L’Exercice du pouvoir/Partie I/21 avril 1936

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Gallimard (p. Pl.-28).

Pendant la campagne électorale d’avril 1936, chaque parti utilisa à tour de rôle la radiodiffusion pour exposer son programme. À Narbonne, le 21 avril, quelques jours avant le premier tour de scrutin, Léon Blum prit la parole devant le micro au nom du Parti Socialiste :

Citoyens,

Au moment où je prends la parole au nom du Parti socialiste, vous me pardonnerez un petit mouvement de fierté… collective. Si, pour la première fois, la radiodiffusion a cessé d’être le privilège des gouvernements ou des partis gouvernementaux, si, pour la première fois, l’usage égal en est assuré à tous, à nos adversaires comme à nous-mêmes, c’est à nous, socialistes, que vous le devez. C’est nous, socialistes, qui avons réclamé, sans nous lasser, cette mesure d’équité distributive. C’est nous qui, par une insistance cordiale, mais pressante, avons fini par l’obtenir du gouvernement actuel.

Je vous demande donc d’écouter le Parti socialiste qui vous a permis d’entendre tous les autres. Il s’adresse à vous, chaque jour, dans des centaines de réunions publiques où jamais l’affluence n’a été si nombreuse, où jamais l’attention n’a été si grave, si scrupuleuse. Mais peut-être pourrai-je toucher ici, ce soir, des hommes de bonne foi que nos réunions n’avaient pas attirés. Je leur tiendrai le même langage, car aujourd’hui, les préocuppations de tous les hommes sont les mêmes. La campagne électorale est paisible, assurément, mais cette tranquillité ne recouvre ni l’indifférence ni l’apathie. On le voit bien à l’expression des visages, et je voudrais le sentir en ce moment, en rencontrant vos regards : le calme, le sang-froid, la maîtrise de soi-même recèlent une inquiétude profonde. Le peuple français s’attache avec une sollicitude inquiète aux difficultés de l’heure présente, et s’il reste calme, c’est parce qu’il entend en décider lui-même, parce qu’il entend rester maître de son propre destin.

Pourquoi nous dissimulerions-nous les uns aux autres que la plus pénétrante de ces inquiétudes porte sur l’état de l’Europe. Vous le savez mieux que nous. Quand la question de la paix et de la guerre se pose devant les esprits, elle relègue derrière elle toutes les autres, parce qu’elle contient d’ailleurs toutes les autres.

Le problème de la vie humaine domine le problème du pain quotidien. Or, il est vrai que, depuis plus d’un an, les nuages s’amoncellent sur l’Europe. L’Allemagne hitlérienne a réarmé. Le Japon affronte la Russie soviétique en Mongolie. Mussolini a envahi l’Éthiopie. Au commencement du mois dernier, vous avez entendu le grondement du tonnerre sortir des nuages noirs. C’était le Diktat de Hitler, la répudiation du traité de Locarno, le passage du Rhin par l’armée allemande. Comment le pays ne se serait-il pas ému ? Rien de plus naturel que cette émotion… Mais ce qui est assurément moins naturel et moins légitime, c’est de voir la réaction — la réaction désemparée et qui se sent vaincue d’avance — attirer à elle cette émotion et chercher à l’exploiter à son profit.

Car on vous présente aujourd’hui, chers citoyens, un monstrueux paradoxe. Il y a dans ce pays des hommes qui se qualifient eux-mêmes de nationaux comme s’ils détenaient le monopole du patriotisme et que nous appelons, nous, nationalistes, des hommes qui, par profession, exaltent la passion et l’orgueil chauvins, qui réclament sans cesse de nouveaux armements, qui chantent la guerre comme l’école nécessaire des vertus et des sacrifices héroïques. Tout à coup, ces hommes sont devenus les champions, les parangons de la paix. Et par le même tour de passe-passe, nous, socialistes, qui n’avons jamais cessé de prêcher la paix, nous, qu’on traitait de pacifistes bêlants quand on était poli, de traîtres ou de déments quand on ne l’était pas, nous qu’on accusait de désarmer et de livrer notre pays, voilà que les nationalistes d’hier nous dénoncent aujourd’hui comme des bellicistes ; voilà qu’ils nous accusent de pousser à la guerre, d’attiser les dangers de guerre qui menacent notre pays.

Citoyens, des mensonges aussi impudents n’outragent que vous, puisqu’on vous suppose assez ignorants ou assez naïfs pour en être dupes. Ai-je besoin de vous rappeler la position traditionnelle du socialisme contre la guerre ? Socialisme et guerre sont deux termes contradictoires. Le socialisme incarne la lutte contre la guerre, incarne la volonté d’extirper les racines mêmes de la guerre du terreau humain. Le socialisme se refuse à croire à la fatalité de la guerre. Il n’est pas vrai, citoyens, que la guerre, vieille comme l’homme, doive durer autant que la race humaine. Ce qui est vrai, c’est que les dangers de guerre dureront aussi longtemps que les vains prestiges de la gloire militaire continueront à exercer une fascination funeste sur les imaginations, aussi longtemps que les régimes de dictature chercheront dans les conquêtes ou les revanches une diversion à la misère de leurs peuples asservis, aussi longtemps qu’un mauvais régime social suscitera l’antagonisme des intérêts entre les nations, comme entre les classes et entre les individus, aussi longtemps que les États, tout en protestant à l’envi de leur amour de la paix, entretiendront contre les autres États des instruments d’agression de plus en plus savants et de plus en plus meurtriers. Mais la raison d’être du socialisme est précisément de s’attaquer à toutes ces causes de guerre. Le jour où le socialisme aurait triomphé dans toutes les grandes nations, la guerre deviendrait, non seulement impossible, mais inconcevable. J’ajoute qu’elle serait déjà bien difficile à concevoir si, dans tous les États de l’Europe et du monde régnait la démocratie, si, partout, les peuples étaient maîtres de leurs volontés.

Dans le monde actuel, les dangers de guerre subsistent, je le sais. Mais, tant qu’ils subsisteront, chers citoyens, quel autre moyen voyez-vous d’éviter la guerre que ce qu’on a appelé l’organisation de la paix ? Organiser la paix, c’est fédérer toutes les nations sous l’empire d’une loi commune ; c’est soumettre à la justice, au lieu de le remettre à la force, le règlement des conflits qui peuvent les opposer ; c’est assurer, par l’assistance mutuelle, le respect de la loi et l’autorité des sentences ; c’est garantir la sécurité individuelle de chaque État par la sécurité collective, en faisant peser d’avance sur l’agresseur le poids de la communauté internationale tout entière ; c’est fournir aux règles de l’arbitrage et de l’assistance la caution et la sanction suprême du Désarmement qui ne permettrait plus à aucune puissance de se rebeller contre la loi commune. Or, vous ne pouvez l’avoir oublié, nous socialistes, nous n’avons jamais cessé de travailler à l’organisation de la paix, nous avons toujours lutté pour la paix réelle, la paix garantie, la paix indivisible, la paix désarmée.

Mais quand donc, nous, les pacifistes bêlants, sommes-nous devenus soudain les ennemis de la Paix ? Le jour où les principes de l’organisation de la Paix sont venus contrarier les desseins monstrueux d’un dictateur fasciste ; ce jour-là, vous avez vu se dresser tous les fascistes de France, vous les avez entendus répéter : « Les sanctions, c’est la guerre ! La S.D.N. c’est la guerre ! Le socialisme, c’est la guerre ! » Eh bien, non ! Le socialisme, c’est la paix. La S.D.N., c’est la paix, ou du moins le maximum de paix que puisse offrir un monde qui n’a pas rejeté la loi capitaliste. Les sanctions, c’est-à-dire l’application de la justice internationale à l’agresseur, c’est la paix, ou du moins le maximum de paix que puisse contenir un monde qui n’a pas désarmé.

Si le socialisme avait été entendu, la guerre d’Éthiopie ne se serait pas engagée, ou aurait été arrêtée. Le front de la S.D.N. aurait été maintenu intact. L’entente de l’Angleterre, de la Russie soviétique et de la France aurait rassemblé tous les États autour des principes de la sécurité collective. La première application de la loi internationale, imposée à l’agresseur italien par une S.D.N. unie et énergique, aurait fait reculer le dictateur allemand. Si le socialisme avait été entendu, d’ailleurs, le dictateur allemand ne ferait pas peser sur l’Europe la menace de ses armes, l’Allemagne hitlérienne n’aurait pas pu réarmer. La Conférence du désarmement aurait abouti avec, sans ou contre Hitler. Une convention générale de réduction progressive des armements, de contrôle, d’interdiction des fabrications privées de guerre, aurait englobé, bon gré mal gré, l’Allemagne hitlérienne. Elle était encore désarmée, et les moyens de contrainte pacifique étaient encore efficaces. Si le socialisme avait été entendu, les procédés de contrainte internationale resteraient toujours pacifiques, car le désarmement progressif les aurait purgés de tous les résidus de guerre qu’ils peuvent encore receler.

Voilà dans quel sens a toujours agi le socialisme. D’ailleurs, vous avez pu suivre son action quotidienne depuis le Diktat hitlérien. Vous savez qu’elle s’est exercée, et non sans succès, pour orienter le conflit dans le sens de la négociation internationale, c’est-à-dire pour l’aiguiller sur une voie qui ne pouvait pas conduire à la guerre. Vous avez vu que tout notre effort tendait à tirer du danger de guerre un moyen de consolider l’organisation de la paix. Voilà l’œuvre des bellicistes que nous sommes. Dites-nous maintenant qui a le plus exactement compris l’inquiétude du pays ? Dites-nous qui est le mieux en état d’y répondre ? Dites-nous qui est le mieux en mesure de la soulager ?

Mais je vois bien que cette inquiétude n’est pas la seule et que d’autres préoccupations pèsent lourdement sur vos esprits. Vous sentez tous que la liberté française est menacée comme la paix européenne. Qui aurait dit cela il y a quatre ans, pendant la dernière campagne électorale ? Qui aurait pu attendre raisonnablement que la France, que la terre classique de la liberté, pût être gagnée par la contagion fasciste, qu’elle fût menacée de subir à son tour le sort des peuples asservis et torturés qui l’avoisinent ? Les « vieilles idoles » de la Liberté sont cependant restées pour nous les lois humaines. En France, la liberté n’est pas seulement le bien du peuple : elle est son œuvre. C’est lui qui l’a conquise au prix d’un siècle et demi de sacrifices sanglants. Et ce qu’il a conquis, le peuple français, c’est-à-dire vous, chers citoyens, est bien résolu à le défendre.

Ici encore, le Parti Socialiste a fait ses preuves, et il peut en appeler à vous avec confiance. Il ne s’est pas mépris sur le danger. Il n’a jamais hésité, jamais fléchi, jamais pactisé dans la lutte. Il a rejeté, comme il rejette encore, toute compromission avec les émeutiers fascistes. Il s’est toujours refusé à participer aux combinaisons directes d’Union Nationale ou de Trêve, qui dissimulent, en réalité, l’esprit de connivence ou, dans la meilleure hypothèse, l’esprit de faiblesse vis-à-vis des adversaires de la liberté. Rappelez-vous, chers citoyens, l’attitude de notre Parti aux heures critiques. Le 6 Février, nous avons ranimé la flamme républicaine dans une Chambre déjà battue par l’émeute. Le 7, nous avons offert notre concours pour toutes les formes de la résistance. Quelques jours se passent et c’est notre initiative, jointe à celle de la C.G.T., qui a permis la grande journée réparatrice et salvatrice du 12 Février 1934. Vient l’automne de 1934 ; c’est nous qui avons dénoncé la tentative de fascisme larvé de MM. Doumergue et Tardieu, c’est nous qui avons sonné l’alarme et réveillé les consciences républicaines. Il y a quelques semaines encore, c’est nous qui menions à la tribune, dans la presse, dans le pays, l’attaque contre le cabinet Laval, c’est nous qui avons convaincu son chef de complicité avec le fascisme du dedans et du dehors, c’est nous qui l’avons jeté à bas du pouvoir. J’ai le droit de dire que, par nôtre attitude au 6 et au 12 février 1934, par nos initiatives dans les moments difficiles qui ont suivi l’émeute, nous avons lancé et popularisé en France les idées ou les sentiments d’où sont issus, d’une part l’Unité d’Action prolétarienne, d’autre part le Front Populaire Républicain.

Nous avons fait reculer la vague d’assaut fasciste. Vous savez bien cependant que la menace n’a pas disparu, que le calme présent est précaire ou fallacieux. Notre effort commun a refoulé le fascisme, il ne l’a pas éliminé. Les ligues paramilitaires du fascisme ne sont pas dissoutes. Elles continuent à recruter et à s’armer dans l’ombre. Que préparent-elles pour le lendemain de la victoire certaine du Front populaire ? Tenteront-elles un coup de force ? Escomptent-elles l’effet de la panique déchaînée par le grand capitalisme bancaire et boursier ? Fiers de nos états de services, nous rappelons à tous les démocrates de ce pays qu’ils peuvent se fier à nous pour faire prévaloir contre toutes les résistances, quelle qu’en soit la forme, la volonté du suffrage universel. Nous ne vous manquerons pas plus que vous ne vous manquerez à vous-mêmes. Contre l’élan d’enthousiasme démocratique qui, pour une si large part, est notre œuvre, le fascisme viendra de nouveau se briser.

Cependant, nous le savons bien, ni les dangers courus par la paix, ni les périls courus par la liberté, ne peuvent faire oublier au peuple de ce pays ses misères et ses souffrances. La crise économique sévit. Tandis qu’elle s’atténue dans d’autres pays, en France elle paraît redoubler ses ravages. Nous le savons. Nous vous avons d’ailleurs toujours répété, chers citoyens, nous avons toujours averti les masses populaires, que la guerre et le fascisme trouvaient leur élément et leur aliment dans la misère des peuples, que toute action défensive contre le fascisme et la guerre se prolonge donc nécessairement, pour être pleinement efficace, en une action offensive contre la crise. Action offensive contre la crise, contre ses effets les plus iniques et les plus cruels ? Sur ce terrain encore, le socialisme a vu clair. Ici encore, chers citoyens, nous pouvons nous targuer d’avoir apporté les idées fécondes, les projets efficaces. Ici encore, nous avons le droit de vous répéter : « C’est le socialisme qui peut apporter un soulagement à vos angoisses. Ayez confiance en nous… »

Tout le monde, je crois bien, s’accorde aujourd’hui pour définir les caractères essentiels de la crise. Ainsi qu’il advient périodiquement en régime capitaliste, l’équilibre est rompu entre la production et la consommation. Le monde est incapable de consommer tout ce qu’il est capable de produire. La quantité de richesses que l’appareil producteur est en état de créer surpasse la quantité de moyens d’achat qui permettraient à la consommation de les absorber. Cela posé d’un commun accord, il ne vous échappe pas, chers citoyens, que pour parer aux effets de la crise, deux systèmes sont concevables : ou bien diminuer la production pour l’abaisser au niveau d’une consommation réduite ; ou bien accroître la consommation pour la rehausser au niveau de la production normale.

Le premier système s’appelle la déflation. On l’a pratiqué depuis quatre ans, sous vos yeux et à vos dépens, avec une rigueur croissante. Chaque tentative échouait à son tour. Mais on ne renonçait pas pour si peu au système. On ne se disait pas : le remède est un poison. On se disait : la dose est insuffisante. Et on l’administrait par quantités encore plus massives.

La déflation, cela signifiait mettre à la raison une production dévergondée. Cela signifiait cesser les investissements, couper les crédits, diminuer le nombre des entreprises par la faillite et le nombre des travailleurs par le chômage. Cela signifiait comprimer les prix de revient privés et publics, c’est-à-dire réduire les salaires, les traitements, les pensions, les allocations de toute nature. Cela signifiait « résorber les excédents » et « assainir les marchés », c’est-à-dire détruire des outillages, des stocks, des récoltes, interdire des emblavements et des plantations. Cela signifiait « réduire le train de maison de l’État », c’est-à-dire supprimer ou comprimer à l’extrême limite tous les crédits budgétaires productifs : construction de routes ou d’écoles, subventions de toute nature aux départements et aux communes, dépenses d’assistance. La pénitence était dure, mais on vous affirmait qu’après la pénitence, le jeu nécessaire des lois économiques ramènerait la prospérité ; on vous affirmait que la réparation économique serait le produit naturel d’un équilibre budgétaire rétabli sur le papier à coups de crayon, de grattoir ou de décrets-lois.

Nous n’avons pas plus hésité, pas plus transigé, vis-à-vis de la déflation que vis-à-vis du fascisme. Nous l’avons combattue dès le premier jour. Déjà, dans notre programme électoral de 1932, nous la dénoncions comme absurde et comme funeste. Nous professions, nous, le second système. Nous affirmions qu’il fallait, non pas restreindre la production, mais accroître la consommation générale. L’autorité de l’État, nous voulions l’employer, non pas à détruire et à interdire, non pas à rationner et à borner, mais à créer et à stimuler. Nous voulions qu’elle s’appliquât à tous les centres nerveux de la vie économique pour en ranimer et en surexciter l’activité. Voilà dans quel esprit nous avons conçu le programme « constructif » qui reste le nôtre, que tous nos candidats ont développé devant vous et qui tend, essentiellement, à accroître dans le pays l’ensemble des revenus consommables : masse des salaires, masse des revenus agricoles, masse des profits commerciaux. Tous les projets positifs que nous avons déposés devant la Chambre, concourent à ce même objet, qu’ils tendent à la réduction de la journée de travail avec salaire égal, à la mise en train d’un ample plan de travaux financé par l’épargne locale, à la détente fiscale, à la prise en charge des denrées agricoles essentielles par des Offices publics et professionnels qui en revaloriseraient les cours, à la nationalisation du crédit, des industries-clés et des monopoles capitalistes. Partout nous voulions — et nous voulons encore — réinsuffler la vie dans le corps économique blessé par la crise et anémié par la déflation. Nous ajoutions — nous ajoutons encore — que le retour à une activité normale, résoudrait de lui-même le problème budgétaire, puisque le déficit n’est pas une des causes de la crise, mais l’une de ses incidences ou l’une de ses manifestations.

Aucun de vous ne l’ignore plus, chers citoyens. Les faits ont décidé entre nos contradicteurs et nous. Il n’y a plus qu’à s’incliner devant leur arrêt souverain. La déflation poursuivie en France avec une obstination de plus en plus sévère a subi, en France comme partout ailleurs, un échec total. La misère va croissant. Ni le nombre des chômeurs, ni le nombre des faillites n’a diminué. Le commerce et l’industrie s’enlisent dans le même marasme. Les cours agricoles se sont légèrement relevés, — par une coïncidence assurément fortuite avec la période électorale — mais cette hausse tardive et précaire ne profite plus au producteur. Quant au budget, les compressions de crédits ont été constamment dépassées par les moins-values de recettes. Après quinze lois ou décrets-lois de déflation, le budget de 1935 se boucle par un déficit de 7 à 8 milliards. Le budget en cours, celui de 1936, recèle un déficit au moins égal, que masquent seuls des artifices comptables. Cette fois encore, nous avons donc le droit de vous répéter : « Nous avions vu clair. Nous avons eu raison. Faites-nous confiance et venez à nous. Nous avons le droit de revendiquer devant vous deux mérites : la clairvoyance et la constance avec nous-mêmes. Nous ne nous sommes pas trompés et nous n’avons pas changé… Quand tant de choses, tant d’hommes, tant de partis changeaient autour de nous, nous sommes restés invariables dans notre ligne, dans la ligne que nous traçait la projection de notre doctrine sur la réalité. C’est dans cette voie que nous vous demandons encore aujourd’hui de nous suivre, forts de l’épreuve des faits et de l’accablante justification qu’elle nous apporte… »

Il y a une objection que je crois deviner dans votre pensée. Si nous n’avons pas changé, si nous nous présentons toujours avec le même programme, si nous soutenons toujours les mêmes revendications, alors, c’est que nous n’avons rien fait depuis quatre ans… J’entends bien. Mais quand avons-nous eu le pouvoir ? Quand avons-nous été la majorité ? Quand avons-nous détenu la prépondérance et la direction dans une majorité de coalition ? Quand a-t-on fait appel à nous, après la chute des gouvernements radicaux, pour tenter à notre tour l’entreprise dans laquelle ils avaient échoué, c’est-à-dire pour entraîner les diverses fractions des gauches dans une action commune ? Quand donc avons-nous refusé de collaborer au gouvernement sur un programme qui fût simplement le programme radical ? En 1932, au congrès de Huyghens, non seulement nous n’avons pas refusé notre collaboration, mais nous l’avons offerte.

Ces souvenirs sont demeurés dans votre mémoire. Vous vous demandez, je le sais, — et cette appréhension vient compliquer les autres — si cette fois encore, la victoire des gauches n’aboutira pas à une démonstration d’impuissance, l’impuissance à la déception, la déception à une revanche de la réaction vaincue, et par conséquent à la violation de la volonté exprimée par le suffrage universel. Sans revenir sur le passé, je puis vous répondre qu’aujourd’hui la situation est nette. Le Parti Socialiste vous réclame le pouvoir pour lui, comme c’est le droit et le devoir de tout parti politique, afin d’appliquer son propre programme. Si, comme on peut le supposer, ni lui ni aucun autre parti de gauche n’obtient à lui seul la majorité, il est prêt à entrer dans une majorité et dans un gouvernement de coalition ayant pour programme le programme commun du Rassemblement Populaire. Car voici en quoi la situation est nouvelle. Le Rassemblement Populaire existe. Son programme commun existe, portant la signature de tous les partis et de tous les groupements qui y participent. Ce programme n’est l’œuvre propre d’aucun parti, mais il contient les revendications positives qui leur sont communes à tous et qui les engagent tous. Aucun parti ne pourra plus dire : c’est trop, ou c’est trop peu. Aucun parti ne pourra plus accuser les autres de le placer devant des exigences ou des concessions impossibles. Le contrat existe, et pour notre part, nous resterons fidèles aux obligations qu’il formule ou qu’il implique. Nous ferons du programme commun la règle des désistements de second tour. Nous le considérons comme le critérium qui délimitera la majorité. Nous sommes prêts à l’appliquer au gouvernement, de concert avec les autres partis rassemblés dans le Front Populaire. Nous espérons ardemment que ces partis honoreront leur signature comme nous. Je ne veux entrer à cet égard dans aucune controverse. Je vous parle ici pour mon Parti et je ne veux parler contre aucun autre. Je me borne à rappeler en m’en félicitant, que, dans le manifeste lancé par lui il y a quelques jours, le Parti Radical maintient en termes formels son adhésion au programme commun, accepte en termes non moins formels l’engagement de prendre place dans le gouvernement qui aurait pour mandat de l’appliquer. La position officielle du Parti Radical ne laisse place à aucune équivoque. Les vérifications individuelles sont du ressort des électeurs. Si chacun fait son devoir, la victoire ne sera pas perdue. Elle déterminera l’exécution d’un programme commun — qu’assurément nous jugeons incomplet et imparfait par rapport à notre programme socialiste — mais qui, du moins, tend à la pacification européenne, comporte une action énergique contre le fascisme, et qui, sur le plan économique, tout en prévoyant le soulagement des misères les plus criantes, constate la faillite de la déflation et exprime une volonté de lutte contre l’oligarchie bancaire et industrielle qui l’avait imposée.

Voilà, chers citoyens, le message que vous adresse le Parti Socialiste. Voilà dans quelle direction il conduit son action électorale. Mais vous vous doutez bien que sa propagande va plus loin, regarde plus loin. Il ne se borne pas à suggérer les mesures dont on peut escompter le bienfait dans le cadre de la société présente. Il essaie de faire sentir à tous les hommes de bonne foi que la cause de nos communes misères réside dans un mauvais système social. Il s’efforce d’ouvrir les intelligences et les consciences à la vérité. Il en puise les preuves à pleines mains dans le spectacle que vous offre aujourd’hui le monde, dans votre propre vie, dans votre épreuve de chaque jour. Car aujourd’hui, c’est la réalité elle-même qui, partout autour de vous, inscrit en lettres de feu la démonstration de notre doctrine.

Oui, nous parviendrons à vous convaincre non seulement que le Parti Socialiste avait raison, mais que le Socialisme a raison. Ne pressentez-vous pas, déjà, que la paix ne sera définitivement assurée que lorsque le socialisme international aura réconcilié les nations comme les classes et comme les hommes, que la liberté ne sera totalement conquise que quand le socialisme aura mis fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, que l’ordre, la sécurité, le bien-être, ne régneront qu’après que le socialisme sera parvenu à faire profiter tous les hommes de la totalité des richesses que porte ou que produit l’univers ?

Le régime capitaliste est incapable d’accorder entre elles, et par conséquent de remplir, les fonctions nécessaires de toute la société humaine. Il est incapable de répartir entre les consommateurs la quantité toujours croissante de richesses que les progrès continus de la technique permettent de créer. Il est incapable de distribuer entre les travailleurs la quantité toujours décroissante de main-d’œuvre humaine que la production exige. Du progrès humain, qui devrait être une cause de bien-être et de joie, il fait une cause d’iniquité et de souffrance. Entre ses mains, la science, honneur de notre race, n’engendre plus que le gaspillage, l’avilissement, la destruction et la misère.

Un régime qui offense la raison, la moralité, qui contiendrait — je le dis pour les croyants — un outrage à la providence divine, ne saurait se survivre indéfiniment. Le socialisme lui, se refuse à mutiler les dons de la nature et les apports de l’intelligence. Il ne dira jamais : « La terre est trop abondante ; l’esprit de l’homme est trop fécond ». Il n’acceptera jamais cette alternative barbare et sacrilège entre la nature et l’homme, entre la science et la vie. Il veut faire de la machine une servante, non une ennemie. Son objet est d’accroître sans cesse le rendement de l’appareil productif, de réduire sans cesse l’apport de travail humain qu’il emploie, de répartir selon les services et selon les besoins une quantité sans cesse accrue de richesses, d’augmenter sans cesse et le bien-être et le loisir. Sa devise est : étaler sur l’humanité entière les bienfaits collectifs de la nature et du progrès.

Je ne décris pas une terre d’Utopie, un paradis de rêve. Je décris une société dont tous les éléments existent, sont rassemblés sous vos mains et qu’il suffirait de votre volonté pour réaliser. Ai-je pu vous le faire sentir ? Ai-je pu vous convaincre ou du moins vous toucher ? Alors, vous ne nous donnerez pas seulement vos voix, chers citoyens, vous nous donnerez votre appui fraternel dans l’œuvre la plus haute et la plus noble que des hommes puissent proposer aux hommes.