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L’Exercice du pouvoir/Partie II/6 juin 1936

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Gallimard (p. 77-86).

La question des conflits du travail fit l’objet de nombreuses interpellations, lors de la séance de la Chambre du 6 juin, après la déclaration ministérielle. Dans sa réplique, avant le vote de confiance, Léon Blum exposa clairement sa pensée à ce sujet.

… Je veux maintenant toucher un sujet plus précis : je veux parler de ces conflits du travail qui, de la région parisienne, ont gagné la région du Nord et d’autres points de la France.

C’est une situation sérieuse, qu’il faut envisager avec sang-froid, en se prémunissant de son mieux contre les nouvelles parfois altérées ou forgées, circulant sous toutes les formes et par tous les moyens, et en se défendant de son mieux de ce que j’appellerai l’esprit d’alarme ou l’esprit de panique.

Je dirai ce que j’en pense à la Chambre. Je le dirai sur le même ton que j’ai employé tout à l’heure, en pleine franchise et en pleine liberté d’esprit, sans que personne ici puisse attendre de moi quelque chose qui ressemble à un désaveu d’une fraction de la classe ouvrière qui lutte aujourd’hui pour améliorer ses dures conditions d’existence.

Les causes de ce mouvement, on vous les a dites, et d’ailleurs vous les connaissiez. La cause essentielle, c’est la crise elle-même et sa prolongation, car toute crise prolongée, en particulier toute crise de chômage — pas un de ceux qui connaissent la vie ouvrière ne pourra contester mes paroles — détermine à la fois une baisse des salaires, un changement des conditions du travail et un changement dans les rapports entre le patronat et le salariat. Tous ces changements se produisent dès que, sur le marché du travail, l’offre dépasse trop largement la demande.

Il y a eu baisse des salaires. Il y a, depuis quelque temps — M. Paul Reynaud vous l’a rappelé — une hausse sensible du prix de la vie.

On peut soutenir, si l’on s’en rapporte aux indices et aux graphiques, que, par exemple, dans la métallurgie parisienne, la baisse des prix est encore aujourd’hui égale ou supérieure à la baisse des salaires.

Laissez-moi vous dire que, pour les travailleurs, et à peu près aussi pour tous les Français, le seul véritable indice, le seul indice qui compte réellement, c’est celui des denrées alimentaires. C’est le seul qui ait une véritable importance psychologique. Si vous vous reportiez à ces indices, vous vous rendriez compte que la baisse des salaires, générale en France depuis quatre ans, a déterminé de très dures conditions d’existence.

Pour ce qui touche spécialement la métallurgie, une des causes est certainement le refus prolongé opposé par les organisations patronales chaque fois qu’un contact leur a été demandé par les organisations ouvrières.

Le mouvement revendicatif est déjà ancien. Il n’est pas douteux, je le déclare à la Chambre, qu’il a reçu, au lendemain des élections, une impulsion sensible. Il était naturel, il était nécessaire que le résultat des élections donnât aux ouvriers l’espoir que leurs revendications seraient mieux accueillies.

D’autre part, quiconque a l’expérience de la vie ouvrière sait aussi que pour les masses ouvrières, il n’est jamais possible de dissocier complètement leur action directe de leur action politique.

Voilà les causes que je veux indiquer à la Chambre. Il est possible qu’il y en ait d’autres. Je n’en connais pas d’autre pour ma part, ou je n’en connais pas d’une façon certaine.

On sent depuis quelques jours, d’après les indications qui me sont fournies, que certaines manœuvres assez suspectes chercheraient à modifier le caractère du mouvement. Si nous les saisissons, vous pouvez être assurés, messieurs, que nous y mettrons un terme, et sans aucun délai.

Le mouvement s’est étendu. Il a pris un caractère de masse. Il a parfois débordé les cadres des organisations syndicales. Il a pris une forme particulière, qui n’est peut-être pas aussi complètement nouvelle qu’on l’a supposé, car il y a dix-huit mois que se produisaient déjà dans la région du Nord ces premiers phénomènes qu’on a qualifiés, pas très exactement à mon avis, d’occupation d’usine, car aucune usine n’a été occupée du dehors, mais qui sont plutôt l’installation dans l’usine des ouvriers y restant, même après la cessation du travail.

On m’a reproché de m’être trop soucié de l’ordre public, ou d’avoir trop parlé de l’ordre.

Il se peut qu’au point de vue de l’ordre ces faits présentent des dangers moins graves que ces batailles de portes et de rues que nous avons connues dans la généralité des revendications ouvrières, que ces conflits entre les piquets de grève et les ouvriers voulant reprendre le travail, ou les forces de police assurant la liberté du travail, tout cela autour des portes cadenassées des usines.

D’autre part, les ouvriers protestent contre ces actes de violences personnelles dont il a été question tout à l’heure et que personne ici ne songerait à justifier.

On m’a demandé si je considérais ces occupations d’usines comme quelque chose de légal. Je ne les considère pas comme quelque chose de légal. Vous me posez la question. J’y réponds avec franchise, comme à toutes les questions qu’on me pose, et je dis toute ma pensée. Ces occupations ne sont pas conformes aux règles et aux principes de la loi civile française.

Mais quelles conséquences tirez-vous, ou prétendez-vous que je tire, de cette constatation ?

Les patrons, les propriétaires d’usines n’ont pas demandé qu’on usât de la force pour faire évacuer les usines. Bien loin de là : dans les premières lettres adressées par eux au Gouvernement, ils excluaient formellement cette hypothèse ; ils n’ont même pas fait de l’évacuation préalable des usines la condition sine qua non des conversations engagées par eux avec les représentants des organisations ouvrières.

Est-ce que vous voulez, aujourd’hui, me demander de faire évacuer les usines par la force ? Est-ce cela que vous voulez dire ?

Je ne suppose pas et je ne le concevrais pas — ceci n’est pas une précaution oratoire, j’exclus très sincèrement cette hypothèse — que les dispositions que je viens de rappeler aient changé parce qu’un Gouvernement en a remplacé un autre, et qu’après avoir admis, il y a huit jours, les faits que je viens de rappeler, on vînt aujourd’hui nous mettre en demeure, au nom de la légalité, d’user de la force pour obtenir l’application de la loi.

Il faut voir les choses comme elles sont.

S’agit-il aujourd’hui de faire évacuer les usines par la force, ce qu’à ma connaissance, personne ne nous a encore demandé ? On a parlé de réquisitions adressées par des patrons au Gouvernement. Je ne sais pas ce que le mot signifie. Je sais qu’en droit français il y a des cas où le Gouvernement possède le droit de réquisition vis-à-vis des citoyens. Je n’en connais pas où les citoyens ont un droit de réquisition vis-à-vis du Gouvernement.

S’il s’agit de mettre en action les forces de police, puis peut-être, le lendemain, l’armée et, qui sait, messieurs ! peut-être aussi certaines de ces ligues qui, en ce moment, contribuent à exciter le mouvement, mais qui, peut-être, s’offriraient demain pour la répression, comme un corps auxiliaire et volontaire… Si c’est cela que vous attendez du Gouvernement, eh bien ! je vous déclare que vous l’attendrez en vain, et je vais vous dire ce que peut, ce que doit être en ce moment, selon moi, l’action du Gouvernement.

Son devoir, bien entendu, c’est d’abord de parer aux situations les plus pressantes, les plus urgentes, et nous l’avons fait depuis deux jours en ce qui concerne les besoins ayant un caractère de nécessité, soit par la nature des denrées, soit par la nature des services. Nous l’avons fait et nous continuerons à le faire. Voilà le premier devoir, le devoir élémentaire.

Le second, et peut-être, à cet égard, un Gouvernement comme le nôtre est-il assez qualifié pour remplir cette tâche — nous pouvons, nous devons le faire — c’est de servir de compositeurs, d’arbitres ; c’est d’employer toute l’autorité du Gouvernement à la conciliation ; c’est d’insister auprès des patrons pour les rapprochements et les conversations nécessaires. C’est de persuader, d’autre part, les ouvriers que l’œuvre de ce Gouvernement qu’ils ont voulu, de ce Gouvernement qu’ils ont contribué à porter au pouvoir, ne peut s’accomplir que dans l’ordre, dans la discipline et dans la sécurité publique.

Enfin — et peut-être surtout — ce que peut et ce que doit le Gouvernement, c’est accélérer le vote des projets réglant les questions essentielles qui sont aujourd’hui débattues entre le patronat et les organisations ouvrières.

Le Gouvernement a dit, dans sa déclaration, qu’il s’efforcerait, qu’il s’engageait même à faire voter avant la séparation des Chambres toutes les mesures comprises dans la première série de projets qu’il doit déposer.

Mais en ce qui concerne les lois essentielles réglant la condition ouvrière, ce sont des délais beaucoup plus courts que nous envisageons. Nous pensons déposer nos projets dès le commencement de la semaine prochaine, et demander à la Chambre de les discuter d’urgence.

Nous demanderons à la Chambre, dès mardi, sans attendre la constitution de ses commissions permanentes, de nommer immédiatement une commission spéciale, comme le règlement le lui permet, pour l’examen des projets que nous allons déposer.

Nous insisterons auprès de la commission pour une discussion aussi prompte que possible, auprès de la Chambre pour un vote aussi rapide que possible. À peine les projets votés par la Chambre, nous les porterons au Sénat auprès duquel nous manifesterons la même instance.

Cet arbitrage de la loi s’ajoutera peut-être utilement à l’arbitrage gouvernemental.

Je voudrais même, à ce sujet, dire à la Chambre quelque chose de plus. Je voudrais anticiper, en quelque sorte, sur le vote des textes que nous allons lui soumettre. Je voudrais escompter, pour le succès de l’œuvre que nous entreprenons et que nous poursuivrons, l’effet et l’autorité d’un vote dont je suis, d’avance, certain.

Parmi les projets de loi que nous vous présenterons et dont nous vous demanderons le vote d’urgence, figurera celui ayant trait aux contrats collectifs.

Tous les textes sur les contrats collectifs, tous ceux que l’on a préparés, donnent nécessairement au Gouvernement un rôle d’initiative pour la mise en contact de la représentation ouvrière et de la représentation patronale, et un rôle d’arbitrage en cas de conflit, en cas de mésentente entre les organisations.

Nous voudrions que votre autorité à vous, Chambre élue, à vous, délégataires du suffrage universel, nous voudrions que cette autorité souveraine s’ajoutât à la nôtre dans cette initiative urgente que nous allons prendre. Nous voudrions qu’il fût bien entendu que l’appel que nous adresserons aux organisations patronales comme aux organisations ouvrières sera fait en votre nom à vous, Chambre, comme en notre nom à nous, Gouvernement.

Peut-être obtiendrons-nous ainsi l’effet de détente indispensable ; peut-être réussirons-nous — c’est certainement votre vœu à tous — à apporter dans ce grave conflit l’apaisement que l’intérêt collectif, que l’intérêt national appellent.

La signature de l’accord « Matignon », dans la nuit du 7 juin, vint justifier l’espoir exprimé par Léon Blum, ainsi qu’il le rappela lui-même en venant déposer devant la Chambre les premiers projets de loi annoncés (séance du 9 juin) :

La Chambre n’a certainement pas oublié les déclarations qui ont été portées à cette tribune samedi dernier au nom du Gouvernement.

Nous lui avons dit que dans les conflits du travail, qui faisaient peser sur tous les esprits une préoccupation si légitime, le Gouvernement concevait son rôle comme un rôle d’entremise et de conciliation.

Nous avons demandé à la Chambre de vouloir bien fortifier notre volonté par sa volonté souveraine de façon qu’en nous adressant aux organisations patronales et ouvrières, nous pussions invoquer l’autorité qui s’attache à la représentation nationale.

Vous avez bien voulu nous donner votre assentiment et je crois que, sur ce point particulier, l’assentiment de la Chambre était même unanime.

Nous avons aussitôt usé du mandat que vous nous aviez conféré.

Nous avons estimé que pour parvenir à une solution rapide et sûre le plus expédient était de nous adresser aux organismes nationaux qui représentent dans ce pays sinon l’ensemble, du moins la quasi-totalité de la production, d’une part, et les organisations syndicales, de l’autre.

Dès dimanche matin, nous sommes entrés en conversations avec la Confédération Nationale de la Production et avec la Confédération Générale du Travail.

Nous avons obtenu de l’une et de l’autre une prise de contact qui se produisait pour la première fois dans ce pays.

Dès dimanche après-midi, nous les avons réunies, sous ma présidence, en présence et avec la collaboration de M. le Ministre de l’Intérieur.

La conversation a duré toute l’après-midi, une partie de la nuit. Elle s’est terminée par la signature d’un accord dont il serait malséant de ma part d’exagérer l’importance, mais où mon ami M. Jouhaux n’avait certainement pas tort de voir un événement qui marquera dans l’histoire économique et sociale du pays.

L’exécution complète de cet accord pourra — cela était à prévoir et cela était prévu par toutes les parties — comporter des retards, des difficultés, se heurter à des malentendus ou à des résistances. Néanmoins, il a déjà produit des effets, il a déjà produit des résultats d’ordre matériel et des résultats d’ordre moral, et il nous permet d’envisager avec plus de confiance une situation qui faisait peser sur nous tous des appréhensions assez lourdes.

La signature de cet accord confère un caractère d’urgence encore plus évident à certains projets de loi dont nous vous avions annoncé le dépôt dans notre déclaration ministérielle.

L’accord établi sous l’arbitrage du Gouvernement — arbitrage exercé et, quand il l’a fallu, imposé, arbitrage pour l’exécution duquel d’ailleurs le Gouvernement, signataire de l’accord, assumera tous les devoirs qui lui incombent — dispose que les délégués patronaux acceptent, et acceptent d’exécuter en pleine loyauté, certaines des lois qui étaient visées dans la déclaration ministérielle : loi sur la semaine de quarante heures, loi sur les congés payés, loi sur les conventions collectives.

Voici les projets de loi que je vais remettre, dans un instant, entre les mains de M. le Président de la Chambre :

« Projet de loi tendant à instituer la semaine de quarante heures dans les établissements industriels et commerciaux, et à fixer la durée du travail dans les mines souterraines de charbon ;

« Projet de loi tendant à instituer un congé annuel payé dans l’industrie, le commerce, les professions libérales, les services domestiques et l’agriculture ;

« Projet de loi modifiant et complétant le chapitre IV bis du titre II du livre Ier du code du travail « De la convention collective de travail ».

À ces trois projets de loi doit naturellement s’en ajouter un quatrième, également prévu et visé dans notre déclaration : celui qui, tout en réprimant certains abus, comme ceux des cumuls, procurera un premier ensemble de satisfactions aux catégories de fonctionnaires et agents des services publics et des services concédés les plus durement frappées par les décrets-lois et frappées d’autant plus durement que, pour les salariés publics comme pour les salariés privés, le prix de la vie, ainsi que le démontrent les indices, a augmenté depuis la promulgation des décrets-lois.

Un cinquième projet de loi tend à donner aux anciens combattants, en attendant la création de la caisse des pensions, une première satisfaction à laquelle ils attachent une grande importance.

Je vous remets, monsieur le Président, ces cinq projets de loi.

Messieurs, le Gouvernement a fait son devoir : il a déposé ces projets de loi à la date qu’il avait indiquée. Il assure, par conséquent, dans toute la mesure de son pouvoir, le rétablissement d’un état normal dans la vie économique de ce pays.

Nous demandons à la Chambre, comme nous l’avons fait samedi, de nous donner la plénitude de son concours. Il ne suffit pas que ces projets de loi aient été déposés vite ; nous demandons à la Chambre d’en hâter, dans toute la mesure du possible, l’examen, la délibération et le vote et d’ordonner dans le plus bref délai possible la réunion des bureaux et la désignation, par les bureaux, de la commission.

J’ai pleine confiance que celle-ci, une fois constituée, voudra commencer immédiatement son travail, car le vœu ardent du Gouvernement serait que l’étude de la commission pût être achevée à la fin de la journée de demain et que la délibération devant la Chambre pût commencer jeudi.

Nous sommes, messieurs, vous le savez, dans des circonstances où chaque heure compte. On nous a dit, l’autre jour, que « gouverner, c’est prévoir ». C’est exact.

Mais je prie la Chambre de considérer que gouverner, c’est aussi regarder franchement et en face les difficultés du moment et la réalité.