L’Exercice du pouvoir/Partie VI/13 novembre 1936

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Gallimard (p. 268-294).

Aucun démenti, aucune preuve, ne put arrêter la campagne de calomnies déchaînée contre Roger Salengro. Le 13 novembre, M. Becquart porta la question à la tribune de la Chambre. Léon Blum répondit par un exposé complet et minutieux, ne laissant place à aucune obscurité :

Messieurs, c’est à moi que M. Becquart a adressé son interpellation. Je n’ai pas besoin de dire à la Chambre dans quelle intention d’esprit j’aborde un tel débat.

Je n’ai pas à lui apporter une affirmation, une démonstration, et cela, parce que la preuve est faite, parce qu’il existe une pièce qui fait foi, ou qui doit faire foi pour vous, messieurs, et pour tous les esprits honnêtes, je veux dire le procès-verbal établi par MM. Maurice de Barral et Henri Pichot, en présence et sous le contrôle du général Gamelin, Chef d’État-major général de l’armée.

La force probante de ce document est telle que je ne prétends pas y ajouter ici quoi que ce soit ; je me bornerai, si je peux dire, à en animer les conclusions et, peut-être, à le compléter par quelques détails précis qui seront tous, sans exception, empruntés au dossier.

Puis je proposerai à la Chambre les réflexions et les conclusions qui me paraissent nécessaires.

Au commencement d’octobre 1915, Roger Salengro appartenait au 233e régiment d’infanterie, 51e division.

Il était cycliste du chef de bataillon qui, dans un rapport du 19 décembre — cet officier n’est autre que le chef de bataillon Arnould — s’exprime ainsi : « Durant les journées des 5, 6, 7 octobre, l’attitude de ce soldat, sous un bombardement infernal, fut celle d’un soldat à la fois brave et dévoué pour ses chefs et ses camarades, s’offrant à rendre service aux uns et aux autres, circulant hors des boyaux pour rassembler les comptes rendus et les pièces journalières des compagnies. »

Le 7 octobre, vers quatre heures de l’après-midi, Roger Salengro se trouvait au poste de secours où il avait accompagné un de ses camarades blessé. Le médecin du poste était le docteur Willot, médecin auxiliaire. Le docteur Willot demande à Salengro des nouvelles du lieutenant Deron, commandant la 24e compagnie, celle à laquelle Salengro avait appartenu jusqu’à sa désignation comme cycliste du chef de bataillon. On n’avait pas entendu parler du lieutenant Deron depuis l’attaque de la veille.

Salengro répondit : « J’y vais », et il se dirigea vers la 24e compagnie où il rencontra, vivant et sans blessures, le lieutenant Deron, auquel je laisse maintenant la parole :

« Le 7 octobre, dans l’après-midi, dit le lieutenant Deron, je me trouvais, avec ma compagnie, dans une tranchée de départ d’où j’étais allé la veille à l’assaut. Je vis arriver Salengro qui venait me féliciter aimablement et serrer la main aux camarades qui survivaient à l’attaque de la veille, qui avait été très chaude.

« Au cours de la conversation, Salengro me parla du sergent Demailly qui avait été tué la veille. Nous nous étions promis mutuellement, me dit-il, en cas de malheur, de tenter l’impossible pour rapporter à la famille du mort ses papiers personnels.

« Je le félicitai immédiatement de sa pensée, mais je lui fis observer, comme j’en avais le devoir, toute l’imprudence de son projet. Je lui dis notamment : « Vous voyez cette crête. Immédiatement après, vous serez exposé au feu et aux coups de l’ennemi. Surtout, ne dépassez pas la crête. »

« En avant de la tranchée, le champ de bataille était couvert de cadavres.

« À ce moment-là, je n’avais sur Salengro pas même l’ombre d’un soupçon, d’autant mieux que, par sa fonction de cycliste du commandant, il pouvait détenir des secrets militaires. À défaut d’autres arguments, la confiance du commandant de Salengro aurait éloigné tous mes soupçons sur cet homme.

« Je savais que Salengro était socialiste convaincu et militant. On m’avait dit qu’au jour de la mobilisation il avait été arrêté comme suspect au point de vue national. Mais je dois à la vérité de dire que depuis son incorporation, en tout cas depuis son arrivée à la compagnie, le patriotisme de Salengro n’avait jamais été suspect. Il avait tenu des propos qui n’étaient pas suspects au point de vue national. Au contraire.

« Lorsque le feu de l’ennemi eut cessé, Salengro abandonna son équipement et s’avança dans la direction de l’ennemi en rampant. Il s’approcha de quelques cadavres et je l’ai vu très nettement dégrafer la capote du soldat tué, fouiller dans sa poche et retirer un objet qu’il remit ensuite dans sa poche. J’ignore si ce cadavre était celui du sergent Demailly, mais je ne le crois pas, car on m’a dit que Demailly était tombé beaucoup plus près des fils de fer, c’est-à-dire des Allemands.

« Salengro s’approchait terriblement de la crête. Je pris mes jumelles pour l’observer. À ce moment, un soldat cria : « Il mérite la croix de guerre. » Je répondis : « Il l’aura. » Puis Salengro disparut derrière la crête. Quelques instants après j’entendais distinctement trois coups de feu. Je n’ai plus revu Salengro. »

Cela, messieurs, est extrait du procès-verbal de comparution du lieutenant Deron devant le rapporteur du Conseil de guerre, le 30 décembre 1915. Mais je puis lire également à la Chambre, parce qu’ils sont peut-être plus précis et plus vivants, quelques fragments des notes d’audience, auxquelles M. Becquart a fait allusion, notes d’audience prises par le greffier pendant la déposition du lieutenant Deron devant le Conseil de guerre.

« Avant d’être cycliste, dit le lieutenant Deron, Salengro était dans ma compagnie. Très bon soldat, jamais l’ombre d’une difficulté. »

« Sur interpellation : « Il n’a jamais professé d’opinions antimilitaristes, au contraire. Après l’attaque, il s’est informé de ses anciens camarades, est venu saluer les survivants, a parlé de la promesse faite à Demailly. Il a dit : « Mon lieutenant, je veux chercher le corps de Demailly. » Il a insisté. Je lui ai dit : soit ! allez, mais je vous interdis de passer la crête.

« Il a enlevé son ceinturon. Il est allé en rampant. Je l’ai vu nettement s’arrêter devant quelques cadavres mais ne pas mettre les mains dans les poches. Il a rencontré un troisième cadavre. Je l’ai vu nettement mettre la main dans la poche, en retirer quelque chose, le mettre dans sa poche à lui, puis il a continué. »

« Sur interpellation : « Mon impression est toujours bonne. Il venait, à mon avis, de trouver un autre camarade, peut-être moins aimé que Demailly.

« Un homme voisin a dit : « Il mérite la croix de guerre. » J’ai dit : « Il l’aura. »

Il a eu une autre croix !

« On a tiré. Il était encore à la lisière, ignorant sans doute le point où il se trouvait. Puis, il a disparu. »

Voilà donc dans quelles conditions Roger Salengro disparaît et l’on ne s’étonnera pas si, dans ces conditions, aucune information n’est ouverte. Le chef de bataillon Arnould établit lui-même, en date du 18 octobre, le rapport auquel faisait allusion tout à l’heure M. le Ministre de la Guerre et qui concluait nécessairement au classement de l’affaire. Le général de brigade conclut également, à la même date, à la bonne foi de Salengro.

On a donné tout à l’heure à la Chambre quelques détails sur cette circonstance. Vous savez, dès à présent, que ce rapport concluait nécessairement à la non-information, puisqu’aucune information n’était alors ouverte. C’est la seule pièce qui manque aujourd’hui au dossier.

Il y a, en effet, un document qui a disparu, mais c’est celui-là. Seulement, les documents ne disparaissent pas toujours si complètement qu’ils ne laissent quelques traces.

Or, en tête de son rapport du 17 novembre, celui qui concluait pour la première fois à l’ouverture d’une information, le commandant Arnould a écrit textuellement ; « Le présent rapport, dressé après nouvelle enquête, annule le précédent en date du 18 octobre 1915. »

Comme M. Daladier vous l’a dit tout à l’heure, le général de brigade, en donnant son avis réglementaire, consigné à la suite de ce même rapport du 17 novembre, fait lui-même allusion à ce précédent rapport dans lequel il avait conclu à la bonne foi de Salengro.

Rien ne s’était donc passé entre le 18 octobre et le 17 novembre.

Mais, le 17 novembre, l’affaire changeait de face. Que s’était-il produit ? Le commandant Arnould avait appris, dans des circonstances d’ailleurs assez romanesques, que le soldat Salengro était vivant.

Vous vous souvenez, car ce détail est consigné dans la déposition du lieutenant Deron, qu’en quittant la tranchée, Salengro avait déposé son équipement. Or, on avait trouvé quelques papiers dans sa cartouchière et l’un d’eux portait l’adresse de la marraine de guerre de Salengro, qui habitait Paris.

Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de citer ici le nom de cette marraine qui était une femme d’une très haute honorabilité. Elle a été interrogée, comme on vous l’a dit, par commission rogatoire et elle a déclaré quelques semaines plus tard :

« C’est mon filleul de guerre. J’ai appris incidemment qu’il était des régions occupées et qu’il ne recevait ni lettres ni paquets. Je me suis offerte pour lui envoyer ce dont il pourrait avoir besoin. Je ne l’ai jamais vu. »

Ici, deux versions différentes dans le dossier, selon qu’on se réfère au rapport du 19 décembre du commandant Arnould, ou à sa déposition devant le conseil de guerre : dans son rapport le commandant Arnould dit qu’il a écrit alors à la marraine de guerre de Salengro ; devant le Conseil de guerre il a déclaré qu’il s’était trouvé en rapport indirect avec elle pendant une permission à Paris.

Toujours est-il que le commandant Arnould apprit alors d’elle qu’elle venait de recevoir des nouvelles de Roger Salengro, prisonnier au camp de Grafenwohr en Allemagne, près de la frontière de Bohême.

Ainsi Salengro était vivant. Et aussitôt, messieurs, c’est le commandant Arnould qui le déclare, le soupçon apparaît.

Il apparaît en même temps que renaît un atroce préjugé. Vous vous rappelez avec quel soin le lieutenant Deron, dans sa déposition, insistait sur le fait qu’il n’avait jamais entendu Salengro tenir de propos antimilitaristes. Mais malgré tout, et en dépit de sa jeunesse, Salengro était un militant socialiste, un militant déjà connu. Il avait figuré sur le carnet B, en illustre compagnie, et, de la part d’un socialiste, on pouvait évidemment tout croire.

Pour vous montrer avec quelle partialité, assurément inconsciente, les faits se reconstituent alors dans l’esprit des chefs de Salengro, je vous lirai la fin du rapport du commandant Arnould concluant pour la première fois à l’ouverture d’une information. C’est le rapport du 17 novembre qu’il établit à son retour de Paris. Voici la fin de ce rapport :

« Il semblerait donc, étant donné le passé du soldat, dont les idées antimilitaristes lui avaient valu d’être mis en prison le jour de la mobilisation, qu’on se trouve en présence d’une vulgaire désertion à l’ennemi. »

Et le chef de corps ajoute : « Le fait que le cycliste Salengro avait quitté les lignes sans armes avait paru très suspect au chef de corps qui connaissait les fâcheux antécédents de ce soldat. »

Voilà donc la procédure engagée, et voilà aussi expliqué le retard qui avait paru singulier à M. Becquart, si j’en juge par l’une de ses lettres au ministre de la Guerre, et dont vous connaissez maintenant la cause.

Vous voyez pourquoi c’est seulement le 17 novembre que se déclenche la procédure militaire.

Après ce rapport du 17 novembre — tout cela est au dossier — nouveau rapport, plainte, ordre d’informer, information, information rendue beaucoup plus lente du fait que le régiment était passé de Champagne à Verdun et que les témoins demandaient quelquefois un certain délai avant de se rendre aux convocations de l’officier rapporteur.

C’est le 20 janvier que le Conseil de guerre se réunit à Verdun. Il est composé de la façon suivante : Président : lieutenant-colonel de Morcourt ; juges : chef de bataillon Chouren, capitaine Macquart, lieutenant Miesch, adjudant Barratte.

Sont entendus comme témoins — il n’y en a pas d’autres devant le Conseil de guerre, s’il y en a eu d’autres depuis lors — le commandant Arnould, le lieutenant Deron, les sergents Ghesquière et Descamps, le soldat Roger.

Et, par trois voix contre deux, Roger Salengro est acquitté.

M. Becquart a parlé tout à l’heure d’un verdict extraordinaire d’indulgence. Je conviens, en effet, qu’il y a quelque chose d’extraordinaire dans ce verdict. Ainsi que le disait tout à l’heure mon ami M. le ministre de la Guerre, s’il y a quelque chose d’extraordinaire, c’est l’acquittement.

Je vous rappelle que Salengro était absent, qu’il était vivant, qu’il n’avait pas de défenseur. Le commissaire du Gouvernement, d’autre part, avait requis la condamnation avec insistance, et ce représentant du ministère public était un homme très redoutable par son talent. En règle générale, on vous a dit combien les exceptions étaient rares. Tout contumax était alors presque fatalement condamné. Salengro est acquitté.

Il est acquitté en raison, je le pense, de la déposition du lieutenant Deron, en raison du scrupule des juges devant un cas comme celui qui leur était soumis, et aussi, très vraisemblablement, pour la raison que M. Becquart a indiquée : parce que, parmi les juges, Salengro trouva un défenseur en la personne du capitaine Macquart.

Messieurs, ni vous, ni moi, ni personne n’a à entrer dans le secret des délibérations d’un tribunal, qui est le secret de la conscience. Salengro est acquitté. Il est définitivement acquitté, bien que contumax. Cela doit valoir et durer pour la vie entière.

En effet, sauf quelques incidents très vite réglés au cours d’une période électorale, vingt ans de silence s’écoulent.

Et tout à coup voici qu’une légende vraiment monstrueuse se forme, se développe, apparaît : Salengro a été acquitté, soit ! Mais, dit-on, il a été acquitté après une première condamnation.

Bien entendu, comme toutes les légendes, comme tous les mythes, celui-ci varie et se diversifie, parce que tout mythe est par essence multiforme. Pour les uns, Salengro a bien été acquitté, le 20 janvier 1916, mais il aurait été condamné auparavant, très peu de temps après sa disparition ; et l’on fait état, pour justifier cette conjoncture, de l’espace de temps anormal, dit-on, qui s’est écoulé entre la disparition et la comparution devant le Conseil de guerre. Pour les autres, il aurait été, au contraire, condamné le 20 janvier 1916, et il aurait été acquitté beaucoup plus tard, à la fin de la guerre, après une sentence de revision, par un Conseil de guerre du Gouvernement militaire de Paris.

Mais, messieurs, le fonds commun du mythe et de la légende sous leurs diverses formes, c’est l’existence d’une première sentence de condamnation qui aurait été cassée, ou revisée, dans des conditions que, d’ailleurs, on ne précise pas autrement et qui aurait été suivie d’une sentence d’acquittement devenant, par cela même, suspecte. C’est cela, messieurs, le fond de la légende.

Peut-être n’a-t-elle pas trouvé une très grande place dans le discours que vous venez d’entendre ; car cette articulation qui est l’articulation fondamentale, qui est à la base de la campagne dirigée contre Roger Salengro, il semble, monsieur Becquart, que dans ce discours si habile, si insidieux, vous n’en ayez plus tenu grand compte. Vous avez assurément senti combien cette position était aujourd’hui difficile à tenir et vous avez préféré placer le débat sur un autre terrain, en évoquant des témoignages qui visent tous le fond, c’est-à-dire en refaisant, à la tribune même, le procès que le Conseil de guerre a jugé définitivement par un acquittement le 20 janvier 1916.

Quoi qu’il en soit, la légende se développe. Après les élections de 1936, après la constitution du Gouvernement où Roger Salengro occupe le poste de Ministre de l’Intérieur, la campagne prend nettement forme et consistance.

M. Becquart écrit quatre fois au ministre de la Guerre, les 10 juillet, 20 juillet, 6 août, 4 septembre.

Le ministre de la Guerre, qui a rassemblé au ministère tous les éléments du dossier, qui en a fait lui-même l’examen et la vérification répond à trois reprises, en lettres de plus en plus précises, et de plus en plus catégoriques : lettre du 3 août, lettre du 11 août, lettre du 11 septembre.

Vous connaissez déjà, messieurs, cette lettre du 11 septembre signée par M. Daladier. Mais, dussé-je vous demander quelques minutes de patience de plus, permettez-moi de vous la relire. Voici ce qu’écrivait, le 11 septembre, le ministre de la Guerre à M. Becquart :

« Monsieur le député,

« J’ai déjà adressé à vos lettres une réponse catégorique. Vous m’en adressez une quatrième, après l’avoir communiquée à divers journaux. Vous invoquez le témoignage du commandant Arnould et du sergent-fourrier Jourdin pour soutenir à votre tour que Roger Salengro a été condamné à mort pour désertion par un premier Conseil de guerre… » — car c’est cela la légende « … puis acquitté plus tard par un second Conseil de guerre dans des conditions qui laisseraient des doutes sur l’innocence de l’accusé.

« J’ai examiné moi-même tout le dossier. J’ai lu avec soin l’état, dressé pendant la guerre, de tous les jugements rendus par les Conseils de guerre de la 51e division. Du 7 octobre 1915, jour où Salengro fut fait prisonnier, jusqu’au 20 janvier 1916, jour où il fut poursuivi et acquitté, il n’y eut que ce seul jugement, que ce seul Conseil de guerre relatif à Roger Salengro. Ceux qui affirment, vingt ans après les événements, avoir vu un jugement de condamnation à mort, et même l’avoir recopié, sont victimes de singulières aberrations de mémoire ou se laissent entraîner par de méprisables passions politiques.

« Mais vous vous étonnez que le Conseil de guerre de la 51e division n’ait jugé que le 20 janvier 1916 des faits qui remontent au 7 octobre 1915. Ce retard vous paraît anormal et, pour le combler, on imagine qu’il y eut d’abord un Conseil de guerre qui condamna Roger Salengro à mort.

« C’est une fable grossière. La vérité est qu’un premier rapport établi le 18 octobre 1915 admettait, selon la déclaration du général de brigade Valières, la bonne foi de Salengro. Il n’eut aucune suite judiciaire. On croyait alors que Salengro avait été tué ou du moins blessé, puisqu’on avait entendu de nos lignes trois coups de feu tirés par les Allemands avant la disparition de Salengro.

« Mais on apprit, au milieu de novembre 1915… » — je vous ai raconté exactement dans quelles circonstances — « … que Salengro avait été fait prisonnier sans avoir été blessé. Dès lors, on conclut qu’il pourrait bien être un vulgaire déserteur, d’où le rapport du 17 novembre 1915, l’ordre de poursuivre l’enquête, la convocation du Conseil de guerre. Salengro est acquitté.

« Je dois aussi vous signaler qu’avant de conclure à l’envoi en Conseil de guerre, le rapport du commandant Arnould commence ainsi… »

— Je vous l’ai lu déjà tout à l’heure. —

« … Le soldat Salengro était cycliste du chef de bataillon. Durant les journées des 5, 6 et 7 octobre, l’attitude de ce soldat, sous un bombardement infernal, fut celle d’un soldat à la fois brave et dévoué pour ses chefs et ses camarades.

« C’est en plein jour, vers seize heures… » — probablement un peu plus tard quand on rapproche toutes les pièces du dossier, car c’est à seize heures qu’il s’est présenté au poste de secours du médecin Willot, d’où il est allé ensuite à la 24e compagnie — « … c’est en plein jour que Roger Salengro a disparu en avant des lignes.

« Un témoin, le lieutenant Deron, a déposé : Salengro s’approchait de la crête. Je pris mes jumelles pour l’observer. À ce moment, un soldat cria : il mérite la croix de guerre. Il l’aura, répondis-je.

« Le seul Conseil de guerre qui ait jugé Salengro l’a acquitté, fait d’autant plus remarquable que l’accusé était contumax, c’est-à-dire absent et sans défenseur, et que, dans la plupart des cas de contumace, un jugement de condamnation était rendu à l’effet de provoquer plus tard un jugement contradictoire.

« Le scandale n’est donc pas du côté où vous vous obstinez à le chercher, il est dans cette campagne abjecte, inspirée par des passions politiques qui ne respectent ni la vérité des faits, ni l’autorité souveraine de la chose jugée, fondement de l’ordre public. »

Je pense qu’après une pareille lettre, je peux le dire, tout aurait pu et tout aurait dû s’arrêter.

M. le ministre de la Défense nationale avait lui-même compulsé et vérifié les pièces ; il affirmait, mieux, il démontrait qu’il n’y avait pas, qu’il ne pouvait pas y avoir deux jugements successifs, qu’il n’y en avait qu’un et que ce jugement unique était un jugement d’acquittement.

Qui donc aurait le droit de douter de sa parole ? On n’avait vraiment qu’à s’incliner et qu’à se taire.

Mais non, messieurs, la campagne persiste, la campagne redouble, et vous savez dans quelles conditions ! Cette campagne était devenue le fait et le bien particulier d’une feuille, qu’en effet je ne lis pas, que je ne touche pas, d’une feuille dont je ne veux même pas prononcer le nom ici, mais que j’ai bien le droit de qualifier de feuille infâme.

Cette feuille, messieurs, avait fait sienne la campagne contre Roger Salengro. Elle y voyait un moyen d’attaque contre lui, contre nous, contre vous, et aussi, peut-être, un moyen de publicité pour elle.

Par conséquent, messieurs, la feuille, la feuille infâme se plaît au jeu et s’acharne. Elle provoque tous ces témoignages, consciemment ou inconsciemment produits par l’aberration du souvenir, quelquefois secrétés par la haine.

On a lu, messieurs, les états de services des témoins. Je m’incline bien volontiers devant leurs états de services. Mais je constate qu’aucun d’entre eux n’a été témoin devant le conseil de guerre.

S’il s’agit de vérifier ici des témoignages, sortirai-je ceux qui sont arrivés par douzaines, par vingtaines à Roger Salengro ? Il s’agit ici de vérifier les faits et si vous voulez constater jusqu’à quel point peuvent être sujets à caution des témoignages, même produits de la meilleure foi du monde, songez que c’est le commandant Arnould qui a affirmé que la sentence du 20 janvier 1916 était un verdict de condamnation, alors qu’il assistait à l’audience du Conseil de guerre, qu’il y figurait comme témoin et que si quelque chose est certain, indéniable, c’est que la sentence du 20 janvier 1916 est une sentence d’acquittement.

Il y a un sergent fourrier qui affirme avoir recopié de sa main un jugement de condamnation à mort. Il est vraisemblable, puisqu’il n’existe pas de jugement de condamnation à mort, qu’il confond avec le rapport de l’officier rapporteur ou avec les conclusions du commissaire du gouvernement.

Mais, encore une fois, messieurs, je ne veux pas entrer dans cet examen critique, car je n’apporte pas ici des témoignages, je n’apporte que des faits qui sont empruntés au dossier officiel.

Quoi qu’il en soit, chaque semaine la campagne redouble, la campagne de calomnies et de mensonges. Nous assistons à cela et nous nous demandons — j’appelle ici gravement l’attention de la Chambre — : « Qu’est-ce qu’on peut faire ? »

Que peut faire en effet, en pareil cas, un homme public atteint au plus profond de son honneur ?

Je veux m’expliquer ici, sous ma responsabilité, parce que, vous le savez, cela va loin. Les hommes publics sont désarmés devant le mensonge et devant la calomnie.

Quand on cherche le moyen de lutter contre la mauvaise foi et, surtout, ce qui est plus important, de convaincre la bonne foi — car l’immense majorité des hommes de ce pays sont de bonne foi — on est là, sans trouver, on hésite, on cherche et l’on se sent impuissant !

Vous disiez : on poursuit.

Messieurs, il y a deux façons de poursuivre. Si l’affaire est de la compétence du tribunal correctionnel, pas de preuve possible. La condamnation automatique ne signifiera rien et ne lavera personne. Si l’on va en cour d’assises… Je veux dire là-dessus ce que je pense, quoique j’aie honte à le dire. Je le dis pourtant, je le dis avec gravité, avec tristesse. Nul ne peut plus être sûr que la partialité politique ne faussera pas le verdict ou, du moins, ou, surtout, personne ne peut plus répondre que l’opinion ne récusera pas la décision du jury, quelle qu’elle soit, en l’expliquant par la partialité politique. Cela est grave, je vous l’assure.

Alors, car il faut que la vérité soit établie, une idée nous vient. Nous nous disons : « Le dossier, c’est lui qui enferme la vérité. » Il est toujours là. Il est complet, sauf l’exception que j’ai indiquée et dont je vous ai dit, après M. le ministre de la Guerre, la signification. Il est intact. Personne n’y a touché. Rien n’y manque. Messieurs, ce sont MM. de Barral et Pichot et le général Gamelin qui l’affirment.

Alors nous pensons à provoquer un examen de ce dossier dans des conditions de sincérité, d’impartialité, je dirais presque de solennité, telles que la conclusion s’impose enfin à tous les juges de bonne foi. Nous demandons à la Confédération Nationale des combattants de désigner un de ses membres. Ce n’est pas nous qui l’avons désigné. C’est elle.

Nous prions l’association qui compte le plus grand nombre d’anciens combattants de désigner à son tour un représentant. Ce n’est pas nous qui l’avons désigné. C’est elle.

Enfin, nous prions l’officier qui est placé au plus haut poste de commandement de l’armée française d’assumer la surveillance et le contrôle de l’examen. Et nous disons à ces hommes : « Voilà le dossier. Entourez-vous de tels renseignements et de tels conseils qu’il vous plaira. Vos conclusions seront rendues publiques quelles qu’elles soient. »

Je vous le demande, est-ce qu’on pouvait faire mieux ? Pouvait-on imaginer une opinion qui fût moins contestable pour la masse des citoyens de ce pays que celle que se formeraient ainsi MM. de Barral et Pichot sous le contrôle et sous la garantie du général Gamelin ? Pour ma part, je ne le crois pas.

On nous a dit que l’Union Nationale des combattants n’était pas représentée. M. Rivière a déjà répondu sur ce point. Rien n’empêchait la C.N.C. de désigner comme son mandataire un membre de l’Union Nationale des combattants. Elle a porté son choix sur M. de Barral ; c’est à elle qu’en incombe l’initiative et non pas à nous, et si elle a choisi M. de Barral, c’est peut-être, laissez-moi vous le dire, parce qu’on s’est souvenu que M. de Barral avait été appelé à siéger à cette cour spéciale de justice militaire qui a réhabilité, je ne dirai pas des innocents, mais des mémoires d’innocents.

La commission examine donc les dossiers. Elle se rend compte aussitôt que la thèse centrale de la campagne menée contre Salengro, la thèse des deux sentences successives et contradictoires, se heurte à une impossibilité, je veux dire à une absurdité juridique.

Il est un fait certain, indéniable, que M. Becquart lui-même n’a pas songé une minute aujourd’hui à contester, c’est qu’il existe un jugement du 20 janvier 1916 et que c’est un jugement d’acquittement. Toute la procédure a été conservée, aucun doute n’est concevable. Il ne peut pas y avoir de jugement antérieur.

Je vous l’ai prouvé par le déroulement chronologique des faits. Mais, surtout, messieurs, réfléchissez un instant, je vous en prie. Si Roger Salengro avait été condamné à mort antérieurement au 20 janvier 1916, il aurait été condamné comme contumax, puisqu’il avait disparu depuis le mois d’octobre et comment, à moins de purger sa contumace, aurait-il pu comparaître à nouveau devant un conseil de guerre ? Comment, en tout cas, ne serait-il pas fait la moindre mention de cette première procédure au cours de la seconde ?

Par conséquent, rien avant, c’est certain. Mais, de même qu’il ne peut rien y avoir avant, il ne peut rien y avoir après. Pourquoi ? Mais parce qu’un acquittement, même par contumace, est définitif et Salengro acquitté ne pouvait plus être traduit devant une juridiction quelconque.

La commission aurait pu se contenter de cette démonstration juridique, évidente à première vue et appuyée par des avis formels : celui du directeur de la justice militaire, celui de M. Laroque, conseiller à la Cour de cassation. Cependant, elle ne s’en contente pas.

On vous a dit ce qu’elle a fait. Elle s’est fait présenter tous les états des jugements rendus par le conseil de guerre de la 51e division et ces états — un certain nombre d’entre vous le savent, je l’ai constaté encore il y a quelques heures — ces états sont rédigés dans des conditions matérielles telles, avec des intervalles si réguliers entre chaque mot, que la moindre altération ou la moindre interpolation sauterait immédiatement aux yeux les moins prévenus. La commission, examinant tous ces états, n’y trouve pas trace d’une autre sentence Salengro. Il n’y en a qu’une : la sentence d’acquittement du 20 janvier 1916.

La commission ne se borne pas à ces recherches. Peu de temps après, le 7 octobre, le 233e régiment d’infanterie est passé de la 51e division à la 1re  division d’infanterie. Mêmes recherches et mêmes résultats dans les états de la 1re  division d’infanterie.

On a affirmé — c’est la thèse du commandant Arnould — que l’arrêt d’acquittement avait été prononcé plus tard par le 2e  conseil de guerre du Gouvernement militaire de Paris. Mêmes recherches, constatées par un certificat formel de l’officier greffier, dans les archives du 2e  conseil de guerre de Paris, et la commission, unanime, est ainsi amenée à conclure :

« Il résulte de l’examen des documents présentés :

« 1o  Qu’aucun jugement visant le soldat Salengro n’a été rendu entre le 7 octobre 1915, date de la disparition de l’accusé, et le 20 janvier 1916, date à laquelle il a été jugé par le conseil de guerre de la 51e division ;

« 2o  Que le soldat Salengro a été acquitté par le jugement rendu par contumace par le conseil de guerre de la 51e division le 20 janvier 1916, lequel a un caractère définitif. »

Est-ce que cela va être fini, cette fois ? Eh bien ! non, malgré la publication de cette sentence, ce n’est pas fini.

Hier encore, la même feuille lançait une nouvelle variante du mythe. Elle parlait d’un dossier, le dossier du prisonnier, qui aurait disparu, dans des conditions suspectes, des archives du quai de la Rapée, le 30 octobre dernier. On déclare que ce dossier contenait contre Salengro des charges extraordinaires et qu’on a voulu le soustraire à toute recherche, à tout examen.

En effet — dans tout mensonge, dans toute calomnie, il y a une petite trace de vérité — ce dossier a bien été retiré, le 30 octobre, des archives du quai de la Rapée. Savez-vous par qui et comment ? Je vais le dire à M. Becquart. Dans son ardent désir de voir la lumière inonder tous les esprits, toutes les consciences, il ne pourra que s’en réjouir. Il en est sorti tout simplement sur la demande de la commission de Barral-Pichot et du général Gamelin.

C’est le général Gamelin qui a fait retirer ces pièces, parce que la commission, ne voulant omettre aucun élément d’information, a pris la précaution, à tout hasard, de demander la communication de ces pièces, qu’elle a restituées aussitôt, parce qu’elle n’y a rien trouvé qui fût de nature à l’intéresser.

Cela est constaté non seulement par le procès-verbal établi par le ministère des pensions, mais par la mention apposée par le général Gamelin lui-même sur le dossier qui avait été remis à la commission.

Vous voyez à quoi on en est aujourd’hui réduit.

Dans cette affaire — je pense que la Chambre nous en louera — nous avons voulu ne rien laisser dans l’ombre ; nous avons voulu lui apporter tous les éléments, toutes les parcelles de vérité dont nous pouvions disposer.

Je veux en venir maintenant à un point qu’a aussi traité M. Becquart et qui est en train de prendre une grande importance dans cette accusation mobile, changeante, se renouvelant elle-même sans cesse. Je veux parler de ce qu’on a appelé les anomalies des documents matriculaires, sur lesquelles la commission avait déjà fait pleine lumière, dont je veux à mon tour dire un mot et sur lesquelles je serai d’ailleurs en état d’apporter — M. Becquart s’en réjouira une fois de plus — un peu de lumière supplémentaire.

La commission de Barral-Pichot avait fait venir de Lille le dossier matriculaire de Roger Salengro.

Il est exact que le folio numéro 1 a été refait en 1932. Il est exact que, sur le premier folio du livret matriculaire actuel, ne figure la mention d’aucune comparution devant un Conseil de guerre, ni condamnation bien entendu, ni acquittement.

Une fois de plus, on en a tiré argument pour dire : Vous voyez bien, tout est truqué dans cette affaire, tout est machiné ; on a arraché et remplacé la première feuille du livret pour que toute trace de la condamnation disparût.

Messieurs, vous allez voir comme l’explication est simple ; on aurait pu y penser ; seulement, même quand on calomnie, on ne saurait penser à tout.

Si, sur le premier feuillet actuel du livret matricule, toute mention relative à une procédure de Conseil de guerre a disparu, c’est tout simplement — ce que je vais vous lire maintenant est un extrait du rapport établi il y a quelques jours par le Contrôleur général de première classe de l’administration de l’armée Vidal — parce que « l’instruction du 15 décembre 1918, modifiant l’article 36 de l’instruction du 8 juin 1911 sur la tenue des pièces matricules, a prescrit que les jugements d’acquittement, même pour insoumission ou désertion, ne devaient plus être inscrits et qu’il y avait lieu d’établir de nouveaux livrets et de nouveaux feuillets matricules n’en portant aucune trace. »

Êtes-vous content, monsieur Becquart ? Votre conscience ombrageuse et susceptible est-elle maintenant satisfaite ?

Cette circulaire de 1918 est une circulaire du temps où Clemenceau était Président du Conseil et Ministre de la Guerre.

On peut s’étonner qu’on ait attendu jusqu’à 1932 pour appliquer complètement cette circulaire. Mais, que voulez-vous, c’est comme cela. Ce n’est qu’en 1932 qu’on a refait les livrets matricules en exécution d’une circulaire de 1918. Vous allez même voir dans un instant qu’on ne l’a pas fait complètement, car je vais ajouter ceci, toujours pour satisfaire le désir de vérité de M. Becquart.

Cet ancien feuillet, qui a été remplacé en vertu de l’instruction de 1918, je peux lui apprendre qu’il n’a pas été détruit. Il existe encore. Il a été retrouvé, dans des conditions telles que son authenticité ne peut un instant être mise en doute, au bureau de recrutement de Lille.

L’instruction a été donnée, à cette époque, de ne pas détruire les premiers folios enlevés des livrets et remplacés par des folios nouveaux, et tous ces premiers feuillets existent. Celui qui concerne le livret matricule de Salengro a été retrouvé au bureau de recrutement.

Eh bien ! ce folio, qui existe encore, qui a été retrouvé, c’est lui qui va fournir à la Chambre l’explication, je crois vraiment bien évidente, d’une autre anomalie dont, tout à l’heure, M. Becquart a fait grand état.

Si le livret matricule actuel, conformément à l’instruction de 1932, ne porte plus aucune mention d’ordre pénal, il existe un document matriculaire, le feuillet du modèle no 5, qui, lui, porte deux mentions contradictoires, déjà relevées — M. Becquart en conviendra — par la commission de Barral-Pichot.

Sur ce feuillet no 5, qui est une sorte de fiche d’état civil contenant toutes les indications essentielles du livret matricule, on lit — je demande à la Chambre, pour suivre cette démonstration, un instant d’attention particulière, — dans la colonne de gauche, sous la rubrique « Services. Positions diverses » : « Conseil de guerre de la 51e division d’infanterie, séant à Verdun, a rendu le jugement suivant, le 20 janvier… » — janvier en toutes lettres — « … 1916 : « Inculpé de désertion à l’ennemi ; contumax ; non coupable ; en conséquence, le conseil acquitte le nommé Salengro. »

Mais, dans la colonne de droite, portant la rubrique imprimée : « Condamnations », on lit : « Condamné par le conseil de guerre de la 51e D.I., siégeant à Verdun, le 20-11-16… » — date entièrement écrite en chiffres — « … inculpé de désertion à l’ennemi ; contumax ; non coupable ; acquitté. »

Ainsi sur cette feuille matricule no 5, deux mentions : la mention de la colonne de gauche et la mention de la colonne de droite ; deux mentions contradictoires entre elles et la seconde contradictoire avec elle-même, puisqu’on ne peut pas être à la fois condamné et acquitté.

Vous avez vu que la commission de Barral-Pichot avait établi, sans contredit possible, qu’un seul jugement avait été rendu par le conseil de guerre de la 51e division d’infanterie et que ce verdict était un acquittement.

Vous pouvez lire dans son procès-verbal, par surcroît, qu’il était matériellement impossible — car elle a fait aussi cette recherche — d’après le journal des marches et opérations de la 51e division, que son conseil de guerre eût siégé à Verdun le « 20-11-16 », c’est-à-dire le 20 novembre 1916.

Messieurs, en aucun cas, l’erreur absurde d’un scribe, erreur que M. Becquart a déclaré être incompréhensible, mais qui existe cependant, puisque le document existe et porte dans la même phrase le mot « condamné » et le mot « acquitté », en aucun cas, dis-je, l’erreur absurde d’un scribe ne pourrait jeter l’ombre d’une ombre sur l’évidence des faits, sur l’évidence des preuves.

Mais, messieurs, quand on examine l’ancien feuillet, l’ancien folio no 1 du livret matricule remplacé en 1932 par application de l’instruction de 1918, on comprend alors en quelque mesure l’erreur qui a été commise.

L’ancien feuillet, que j’ai eu sous les yeux, ne porte pas deux mentions : « acquittement », d’une part, le 20 janvier 1916 et, d’autre part, cette espèce de condamnation-acquittement à la date du 20 novembre 1916 ; il n’en porte qu’une, qui est la suivante ; « Condamné par le conseil de guerre de la 51e D.I. séant à Verdun le 20-1-16 » — retenez bien cela, parce que tout est là — « … inculpé de désertion à l’ennemi, contumax, non coupable, acquitté. »

Donc, messieurs, un seul conseil de guerre mentionné sur le verso de l’ancien folio no 1 du livret matricule, un seul conseil de guerre, celui du 20-1-1916, c’est-à-dire celui qui a acquitté. Et, sous la rédaction du scribe, le premier membre de phrase : « Condamné par le Conseil de guerre » ne peut, manifestement, pas vouloir dire autre chose que : « jugé par le conseil de guerre », « traduit devant le conseil de guerre ».

Or, messieurs, c’est cette formule de l’ancienne feuille détachée du livret matricule qui a été reportée littéralement sur le feuillet no 5, sous la rubrique : « Condamnations » et, messieurs, si l’on a inscrit : « 20-11-16 » — 20 novembre 1916 — au lieu de : « 20-1-16 », c’est qu’en effet — et on s’en rend compte quand on examine la pièce — il était possible de se méprendre, à une lecture rapide. Immédiatement au-dessus de : « 20-1-16 », se trouve « 51e D.I. », à la ligne au-dessus et à la même place ; la queue descendante du « 5 » tombe assez bas, sur le document, pour qu’elle ait l’air de faire un second 1… au devant du « 1 » de « 20-1-1916 » ; de sorte que le scribe, en reportant, sur le feuillet no 5, la mention du premier folio du livret matricule, a écrit : « 20-11-16 », au lieu de : « 20-1-1916 ».

Quand on voit les pièces, la chose saute aux yeux. Il est évident que je ne puis traduire qu’imparfaitement cette évidence avec des mots ; mais je tenais à fournir à la Chambre cette explication parce que je voulais lui donner l’impression — j’espère y avoir réussi — que je lui fournissais, sur tous les points, des explications complètes et décisives.

Je les donne aussi parce que, dans mon sentiment, tout au moins selon mes conjectures, c’est cette formule de la colonne de droite de la feuille no 5 — connue et divulguée je ne veux pas savoir comment — qui a alimenté la légende.

Je répète que cette formule est contradictoire avec l’autre mention de la même feuille, qui est la seule exacte, contradictoire et absurde en elle-même puisqu’elle parle de condamnation au commencement et d’acquittement à la fin. Je répète qu’elle vise une date fausse. Je répète qu’elle relate une circonstance impossible, qu’elle se heurte à l’évidence irréfutable et inébranlable des faits, c’est-à-dire : un seul Conseil de guerre, une seule sentence et cette sentence étant un acquittement.

Après les explications que je viens de vous fournir, je pense que l’imputation reposant sur cette formule doit vous apparaître maintenant comme entièrement réduite à néant, ce dont tous les amis de la vérité se féliciteront.

Messieurs, il y a quelque chose qui est vrai, c’est que Roger Salengro a réellement comparu devant un Conseil de guerre. Il est vrai qu’il a réellement subi une condamnation, mais c’est un Conseil de guerre allemand qui l’a jugé comme prisonnier et qui l’a condamné.

J’ai sous les yeux le procès-verbal du jugement rendu le 11 juillet 1916 par le Conseil de guerre de la onzième brigade d’infanterie de Nuremberg, dans l’affaire instruite contre les prisonniers de guerre français du camp de prisonniers d’Amberg, contre Roger Salengro et 39 autres, car, dans cette affaire aussi, je suis obligé d’en convenir, Roger Salengro était un meneur.

Qu’avait-il fait ? Il avait déterminé ses camarades de captivité à refuser le travail dans une fonderie. Il avait pris la parole en leur nom.

Les visas de l’arrêt du Conseil de guerre allemand relatent le discours tenu aux prisonniers et les menaces qui leur sont adressées.

« C’est alors, dit l’arrêt, que l’inculpé Roger Salengro s’avança et déclara, au nom des autres inculpés, que tous les autres prisonniers étaient prêts au travail le plus dur partout, que, cependant, ils ne pouvaient concilier avec leur conscience de travailler dans une fonderie.

« Le lieutenant Solch tenta de leur expliquer clairement qu’ils devaient effectuer ce travail, car il n’avait aucun rapport officiel avec les opérations de la guerre et il leur fit entrevoir qu’avant leur rapatriement en France, chacun d’eux recevrait une attestation écrite comme quoi ils auraient exécuté ce travail, non pas volontairement, mais seulement sur ordre, sous la menace des punitions les plus sévères.

« Les inculpés opposèrent alors à cela qu’on n’accorderait pas la moindre valeur, en France, à un tel papier. Ils devaient plutôt se laisser fusiller que de travailler dans une usine métallurgique. »

Pour ces motifs, chacun des inculpés fut, en effet, condamné à deux ans de prison, le Conseil de guerre examinant, dans ses considérants, la question de savoir si Roger Salengro, comme meneur, méritait une peine plus sévère que les autres.

Je crois que je puis maintenant conclure, parce que j’ai achevé. Je ne crois pas que jamais, dans une affaire de cette nature, une certitude plus complète ait pu être établie. Je ne crois pas que jamais la vérité ait pu être cernée plus étroitement et de plus près.

Vous savez ce qui est vrai et vous savez qu’il est impossible qu’autre chose soit vrai. Vous savez que la campagne menée contre Roger Salengro, au nom de l’honneur militaire et du patriotisme, repose sur l’altération de la vérité.

Pouvons-nous enfin espérer que cette séance y apporte un terme ?

Messieurs, je le voudrais. Je n’ose pas affirmer que j’en suis sûr ; je n’ose pas affirmer que la feuille infâme s’avoue vaincue.

De quoi s’agit-il pour elle ? Elle a déjà, dans des circonstances qu’aucun de vous n’a oubliées, jeté l’outrage sur une nation amie et elle cherche aujourd’hui à déshonorer un homme qui, que vous le vouliez ou non, représente la nation française devant le monde.

Cela court ; cela s’insinue ; cela circule au delà des frontières ; cela est reproduit avidement par tout ce qui nous redoute, par tout ce qui nous jalouse, par tout ce qui nous hait.

Mais, blesser son pays, c’est bien peu de chose, quand on peut atteindre, à travers lui, des adversaires détestés ; et l’on est tout de même de grands patriotes !

Peu importe, messieurs, que la boue rejaillisse sur le renom de la France, si l’honneur d’un adversaire peut en être souillé.

Je vous en prie, méditez cela.

Et puis, je vous le demande aussi, pensez à l’homme, car il y a un homme dans cette affaire, un homme avec un cœur d’homme, un homme qui est votre collègue, que vous connaissez tous.

Il y a un homme qui, depuis des semaines, est affreusement torturé.

Oh ! je le sais bien, messieurs, et vous le savez comme moi, on essaie dans ce cas-là de contraindre, de refouler en soi sa souffrance. On dit à ses amis : Ce n’est rien, cela ne compte pas.

Et puis, quand les amis vous suivent des yeux, ils vous voient un visage altéré. Alors, ils éprouvent dans leur amitié, dans leur tendresse, à quel point un cœur d’homme peut être rongé par une calomnie comme celle-là.

Peut-être, Roger Salengro, n’en avez-vous pas encore suffisamment l’habitude. Vous vous y ferez sans doute, avec le temps.

Mais, pour les infâmes, cette souffrance infligée à un homme n’a pas plus d’importance que l’atteinte portée à la nation.

Je dis tout cela, messieurs, sans passion aucune, parce que j’ai pris l’habitude. Mais je dis aussi que cela ne peut plus durer.

C’est ce que je vous demande d’affirmer aujourd’hui, et je remercie cordialement M. Becquart de vous en avoir fourni l’occasion.

Vous êtes, messieurs, les représentants de la souveraineté nationale, et c’est votre vote qui doit être la sentence définitive. Vous n’avez pas à acquitter l’innocent, les juges militaires s’en sont chargés ; mais vous avez, vous, à flétrir les coupables.