L’Ex-voto/12

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 181-190).
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XII

Ludivine était maintenant « dans la langue du monde », ce qui signifie que tout son quartier ne parlait que d’elle.

C’était pour critiquer, pour se moquer, mais aussi pour admirer. Car les allées et venues de Lauderin se traduisaient peu à peu par des nouveautés sensationnelles. À sa fiancée il avait d’abord voulu donner une bague, comme cela se fait dans la bourgeoisie. C’était un petit rubis entouré de brillants. Ludivine la portait avec humeur, disant que cela l’empêchait de travailler, et avec rires, car elle trouvait ce cadeau déplacé sur sa main d’ouvrière,

Le goût de luxe n’a presque pas encore pénétré dans le monde des pêcheurs, comme si le sel dans lequel ils sont sans cesse roulés les conservait dans leurs vieilles mœurs, malgré l’esprit du siècle, rapide corruption.

Bientôt la tournure de la jeune fille changea. Un petit tailleur à la mode, des bas de soie, des chapeaux fantaisistes firent d’elle, en très peu de temps, une vraie midinette des Ternes. Et quoique la tenue de la mère et des petits frères eussent également bénéficié des largesses du fiancé, la silhouette nouvelle de Ludivine jurait avec le modeste intérieur où elle continuait à s’activer en bonne ménagère, malgré tous les efforts de Lauderin pour lui inculquer la fainéantise.

Il avait cru l’enivrer en en faisant une demoiselle ; il avait cru vite en venir à ses fins. Mais, outre les bourrades qu’il recevait d’elle pour tout remercîment, il commençait à s’apercevoir que la fine petite commère était autrement forte que lui. C’était elle qui le menait, certes, et cinglante était sa cravache !

À la première offre de promenade en voiture, elle avait exigé la présence du petit Maurice, à qui le grand air devait faire tant de bien. Et, depuis lors, en aucune occasion, elle ne s’était séparée de son frêle chaperon.

Lauderin avait voulu l’inviter à dîner dans son café, espérant que l’inséparable petit garçon pourrait être laissé en bas, tandis qu’ils monteraient tous deux dans la chambre. Mais elle n’accepta ce dîner qu’à la condition d’y voir figurer le frère et la belle-sœur de son fiancé, qu’elle ne connaissait pas encore, drame de famille dont le cafetier avait eu grand’peine à se tirer.

Une antipathie immédiate était née entre la belle-sœur guindée et la populacière fiancée pour rire, qui commençait à n’être plus du tout pour rire.

Flairant le dédain de la Parisienne, Ludivine avait pris grand soin, pendant ce diner, d’exagérer ses allures de prolétaire, étant aussi taquine que fière, et ne perdant jamais une occasion de rabattre la suffisance de son malheureux prétendu.

Traité si cavalièrement, ce garçon devenait complètement fou.

Entre deux impertinences, entre deux rebuffades, Ludivine, d’un coup d’œil, le remettait en laisse. C’était un amusement autrement corsé que celui dont elle avait si longtemps torturé le petit Le Herpe. Aucune tendresse cachée ne la gênait, maintenant, aucune candeur désarmante ne l’arrêtait dans son instinct débridé. C’était sa revanche contre le destin. C’était la seule compensation qu’elle eût, au milieu de tant de choses qui lui déplaisaient.

Enragée contre les événements qui l’avaient arrachée à sa vie ennoblie, à cette santé du cœur lentement conquise pendant les trois ans que l’orphelin avait passés sous sa protection, elle se sentait parvenue au sommet de sa perversité native, de sa malice innée. Son goût de la guerre se satisfaisait dans cette lutte qu’elle soutenait pour écraser définitivement la nouvelle proie venue se jeter dans ses pattes. Et, sans rien savoir de la félonie projetée par Lauderin et les siens, elle les déjouait, jour par jour, avec une sûreté qui semblait magnifiquement calculée.

Forcés de se plier aux caprices que dictait la redoutable fiancée, le frère et la belle-sœur de Lauderin n’osèrent bientôt plus une objection. Ils le sentaient perdu, dépouillé de toute volonté, livré corps et âme à l’audacieuse fille marine qui ne cédait rien à son désir effréné.

Il ne tarda pas à regretter d’avoir reculé ce mariage, d’abord envisagé comme une frime, et qu’il savait maintenant devoir seul assouvir sa soif éperdue.

Dépassés, vaincus, la Parisienne et son mari prirent le parti de faire comme les autres, et s’ingénièrent pour amadouer le petit tyran. Ce fut Mme Jules Lauderin qui commanda les beaux effets offerts à Ludivine ; ce fut elle qui fit venir de Paris les chapeaux, les bas et le reste. La lingerie suivit, puis de nouvelles robes.

— Queu belle marchandise ! murmurait la mère Bucaille, effarée.

Elle n’allait plus laver dans son hôtel, sur l’ordre de son futur gendre. Le père Bucaille, malgré sa barque remise à neuf, ne pêchait qu’irrégulièrement. Son ivrognerie, au milieu de tant d’opulence, ne faisait que croître. Le petit Armand, devenu son mousse, bien que n’ayant pas l’âge réglementaire, se désolait de n’aller pas tous les jours à la mer. Et la grande fête de première communion qu’on lui préparait le séduisait moins qu’une simple nuit de pêche dans la baie.

Instrument désaccordé, la famille perdait complètement son équilibre, n’avait plus aucun caractère.

Cependant, au chantier des barques, la Belle-Ludivine se construisait, parallèlement à l’avenir de sa marraine. C’était un but de promenade que d’aller la voir prendre forme. La plupart du temps, Lauderin y menait la jeune fille et son éternel petit Maurice dans la victoria de louage qui plaisait à sa vanité. Sur leur passage, les commères péroraient.

Ce petit Maurice, malgré les soins multipliés que permettait l’argent du fiancé magnifique, continuait à tousser et maigrir, pour le chagrin de sa famille.

— Je connais un grand spécialiste au Havre… dit un jour Lauderin, avec l’importance qui lui était coutumière. Il faudra l’y conduire.

Il essaya d’entraîner Ludivine.

— Nous irons tous les deux avec lui… Ce sera gentil, une petite balade au Havre !

Mais elle, brutale comme toujours :

— De qui qu’vous vous mêlez, vous ?… J’irai point au Havre ! Maman ne f… plus rien, elle est là pour mener Maurice où qu’y doit aller !

Le Havre… C’était, maintenant, le pays où vivait Delphin. À l’idée qu’elle le rencontrerait peut-être en s’y rendant, Ludivine sentait se tordre quelque chose dans son cœur.

— Y m’aime toujours… pensait-elle, sûre d’elle-même.

Mais ce n’était plus un plaisir pour elle. Abandonné par tous dès qu’il était devenu gênant, Delphin n’était-il pas une pauvre, une innocente victime à laquelle on ne pouvait songer sans remords ?

« Son p’tit bateau. » rêvait Ludivine, avec des yeux fixes qui ne voulaient pas pleurer.

— À quoi pensez-vous, ma chérie ?…

Il était là, l’Autre, qui la surveillait.

— Occupez-vous d’vos fesses, vous ! Je pense à qui que j’veux, vous m’entendez ?…


✽ ✽

L’automne revint, ramenant des souvenirs qui semblèrent à Ludivine infiniment lointains. La vie allait si vite pour elle qu’il lui paraissait que des années interminables s’étaient écoulées depuis le temps, si proche cependant, où petite morveuse hagarde, elle jetait des cailloux dans les vitres de la maison Le Herpe, suivie par sa horde en haillons.

Aux premiers froids, Mme Jules Lauderin, repartie depuis longtemps pour Paris, lui envoya la plus belle fourrure de son magasin, un renard argenté qui fit pousser des cris à tout le quartier. Roulée là-dedans, la petite regardait son fiancé, son souffre-douleur, avec des yeux sans couleur, impressionnants, qui se moquaient de lui, qui se moquaient des gens, qui se moquaient de tout. Et la petite sirène était si belle, ainsi civilisée, que l’amoureux insatisfait en perdait le boire et le manger.

Il y eut un jour de l’an somptueux où toute la maison Bucaille fut invitée à diner au champagne dans la salle des banquets du Grand Café Maritime. La mère Bucaille en capote noire donnait à rire aux clients. Mais Lauderin n’en était plus aux reniements ; et du reste, le passage de Ludivine, déliée, déhanchée, élégante et fière, précédée par l’étrange fluide de son regard trop clair, rectifiait tous les ridicules et suscitait les murmures d’envie.

— Il peut bien passer sur la famille !… disaient les railleurs. Un morceau de fille comme celle-là, ça vaut une fortune !

Il devinait avec orgueil le désir des autres, et se redressait, conquérant. Elle n’était pas encore à lui, mais le temps passait, rapide. Au mois de septembre, ils devaient se marier. La belle Mme Lauderin le vengerait de tous les affronts que lui faisait Mlle Bucaille.

Ce fut au commencement de mai.

Ludivine, dans l’armoire à glace donnée par son fiancé, se regardait presque avec complaisance, satisfaite du costume que venait de lui envoyer sa belle-sœur à venir.

Bien qu’elle continuât d’en sourire, moqueuse, le luxe, déjà, ne l’étonnait plus, première phase d’une habitude que le féminin sait prendre plus vite qu’aucune autre.

La mère Bucaille entra dans la pauvre chambre, et dit avec une grande émotion, en tendant l’enveloppe :

— Est une lettre de Delphin !

— De Delphin ?…

Ludivine avait arraché la lettre des mains de sa mère. Encore debout devant la glace, elle se mit à lire, fébrile, un peu pâle.

L’enveloppe portait : « M. et Mme Bucaille. » —

— Pourquoi pas à moi ?… se disait la jeune fille,

— Tu vas voir queu gentil éfant qu’ça est !… murmura la grêlée en secouant la tête avec une tendresse pensive.

« Chers bienfaiteurs. » commençait la grosse écriture d’écolier. Et les fautes drôles qui défiguraient chaque mot ne gênaient pas du tout Mlle Bucaille, malgré sa toilette.

« Chers bienfaiteurs, je vous dirai que je n’ai pas écrit jusqu’à ce jour afin de pouvoir vous donner de meilleures nouvelles, car depuis neuf mois que je vous ai quittés j’ai eu tant de tristesse que j’aimais mieux attendre avant de vous écrire parce que je croyais ne pas durer comme ça, que mon travail me déplaisait, et la ville du Havre, qui est trop grande quand on pense à Honfleur et à tout ce qu’on y a laissé. Mais je commence à bien m’habituer à mon bateau, que le patron est un bon bonhomme qui me laisse tout faire comme si j’étais patron et lui matelot, et je gagne bien ma vie à ma suffisance, vu que je n’ai qu’une petite chambre sur le quai et mes repas au « Rendez-vous des Marins », et le temps passe tout de même, que je m’y ferai comme un autre, espérant que tout va bien pour vous, car je n’oublierai jamais vos bontés et que vous avez été ma famille quand les miens ont été si vite pliés, que la mort me les a tous pris d’un coup, mais voyez je ne devais pas rester à Honfleur, quoique je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi, et dites à Maurice et à Armand que le bateau n’est toujours pas dans la bouteille, et que je le regarde souvent en souvenir des bonnes heures passées autour, et je suis votre toujours reconnaissant pour la vie, Delphin Le Herpe, matelot au Havre. »

Les mains de Ludivine retombèrent. Gênée par sa mère qui la regardait, elle retint l’expression qui cherchait son visage bouleversé.

— Por’tit gas !… soupirait la grêlée… Le v’là tiré maintenant, Dieu merci ! J’en avais lourd sur le cœur… Mais il est habitué au Havre, à c’t’heure, et j’allons plus lui manquer !

— Va donc me chercher mes bottines !… dit sèchement Ludivine. Est les jaunes que j’veux mettre aujourd’hui !

Seule un instant, elle prit ses joues dans ses mains et laissa ses yeux devenir fixes.

« J’avais donné le meilleur de moi-même à cet orphelin qui m’avait sauvée de toutes les perditions. Il m’appartenait. Je n’avais qu’à le regarder pour faire obéir ses yeux qui m’aimaient. Son souvenir n’a jamais cessé de me serrer le cœur, parmi les étonnants changements de mon existence. Et voici qu’en quelques mois il m’a oubliée, comme si tant de choses profondes vécues ensemble n’avaient laissé nulle trace dans son cœur que je croyais à moi pour toujours. Moi, je vais épouser celui que je n’aime pas, celui qui n’est pas de ma caste, je vais manquer ma vie. Lui, il va refaire la sienne, suivre sans moi son destin d’honnête garçon, enfant d’une race intègre, et rester à sa place dans l’existence, tandis que je ne serai jamais plus à la mienne, Ah ! ma proie, ma première proie, ma plus chère proie, l’ai-je donc laissé échapper si facilement, moi qui la tenais si bien ?… »

— V’là tes bottines !… dit la grêlée.

— Est bon !… répondit-elle. Mais est plus ma fantaisie d’étrenner mon costume aujourd’hui. J’le mettrai que d’main pour aller au Havre.

— Au Havre ?… fit la mère, étonnée.

— Oui… répondit Ludivine. Est moi qui conduirai Maurice demain matin chez son espécialiste. Mais est pas la peine de l’dire. Quand l’Pierrot demandera où que j’suis, tu y diras qu’tu n’en sais rien. Compris ?… J’ai queuque chose à acheter qu’on n’trouve pas ici, et j’ai pas besoin d’ce mâdit navet derrière mes jupons, pour passer l’iau.

Et la bornée Bucaille, qui n’avait même pas remarqué l’adresse de Delphin inscrite au haut de sa lettre, n’imagina pas un instant de relier cette lettre au projet subit de sa capricieuse fille.

Quelques instants plus tard, Ludivine, regardant tout autour d’elle pour vérifier les rues, entrait rapidement à la poste.

Elle n’avait jamais envoyé de télégramme et se fit expliquer comment faire.

Il lui fallut une demi-heure pour rédiger sa dépêche.

Elle se décida pour : « Attends-moi demain premier bateau, ai à te parler affaire pressée, » et s’en revint chez elle avec un sourire gai.

La petite viking ne pouvait pas laisser lui échapper un butin bien et dûment conquis. Elle savait de quel regard elle envelopperait Delphin, quelles paroles elle lui dirait pour raviver en lui tout ce que l’absence effaçait lentement. Cruelle et désespérée, il lui fallait la souffrance inutile de son orphelin. Elle était née pour exercer des ravages. La vie ne savait qu’inventer pour la pousser dans sa voie mauvaise. De nouveau démoralisée, de par ses fiançailles perverses, elle se ferait bien voir à elle-même que sa première âme n’était pas morte. Et quand elle aurait complètement repris son petit matelot candide, elle le laisserait, dans son Havre, penser à elle éperdument, satisfaite de sentir palpiter au loin ce pauvre cœur d’enfant qui avait cru si imprudemment pouvoir battre désormais sans elle.


✽ ✽

Cette journée fut douce pour Lauderin, tout étonné de l’aubaine.

Ludivine, chaque fois qu’elle allait le rabrouer, n’avait qu’à penser à sa dépêche pour que la bonne humeur revint dans ses yeux.

Ils allèrent voir les charpentiers travailler à leur barque.

Les grosses côtes de bois, qui seront le thorax du bateau, commençaient à se dessiner. Surélevée et penchée de biais, la chose venait lentement au monde parmi le désordre de sa construction, et selon des données qui n’ont pas changé depuis des siècles.

En face de son futur élément, la barque, l’étambot tourné vers l’eau, comme un enfant qui naîtra par les pieds, attendait d’être finie pour glisser sur les rails engageants qui lui feraient prendre la mer.

Étrange au-delà pour les arbres dans le bois desquels furent taillées et courbées les planches marines ! Avoir eu des racines dans la terre immobile et profonde pour ne plus vivre, un jour, que de la vie remuante des vagues, quelle surprenante transformation ! Un bateau n’est pas une œuvre humaine tout à fait semblable aux autres. C’est pour cela sans doute qu’on le baptise comme un nouveau-né.

— Elle sera belle, notre barque !… disait Lauderin.

Et le charpentier en souriant :

— Elle n’est pas encore à vous !

Car, jusqu’au jour du lancement, le bateau reste au compte du constructeur, en prévision de quelque inattendue malfaçon qui n’apparaîtrait qu’une fois la coque en contact avec la mer.

— Comment la trouvez-vous, petite chérie ?

— Elle a eune belle annonce !… convenait Ludivine.

Puis, songeant en secret aux couleurs de l’ex-voto inachevé :

— Quand qu’on le peindra, j’la veux vif noir avec un avant vif blanc.

Le soir commençait sur l’estuaire aux sept couleurs. La jeune fille, sans parler, regardait du côté de l’horizon, non point avec les yeux du poète, mais pour contempler, au bout des lieues, la côte estompée du Havre, où, demain, elle irait accomplir son œuvre de petit démon.

Il semble qu’on doive d’instinct baisser la voix devant les splendeurs sacrées du couchant. Lauderin parlait bien haut, pourtant, tandis qu’ils quittaient le chantier pour retrouver leur voiture. Il était joyeux, empressé, audacieux. Ludivine, aujourd’hui, s’était montrée si charmante !

Quand la victoria se mit en route :

— Où irons-nous demain ?… demanda-t-il en la serrant étroitement au bras.

Elle tourna la tête vers lui dans le crépuscule, et ses yeux clignés semblaient laiteux, entre les cils noirs, comme la grande baie de Seine, toute pâle de beau temps.

— J’irons où qu’vous voudrez… répondit-elle doucement. Seul’ment n’venez point m’chercher avant midi. J’aurai de l’ouvrage à la maison.

Et tandis que le petit Maurice, en face d’eux, toussait péniblement à l’approche de la nuit, elle essaya sur son fiancé les sortilèges du regard avec lequel elle reprendrait, demain matin, le pauvre cœur du petit Le Herpe.