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L’Exercice du pouvoir/Partie IV/15 janvier 1937

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Gallimard (p. 202-209).

Le projet de loi tendant à empêcher le départ de volontaires pour l’Espagne vint en discussion devant la Chambre à la séance du 15 janvier 1937. Léon Blum demanda, et obtint, un vote unanime du texte proposé, qui remettait au Gouvernement le soin de fixer la date effective de mise en application :

Messieurs, je n’aurai à ajouter que d’assez brèves déclarations aux explications si précises et si complètes qui vous ont été fournies par les rapporteurs de vos deux commissions. Mais vous trouverez certainement légitime et naturel que le Gouvernement apporte ici, à son tour, le commentaire du projet de loi qu’il demande à la Chambre, et à la Chambre tout entière, de voter aujourd’hui.

Ce projet présente un triple caractère : il marque, d’abord, notre volonté de paix, notre résolution bien déterminée de ne rien négliger pour que les troubles civils d’Espagne ne se prolongent pas en troubles européens et, peut-être, en guerre européenne ; il prouve la loyauté et la bonne foi avec lesquelles le Gouvernement de la République est déterminé à remplir les engagements contractés par lui ; enfin, il témoigne de la solidarité d’action qui unit le Gouvernement français au Gouvernement britannique, puisque c’est pour répondre, sans délai et sans réserve, à l’appel de l’Angleterre que nous avons saisi le Parlement, dès la reprise de ses travaux.

Je rappelle, à cet égard, très succinctement, quelques dates et quelques faits, déjà cités par mes amis MM. Raymond Vidal et Grumbach.

Le problème des volontaires qui pouvait paraître accessoire au mois d’août, à l’époque où se négociaient entre les puissances les accords de non-immixtion, mais qui a pris à la fin de l’automne dernier une importance et une gravité un peu imprévues, a été posé le 4 décembre, le même jour, presque à la même heure, à cette tribune, par M. le Ministre des Affaires Étrangères et à Londres, au comité de non-intervention, par le délégué britannique, par le délégué de l’Union des républiques socialistes soviétiques et par le délégué de la République française.

Ce même jour, le 4 décembre, était faite à Berlin, à Lisbonne, à Rome et à Moscou la démarche commune franco-britannique qui tendait à renforcer les engagements de non-intervention, à organiser dans le plus bref délai possible un système de contrôle efficace et, enfin, à provoquer une œuvre de médiation tendant — je reprends ici les termes mêmes de la note expédiée à ses agents par le Ministère français des Affaires Étrangères — tendant à mettre l’ensemble de l’Espagne en mesure d’exprimer la volonté nationale.

Les réponses parviennent le 9 et le 12 décembre : Moscou le 9, Berlin, Rome et Lisbonne le 12 ; mais, messieurs, comme vous vous en souvenez, toutes ces réponses n’étaient pas exactement à l’unisson et toutes n’étaient pas non plus absolument claires ni absolument formelles.

Cependant, les envois et les débarquements de volontaires en Espagne continuaient, leur caractère massif semblait même s’accentuer.

Les deux Gouvernements britannique et français, mus par la même volonté de paix, se résolvaient alors à pousser au premier plan ce problème particulier des volontaires, à l’extraire en quelque sorte du problème général de non-intervention et de contrôle et, par une seconde démarche commune, le 24 décembre, ils insistaient auprès des quatre Gouvernements en leur demandant de prendre aussitôt les mesures nécessaires pour que les interdictions relatives à l’envoi et au transit des volontaires pussent entrer en vigueur dès le début du mois de janvier.

À nouveau, les réponses s’échelonnent entre le 29 décembre et le 7 janvier : le 29 décembre, réponse de Moscou ; le 2 janvier, réponse de Lisbonne ; le 7 janvier, réponses de Berlin et de Rome.

Cette fois, en dépit de nuances très sensibles entre les quatre réponses, elles pouvaient cependant, toutes quatre, être considérées comme contenant un acquiescement de principe à la proposition anglo-française.

Mais le Gouvernement anglais, comme nous, était décidé à en finir, et à en finir vite. Comme nous, il était impatient qu’on passât aux actes.

Aussi, dimanche dernier, le 10 janvier, prescrivait-il à ses représentants à Berlin, à Rome, à Lisbonne, à Moscou et à Paris une démarche qui n’était pas pour nous une surprise et qui consistait à demander aux Gouvernements : Êtes-vous décidés, avant même que le contrôle soit mis en place, ait fonctionné, à prendre chacun sur votre territoire les mesures d’interdiction nécessaires contre l’envoi de volontaires en Espagne et contre leur transit vers l’Espagne ?

Nous avons répondu pour notre part, le jour même : Oui, nous sommes prêts à saisir notre Parlement, nous sommes prêts à le saisir sans délai et sans réserve.

Voilà, messieurs, l’origine du texte qui vous est soumis aujourd’hui.

Nous n’ignorons aucunement, vous le pensez bien, à quelles appréhensions ou même à quelle objections intimes il peut se heurter chez certains d’entre vous ou dans certaines fractions de l’opinion française.

Comme les accords de non-intervention, il place sur le même plan le Gouvernement de Valence, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression dont nous nous servions déjà au mois de juillet, le Gouvernement légal d’une nation amie, et les forces rebelles qui sont groupées autour de la junte de Burgos.

Il va même plus loin. Il assimile, vis-à-vis de l’accord international auquel nous tendons, deux formes d’engagement ou d’enrôlement qui sont cependant bien différentes : le libre don de la personne à un idéal, à une foi, selon ces exemples légendaires que l’on a cités aujourd’hui à maintes reprises à la tribune, l’exemple de La Fayette, celui de Byron, celui de Garibaldi, celui de Villebois-Mareuil, ou bien un départ en service commandé ; d’une part, le libre exercice de la volonté ou de la conviction individuelle, qui jusqu’à ce jour, au regard des engagements internationaux, était pleinement licite, ou bien, d’autre part, l’intervention indirecte d’un État, qui, elle, ne l’était pas.

Nous sentons cette difficulté et nous comprenons les appréhensions qu’elle peut provoquer ; mais, avant tout, il s’agit de préserver l’Europe de la guerre.

Ce danger ne peut être conjuré d’une façon certaine que si l’Espagne cesse d’être ainsi recouverte par ces vagues alternées de migrations armées, et ces migrations ne peuvent elles-mêmes être arrêtées que par des mesures d’ordre général, d’ordre absolu, comprenant indistinctement même les cas qui peuvent vous paraître les plus opposés et les comprenant dans les mêmes interdictions.

Aussi, le projet de loi que nous vous demandons de voter vise-t-il uniquement la participation de la France à ces mesures générales.

Comme témoignage de notre volonté de paix et de notre sincérité, nous garantissons, dès aujourd’hui, notre participation sans délai, comme je l’ai dit, et sans réserve.

Mais nous exécuterons en même temps que les autres nations intéressées, au jour J qui aura été fixé, d’accord avec elles, par le comité international de Londres. La réciprocité et la simultanéité des diverses actions nationales, dans le cadre d’un accord international, voilà ce qui est explicitement affirmé par le texte même du projet de loi que nous vous avons soumis.

Il va de soi, d’ailleurs, messieurs — aucun de vous, je pense, ne se méprend à cet égard — que, tout en nous engageant comme nous le faisons, comme nous vous demandons de le faire, à prendre des mesures d’interdiction spéciales à l’envoi et au transit des volontaires, avant même que le contrôle puisse être mis en place et puisse fonctionner, nous ne renonçons pas à poursuivre l’installation et le fonctionnement aussi rapide que possible de ce contrôle.

Je ne veux, messieurs, entrer dans aucun débat rétrospectif, ni pour justifier le Gouvernement français, ni pour rappeler les faits qui pourraient être imputés à d’autres Gouvernements. J’écarte à dessein toute pensée polémique, mais je pense que j’ai bien le droit de répéter à d’autres Gouvernements le sentiment que nous éprouvons nous-mêmes, c’est-à-dire l’impatience qu’un système sérieux et rigoureux de contrôle défende enfin notre loyauté contre toute possibilité de soupçon. Et j’ai bien le droit d’affirmer qu’un nouveau système d’engagements internationaux ne peut produire son plein effet, ne peut produire sa pleine vertu, que si l’efficacité du contrôle garantit sa réalité vis-à-vis de l’opinion universelle.

Le comité de Londres a préparé, vous le savez, un projet de contrôle, auquel la France a pleinement adhéré, mais qui se heurte à cet inconvénient que, tel qu’il est conçu, il doit fonctionner à l’intérieur de l’Espagne et que, par conséquent, il suppose la complaisance et je dirai presque la collaboration, non seulement du Gouvernement de Valence, mais aussi des autorités militaires de Burgos.

Dès le 7 janvier, notre représentant au comité de Londres l’a saisi d’un plan plus souple, plus simple, qui pourrait fonctionner, même dans l’hypothèse où il deviendrait trop difficile d’envisager l’installation du service de surveillance en territoire espagnol.

En matière de contrôle, comme en matière d’interdiction, notre vœu est qu’on aboutisse, qu’on aboutisse vite, et nous ne cessons pas, nous ne cesserons pas de considérer les deux problèmes comme exactement liés l’un à l’autre.

La teneur même des notes allemande et italienne, en réponse à la démarche anglo-française, nous permet d’espérer que l’accord se réalisera, et se réalisera promptement, sur ce point.

C’est sur la nécessité du contrôle que le Gouvernement de Berlin et le Gouvernement de Rome se sont peut-être prononcés dans les termes les plus catégoriques.

Nous nous garderons donc d’insister ici sur des éventualités qui, selon toute vraisemblance, ne se présenteront pas.

Nous sommes, nous, prêts au contrôle. Nous sommes prêts à l’accepter sur notre propre territoire et sans exciper de notre souveraineté.

Nous sommes prêts à soumettre à ce contrôle les mesures que vous nous autoriserez à prendre aujourd’hui et que nous appliquerons, je le dis en souriant, sur toute l’étendue du territoire français, car il n’y a pas une parcelle du territoire français qui échappe à l’autorité du Gouvernement de la République.

Nous sommes prêts à soumettre à ce contrôle tous les actes que vous nous permettrez de saisir. Mais il va de soi que l’impossibilité de parvenir à un accord sur la question du contrôle dans un délai raisonnable nous conduirait sans doute à envisager la question sous un autre jour.

Nous aurions alors à nous demander, si nous pourrions continuer à participer à un régime d’interdiction non contrôlée, ou bien nous aurions à nous demander si la collaboration active de toutes les puissances engagées dans l’accord d’interdiction est nécessaire pour assurer le contrôle des obligations qu’elles auraient toutes souscrites.

Ces considérations, que je ne fais qu’indiquer, expliquent, au surplus, à la Chambre la forme sous laquelle a été rédigé le projet de loi qui lui est soumis.

Il comporte une délégation de pouvoir, pour un temps limité, en vue d’un objet précis et sous des sanctions déterminées.

Si nous nous sommes ralliés à cette idée d’une délégation, ce n’est pas par préférence, par manie, par un goût immodéré des délégations législatives. Ce n’est pas non plus par commodité, et c’est encore moins, pensez-le bien, pas méconnaissance de l’autorité souveraine qui vous appartient.

Mais M. Marcel Héraud, dans le discours si élégant qu’il vient de prononcer, a lui-même convenu que la délégation législative, en l’occurrence, mettait entre nos mains un instrument plus souple, nous permettant d’assurer la concordance et la concomitance des mesures prises en France avec les mesures qui seraient prises par les autres nations intéressées, et qui nous permettrait aussi, le cas échéant, de régler notre action sur l’évolution possible de la situation internationale.

Nous sommes convaincus qu’en adoptant, aujourd’hui, ce projet de loi, la Chambre restera pleinement conséquente avec elle-même et avec la politique qu’elle a couverte, à plusieurs reprises, de son approbation. Cette politique, que nous avons le ferme dessein de conduire jusqu’à son terme logique et naturel, je crois que l’on peut, dès à présent, la juger sur ses conséquences.

Elle a raréfié et atténué les risques de guerre en Europe.

Elle a permis à l’Europe de mieux comprendre et de juger plus équitablement l’action de la France.

Elle a créé, entre les grandes démocraties et les puissances pacifiques du monde, de nouvelles possibilités d’action commune.

À l’intérieur même de notre pays, elle a contribué à reformer une cohésion nationale et elle l’a reformée sur le plan le plus élevé, par un resserrement de toutes les catégories sociales et de tous les partis, autour des grands intérêts nationaux que nous ne séparons pas des intérêts généraux de l’Europe et de l’intérêt suprême de la paix.

Cette unanimité de l’opinion française, on a pu l’éprouver, il y a quelques jours, quand celle-ci a pu redouter qu’une atteinte fût portée à des droits que nous considérons tous comme essentiels à la sécurité de notre pays.

Nous nous félicitons, messieurs, et nous nous félicitons hautement que cette émotion ait été dissipée par des déclarations dont nous savons tout le prix ; mais, par elle-même, elle était un signe sur le sens duquel personne, je crois, ne s’est mépris.

Nous souhaitons ardemment que cette unanimité se retrouve aujourd’hui parmi vous et que le Parlement tout entier accorde son concours au Gouvernement qui se présente à vous comme le Gouvernement de la France, pour une mesure de prudence, de sagesse et de paix.