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L’Exercice du pouvoir/Partie I/31 mai 1936

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Gallimard (p. 49-65).

Les négociations en vue de la formation du gouvernement se poursuivirent entre les partis dans le courant du mois de mai. Le Congrès, l’organisme souverain du Parti Socialiste S.F.I.O., se réunit à Paris le 31 mai. Il donna mandat à Léon Blum de former le nouveau gouvernement, après avoir applaudi le discours où celui-ci développait et précisait son programme :

Il y a quatre ans, au lendemain des élections, nous avions eu à délibérer pour déterminer la position de notre parti en face d’une majorité républicaine dont le parti radical formait l’élément prépondérant, et nous avions, alors, décidé de lui accorder notre collaboration sur la base d’un programme, que nous avions déterminé ici même et qui garda le nom de cahiers de Huyghens.

Si les choses s’étaient passées de la même façon aux élections de 1936, vous seriez réunis aujourd’hui pour délibérer sur la question de savoir si le Parti Socialiste accorderait sa collaboration à un gouvernement radical.

Je crois que je suis sûr de votre réponse, qui aurait été affirmative ; et vous n’auriez pas eu, comme il y a quatre ans, à délibérer sur les termes du contrat, qui se trouverait à la base de cette collaboration, puisque, cette fois, et c’était la grande nouveauté de la situation politique des dernières élections, le contrat existait préalablement. Il y avait d’avance un programme commun, rédigé, souscrit, signé par tous les partis groupés dans le Front Populaire.

Les choses ne se sont pas passées comme on l’avait prévu, peut-être en partie chez nous, sûrement, hors de chez nous. C’est nous qui nous trouvons, aujourd’hui, nous Parti Socialiste, l’élément le plus important de la majorité de Front Populaire ; et le point sur lequel vous avez à délibérer aujourd’hui, ce n’est plus de savoir si vous accorderez votre collaboration à un gouvernement formé par d’autres partis, mais si vous accepterez, ou si vous revendiquerez, pour le Parti Socialiste, la direction du gouvernement de Front Populaire qui doit nécessairement se former, conformément à la volonté exprimée par le souverain de ce pays, qui s’appelle le suffrage universel.

Mes chers camarades, cette question, je n’ai pas eu l’impression que, jusqu’à présent, elle donnât lieu à de grands débats entre nous. Je crois qu’elle a été réglée d’avance. Nous sommes, comme Paul Faure nous l’a montré, restés dans le cadre de notre légalité la plus ancienne et la plus récente, de notre légalité d’il y a dix ans et de notre légalité des mois derniers, d’avant et d’après la constitution du Front Populaire ; nous sommes, comme le prévoyaient les anciennes résolutions, l’élément prépondérant de toute majorité républicaine possible et, d’autre part, nous avons à diriger l’application du programme commun auquel nous avons souscrit et auquel nous entendons maintenir notre engagement.

La C.A.P. a déjà décidé spontanément. Le Conseil National a ratifié et a fait sienne la décision de la C.A.P. Je pense qu’il n’y a pas le moindre doute que le Congrès unanime ratifie à son tour, sur ce point, la décision du Conseil National, et l’on peut dire que c’est de votre décision que sortira le gouvernement de Front Populaire à direction socialiste.

Je dis gouvernement de « Front populaire », et je tiens à maintenir expressément cette formule. Le Conseil national avait chargé le bureau du Parti, et le bureau du Parti, à son tour, nous avait chargés, Paul Faure et moi, de démarches dont vous connaissez tous le résultat, mais dont il est naturel, cependant, qu’il vous soit rendu rapidement compte. Le Conseil National avait décidé une offre générale à tous les partis politiques adhérant au Front populaire. Il avait décidé une offre particulière, ou plutôt, une offre assortie d’arguments particuliers au Parti Communiste et à la C.G.T.

Vous savez quelles ont été, d’une part, les réponses du Parti Radical et du parti de l’Union républicaine et socialiste, quelles ont été, d’autre part, les réponses du Parti Communiste et de la C.G.T. réunifiée.

Le Parti Radical nous a assurés de son concours, concours de parti. Je n’insiste pas davantage. L’Union républicaine socialiste nous a donné la même assurance. Le Parti Communiste n’a pas cru pouvoir accepter nos offres de collaboration, tout en nous promettant son soutien le plus loyal, le plus constant et le plus fidèle. La C.G.T., n’a pas cru devoir nous accorder son concours sous la forme d’une coopération gouvernementale, mais, sous des formes à déterminer entre nous, son soutien le plus cordial et, selon sa propre expression, le plus fraternel.

Nous allons donc, le Parti Socialiste va donc constituer le gouvernement, dans lequel, il est vrai, toutes les forces politiques représentées dans le Front Populaire ne figureront pas. Mais nous avons le droit et le devoir d’affirmer cependant que ce sera bien un gouvernement de Front Populaire, puisque après tout, si tous les partis qui y sont compris n’y figurent pas, c’est par leur volonté, et non par la nôtre. C’est le mouvement de Front Populaire qui a porté au parlement cette majorité dont nous allons être l’expression ; et le programme du gouvernement sera précisément ce programme commun du Front Populaire, que nous prenons devant le pays l’engagement solennel d’exécuter.

Gouvernement de Front Populaire et, par là même, gouvernement nouveau, parce que la force populaire à laquelle il correspond est, dans ce pays, quelque chose de nouveau, parce qu’il représente, à côté des partis organisés, un courant et une conjonction de forces qui, jusqu’à présent, n’existaient pas. Gouvernement nouveau, nous avons bien le droit de le dire, par notre présence, puisqu’enfin c’est quelque chose de nouveau dans ce pays que les socialistes s’y trouvent. Dans d’autres pays, c’est une habitude. En France, il se trouve — et je ne crois pas que nous ayons lieu de le regretter à l’heure présente — que c’est une puissante nouveauté, que c’est un fait politique ayant, par lui-même, un accent et une signification puissante. Le Gouvernement sera nouveau par notre présence ; il sera nouveau par sa configuration ; il sera nouveau par ses méthodes d’action ; et il sera nouveau par le caractère de cette action même.

Sur ce dernier point, sur le caractère de notre action, même après le discours de Paul Faure, je voudrais insister à mon tour, en quelques mots.

Nous avons mené, tous ensemble, la campagne électorale, car ce Congrès ne contient que des élus ou des militants ayant participé ensemble, sur le même plan, à la dernière bataille. Devant le pays, nous avons tous tenu le même langage. Nous avons tous développé, à côté des mesures précises, inscrites dans notre programme, les justifications théoriques qui les appuyaient.

Nous avons, au cours de toute notre propagande, tiré de l’analyse de la crise économique la condamnation du régime social actuel. Nous avons montré qu’il était incapable de remplir les fonctions de toute société concevable, de toute société raisonnable, qu’il était incapable de distribuer entre les consommateurs la masse des richesses qu’il pouvait créer. Nous avons montré qu’il était incapable de répartir, entre la masse des travailleurs, les quantités de main-d’œuvre que la production exige. Nous avons montré qu’il était incapable de faire bénéficier l’ensemble des hommes qui, pourtant, en sont bien, cette fois, sans contredit, les propriétaires collectifs, du progrès accumulé, de la science, de la technique, de tout ce qu’on appelle la civilisation. Nous avons dit cela, et nous en avons conclu qu’à cette société, notre effort devait tendre à substituer une société autre, foncièrement différente, qui instituerait l’ordre et la raison là où nous ne voyons que contradiction et chaos.

Nous continuons à penser tout cela, et je pense qu’il n’y a pas un homme, dans cette salle, qui ne continue à penser cela, et qui ne soit prêt à répéter cela. Notre mission, qui est précisément de construire cette société nouvelle, elle ne varie pas. Ce n’est pas l’événement politique d’hier, ce n’est pas l’événement politique de demain qui la transformeront. La tâche du Parti Socialiste reste la même. Mais je veux le dire, avec la même franchise et la même clarté, la tâche présente du gouvernement de Front Populaire dont vous revendiquez la direction, et à la direction duquel vous déléguerez des membres du Parti Socialiste, cette tâche-là est différente ; elle est différente en tout cas dans le temps.

Marcelle Pommera l’a rappelé tout à l’heure, avec une justesse parfaite : nous n’avons pas eu la majorité aux dernières élections. Non seulement le Parti Socialiste n’a pas eu la majorité, mais les partis prolétariens ne l’ont pas eue davantage. Il n’y a pas de majorité socialiste, il n’y a pas de majorité prolétarienne, il y a la majorité du Front populaire, dont le programme du Front populaire est le lieu géométrique. Notre mandat, notre devoir, c’est d’accomplir et d’exécuter ce programme. Il s’ensuit, je l’ai déjà dit au Conseil National — vous m’excuserez si je reprends la même formule — il s’ensuit que nous agirons à l’intérieur du régime actuel, de ce même régime dont nous avons démontré les contradictions et l’iniquité au cours de notre campagne électorale. C’est cela l’objet de notre expérience, et le vrai problème que cette expérience va poser, c’est le problème de savoir si, de ce régime social, il est possible d’extraire la quantité d’ordre, de bien-être, de sécurité, de justice, qu’il peut comporter pour la masse des travailleurs et des producteurs.

Voilà le problème, il n’est pas grave seulement pour nous, croyez-moi. Il s’agit, en somme, de savoir s’il est possible, dans le cadre du régime actuel, d’assurer un soulagement suffisant aux misères de ceux qui souffrent. Il s’agit de savoir si, par une action accomplie à l’intérieur du régime actuel, il est possible de préparer, dans les esprits et dans les choses, l’avènement inévitable du régime qui reste notre fait et notre but. Voilà comment, franchement, devant nous-mêmes et devant le pays, nous devons poser le problème. Est-ce qu’on a le droit d’interpréter une telle action en disant : vous allez sauver la société bourgeoise ? Je l’ai dit déjà et je le répéterai encore, la ruine de la société bourgeoise, est, en réalité, déjà une chose accomplie. Elle est peut-être dans le passé autant et plus que dans l’avenir. La ruine du régime social, ce n’est pas la ruine matérielle, ce n’est pas l’incendie, ce n’est pas le sang qui coule, ce n’est pas les torches fumantes secouées au-dessus des cadavres. Le régime social est ruiné quand il est entré en contradiction irrémissible avec lui-même. Il est ruiné, suivant une formule de Marx, que Séverac rappelle avec prédilection, quand les nécessités de la production sont devenues incompatibles avec le régime juridique de propriété qu’il a créé ; il est ruiné quand il est entré en conflit avec les exigences à la fois élémentaires et éternelles de l’intelligence et de la moralité humaines.

La question que notre expérience pose devant la nation, encore plus que devant le Parti, c’est de savoir comment le changement se fera. La question est de savoir s’il y a une possibilité qu’il s’exécute, je le répète, paisiblement et amiablement. La question est de savoir s’il est possible, à l’intérieur même de la société telle qu’elle existe, de procurer dès à présent un soulagement suffisant à ceux qui souffrent.

Je n’envisage pas un instant la possibilité d’un échec. Si je parle d’échec, et si j’en émets l’hypothèse, ce n’est que pour donner à ma pensée une expression logique complète. Mais s’il se trouvait que nous échouions, s’il se trouvait que des résistances insurmontables nous obligent à constater qu’il est impossible d’amender du dedans la société actuelle, qu’il est impossible d’exécuter, dès à présent, cette œuvre de salut nécessaire pour la nation tout entière, je serais, moi, alors, le premier à venir vous le dire.

Je serais le premier à venir vous dire : c’était une chimère, c’était un rêve vain, il n’y a rien à faire de cette société telle qu’elle est, on ne peut rien en attendre, les résistances de l’égoïsme ou de la routine, ou de l’intérêt, sont insurmontables. Je serais le premier à venir vous dire pourquoi, et comment nous avons échoué, et quelles conséquences vous devez en tirer.

Je ne vous parle pas comme un homme à qui les difficultés de la tâche échappent ou soient insensibles. Je les connaissais déjà, je les connais peut-être encore mieux depuis quelques semaines.

Déjà, au Conseil National, j’avais eu l’occasion de vous entretenir des premières difficultés auxquelles nous nous heurtions avant même d’approcher du pouvoir. Je vous avais parlé de la panique monétaire. Vous savez que depuis lors il y a eu, dans le développement de cette panique, une rémission, et que les choses se sont, au moins pour l’instant, arrêtées. Mais nous nous trouverons assurément en face de cette difficulté supplémentaire d’une large émigration de capitaux ajoutée à une thésaurisation intérieure qui était déjà depuis longtemps un fait accompli.

Je ne veux pas insister là-dessus, mais je voudrais dire un mot, car c’est mon devoir, de cette espèce de panique sociale qui, au cours de ces derniers jours, est venue remplacer la panique monétaire.

Vous savez ce qui s’était passé. Vous avez pu juger par vous-mêmes de quels commentaires les faits étaient entourés. C’était, bien entendu, un thème facile. On disait dans les journaux — bien que la presse ait été dirigée, je dois le reconnaître, avec une savante prudence — on disait dans les couloirs de la Chambre :

« Comment ? n’est-ce pas vraiment extraordinaire ? Voilà des ouvriers qui viennent demander aux patrons la semaine de 40 heures et des congés payés. Mais ne viennent-ils pas de pousser au pouvoir avec la grande vague du Front Populaire, un gouvernement dont, assurément les premiers actes seront de demander au Parlement le vote de la loi de 40 heures et les congés payés ?… »

On disait encore, en nous entourant d’une compassion dont nous sommes tout à fait touchés et dont nous remercions ceux qui l’exprimaient : « Faites bien attention à vos alliés de gauche. Vous voyez le coup qu’ils vous ont déjà ménagé. Vous en verrez bien d’autres. Vous êtes, dès à présent, leurs prisonniers. Cette opération-là, cette opération de grève, c’est eux qui l’ont déclenchée pour vous mettre en difficulté, ou pour mettre déjà la main sur vous. »

On est allé plus loin. On est allé jusqu’à soupçonner la C.G.T. elle-même, jusqu’à dire : « La C.G.T. ne se contente pas de refuser sa collaboration ministérielle au Parti Socialiste, mais voilà déjà qu’elle lui joue un mauvais tour, pour mieux lui faire sentir sa puissance. »

Des hommes comme vous, vivant côte à côte et cœur à cœur avec la classe ouvrière, habitués à pénétrer tout le problème de la vie et de la lutte ouvrière, savent que cela n’est pas. Il est cependant nécessaire de rétablir la vérité.

D’abord dans les faits. On a évoqué l’exemple tout récent de l’Espagne, l’exemple beaucoup plus lointain de l’Italie. On a parlé d’usines prises d’assaut. Il n’y a pas eu appropriation des usines par la classe ouvrière. Il y a eu occupation des lieux de travail par les ouvriers en grève. Cette tactique, elle n’est pas aussi nouvelle qu’on l’a cru. Elle a été déjà appliquée, par exemple, voici des mois, dans la région du Nord. Elle répond à une des particularités de la bataille ouvrière en période de chômage. C’est qu’en période de chômage, le lock-out est facile et qu’il est toujours possible aux patrons de remplacer, par cette demande de travail surabondante qui s’installe partout, les ouvriers en grève.

Mais enfin, cela ne touche qu’à des explications de fait, et je voudrais devant vous — car ce sont des choses qu’il faut que nous examinions entre nous — toucher plus à fond le problème.

Ce qu’il est nécessaire que nous comprenions bien, pour le faire comprendre autour de nous, c’est qu’il est et qu’il sera toujours impossible à la classe ouvrière de dissocier, d’une façon complète, son action directe de classe de son action politique et d’arrêter ou de freiner complètement l’une par la raison que l’on constate un progrès de l’autre.

Bien loin de là, c’est un fait d’expérience et qu’en même temps la réflexion confirme : à un progrès de l’action politique correspond toujours à peu près nécessairement une recrudescence de l’action directe de la classe ouvrière. Il est parfaitement naturel, parfaitement explicable, surtout au sortir d’une longue période de misères et de souffrances, que la victoire remportée sur le terrain politique crée dans la classe ouvrière une impatience de voir réaliser les réformes mêmes que sa victoire lui permet d’espérer.

Ce sont là de très simples vérités, et elles sont d’une application encore moins facilement évitable, lorsque les événements se placent, comme aujourd’hui, au sortir d’une crise prolongée qui a, tout à la fois, agi sur le taux des salaires, sur les conditions du travail et sur le droit syndical, c’est-à-dire sur les relations entre les ouvriers d’une entreprise et le patronat.

Il faut dire clairement cela. Mais en revanche, il y a quelque chose que nous devons aussi nous dire à nous-mêmes, en présence de mouvements comme ceux-là, c’est qu’ils doivent, en tout état de cause, rester sous la direction et sous le contrôle de l’organisation syndicale autonome ; qu’en tout état de cause, nous devons nous garder, pour notre part, d’agir en sorte qu’ils puissent échapper, dépasser le contrôle et la direction de l’organisation syndicale. Et, de même que nous devons nous efforcer de donner à l’opinion publique l’intelligence des mouvements ouvriers, c’est aussi notre rôle de nous tourner vers les masses ouvrières, et de leur montrer à quel point leur confiance explicite, formelle et constante, nous est nécessaire.

Nos débats d’il y a dix ans sur la participation, ces débats dans lesquels se sont succédé à la tribune presque tous ceux qui sont sur cette estrade ou dans cette assemblée, ces débats, voyez-vous, le problème qu’ils posaient n’est pas complètement éliminé par les circonstances actuelles.

Au fond, que disions-nous, quand nous montrions au Parti socialiste ce qu’il pouvait redouter de la participation ? Nous lui disions : exercice du pouvoir dans le cadre de la société capitaliste, c’est une chose, conquête révolutionnaire du pouvoir, c’en est une autre.

N’y a-t-il pas à craindre que la classe ouvrière ne confonde l’une avec l’autre, qu’elle n’attende de l’exercice du pouvoir tout ce que doit, légitimement et nécessairement, lui procurer sa conquête ?

Eh bien, nous exercerons le pouvoir, nous ne l’avons pas conquis. Nous l’exercerons et même nous ne l’exercerons pas seuls, nous l’exercerons en société. Nous ne pouvons pas faire autre chose que de préparer, je le répète, dans les esprits et dans les choses, l’avènement du régime social qu’il n’est pas encore en notre pouvoir de réaliser à l’heure actuelle.

C’est cela le problème, et c’est cela qu’il faudra que tous ensemble, par tous les moyens de persuasion dont nous pouvons disposer, unis les uns et les autres par cette vérité commune, nous fassions comprendre aux masses ouvrières, si elles étaient disposées à l’oublier — ce dont je ne suis nullement sûr à l’heure actuelle, car cette confiance que nous demandons, je crois que nous la possédons.

Certes, pour une telle tâche, il aurait mieux valu que, dans le gouvernement, toutes les forces prolétariennes fussent représentées, et c’est là, dans cet exemple, qu’on sent peut-être le plus vivement, le plus clairement, la force de ces raisons particulières que le Conseil National nous avait chargé de faire valoir auprès de nos camarades communistes.

Oui, nous serions sans doute plus puissants, plus persuasifs auprès de la classe ouvrière, si rien ne permettait d’envisager ou de présumer, même sous la forme de conjectures, une divergence de vues quelconque entre les diverses formes, les divers organes de la classe ouvrière, organisée politiquement ou corporativement dans le pays.

Cela ajoute à la difficulté. Vis-à-vis de cette difficulté, notre ressource sera la même que vis-à-vis de toutes les autres.

Je rappelle la formule par laquelle Bracke avait clos les débats de notre Conseil National. Ces « difficultés heureuses », ces « difficultés bienvenues et espérées », nous essayerons de les résoudre par l’action, par l’action rapide, par l’action énergique, sans oublier que notre action est une action de longue haleine, mais en persuadant la classe ouvrière, par des résultats certains, que nous sommes dignes et que nous deviendrons chaque jour plus dignes de la confiance qu’elle nous a donnée.

Et d’ailleurs, si nous n’avons pas la collaboration gouvernementale et le partage égal des responsabilités avec les autres formes de l’organisation prolétarienne dans ce pays, nous avons du moins des assurances, comme je le rappelais tout à l’heure.

Nous avons la promesse, l’engagement pris par le Parti Communiste, dans des termes qui semblent calculés d’avance, de telle sorte qu’on n’en puisse imaginer de plus formels et de plus rigoureux.

Nous avons, du côté de la C.G.T., la promesse d’une collaboration active, dont Paul Faure et moi, il n’y a pas deux jours, nous étudiions les modalités avec ses représentants autorisés et nous avons tout lieu, je vous l’assure, d’en espérer le profit le plus large et le plus heureux pour la classe ouvrière.

Nous avons aussi, dans cet effort, une garantie plus forte que toutes les autres. La bataille que nous engageons, le Parti Socialiste sera seul, comme organisation prolétarienne, à la conduire. Mais ceux qui ne seront pas à nos côtés pour la diriger, y seront cependant intéressés autant que nous. Personne ne peut se faire d’illusions à cet égard, et je suis convaincu que personne ne s’en fait.

C’est un brocard familier aux journaux de réaction de parler des Kerensky qui font le lit des Lénine. Bien que je ne veuille émettre sur un proscrit aucun jugement blessant, je dirai cependant que j’espère bien que le gouvernement que va constituer le Parti Socialiste, ne sera pas le gouvernement Kerensky. Mais, le serait-il, croyez bien que dans la France d’aujourd’hui, ce n’est pas Lénine qui lui succéderait.

La cause est commune à tous, l’intérêt est le même pour tous. Le danger, le cas échéant, serait égal pour tous.

Nul, chez nous, n’a jamais eu le moindre dessein de forcer l’autonomie de la Confédération Générale du Travail et son indépendance nécessaire vis-à-vis des luttes politiques. Mais l’expérience des autres pays suffit pour nous convaincre que dans toutes les révolutions, fascistes ou racistes, l’organisation corporative de la classe ouvrière a été visée peut-être plus directement encore que les organisations politiques, que la destruction des institutions ouvrières a été le but autant et plus que la destruction des partis, et cela est facilement concevable si l’on veut bien se souvenir qu’en fait, tout au moins à leurs débuts, les mouvements auxquels je fais allusion ont été dans la dépendance étroite de l’oligarchie capitaliste qui les suscitait ou les dirigeait.

Et maintenant, permettez-moi une dernière observation sur un sujet qui a été traité à la tribune par plusieurs orateurs.

En effet, un problème nouveau — tout est nouveau — va se poser pour le Parti Socialiste. C’est le problème de ses rapports de parti avec le gouvernement que ses délégués seront appelés à constituer et à diriger.

J’ai dit hier matin à mes camarades de la Chambre des Députés, en présidant la séance où nous avions la joie de recevoir nos 75 nouveaux élus, et où nous avions en même temps la tristesse de constater l’absence de quelques camarades tendrement aimés de nous, je leur ai dit que, sur ce point comme sur tous les autres, nous aurions à résoudre par l’action ces contradictions qui sont la loi de toute action humaine.

Nous aurons à être hardis et à être sages. Nous aurons à accomplir une œuvre de longue haleine et à produire aussitôt sur la vie nationale des résultats tangibles, saisissants, substantiels, significatifs. Nous aurons à trouver les modes d’une action gouvernementale rapide, tout en maintenant dans leur plénitude les droits de la souveraineté nationale.

Nous aurons à résoudre toutes ces contradictions dans nos rapports de gouvernement et de parti et nous aurons à en résoudre une de plus.

En effet, il faut avant tout que le Parti ne s’imagine pas une seule minute que sa vie va désormais être concentrée et absorbée dans la vie et dans l’action gouvernementale. Le Parti, obéissant aux règles qu’il s’est posées à lui-même, accepte un mandat, charge des camarades de l’exécuter, mais lui, Parti, continue. Il continue tel qu’il est, avec sa vie propre, avec sa fonction propre et rien de tout cela ne doit être affaibli, bien au contraire. Je vous ai dit tout à l’heure que j’écartais de ma pensée l’hypothèse d’un échec. Si cela se produisait malgré tout, le Parti pourrait en être affaibli temporairement, momentanément. Mais l’erreur ou la faiblesse ou le malheur de quelques hommes n’aurait détruit ni la nécessité, ni la vérité de la doctrine socialiste ; le Parti resterait dans sa vérité et dans sa nécessité.

Mais en même temps, c’est l’autre terme de la contradiction, il faut qu’entre les socialistes délégués à ce gouvernement et le Parti, la solidarité soit totale. Je vous déclare, en ce qui me concerne, que je suis résolu à tout affronter, sauf une chose : une mésintelligence avec le parti ou une mésintelligence avec l’ensemble de la classe ouvrière. Là serait le seul obstacle insurmontable et qu’en ce qui me concerne je ne voudrais pas surmonter.

Mais cette contradiction-là, elle se résoudra comme les autres, dans l’action quotidienne, dans le contact quotidien. Elle se résoudra parce que nous sommes le Parti que nous sommes. Elle se résoudra parce que, dans ce Parti, nous sommes les amis que nous sommes.

Si quelque chose me pénètre depuis quelques semaines, d’émotion et je peux dire de gratitude, c’est de sentir que cette amitié existe chez vous tous au même degré, quelles qu’aient pu être et quelles que puissent être encore, dans les positions de parti, les dissidences et les oppositions.

La contradiction sera résolue, parce qu’il y a entre nous la communauté de la tâche accomplie hier, et la communauté du même espoir pour demain, parce que nous sommes ce que nous sommes et que nous le resterons tous, à quelque poste de travail que vous nous ayez placés.

Voilà l’essentiel de ce que je voulais vous dire. À la fin de mon discours au Conseil National, je vous rappelais les paroles que j’avais prononcées ici même à cette tribune, il y a quatre ans, et où j’exprimais mon regret, sans égoïsme, que le suffrage universel ne nous eût pas permis, dès cette époque, d’assumer la tâche que nous sommes chargés en ce moment d’assumer.

Aujourd’hui, j’éprouve la joie et l’allégresse la plus profonde, en pensant que c’est la victoire de notre Parti au sein d’une victoire de la République et de la Démocratie qui va nous investir. Vous serez là pour nous donner l’appui et le réconfort.

Ce réconfort, nous le trouvons aussi dans les voix qui nous sont venues de l’Internationale. Bracke vous a dit qu’à la dernière réunion de Bruxelles, chacune des sections de l’Internationale, qui avait déjà accueilli comme une victoire de la liberté et de la démocratie dans l’Europe entière, la constitution même du Front Populaire, avait accueilli son triomphe électoral comme un gage pour tous.

Cet espoir, je peux dire qu’il n’existe pas seulement dans les autres sections de l’Internationale à laquelle nous appartenons. Je crois qu’il existe aussi dans l’Europe entière. Je crois que l’Europe entière sent que la voix de la France pourra s’exprimer avec une puissance accrue, lorsque la France aura pour interprètes des hommes qui ont, chaque fois qu’il l’a fallu, risqué leur vie pour leur idéal.

Je crois pouvoir dire que notre voix a plus de chances d’être entendue. Et je crois aussi que nous, socialistes internationalistes, qui resterons fidèle à l’Internationale comme à notre Parti, nous aurons qualité plus que d’autres pour faire sentir que la paix telle que nous la concevons et la voulons, est une paix de justice et d’égalité, une paix totale, réelle, une paix indivisible, une paix effective, et, pour tout dire, une paix désarmée.

Et en France même, en dehors de notre Parti, en dehors des autres partis prolétariens, en dehors des masses qui ont voté il y a un mois pour le Front Populaire, je m’en rends compte aussi, c’est l’attente immense de quelque chose qui rajeunisse, ranime la vieille nation historique, lourde à force d’être accablée sous les gloires de son passé et à qui il faut enfin rendre ce qui peut lui manquer, c’est-à-dire le sens et la volonté de l’avenir.

Nous avons le droit de nous exprimer ici avec fierté, avec joie et avec allégresse. Camarades, ai-je besoin de prendre des engagements vis-à-vis de vous ? Ai-je besoin de vous dire que tous les camarades que vous déléguerez au gouvernement resteront des serviteurs fidèles du Parti ? Ai-je besoin de vous dire qu’ils resteront demain ce qu’ils étaient hier, qu’ils entendent remplir tous les engagements que vous, Parti, vous avez contractés en signant le programme du Front Populaire et tous ceux qu’ils ont contractés vis-à-vis de vous ?

Je sais que nous n’avons pas besoin de vous le dire. Mais moi, j’ai besoin de vous le répéter. C’est ce sentiment-là, ce sentiment de communion profonde avec vous qui fait et qui continuera à faire notre force.

Nous allons partir dans l’action dans quelques jours ; nous allons travailler et lutter de notre mieux. Mais, j’en prends d’avance l’engagement, nous ferons tout pour être dignes du mandat que vous nous confiez. Nous ferons tout pour que les promesses faites au pays deviennent une réalité. Nous ferons tout pour mettre notre courage et notre volonté à la hauteur de la tâche, nous ferons tout pour que la victoire remportée par le Front Populaire soit déjà une première victoire du Socialisme.