L’Exercice du pouvoir/Partie III/24 janvier 1937

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Gallimard (p. 166-172).

On trouvera à la fin du volume la première partie du discours prononcé par Léon Blum, à Lyon, le 24 janvier 1937. La deuxième partie de ce discours, entièrement consacrée au problème des relations franco-allemandes, trouve par contre sa place naturelle comme conclusion à ce chapitre :

…Notre gouvernement a fourni une démonstration que l’opinion n’attendait peut-être pas de nous et qui restera à notre actif. Nous avons prouvé qu’un gouvernement essentiellement pacifique, violemment pacifique — si je puis accoupler cet adverbe et cette épithète — n’était pas incapable de défendre les intérêts, la dignité et la sécurité de la France. Nous ne nous sommes pas bornés à prévenir ou à conjurer les dangers de guerre. Nous nous sommes efforcés, par tous les modes d’action possibles, d’amener l’Europe à un état de stabilité, d’ordre, de concorde, de solidarité, sur lequel pût se fonder solidement la Paix.

J’arrive ainsi à la partie de mon discours qui est partout, je le sais bien, attendue avec l’intérêt le plus attentif. Et, comme je n’ai rien à cacher à personne, je dois vous confier qu’il m’est arrivé à ce sujet une assez curieuse aventure.

Voici une dizaine de jours, rentrant à Paris après avoir pris un peu de repos, j’ai lu dans tous les journaux du matin que mon discours de Lyon prendrait la portée d’un événement européen, que j’étais résolu à entreprendre hardiment devant vous le problème des relations franco-allemandes, à jeter d’ici des offres publiques de « conversation directe » et de « coopération économique ». Il faut que je vous fasse un aveu. Quand j’ai lu ces informations sensationnelles, je revenais de vacances, et je ne m’étais pas demandé durant une seule minute ce que je dirais ou ne dirais pas à Lyon. Mais voici la plus étonnante vertu de la presse moderne : elle finit par créer ce qu’elle imagine. À force d’affirmer un fait qui est encore du domaine de la fantaisie, elle en fait une vérité. Après les journaux parisiens, tous les journaux d’Europe et du monde ont répété à l’envi que, le 24 janvier, à Lyon, je traiterais des relations de l’Allemagne et de la France. Je vais donc en traiter, puisque la presse internationale en a décidé ainsi. Me taire serait aujourd’hui une façon de parler. Et d’ailleurs, après tout, la presse internationale avait raison. Elle avait anticipé, avec une prescience admirable, sur le cours logique d’événements qu’elle ignorait encore. Au lendemain du discours que M. Eden a prononcé à la Chambre des Communes, à la veille du discours que le Chancelier Hitler doit prononcer à Berlin, il n’est pas inutile que la pensée constante du Gouvernement français soit rappelée une fois de plus.

Je voudrais d’abord élucider avec vous le sens d’une expression dont on use volontiers, mais non sans une certaine imprudence. « Conversation directe » avec l’Allemagne, qu’est-ce que cela signifie exactement ? Nous avons toujours des « conversations directes » avec l’Allemagne, par l’intermédiaire de son Ambassadeur et du nôtre, par le contact de nos Ministres quand ils ont la bonne fortune de se rencontrer. Au cours de ces conversations, nous ne considérons aucun sujet comme interdit. Nous avons toujours été et nous resterons prêts à l’effort le plus sincère et le plus libre, non seulement pour traiter les questions courantes que fait naître le contact quotidien de deux pays voisins, mais pour aborder en pleine franchise les problèmes plus généraux que pose la vie politique de deux grands États. Les conversations directes existent donc, mais je crains que, quand on parle de « conversation directe », on ne pense en réalité à autre chose. « Conversation directe », dans la pensée des hommes qui emploient le plus complaisamment cette expression, signifie en réalité « règlement séparé ». On entend par là qu’un accord stable pourrait s’établir entre l’Allemagne et la France, après un entretien en tête à tête, sans que d’autres Puissances participent au débat, ou se trouvent engagées dans la solution. Et il est évident d’ailleurs que cette conception rejoint la méthode préconisée et pratiquée par le chancelier Hitler, méthode qui tend à la conclusion de pactes bilatéraux, conclus séparément par un État avec chacun des États qui l’entourent ou l’intéressent, et volontairement isolés les uns des autres dans leur négociation comme dans leurs effets.

Cette méthode n’est pas celle que préconise et que pratique le Gouvernement français. En le rappelant comme je le fais, je n’entends pas énoncer une préférence théorique. Je crois faire montre de réalisme quand je déclare que nous ne voulons pas abstraire la sécurité française de la paix européenne, et nous ne le voulons pas parce que nous ne le pouvons pas. Nous sommes convaincus qu’aucun engagement spécial à la France ne garantirait la sécurité de la France, et c’est cette conviction qu’exprime la formule, souvent si mal comprise, de la « paix indivisible ». Nous ne pouvons rester en Europe des spectateurs indifférents. Nous sommes membres de la Société des Nations, fidèles à ses principes, fidèles à son pacte. Nous avons lié des amitiés dont nous restons pleinement solidaires. Nous ayons contracté des obligations auxquelles nous demeurons pleinement fidèles. Notre objectif reste, pour reprendre l’expression du communiqué de Londres, au mois de juillet, le règlement d’ensemble des problèmes européens. Nous avons prouvé que, pour y parvenir, nous étions prêts à fournir la contribution la plus franche, la plus désintéressée, je dirais presque, la plus méritoire, mais c’est en vue d’un règlement général, ou à l’intérieur d’un règlement général, que nous recherchons la solution du problème franco-allemand.

Je continue à croire le règlement possible si toutes les nations d’Europe y apportent une égale bonne volonté, mais je pense, comme l’a dit M. Eden dans son discours de mardi aux Communes, qu’à l’heure présente, cette possibilité dépend essentiellement de l’Allemagne. Je voudrais m’exprimer sur ce point avec une entière franchise. On voit, en ce moment même, l’État allemand tendre toute sa science d’organisation et toute la puissance de sa volonté nationale pour surmonter de graves difficultés d’ordre économique. L’idée est donc née spontanément dans beaucoup d’esprits d’une sorte d’échange, d’une sorte de contrat, aux termes duquel l’Allemagne recevrait, dans l’ordre économique, un concours qu’elle compenserait par une participation satisfaisante au règlement pacifique de la situation européenne. Je ne voudrais pas me placer sur ce terrain.

Je ne pense pas que nous devions proposer à l’Allemagne rien qui ressemble à un marché. Nous avons un sentiment trop profond de notre dignité nationale, nous sommes trop résolus, le cas échéant, à en imposer le respect, pour ne pas respecter nous-mêmes la dignité des autres nations. Nous sommes encore plus éloignés de concevoir l’idée, à la fois fausse et périlleuse, que l’aggravation des difficultés économiques de l’Allemagne pourrait un jour la contraindre à demander un secours et à subir des conditions. Enfin, nous nous gardons bien d’élever un soupçon sur la volonté de paix que le Chancelier Hitler a proclamée dans des occasions solennelles. Si des accords doivent un jour intervenir, ils ne peuvent et ne doivent se conclure que dans un esprit de confiance et sur un plan d’égalité.

Mais, cela dit, il y a comme une vérité d’évidence devant laquelle personne ne peut tenir ses yeux fermés. Dans l’état présent de l’Europe, alors que la sensibilité des peuples est soumise depuis de longs mois à un régime de secousses périodiques, alors que la concurrence des armements se poursuit partout sur un rythme encore plus rapide qu’avant la guerre, comment des accords économiques pourraient-ils se concevoir, indépendamment du règlement politique ? Quelle est la nation qui consentira à coopérer avec une autre nation, soit en lui ouvrant des crédits, soit en améliorant son approvisionnement en matières premières, soit en lui ouvrant des facilités de peuplement ou de colonisation, soit par tout autre moyen, si elle doit conserver si peu que ce soit l’appréhension que le secours prêté par elle risque de se retourner un jour contre elle, que les crédits, les matières premières, les établissements extérieurs viendront encore accroître une force et un « potentiel » militaires dont elle-même ou ses amis seraient les victimes ? Il existe donc une liaison nécessaire, une connexion inéluctable entre coopération économique d’une part, organisation pacifique et arrêt de la course aux armements de l’autre. Pour travailler en commun, il faut pouvoir travailler en paix.

Cette connexion est tout aussi évidente si l’on inverse la position du problème. L’excès même des armements, j’en ai l’intime conviction, obligera l’Europe à « reconsidérer » la question du désarmement. Une convention sur la limitation et la réduction progressive des armements doit nécessairement faire partie intégrante d’un règlement général des problèmes européens. Mais les fabrications de guerre occupent aujourd’hui une telle place dans la production des nations industrielles qu’il serait probablement impossible d’en décréter l’arrêt pur et simple sans s’exposer au danger de graves crises intérieures. Peut-être n’est-il plus possible d’envisager une convention politique internationale de désarmement qui n’ait pour complément ou pour corollaire une convention économique internationale aménageant des débouchés de remplacement pour les entreprises et pour la main-d’œuvre. Ainsi se poseraient tout naturellement les questions d’équipement et de grands travaux européens, coloniaux, internationaux, c’est-à-dire de coopération matérielle et technique, les questions de crédit, c’est-à-dire de coopération financière. Je rejoins ici certaines inspirations du plan qu’avait dressé, au début de la crise, le Bureau International du Travail, en accord avec les organisations syndicales, et je reviens aussi aux idées que, mes amis et moi, nous avions suggérées, au lendemain de la guerre, pour la solution du problème des Réparations.

Liaison intime du problème franco-allemand avec l’ensemble du problème européen, connexion nécessaire de la coopération économique avec le règlement politique et l’organisation de la paix, telles sont donc mes conclusions. Je sais qu’elles sont banales, mais je vous avais prévenus contre la déception. Ce que j’ai à peine besoin d’ajouter, c’est que le Gouvernement de la République est prêt aujourd’hui, sera prêt demain, à manifester par des actes son ardente volonté de rendre à l’Europe et au monde, ce qui est la sécurité vraie, c’est-à-dire le sentiment intime et profond que le monde est redevenu paisible, qu’une angoisse ne pèse plus sur lui, qu’il a retrouvé la tranquillité de son travail et de son sommeil.

Dans ce discours tout récent que j’ai cité déjà à plusieurs reprises, et avec lequel je professe un plein accord de pensée et de sentiment, M. Eden disait : « Nous ne pouvons guérir le monde par des discours, si élevés qu’ils soient, si pénétrés qu’ils soient de l’esprit de paix. Ce qu’il faut, c’est la volonté de coopérer, une volonté incontestable… »

Cette volonté existe unanimement en France ; elle est si apparente, elle s’est manifestée avec une évidence telle que personne, je crois, ne songe à la contester dans l’univers entier. Si, comme nous le souhaitons et l’espérons, l’Allemagne manifeste elle aussi sa volonté de coopérer, nous sommes prêts à travailler avec elle comme avec toutes les autres nations sans aucune arrière-pensée, sans aucune réticence.

Dans l’effort commun, nous ne nous laisserons devancer par personne et nous ne concevons rien de plus heureux pour l’Europe que la noble émulation qui s’établirait ainsi vers la paix. Nous pensons que ce dont le pays nous sait peut-être aujourd’hui le plus de gré, c’est de notre tenace et inébranlable effort pour préserver la paix indivisible. Nous n’oublierons pas que, dans la formule du Rassemblement Populaire, la paix est le terme qui commande les deux autres, puisque, sans la paix, un peuple n’a pas de pain, et qu’en perdant la paix, il risque toujours de perdre sa liberté.