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L’Exercice du pouvoir/Partie I/10 mai 1936

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Gallimard (p. 29-48).

Il est inutile de rappeler ce que fût le résultat des élections. Quelques jours après — le 10 mai — le Parti Socialiste réunit un Conseil National (c’est-à-dire un congrès restreint, pouvant être convoqué plus rapidement), pour examiner la situation créée par les élections. À l’issue des débats, Léon Blum prononça le discours suivant :

Je voudrais d’abord suivant un usage que la présence d’hôtes aussi nombreux et aussi attentifs ne doit pas nous faire oublier, résumer les débats, tels qu’ils se sont déroulés depuis ce matin et indiquer à mon avis ce que sera la résolution qui vous sera soumise tout à l’heure.

Le premier sentiment que je veux exprimer c’est naturellement la joie, la joie de notre succès, la reconnaissance envers ces militants des fédérations à qui nous devons tant. Paul Faure, Lebas, tous les orateurs l’un après l’autre l’ont dit, et c’est le sentiment qu’à mon sens le Conseil National doit tout d’abord exprimer.

Il doit ensuite donner sa pensée à ceux de nos amis qu’un mauvais sort éloigne pour l’instant de notre groupe parlementaire et qui comprennent quelques-uns de nos camarades les plus aimés ou les plus utiles — et quand je dis « ou », cela ne veut pas dire que les deux épithètes s’opposent l’une a l’autre — les uns battus dès le premier tour dans des conditions souvent cruelles que je ne veux pas rappeler à l’heure présente et les autres qui se sont effacés au second tour pour rester fidèles à la discipline et aux engagements de leur Parti. J’ai déjà vu quelques-uns d’entre eux, nous en avons entendu ce matin à cette tribune. Graziani présidait notre première séance et, chez tous, avec la même noblesse, avec la même fierté, avec le même sentiment de fidélité au Parti, c’est la joie de la victoire commune qui surpasse ce qu’ils pourraient conserver au fond d’eux-mêmes de regrets et quelquefois de rancœur.

Maintenant, nous avons à examiner ensemble le devoir que ce succès nous impose. Comme l’a dit Paul Faure nous nous trouvons à la fois dans l’hypothèse prévue par nos plus anciennes décisions de congrès et par nos plus récentes résolutions de Parti. Nous avons d’une part à prendre place dans un gouvernement de Front populaire, et c’est à notre Parti que la volonté souveraine du suffrage universel en a remis la direction, et d’autre part, pour reprendre l’expression de nos décisions déjà anciennes, nous sommes l’élément prépondérant de toute majorité possible. Dans ces conditions, nous avons pu, Paul Faure, Séverac et moi-même, en restant pleinement fidèles aux résolutions que je rappelle, prendre l’initiative des déclarations que la C.A.P.[1] unanime a déjà ratifiées, que vous aurez à approuver à votre tour et auxquelles un congrès devra donner sa ratification souveraine.

La situation nous impose une autre initiative. C’est à nous maintenant qu’il appartient de proposer aux autres partis et aux autres organisations rassemblées dans le Front populaire, de prendre place avec nous dans un gouvernement commun. Nous aurons donc, aucun doute ne peut selon moi subsister à cet égard, à faire appel au Parti Radical et j’ai tout lieu d’espérer qu’il répondra à cet appel, car il est, je crois, déjà engagé par les déclarations faites officiellement en son nom au cours de la période électorale. Peut-être y aura-t-il quelques objections ou quelques rappels malicieux. Peut-être voudra-t-on dans certaines fractions du Parti Radical nous dire que l’on nous offre ce que nous avons offert nous-mêmes autrefois : le soutien, et que l’on nous refuse ce que, paraît-il, nous avons nous-mêmes refusé autrefois, c’est-à-dire la participation.

Je ne veux faire aucun rappel et, encore moins, entrer dans aucune polémique rétrospective ; je ne veux pas revenir sur un passé que vous connaissez tous, ni apporter ici des explications qui, pour vous, seraient entièrement superflues. Je n’ai même qu’une chose à dire : si la situation inverse s’était produite, si le suffrage universel avait attribué au Parti Radical un effectif plus nombreux de députés qu’au Parti Socialiste, je suis convaincu que, dans le Parti, il y aurait eu, à l’heure actuelle, une majorité certaine pour accepter la participation. Pourquoi ? Parce que le Front Populaire existe, parce que nous avons pris l’engagement, au nom de notre Parti, d’entrer dans un gouvernement qui se proposerait comme objet l’exécution du programme du Front Populaire, et que si le Parti Radical avait été, comme nous n’avions pas le droit d’en douter, fidèle à cette condition primordiale, le Parti, lui, aurait été fidèle à cet engagement. C’est cet engagement que vous avez à lui rappeler aujourd’hui. Vous avez à le rappeler au Parti de l’Union Socialiste qui nous a presque répondu d’avance. Vous avez à le proposer à nouveau à nos camarades communistes.

Sur ce point, tous les orateurs qui se sont succédés à la tribune ont émis le même sentiment qui est, sans nul doute, le sentiment unanime de ce Conseil National. Naturellement, je connais, comme vous tous, les déclarations qui ont déjà été faites ; j’ai lu, comme vous tous, la lettre que le Parti Communiste nous a adressée et qui a paru dans l’Humanité de ce matin, mais je reste convaincu néanmoins que ce Conseil National doit insister de la façon la plus pressante. Je crois qu’il doit faire valoir toute l’importance des faits nouveaux qui se sont produits depuis que préventivement, avant même les premier et second tours de scrutin, le Parti Communiste avait fait connaître ses intentions. Et ces faits nouveaux, ce n’est pas seulement l’importance d’un effectif parlementaire dépassant les prévisions les plus optimistes du Parti Communiste lui-même, c’est surtout et avant tout, selon moi, le fait que le gouvernement de Front Populaire, après le résultat des élections, est constitué non plus par le Parti Radical comme il était tout à fait naturel de le prévoir, il y a quelques semaines, mais par le Parti Socialiste, c’est-à-dire par le Parti auquel le Parti Communiste est lié, non seulement par le pacte de l’unité d’action, mais par l’espoir et la volonté de l’unité organique.

Et je ne puis m’empêcher de penser que dans la lettre qui a été adressée par le Parti Communiste, il y a, malgré tout, je ne dirai pas une contradiction, car le mot serait peut-être trop fort, mais il y a cependant quelque chose qu’il est malaisé de pleinement comprendre. Nos camarades communistes nous font savoir qu’ils restent résolus à ne pas entrer avec nous au gouvernement, et en même temps insistent pour la réalisation aussi rapide que possible de l’unité organique. Mais, est-ce que l’unité organique réalisée ne se traduirait pas au gouvernement comme ailleurs ? Est-ce qu’elle ne se traduirait pas tout d’abord au gouvernement ? Et dans la réalité des choses, n’est-il pas évident qu’une divergence de position vis-à-vis du problème de l’exercice du pouvoir, quelque effort que nous puissions faire — et je sais que le Parti le fera, de tout son pouvoir, de toute sa sincérité, — ne peut malgré tout pas servir la constitution d’une unité organique. Je crois donc que nous devons insister auprès d’eux, comme chacun l’a dit, depuis le discours de Lebas, ce matin, jusqu’au discours de Marceau Pivert, qui m’a précédé immédiatement à la tribune.

Cet appel, je pense aussi, comme l’a dit Vielle après Zyromski et après d’autres, que nous devons l’adresser à la C.G.T. réunifiée et dont la réunification est le symbole même de l’unité. Le programme commun du Front populaire, la C.G.T. réunifiée l’a expressément fait sien dans son congrès de Mulhouse, et nous devons lui demander de nous aider, de s’associer à nous, pour en assurer l’exécution.

Je crois, par conséquent, que le Conseil National devra lancer cet appel, et quand je dis qu’il devra insister, vous pensez bien que ce n’est pas pour mettre dans l’embarras des amis, des compagnons de lutte avec lesquels, quoi qu’il arrive, quelles que soient leurs décisions finales, notre amitié devra rester aussi confiante et aussi étroite. Ce n’est pas pour les placer dans cette gêne, dans ce pas difficile, mais c’est parce que, en réalité, il n’appartient ni à eux, ni à nous, ni à personne, de rompre la solidarité que les circonstances mêmes ont établie aujourd’hui entre tous les partis du Front Populaire. Aucun de ces partis ne pourrait bénéficier de l’insuccès du gouvernement. Ce n’est pas eux qui tireraient le profit de notre échec, ce seraient nos adversaires communs.

Cela est vrai des communistes, comme cela est vrai des radicaux, comme cela est vrai de tous les républicains sincères et courageux de ce pays. Nous sommes bon gré mal gré, mêlés à la même bataille, nous sommes unis, comme on le dit dans la formule anglaise du mariage, pour la bonne ou pour la mauvaise fortune ; la fortune sera bonne pour tous ou mauvaise pour tous. Je crois moi, fermement, qu’elle sera bonne. Mais en tout cas, cette solidarité inévitable dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, elle doit nous décider tous à lutter d’un même cœur pour le succès commun et par conséquent, elle doit tous nous réunir aujourd’hui dans l’action.

Sur les caractères généraux de cette action, vous me permettrez maintenant de m’expliquer, sans insister d’ailleurs sur aucun sujet, car pour vous, ce sera un rappel d’idées qui vous sont familières, que tous vous avez développées et soutenues et fait triompher au cours de la bataille électorale. Nous devrons naturellement défendre et développer les libertés démocratiques. Les élections ont eu ce premier caractère indéniable d’être la réponse du pays républicain au 6 février. Elles ont été la réponse et elles doivent être la réparation. Elles signifient premièrement et peut-être avant tout, si l’on veut les examiner dans leur ensemble, que les masses populaires de ce pays ne laisseront pas toucher aux libertés démocratiques qui sont leur bien et qui ont été leur œuvre.

Seulement, cette victoire une fois remportée, il faut en consolider les effets, il faut les rendre définitifs, il faut rendre la France invulnérable aux attaques du fascisme. Il faut la prémunir contre tout retour offensif des forces que nous avons arrêtées et sur lesquelles nous avons remporté la victoire, et cela est une tâche à elle seule plus étendue qu’on ne peut l’imaginer. Il faudra par exemple, faire circuler à nouveau l’esprit républicain dans toutes les hautes administrations de ce pays ; il faudra faire en sorte qu’un ensemble admirable de fonctionnaires dévoués corps et âme aux libertés publiques ait au sommet des chefs dignes d’eux. Il faudra en même temps accroître le rendement de l’administration publique, il faudra la rajeunir, il faudra l’adapter à des fonctions souvent presque entièrement nouvelles. Il faudra, en un mot, priver le fascisme de ses auxiliaires secrets et de ses moyens de propagande, en même temps que de ses armes.

Au dehors, nous aurons à réparer bien des dégâts, et à panser bien des blessures. Notre objectif, je crois que je peux le résumer en une courte phrase, ce sera de ranimer la confiance de l’Europe pacifique en elle-même ; ce sera de rendre à la Société des Nations sa cohésion matérielle et morale, ce sera de recréer cet esprit de solidarité internationale qui s’était reformé spontanément au mois de septembre dernier dans la joie et dans l’attente universelle ; ce sera de susciter à nouveau une espérance, une foi comme celle qui existait au premier jour de la Société des Nations, comme celle qui existait au temps du Protocole, et cette foi nous essaierons de la ranimer autour des deux idées indissolubles et de plus en plus étroitement fondues l’une dans l’autre, de l’assistance mutuelle efficace et du désarmement progressif.

Notre cher Bedouce, un de ceux qui rappellent parmi nous cette période héroïque de la propagande dont vous parlait ce matin Paul Faure, Bedouce me disait tout à l’heure : « C’est dans cette même salle qu’une assemblée du Parti Socialiste a donné son adhésion au principe de la Société des Nations. » Eh bien, nous essaierons, autour des deux idées de l’assistance efficace et du désarmement progressif, de recréer les sentiments de ce temps-là, et nous essaierons de le faire, non pas par une espèce d’acte de volonté froide, délibérée, systématique, mais par la contagion d’un enthousiasme et d’une volonté que nous éprouvons tous.

Je veux maintenant insister un peu plus longuement sur un autre chapitre, sur les difficultés que nous allons rencontrer dans l’ordre financier et dans l’ordre monétaire. Nous allons nous heurter dès le départ, nous nous heurtons presque avant le départ, à des difficultés que je ne voudrais, devant vous, ni sous-estimer ni surestimer. Je ne veux pas les dramatiser. Des gênes financières, des crises monétaires, ce sont des phénomènes très importants en eux-mêmes et par leurs répercussions de tout ordre, mais tout le même c’est moins grave que la guerre ou la paix, c’est moins grave que le chômage, c’est moins grave que la misère, c’est moins grave que les bas salaires ; si important que cela soit, cela ne touche tout de même pas à la vie profonde d’un peuple.

Je tiens aussi à dire autre chose : c’est que tout gouvernement, quel qu’il fût, se présentant à l’heure actuelle devant le Parlement, prenant le pouvoir à l’heure actuelle, après des élections dont je suppose, par une hypothèse absurde, le résultat différent, tout autre gouvernement trouverait devant lui des difficultés sinon absolument égales, du moins exactement analogues. Il me serait trop aisé d’en fournir la preuve, et nous aurons assurément l’occasion de la fournir au pays.

Quel qu’eût été le résultat des élections, d’autre part, je crois bien que la crise de spéculation sur les changes se serait cependant produite, car il y a longtemps, voyez-vous, que les spéculateurs à la baisse du franc, que les pilleurs d’épaves, guettent le terme qu’ils s’étaient eux-mêmes fixés pour cette dévaluation à laquelle nous avons toujours été, à laquelle nous restons résolument hostiles. La spéculation, la menace de la dévaluation, attirent après elles tous les calculs égoïstes et vils de ceux qui veulent tirer leur épingle du jeu. L’égoïsme consiste dans le désir de se prémunir contre le sort commun que l’on redoute, et la vilenie, elle, consiste dans la rupture de cette solidarité qui devrait unir tous les membres d’une même nation contre les mêmes risques.

Mais enfin, malgré tout, depuis la victoire électorale du Front Populaire, un élément nouveau s’est ajouté ; il s’est créé, ou l’on a créé une alarme qui pourrait devenir une panique et là-dessus, je veux aussi m’expliquer devant vous et devant les journalistes qui nous écoutent.

Je ne veux pas chercher longuement les causes. Il est possible que, depuis les élections, certaines campagnes se soient produites ; je n’en sais rien. Mais avant et pendant la période électorale, vous savez en quels termes on a fait mener la bataille contre nous. On a dit, on a répété, on a affiché sur tous les murs, on a proclamé dans tous les tracts que l’on distribuait par millions, que le Front Populaire, ce serait la guerre civile, ce serait la guerre étrangère ; on a usé et abusé de l’exemple dénaturé de l’Espagne ; on a montré d’avance la France à feu et à sang, car ce n’était pas seulement le couteau entre les dents que l’on placardait, c’était la torche à la main. On vous a montré les foyers violés, le pillage, le rapt, et voilà le spectacle avec lequel on s’est efforcé d’épouvanter l’opinion.

Eh bien, quelle est donc la réalité ? La réalité, c’est que la France est une République, c’est qu’en République la loi suprême est la loi de la majorité exprimée par le suffrage universel ; c’est qu’un gouvernement de Front Populaire va accéder au pouvoir de la façon la plus normale, la plus légale, étant d’ailleurs l’expression de la majorité la plus forte et de la volonté populaire la plus claire qui se soit peut-être exprimée depuis que la République est fondée. Non seulement, nous accéderons au pouvoir de la façon la plus régulière et la plus légale, mais nous sommes mêmes allés jusqu’à respecter l’habitude, la tradition constitutionnelle.

Quelques-uns d’entre vous, comme notre camarade Durel — qui milite aujourd’hui dans la Fédération de Lot-et-Garonne après avoir été chassé de Tunisie — comme Marceau Pivert, ont exprimé l’appréhension que dans cette conjoncture nous ayons manqué de décision et d’audace et même peut-être, à leurs yeux, de prudence. Ils pensent que sans perdre un moment, nous aurions dû au lendemain du second tour de scrutin, exiger la constitution immédiate d’un gouvernement nouveau qui fût la représentation fidèle de la majorité. Ils pensent qu’en attendant le terme normal, nous avons laissé à nos adversaires le bénéfice d’un temps précieux, que nous avons remis ainsi entre leurs mains le moyen de dresser leur piège et de miner le sol sous nos pas.

Qu’ils me permettent de leur dire que les pièges étaient tendus depuis longtemps, depuis plus longtemps qu’ils ne le croient, et que pour les travaux de sape on n’avait probablement pas attendu la dernière heure. Je comprends leurs craintes, je comprends surtout l’impatience très explicable des masses populaires, mais il y a quelque chose que je sais bien aussi, ou dont, tout au moins, je suis bien persuadé, c’est qu’en procédant autrement que nous ne l’avons fait, nous serions tombés alors dans le véritable piège ; et c’est celui que nous avons évité. Le pire danger était précisément que l’on fît flamber, en quelque sorte, le mouvement de panique qui commençait, par la démission forcée ou volontaire du gouvernement et qu’on nous plaçât devant l’obligation d’une prise de pouvoir inopinée et improvisée, au milieu du tumulte public déchaîné.

Je ne parle pas ainsi, je vous prie de le croire, par pusillanimité ; nous connaissons notre force ; mais la vraie force est patiente, elle sait rester maîtresse d’elle-même quand il le faut. Je crois donc que nous n’avons pas commis la faute ou l’erreur de jugement que l’on nous reproche, et je tiens à déclarer devant vous que, dans cette période assurément difficile, nous n’avons reculé et nous ne reculerons le cas échéant devant aucune responsabilité qui nous soit propre. Nous n’avons accepté et n’accepterons aucun partage d’autorité ou de responsabilité et nous n’aliénerons aucune parcelle de notre responsabilité. Nous n’avons donné, et d’ailleurs, il n’est que loyal de le reconnaître, on ne nous a demandé, aucun conseil, mais c’était notre intérêt, comme c’était notre devoir de continuer à calmer l’émotion publique et de faciliter l’effort loyal par lequel M. Albert Sarraut s’est efforcé de ménager une transition aussi aisée que possible entre les deux législatures et les deux gouvernements. Je manquerais à la bonne foi et à la probité si je ne faisais pas la déclaration que je viens de faire.

Mais alors je sais bien que vous pouvez me répondre : « Puisque nous avons été si sages, alors pourquoi l’émigration persiste-t-elle, pourquoi l’émigration des capitaux et quelquefois des capitalistes, pourquoi la saignée de l’or, pourquoi ces achats de devises étrangères, pourquoi, cette baisse sur les valeurs françaises ? »

En pressant de questions ceux qui nous parlent de ces alarmes publiques et de ces dangers, ils finissent par nous répondre : « Ah ! Si l’opinion est si troublée, si inquiète, c’est qu’elle ne sait rien de vos projets ; les ignorant, elle vous en prête bien entendu d’insensés, d’extravagants, de terribles. »

On ignore nos projets ! Nous avons pourtant fait ce qu’il fallait pour qu’on les connût. Nous venons de mener une campagne électorale, nous ne les avons dissimulés à personne. Dans des discours radiodiffusés, nous avons, les uns et les autres, Lebas, Vincent Auriol, Paul Faure et moi, essayé de les faire connaître à ceux que nos réunions publiques n’atteignaient pas. Mais enfin, puisqu’il paraît qu’il faut, sinon les énoncer, du moins les définir une fois de plus, eh bien, une fois de plus en effet, j’essaierai devant vous de dégager les idées communes à notre programme, au programme communiste, au programme radical, au plan de la C.G.T., au programme commun du Rassemblement Populaire.

Et ce sera par conséquent, puisque le gouvernement qui sera demain au pouvoir sera un gouvernement de Front Populaire, ce sera du même coup répandre cette lumière si impatiemment attendue sur les projets du gouvernement de demain, sur ce que seront ses efforts.

Le gouvernement de demain, ce sera un gouvernement de bien public ; ce sera un gouvernement qui essaiera de tirer, qui tirera ce pays de la torpeur, de l’anémie, de la défiance de lui-même.

Nous sortons d’une période sombre. Je ne veux ici, faire le procès de personne ; je sais que parmi les hommes qui ont gouverné depuis quatre ans, il y en a qui, de bonne foi, ont cru appliquer à la maladie sociale développée par la crise le traitement le plus efficace. Ils l’ont cru honnêtement, on peut même dire pour beaucoup d’entre eux qu’ils l’ont cru courageusement, parce qu’ils savaient malgré tout, en fin de compte, qu’ils s’exposaient à l’impopularité. Ils croyaient évidemment réussir. Or, ce n’est pas moi qui viens leur dire aujourd’hui qu’ils ont échoué, c’est le pays qui le leur a dit. Le verdict du pays est catégorique et définitif sur ce point.

Par conséquent, nous venons pour faire autre chose, nous venons pour que cela change, nous venons pour réaliser ce à quoi le pays aspire clairement : le pays est las des privations, il est las des pénitences parce qu’elles ne lui ont pas rendu la santé, parce qu’au contraire, elles ont aggravé le mal dont il souffrait, parce que, par surcroît, il sait qu’elles sont absurdes et qu’elles sont iniques, dans un moment de la civilisation où le progrès scientifique et technique au service de la justice suffirait pour tous.

Tous nos efforts vont tendre à créer, à régénérer, à stimuler au lieu de rationner, d’interdire et de détruire comme on l’a fait. L’intervention de l’État, je le répète, nous voulons l’appliquer et nous l’appliquerons à tous les centres nerveux du corps économique pour lui rendre une vigueur, pour lui rendre une allégresse, cette allégresse qu’un convalescent éprouve quand il fait ses premières sorties, et qu’il sent à nouveau le sang affluer à la surface de son corps.

Aujourd’hui, il y a des centaines et des centaines de milliers d’hommes qui ne travaillent pas, il y en a des millions qui travaillent pour des salaires de famine. Toutes les classes paysannes, tous les commerçants ont presque perdu le goût du travail parce que le travail ne leur assure plus la sécurité et ne leur assure plus cette petite parcelle de bien-être nécessaire.

Il y a la jeunesse, dont le cas est plus tragique que tous les autres, car, je peux bien le dire à mon âge, qu’est-ce que c’est que la vie sans la jeunesse, et qu’est-ce que c’est que la jeunesse quand elle ne connaît plus l’espoir ?

Nous voulons ranimer l’espoir, nous voulons lutter contre la misère, comme le disait fortement notre ami Belin dans une suite d’articles du Peuple, car il n’y a pas une seule souffrance dans le pays dont nous ne soyons solidaires, parce qu’il n’y a pas une seule d’entre elles qui ne soit le produit de l’iniquité sociale. Nous voulons rendre le goût du travail à ceux qui sont en train de le perdre. Nous voulons rouvrir les sources de la richesse, accroître la masse des revenus consommables, c’est-à-dire des salaires. Nous voulons le retour de la sécurité, et l’extension du bien-être, dans la pleine mesure où cela est possible avec le régime social à l’intérieur duquel nous allons agir.

Nous savons très bien qu’une nation ne peut pas se passer de finances saines et probes. Mais nous attendons précisément le retour à un équilibre réel et à un équilibre stable de l’accroissement de la richesse nationale, de l’accroissement de la masse des revenus consommables de la nation.

Comment donc pourrions-nous en même temps vouloir jeter ce pays dans le tumulte, dans le chaos, dans je ne sais quelle bagarre furibonde et sanglante ? Le succès de notre entreprise suppose la confiance, la vraie, non pas la confiance mercenaire, la confiance sous condition de telle ou telle catégorie de possédants, mais la confiance du pays en lui-même.

Nous voulons que la France reprenne confiance dans l’efficacité du travail, dans l’immensité de ses ressources, dans son intelligence dont elle vient presque à douter, dans ses facultés héréditaires de renouvellement et de régénération, dont tout son esprit révolutionnaire est le témoignage.

Par conséquent, notre œuvre doit être le contraire d’une destruction, d’une restriction ; elle sera, dans le sens plein et fort du terme, une construction et elle ne peut pas se réaliser sans que le pays y consacre une partie de ses ressources, sans qu’il s’ouvre par conséquent à lui-même un large crédit. Elle suppose une avance à l’allumage ; elle suppose cette espèce d’anticipation confiante sur la réalité, que l’on appelle aujourd’hui une mystique. Tout cela est incompatible avec les desseins insensés qui nous sont prêtés par la malignité perfide des uns ou la crédulité naïve des autres.

Par exemple, une des pièces essentielles de notre programme de stimulation, de re-création va être un plan d’équipement national, qui sera à la fois assez méthodique et assez vaste pour contribuer au démarrage de l’économie nationale. Nous avons émis pour ce qu’on appelle le financement de ce plan, une idée à laquelle, pour ma part, je reste extrêmement attaché. Nous avons imaginé tout à la fois de nous servir des assemblées locales pour dresser ce plan et de nous servir de ce plan pour réveiller la vie locale. Nous envisageons un appel à l’épargne locale, en spécialisant cet appel, de façon que dans telles régions déterminées, dans tels départements, dans telles villes, l’épargnant sache exactement que son apport contribuera à un travail déterminé dont il connaît l’utilité et dont il peut d’avance escompter le résultat.

Je vous demande comment nous pourrions envisager, avec la moindre chance de succès, cet appel à une épargne méfiante et susceptible entre toutes, si nous l’adressions dans une atmosphère de guerre civile, si nous avions commencé par tarir brusquement et sauvagement toutes les sources de la richesse, si nous avions jeté ce pays dans l’angoisse des crises monétaires, dont nous savons bien qu’en tout état de cause les producteurs et les travailleurs sont toujours les victimes désignées. Que pourrions-nous faire, si nous avions aggravé le poids d’une fiscalité qu’assurément nous rendrons plus juste et plus égale et que nous sommes également résolus à simplifier et à détendre avec audace ? Car nous voulons ranimer les transactions en même temps que la production. Nous voulons, dans toute la mesure du possible, réduire la marge, en grande partie fiscale, qui existe aujourd’hui entre les prix de gros et les prix de détail.

On peut penser de nous tout ce qu’on voudra, on peut nous détester, on peut nous redouter, mais enfin nous n’avons pas, jusqu’à présent, donné lieu de croire à personne que nous soyons totalement dénués d’intelligence et de raison. Nous ne pouvons pas, à la fois, vouloir cette œuvre de réfection nationale et en briser volontairement les instruments entre nos mains. Qui veut la fin veut les moyens. Nous voulons donc poursuivre cette œuvre dans l’ordre et le calme ; nous voulons le faire sans aucune arrière-pensée de vexations malignes ou de représailles haineuses et avec l’assentiment de la plus large majorité possible de tous les travailleurs de ce pays. Nous pouvons, et par conséquent nous devons attirer à nous, c’est-à-dire à la république sociale, tous ces hésitants, tous ces anxieux, tous ces errants qui cherchent et qui attendent sans savoir quoi ; enfin tous ceux qui, dans d’autres pays ont fait la force d’appoint et qui constituent encore aujourd’hui l’armée de la dictature triomphante.

Et si nous réussissons, quel est donc dans ce pays l’homme probe, l’homme laborieux qui ne profitera pas de notre réussite ? Elle nuira peut-être aux spéculateurs. Elle profitera à tous ceux qui travaillent et à tous ceux qui produisent ; et ceux qui refuseraient de se laisser convaincre par cette évidence se dénonceraient eux-mêmes comme des ennemis de la souveraineté nationale.

Je ne veux pas du tout employer ici le ton de la menace ; la menace est mauvaise quand elle est inutile. Mais il ne faut pourtant pas que personne oublie que nous ne sommes pas, comme nous aurions pu l’être dans d’autres temps, quelques hommes isolés, aventurés dans le pouvoir par suite d’un hasard parlementaire. Nous sommes maintenant autre chose. Il faut qu’on n’oublie pas qu’il y a derrière nous des masses populaires dont nous sommes les mandataires et les interprètes, des masses populaires auxquelles il n’y aurait pas besoin de faire appel deux fois si on s’insurgeait contre leur volonté. Certainement, elles ne toléreraient pas plus la résistance tortueuse que la résistance directe et ouverte à la souveraineté du suffrage universel.

Je n’emploie pas ici un langage de provocation. Je suis sûr que l’avertissement que je donne sera inutile, mais je dis simplement, je dis fermement que le peuple de France est résolu à assurer sa souveraineté et que sa force est au service de la loi républicaine.

Voilà, à grands traits, et fidèlement cependant, tout ce que nous voulons entreprendre. Nous n’aurons, ni vous ni nous, le droit d’oublier deux choses : la première c’est que nous sommes tenus d’apporter à bref délai, aux masses populaires qui attendent, des résultats à la fois substantiels et significatifs ; la seconde c’est que pour achever et parfaire, dans toute la mesure où le régime à l’intérieur duquel nous allons travailler le permet, l’œuvre que nous entreprenons, nous avons cependant besoin de temps, car c’est une œuvre de longue haleine. Il faudra durer. Pour durer longtemps, il faudra donner très vite le sentiment de la réussite, car dès que les masses populaires de ce pays auront le sentiment de la réussite et du changement, je sais qu’elles consentiront un large crédit de temps. Dès qu’elles auront vu sortir de terre les premières lignes de la construction nouvelle, dès qu’elles auront constaté l’ardente volonté des maîtres de l’œuvre, je sais que ce ne sera pas l’impatience des masses populaires qui nous gênera.

Il faut aussi savoir que ce n’est pas seulement l’avenir de notre Parti Socialiste, que c’est l’intérêt de la République elle-même qui est en cause. J’ai la certitude que tous les républicains me comprendront, comme aujourd’hui tous les socialistes réunis au Conseil National.

Et maintenant, cette fois, c’est à vous et à vous seuls que je m’adresse. Je veux finir par un vœu personnel. Je sais que vous m’avez déjà, vous, investi, en attendant des investitures plus officielles. Dans une bataille comme celle-là, il faut un chef : il faut que le commandement soit exercé sous votre contrôle permanent, mais dans sa plénitude. Je ne vous ai jamais tenu un langage comme celui-là. Vous savez que le crédit que je peux posséder auprès de vous, auprès du Parti, je l’ai dû, au contraire, à un effort constant de conciliation et de persuasion.

Aujourd’hui, c’est autre chose. Il faut que devant les circonstances nouvelles, un autre homme se réveille dans un homme. Je sais que sans distinction aucune, votre confiance en moi est entière. Je la mérite et je la mériterai.

Je ne sais pas si j’ai les qualités d’un chef dans une bataille aussi difficile ; je ne peux pas le savoir, pas plus exactement qu’aucun de vous. C’est une épreuve que vous ferez sur moi et que je ferai sur moi-même. Mais il y a quelque chose qui ne me manquera jamais, c’est la résolution, c’est le courage, et c’est la fidélité.

Et puis, je veux vous dire encore que je ne me présente pas à vous aujourd’hui comme un homme déjà accablé d’avance sous le poids des charges et des responsabilités, bien que, croyez-le, je les connaisse. Je ne viens pas ici en vous disant : « Éloignez de moi ce calice, je n’ai pas voulu cela, je n’ai pas demandé cela ». Si, si, j’ai demandé cela, et j’ai voulu cela, parce que cela c’est la victoire de notre Parti au sein d’une victoire républicaine.

Peut-être quelques-uns d’entre vous se rappellent-ils les paroles que j’ai prononcées il y a quatre ans, dans des circonstances presque symétriques, à notre congrès de Huyghens. Je vous disais : « Nous n’avons pas été le groupe le plus nombreux de la majorité et je le déplore. Je le déplore parce que, en dépit de toutes les difficultés qui nous attendent et qui nous guettent, ç’aurait été une belle chose que de voir quelques hommes essayer de servir l’intérêt de leur pays en restant fidèles à la doctrine de leur Parti. »

Eh bien, ce sont ces heures-là que j’attendais et que j’ai vues venir avec joie, car à côté des difficultés, il y a vous, il y a votre amitié, il y a votre confiance, il y a l’élan du peuple admirable qui s’est manifesté dans ces élections avec une force inconnue. Cette discipline aux élections dernières, cette discipline si exacte, qui a stupéfié tout le monde, ce n’était pas une discipline imposée du dehors, mais une discipline libre et volontaire, voulue par le peuple lui-même. En dépit de toutes les manœuvres, de tous les mensonges, de toutes les pressions, il était résolu à dire ce qu’il ne voulait pas et ce qu’il voulait ; il a signifié sa volonté avec une clarté telle que personne ne peut plus maintenant se dérober.

Cet enthousiasme dans les masses populaires se traduit par les lettres que nous recevons par monceaux les uns et les autres, et qui montrent tout ce qu’il y a d’ardent et de magnifique dans l’espoir qui s’attache à l’œuvre que nous allons entreprendre. Et même en dehors de nous, dans les cercles de l’opinion moyenne, il y a des ennemis certes, nous les connaissons et nous ne nous laisserons pas duper par eux, mais il y a aussi ceux qui attendent, il y a ceux qui attendent avec ce sentiment étrange, que j’essayais d’analyser l’autre soir devant les camarades de la C.A.P., qui est fait à la fois d’inquiétude, peut-être d’émoi, mais aussi d’attente et d’espérance. Un député qui n’est pas des nôtres, me disait, il y a quelques matins : « Allez-y ! La France vous attend. Elle vous attend avec inquiétude ; mais, voyez-vous, elle est inquiète comme une jeune mariée. »

Tout cela, ce sera notre force. Tout cela, je le sais bien, il serait périlleux et tragique de le décevoir. Mais si nous restons unis, serrés les uns contre les autres, avec cette amitié confiante que tous ici ont exprimée dans leurs discours, si nous savons être à la fois comme nous le devons, sages et audacieux, alors nous remporterons la victoire. Et ce sera, dans ce pays, non seulement la victoire de la liberté sur le fascisme, mais la victoire de la justice sociale et de l’ordre sur l’iniquité et le désordre !


  1. C.A.P. Commission Administrative Permanente, organe directeur du Parti Socialiste dans l’intervalle des Conseils Nationaux et des Congrès.