L’Exercice du pouvoir/Partie III/17 septembre 1936

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Gallimard (p. 143-148).

Le 17 septembre, quelques jours après le discours prononcé par le chancelier Hitler au Congrès National-Socialiste de Nuremberg, Léon Blum rappela, dans une allocution radiodiffusée les traditions, les principes et les déterminations de la démocratie française :

Dans le trouble actuel de l’opinion européenne et à la veille de l’Assemblée de Genève, le gouvernement de la République Française croit opportun de rappeler, en termes simples et nets, sur quelle doctrine constante est fondée son action politique.

Dans son immense majorité, la France reste attachée, avec une passion réfléchie, aux souvenirs et aux traditions de la Révolution française. La France croit à la liberté politique. Elle croit à l’égalité civique. Elle croit à la fraternité humaine. Elle professe que tous les citoyens naissent libres et égaux en droits. Parmi les droits fondamentaux de l’individu, elle place au premier rang la liberté de pensée et de conscience. Elle considère que l’action de l’État a pour objet essentiel d’introduire de plus en plus profondément l’application de ces principes dans les institutions légales, dans les rapports sociaux, dans les relations internationales. C’est en ce sens que l’État français est un État démocratique et que la nation française croit à la démocratie.

Cette doctrine est-elle infirmée par ce qu’on appelle aujourd’hui le réalisme, c’est-à-dire par la considération utilitaire des faits ? Non certes. L’expérience n’a pas déçu la croyance de la nation française. Les principes posés par la Révolution de 1789 se sont étendus sur le monde entier. Ils ont changé la face morale de l’univers. Ils ont lentement éliminé les luttes de races et de religions qui ensanglantaient l’Europe depuis des siècles et qu’on a pu croire abolies à jamais. Ils ont transporté sur le plan de la pensée pure ou sur le terrain de l’action constructive la querelle éternelle des doctrines. Ils ont suscité une expansion inouïe de la science et de la culture, tout en limitant les misères engendrées par l’industrialisation. Ceux qui les condamnent en profitent souvent eux-mêmes à leur insu. Sans l’égalité civique que la Révolution française a proclamée, les États autoritaires d’Europe n’auraient pas aujourd’hui à leur tête des hommes sortis des profondeurs du peuple et tirant de cette origine leurs titres et leur fierté.

On a parlé de stabilité. L’histoire du dernier siècle a montré que les régimes démocratiques offraient au moins autant de stabilité que les systèmes gouvernementaux fondés sur la toute-puissance d’un homme, quand bien même cette toute-puissance s’expliquerait par le génie.

On a parlé de l’ordre indispensable à toute organisation collective. La démocratie est précisément le régime qui permet aux sociétés de progresser dans l’ordre, puisqu’elle fait dépendre le progrès de la volonté générale et d’une volonté de plus en plus éclairée. La France peut citer son propre exemple. Depuis trois mois, le gouvernement a mis en train d’importantes réformes sociales. Il l’a fait dans un grand mouvement populaire d’attente et d’espoir. Mais il l’a fait sans qu’une seule collision se soit produite entre citoyens, sans qu’une seule fois l’ordre ait été troublé dans la rue, sans qu’une seule institution ait été bouleversée, sans qu’un seul citoyen ait été spolié.

Il en sera ainsi demain comme il en était ainsi hier. La démocratie reposant sur l’ordre et faisant reposer l’ordre sur la volonté réfléchie du plus grand nombre, est le contraire de l’anarchie.

Comment récuser en tout cas le magnifique témoignage offert depuis tant d’années par les grandes nations anglo-saxonnes ? N’est-ce pas grâce à la démocratie que la Grande-Bretagne a pu ménager entre le progrès et la tradition cette adaptation continue, presque insensible, qui lui a permis de transformer toutes ses institutions en demeurant semblable à elle-même ? N’est-ce pas grâce à la démocratie que les États-Unis ont pu opérer en quelques années un prodigieux renouvellement économique sans compromettre un seul instant l’ordre légal, sans sortir des cadres de la Constitution élaborée au lendemain de la Guerre d’Indépendance par les disciples américains de Montesquieu et de Rousseau ?

Non, la démocratie ne sort pas condamnée du long procès engagé contre elle. Elle se justifie par l’épreuve comme par le raisonnement. La dette que l’humanité a contractée envers elle depuis 150 ans est infinie. La France le sait, et la France lui reste fidèle.

Bien qu’elle ait gardé une pleine confiance dans sa puissance séculaire de rayonnement, la France ne prétend imposer à aucun autre peuple les principes de gouvernement qu’elle croit les plus sages et les plus justes. Elle respecte leur souveraineté comme elle entend faire respecter la sienne. La France rejette entièrement l’idée des guerres de propagande ou des guerres de représailles. Les causes de guerre qui pèsent sur le monde sont déjà assez lourdes pour qu’elle ne pense pas à les aggraver encore par le dessein d’une croisade doctrinale, soit pour les idées qu’elle croit justes et bonnes, soit contre les systèmes qu’elle croit faux et mauvais.

Elle veut vivre en paix avec toutes les Nations du monde, quel que soit leur régime intérieur. Elle s’efforce, vis-à-vis de toutes les nations du monde, de réduire les causes de conflit dont pourrait un jour sortir la guerre. Avec toutes, quelles qu’elles soient, et pourvu qu’elles veuillent la paix, elle cherchera à consolider et à organiser la paix. Il n’y a pas un seul contact, pas un seul entretien, pas un seul ordre de discussion auxquels elle se refuse.

Mais de même qu’il y a une conception démocratique et humaine du gouvernement, il y a une conception démocratique et humaine de la paix. C’est à cette conception que la nation française reste attachée. C’est elle que le gouvernement français cherchera à faire prévaloir. La paix française suppose pour les nations la liberté de disposer d’elles-mêmes. Elle suppose l’égalité de droit entre les États, grands ou petits, comme entre les individus. Elle suppose la fraternité, c’est-à-dire l’élimination progressive de la guerre, la solidarité contre l’agresseur, le désarmement matériel et moral. C’est parce que la Société des Nations est elle-même fondée sur ces principes que l’action internationale de la France est fondée sur la Société des Nations. Elle tend à resserrer les liens entre les Nations rassemblées à Genève, à assurer au Pacte souscrit par elle toujours plus de force et d’efficacité. Elle tend à organiser l’assistance mutuelle. Elle tend à arrêter la course aux armements et elle ne se lassera pas de renouveler son appel jusqu’à ce qu’il ait été entendu. Elle tend à la réconciliation, à l’intelligence réciproque, à la collaboration entre tous les peuples, et les hommes qui parlent au nom de la Nation française peuvent se rendre ce témoignage que jamais il n’est sorti de leur bouche une parole animée d’un autre esprit.

Cette conception de la paix se déduit de la doctrine démocratique, mais elle résiste aux attaques du réalisme, car l’expérience la vérifie elle aussi. L’histoire montre qu’une paix réelle et stable ne peut reposer ni sur l’injustice, ni sur l’égoïsme. La considération de l’état présent du monde persuade tout observateur sincère que la seule paix réelle et stable est la paix générale, que les seules solutions viables des problèmes européens sont des règlements d’ensemble. La paix doit être générale parce que la guerre serait générale, parce qu’il n’y a pas un seul conflit armé dans l’Europe actuelle qu’on pourrait se flatter de limiter ou de cantonner. C’est cette conviction que le gouvernement exprime quand il parle de sécurité collective et de paix indivisible. C’est cette conviction qui se joint en lui au sentiment de l’honneur quand il affirme sa fidélité aux engagements pris, aux contrats signés, aux pactes conclus et quand il manifeste en même temps son ferme dessein de les étendre jusqu’à une organisation universelle des peuples unis par la paix dans une commune prospérité.

Cette volonté de paix est pour la nation française un sentiment unanime. Il existe assurément en France des divisions civiques. Ce n’est pas la liberté qui les engendre, car elles résultent des oppositions de pensée et des antagonismes d’intérêts. La liberté en permet seulement l’expression. Elle permet aussi de tirer de leur jeu un élément de vie et de progrès. Il y a en France des doctrines et des partis qui s’affrontent. La France y voit un principe de force et non de faiblesse. Mais, aussi bien qu’elle est unanime à vouloir la paix, elle se trouverait unanime demain, comme à toutes les heures de son histoire, s’il s’agissait de préserver la sécurité de la Patrie, et à plus forte raison de défendre son sol. Elle se trouverait unanime pour maintenir contre toute pression ou toute interdiction la pleine indépendance de sa conduite, la pleine liberté de ses décisions et de ses choix. Elle ne veut contraindre personne. Elle ne se laisserait contraindre directement ou indirectement par personne. Elle veut que sa force reste toujours sage, mais que sa volonté pacifique reste toujours fière. Voilà dans quel sentiment elle compte aborder les grandes discussions internationales qui s’ouvrent. Voilà quelle contribution nouvelle après tant d’autres — anciennes ou toutes récentes — elle entend apporter à l’œuvre nécessaire de la paix que les peuples attendent dans l’angoisse et dans l’espoir.