L’Exercice du pouvoir/Partie III/23 décembre 1936

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Gallimard (p. 161-165).

Le 23 décembre, devant l’Association de la Presse anglo-américaine, à l’issue d’un déjeuner groupant tes correspondants parisiens de tous les journaux de langue anglaise, Léon Blum analysa les éléments de compréhension et de sympathie qui unissent les trois grandes démocraties.

Mes chers confrères,

Je viens d’entendre un discours cordial et charmant. J’y veux répondre tout simplement ceci.

Je n’ai pas à dire ce que, pendant notre gouvernement, nous avons fait de bien ou de mal, je ne veux pas me poser comme un juge impartial de ce que j’ai fait moi-même. Mais tout le monde, je crois, nous rendra cette justice que, si nous disparaissions demain, ce qui est une hypothèse absurde, nous laisserions les relations de la France avec la Grande-Bretagne et avec les États-Unis en meilleur état qu’elles ne l’étaient il y a un an. Ces relations aujourd’hui sont plus étroites et surtout, ce qui est l’essentiel entre de grands peuples, l’intelligence réciproque est plus intime. Une grande partie de ce résultat vous est dû et je tiens à vous en remercier très sincèrement et très cordialement.

Votre président avait raison, à mon avis, de dire que ce que nous avons fait a été apprécié dans la presse anglo-saxonne avec plus d’impartialité et de vérité que dans une partie tout au moins de la presse française. Dans l’ensemble, notre œuvre a peut-être été plus exactement comprise chez vous qu’elle ne l’a été chez nous et je crois que l’on peut en voir les raisons.

Vous tous qui vivez en France, et beaucoup d’entre vous depuis de nombreuses années, vous savez que la France est un pays assez particulier et, à certains égards, assez étrange ; qu’une vieille tradition révolutionnaire y coexiste avec un sens profondément conservateur et surtout avec un besoin impérieux de stabilité et de continuité. En réalité, ce ne sont pas les mêmes catégories sociales, les mêmes classes qui sont révolutionnaires et conservatrices. Ce ne sont même pas, en général, les mêmes hommes, bien qu’il soit assez courant, dans la vie française, que le même homme ait des idées révolutionnaires pendant une partie de sa vie et des idées conservatrices pendant la seconde.

Ce qui manque, en effet, à la bourgeoisie française et à une partie du patronat français, c’est de savoir mélanger intimement, dans une alliance constante et pratique, le sens révolutionnaire et le sens de la tradition.

La bourgeoisie anglo-saxonne, les classes dirigeantes anglo-saxonnes, les hommes d’affaires anglo-saxons, du fait même qu’ils possèdent peut-être un esprit d’entreprise plus énergique et parfois plus aventureux, ont, beaucoup plus que les nôtres, le sens de ce mélange nécessaire entre l’esprit conservateur et l’esprit innovateur qui est, à proprement parler, l’esprit révolutionnaire. On est moins effrayé chez vous que chez nous quand on voit des changements, et même de grands changements, s’introduire, parce que chaque individu est d’avance plus habitué et plus disposé à admettre de grands changements, même dans sa vie personnelle.

C’est pour cela, je crois, que vous nous avez mieux compris, et que, dans l’ensemble, l’œuvre que nous essayons d’accomplir a été accueillie avec une véritable sympathie en Grande-Bretagne et aux États-Unis. L’opinion anglo-saxonne a bien vu que notre gouvernement était vraiment un gouvernement de démocratie et que l’exercice qu’il a fait du pouvoir constitue un succès pour la démocratie internationale.

Vous tous qui êtes si familiers avec les affaires de France, vous savez comment est née cette formule : Front Populaire, qui suscite tant d’appréhensions, qui est si souvent mal comprise et mal jugée. La formation d’un Front Populaire a été une sorte de réaction spontanée de notre peuple contre des tentatives qui, si elles s’étaient prolongées et si elles avaient réussi, auraient rangé la France au nombre des États autoritaires et totalitaires. L’on ne peut donc pas comprendre la politique française si l’on ne se reporte pas aux événements qui eurent lieu en France il y a deux ans et demi et dans les mois qui ont suivi, si l’on n’interprète pas ce qui s’est passé depuis les élections dernières comme une sorte d’instinct de conservation de l’esprit démocratique, lequel a, chez nous, des origines si anciennes et plonge dans notre sol par des racines si puissantes.

Cette succession de faits a fourni la preuve que la France, dans son immense majorité, a la volonté de préserver intacte une tradition qui lui est commune avec vous ; car on ne pourrait pas expliquer historiquement la Révolution française en l’isolant de la guerre d’Indépendance américaine ou de cette longue suite d’événements qui a abouti, en Angleterre, à l’instauration du régime constitutionnel.

C’est cette tradition que le peuple français veut défendre ; c’est ce bien commun qu’il n’a pas souffert de voir attaquer, qu’il n’a pas voulu voir mettre en jeu. Toute l’histoire politique de la France, dans ces derniers mois, traduit cette réaction puissante de la tradition et de la volonté démocratiques.

Cela, vous pouvez, tout naturellement, le comprendre et le sentir et je suis profondément touché, profondément ému, d’avoir entendu, tout à l’heure, votre président rendre hommage en termes si pénétrants et si amicaux à l’effort que nous faisons pour préserver la paix en Europe. Là-dessus aussi, nous sommes d’accord les uns et les autres.

Ni en Grande-Bretagne, ni en Amérique, ni en France, personne ne veut croire à la fatalité de la guerre et nous sommes tous résolus à intensifier l’effort en vue d’écarter le péril.

Je peux ainsi invoquer le témoignage de chacun de vous. Vous vivez en France, vous connaissez la France. Est-il possible de concevoir au monde une nation plus résolument attachée à la paix que la France ?

Est-il possible à l’un quelconque de vous d’imaginer une guerre dont la France prendrait l’initiative, ou dont la France assumerait la responsabilité ? Y a-t-il une nation en Europe qui ait quoi que ce soit à redouter de la France ?

Je crois que pour quiconque nous connaît, vit parmi nous, ce sont là des hypothèses absurdes, inconcevables, et j’en peux dire autant, non seulement de la démocratie américaine séparée de l’Europe par une vaste étendue d’océan et par d’autres choses encore, mais de la démocratie anglaise. S’il n’existait vraiment dans le monde que des pays comme les nôtres, qui est-ce qui pourrait concevoir un risque quelconque de conflagration ?

Les circonstances sont telles que nous ne pouvons pas exclure de nos esprits l’éventualité d’un danger ; mais nous sommes également décidés à tout faire pour le prévenir, pour le conjurer et c’est peut-être, en ce moment, dans cet instant précis de l’histoire, ce qui forme le lien le plus étroit entre nos peuples d’abord, et entre nos gouvernements ensuite.

Les uns et les autres, nous avons passé depuis six mois par des heures difficiles ; il y a eu un moment où l’on pouvait craindre en France de sérieux désordres ; vous y avez fait allusion tout à l’heure, mon cher Président et je vous remercie tous cordialement de les avoir réduits à leur juste mesure. Grâce à vous, on sait tout de même dans le monde qu’il est possible de venir à Paris sans perdre son équilibre sur les flaques de sang, sans se heurter au coin de chaque rue à une barricade. Vous êtes tous venus aujourd’hui paisiblement à cet aimable déjeuner qui nous rassemble et je pense bien que, dans quelques mois, nous pourrons recevoir l’Europe entière dans des conditions de paix et de concorde civiques qui nous mettront en état de ne rien envier à aucun autre peuple du monde. Je consulte chaque matin les statistiques des grèves et je suis convaincu que le nombre d’ouvriers en grève en ce moment en France ne dépasse pas la moyenne de ce qui peut exister dans tout autre pays de grande industrie.

Voilà ce que je voulais vous dire.

Je n’ai pas besoin de vous remercier de m’avoir reçu. Vous savez que je vous en ai une profonde gratitude.

J’étais journaliste avant d’être chef de gouvernement. J’ai passé sans transition d’une profession à l’autre. Je repasserai encore probablement sans transition de l’autre à l’une. Je vous demande de vouloir bien me considérer toujours comme un des vôtres et, soit vis-à-vis du journaliste, soit vis-à-vis du chef du gouvernement, de me conserver toujours les sentiments d’amitié fraternelle que je vous remercie de m’avoir témoignés aujourd’hui.