en face d’eux :

— Moi ! Jamais une minute j’n’ai arrêté d’penser à toi, Ludivine ! Si j’ai écrit ma lettre, C’était pour vous tranquilliser tous, puisque t’étais plus pour moi, pour que tout l’monde soit heureux et moi seul malheureux… Oh ! si tu savais comme j’étais malheureux ! Si tu savais comme je t’aime !

Il l’avait prise par les épaules ; il la rapprochait de lui, lentement, puissamment.

— J’t’adore, Ludivine, j’t’adore !

Et ce mot qu’elle connaissait, ce mot qui, dans la bouche de l’autre homme, la faisait éclater de rire, lui sembla quelque chose de jamais entendu, quelque chose de formidable et d’admirable, et qui faisait mourir de joie.


✽ ✽

L’arrêt de la voiture, le cocher qui parlait, les réveillèrent. Comme lorsqu’on dort, ils étaient tous deux dans l’inconnu. La main dans la main puisqu’ils ne pouvaient se parler, emportés dans un rêve, ils avaient fermé les yeux. Assez vite viendraient les explications, ces explications qui n’ajoutent jamais rien au bonheur, et qui le défont si souvent.

Maintenant, errants dans Sainte-Adresse, ils s’avançaient côte à côte, sans savoir où ils se trouvaient, le petit Maurice, à cinquante pas, galopant devant eux ; maintenant les paroles revenaient. Le rêve était passé.

— Tu m’aimes… chuchotait Delphin. J’le vois bien, à c’t’heure. Pourquoi ?… Tu m’aimais bien, avant, mais tu n’m’aimais point.

Elle ne pouvait lui dire que ce n’était pas tout à fait lui qu’elle aimait. Il ignorait l’énigme de sa vie.

— Y a si longtemps que je n’tai vu !… balbutia-t-elle. Est l’absence qu’a tout fait.

Frémissante :

— Et puis j’déteste tant l’autre !

Leur joie, à ces mots, tomba d’un seul coup.

— Tu vas t’marier… fit-il sourdement. Est affreux !

D’un coup de menton, elle désigna l’enfant qui trottait devant eux.

— Est à cause de lui, tu l’sais bien. Et à cause d’eux autres, là-bas.

Il hochait la tête pour faire voir qu’il comprenait. Mais, tout à coup, lui serrant le bras à lui faire mal :

— Quand j’y pense, les dents m’en craquent, et j’sens l’jaune de la mort qui m’monte ! On aurait été si heureux ensemble, Ludivine !

Elle retrouva pour un instant son petit rire. Immorale et véhémente :

— On s’ra heureux tout d’même, va !

Sans oser le regarder, elle sentit se poser sur elle, étonné, son grand regard honnête. Elle savait bien qu’il ne pouvait pas comprendre ce qu’elle disait, et qu’il lui faudrait lentement le corrompre, comme si elle eût été le garçon, elle, et lui la fille, Sans la présence du petit frère, certes, Sainte-Adresse ne les eût pas vus, ce matin, mais la pauvre chambre du matelot, sur le quai du Havre.

— Je r’viendrai t’voir… murmura-t-elle, et je serai seule… Ça n’pourra pas être tout de suite, mais ça s’ra avant la noce. Tu m’connais assez pour savoir que j’peux les rouler tous !

Ses yeux couleur de vide étincelèrent, provoquant le destin, appelant le risque et la tempête. Un rire de bravoure et de défi la secouait. Le garçon, effrayé, l’écoutait en baissant le front de honte.

Comme d’une vague, elle le couvrit d’un regard de passion effrénée.

— J’t’aime !… dit-elle, les mâchoires serrées.

Et, pris dans le rythme de ce déchaînement, emporté par elle vers un amour qui n’avait déjà plus rien des candeurs de la veille :

— Moi aussi, j’t’aime !… répliqua-t-il sur le même ton, en la parcourant toute avec des yeux possesseurs de mâle.

Le petit Maurice revenait vers eux, sautant d’un pied sur l’autre.

— J’ai peur qu’on n’manque le bateau !… fit sa voix claire.

— Hélâ !… se récria Ludivine, une main sur la bouche. Et l’médecin que j’avons pas vu !

— Tant mieux !… répondit le gamin, tout joyeux. Y m’fait peû, avec ses yeux d’cahouette !

Le retour au Havre fut rapide et bousculé. Ludivine n’eut que le temps de se précipiter dans un magasin pour s’y munir d’un alibi. Elle n’osa pas montrer à Delphin le porte-cigarettes acheté au hasard, cadeau qu’elle ferait, canaille et moqueuse, à son fiancé. Mieux valait ne plus dire un seul mot à son sujet.

Sur le bord de l’échelle, ils s’embrassèrent imprudemment, vus peut-être par des gens de leur quartier, en promenade au Havre et déjà descendus dans le bateau. Et les trois baisers qu’ils se donnèrent sur les lèvres valaient mieux que tous les adieux et que toutes les promesses.


✽ ✽

Silencieuse à côté de son petit frère silencieux, sur le grand banc où d’autres voyageurs sont assis. C’est maintenant le Havre qui s’estompe et Honfleur qui se précise. Midi danse sur les vagues plates et sans écume. Des mouettes blanches suivent le petit paquebot noir.

Comme la sirène venait de jeter son premier appel, demandant place dans l’avant-port :

— Tu sais, Ludivine, dit subitement le petit Maurice, tu peux être tranquille. J’dirai pas rien à personne…

Elle fut saisie, et devint toute rouge. Cette complicité de l’enfant l’humiliait tout à coup. Il n’avait pas un instant fait voir qu’il comprenait quelque chose au drame d’amour joué sous ses yeux.

Elle haussa les épaules, et répondit, bourrue :

— Tu peux dire tout c’que tu voudras, et à tout l’monde, t’entends. À tout le monde ! D’abord j’le dirai moi-même, si tu veux l’savoir !

Cependant, en rentrant au logis, elle éluda les questions de sa mère quant au médecin.

— Tiens !… dit-elle. R’gâde qui qu’j’ai acheté pour Pierrot !

Et, pendant tout le déjeuner, l’on ne parla que de ce porte-cigarettes qui ferait tant de plaisir à Lauderin, encore que payé par lui, puisque l’argent de poche de Ludivine était une de ses libéralités.

Ils n’avaient pas terminé leur repas qu’on le vit apparaître, à la fois inquiet et souriant, à son ordinaire.

— Ludivine est là ?

C’était son mot chaque fois qu’il entrait dans la maison, comme s’il n’eût jamais été très sûr de retrouver dans sa cage le dangereux oiseau bleu.

Encore assise devant son couvert, Ludivine le regarda s’avancer vers elle. Et le bouillonnement de haine qu’elle sentit remuer dans tout son être la surprit par sa violence, lui fit presque peur.

Il s’approchait pour l’embrasser sur les cheveux, seule familiarité permise. Elle eut un bond si brusque qu’elle faillit le renverser. Alors, faisant mine de sourire, elle lui tendit, empressée, le petit paquet préparé pour lui.

— Tenez, Pierrot ! J’vous ai jamais rien offert, vous qui m’faites tous les jours une petite merveille. Eh ! ben !… V’là un cadeau pour vous !

Indécis, croyant à une attrape, il développa, tandis que tous les visages, autour de lui, s’amusaient de son air.

En voyant le porte-cigarettes, il changea de figure. Ludivine attentionnée, aimable, quelle émotion !

— De dire, s’extasia la mère Bucaille en faisant la cane, qu’elle a z-eu peine d’aller jusqu’au Havre, c’matin, pour quérî ça !

— C’est vrai ?… fit-il, tout frémissant de joie, en regardant Ludivine qui souriait toujours.

Puis, malicieux :

— Ah ! Ah !… Je vois pourquoi, maintenant, vous m’aviez défendu de venir ce matin !

— Justement !… approuvait-elle.

— Ce porte-cigarettes, continua-t-il, voyez-vous, jamais plus il ne me quittera ! C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait dans ma vie !

Ludivine, trépidante, eut envie de riposter, avec sa gouape des pires jours : « Tu parles ! »

Elle pinça les lèvres, tint son sérieux, et déclara :

— Eh ben ! tant mieux ! J’appréhendais qu’ça n’vous plût point !

Quand il eut enfin, avec des précautions, glissé le porte-cigarettes dans sa poche :

— La voiture est là, vous savez, petite chérie ! Où allons-nous, aujourd’hui ?

— J’sais-t-y ?… dit-elle en se retenant de serrer les poings. On pourrait gravir amont la, charrière de la Croix-Rouge, gagner le Val-la-Reine et s’en revenî par les Bruyères et Grâce ?…

— Comme il vous conviendra !… dit-il en saluant, courtois et prétentieux.

Des soupirs mal contenus gonflaient sa poitrine. Elle ne pouvait supporter cet homme à côté d’elle, après la promenade de ce matin à Sainte-Adresse. L’enfant bâillait, fatigué par trop de voitures.

Lauderin, particulièrement heureux aujourd’hui, se croyant tout permis après avoir reçu son cadeau, cherchait la main de sa fiancée, qui retirait la sienne avec horreur. La victoria montait lentement la dure côte toute ramagée d’ombres d’arbres.

Quand elle comprit qu’elle ne pouvait plus y tenir, Ludivine se redressa, regarda de tout près celui qu’elle avait envie de tuer, et commença sur le ton badin, taquin, qu’il redoutait et qu’il aimait à la fois.

— Vous n’savez pas ?… C’matin, au Havre, j’ai r’vu Delphin ! Au lieu d’aller au docteur, dites-moi, j’nous sommes promenés toute la matinée en voiture, lui, moi, pis Maurice. J’avons été à Sainte-Adresse… Et j’nous sommes parlé tout l’temps, comme des amoureux qui s’fréquentent. Il est d’venu tout plein beau, Delphin, avec une belle moustache qui commence à y tomber d’chaque côté, et c’est un colosse comme épaules, vous savez bien !

À mesure qu’elle parlait, sa figure crispée prenait une expression véritablement satanique. Puis un rêve traversa son regard, comme une nuée qui passe. Elle baissa la voix pour dire :

— Y porte son père, qu’on croirait l’voir ! Ça m’en a fait frayeur, j’vous assure !

Lauderin, tout en riant de la bonne plaisanterie, fronçait le front en écoutant cela. Le ton badin avait vite changé. Un certain tremblement dans la gorge, qui s’enrouait un peu, lui faisait peur malgré lui.

Quand Ludivine se tut, il la regarda longtemps fixement. Alors audacieuse jusqu’à la folie, avec le vertige de l’abime, délicieusement, dans tous ses membres :

— N’est-ce pas, Maurice, que c’est vrai, tout c’que j’raconte ?…

Et, stupéfiant de sang-froid, le petit frère haussa les épaules en disant :

— L’écoutez pas ! Elle a des illusions. Si vous voulez la croire, vous avez pas fini, bien sûr ! On a été chez l’médecin, elle et moi, et pis v’là tout !

Et tandis qu’avec un soupir délivré Lauderin retombait sur les coussins de la voiture, comme, la côte terminée, le cheval se mettait au trot, Ludivine renversa sa tête vers le ciel, avec des éclats de rire qui n’en finissaient plus.