L’Exercice du pouvoir/Partie VI/1er novembre 1936

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Gallimard (p. 259-267).

Depuis longtemps, Léon Blum avait annoncé l’étude de dispositions législatives réglementant le statut et la liberté de la Presse. Dans le discours qu’il prononça le 1er  novembre, au banquet de la Presse Socialiste, il put développer plus particulièrement sa pensée à ce sujet :

Mes chers amis, vous voyez une fois de plus un homme assez embarrassé. J’étais venu pour passer quelques instants au milieu de camarades ; seulement, en ce moment, je ne sais par quelle vertu singulière, je suis un homme qui attire à lui les photographes et les journalistes. De telle sorte que d’aimables confrères sont venus ici pour recueillir et transporter aux quatre coins du monde les paroles définitives que j’étais évidemment destiné à prononcer. Je les avertis tout de suite que je prononcerai aucune parole définitive.

Je suis ici, Gaillard vous a dit en quelle qualité ; je suis ici parce que pendant des années j’ai été le directeur politique du Populaire et que je suis encore à cette minute le suppléant de mon ami Bracke, de mon profondément aimé Bracke ; et, mon Dieu ! parce que je suis peut-être destiné un jour à reprendre ce poste. Laissez-moi vous dire que je suis convaincu, comme vous, que ce jour ne viendra que très tard, car je crois à la durée de notre Gouvernement.

Vous savez qu’il y a eu beaucoup de prophètes de malheur. Quand nous avons constitué le ministère, il y avait des hommes qui pensaient, ou qui affectaient de penser, et en tout cas, répétaient à l’envi : « Oui, ça va ! Ils en ont jusqu’au 15 juillet ! »

Nous avons dépassé le 15 juillet. Nous avons dépassé le 15 août, c’est-à-dire le jour de la clôture tardive de la session. Après cela, on s’est flatté de l’espoir que nous ne survivrions pas à l’alignement monétaire. Et il faut dire que l’opération n’était pas mal montée. Après cela, ç’a été le Congrès de Biarritz. Après cela, ç’a été le budget de Vincent Auriol, et j’ai lu, ce matin, dans un certain nombre de journaux, que le coup de mort nous était porté par le discours que notre camarade Maurice Thorez a prononcé avant-hier soir à la Mutualité, dans une assemblée d’information du Parti Communiste.

Je ne sais pas du tout, bien entendu, comment les événements se développeront. Je pense toujours, comme je l’ai dit à Orléans, comme je suis prêt à le répéter en toutes occasions, que le Gouvernement de Front Populaire, constitué par la collaboration d’un certain nombre de partis politiques, perdrait sa raison d’être le jour où l’un de ces partis dénoncerait le pacte fondamental, le pacte organique qui est à la base même de notre Gouvernement, et cela, bien entendu, est vrai des communistes, comme cela est vrai des radicaux.

Mais, s’il faut vous dire ma pensée toute personnelle, je suis convaincu que nous franchirons cet obstacle comme les obstacles précédents et que le Parti Communiste ne nous retirera nullement le soutien sans réserve et sans éclipse qui nous a été solennellement promis par lui, au moment où nous lui avons offert de participer au. Gouvernement que nous avons constitué. Par conséquent, pour ma part, je suis, je vous le répète, pleinement optimiste ; et je sais qu’en disant cela, je réponds à vos pensées et à vos vœux.

Cependant, je ne suis pas sans me rendre compte que l’existence et la durée du Gouvernement de Front Populaire à direction socialiste placent la presse socialiste dans une situation qui, parfois, n’est pas sans difficulté.

Je sais ce que c’est qu’un journal. Je commence à savoir aussi ce que c’est qu’un Gouvernement. La presse socialiste, comme le parti socialiste, doit garder, vis-à-vis du Gouvernement actuel, son indépendance.

En participant à un Gouvernement, un parti n’aliène pas sa liberté et la presse qui en est l’expression ne l’aliène pas davantage. Et, cependant, vous avez tous le sentiment qu’en dépit de cette indépendance, je ne dis pas théorique du tout, au contraire, en dépit de cette indépendance nécessaire, il y a une solidarité inévitable entre chacun de vous et ceux de vos camarades que vous avez délégués au Gouvernement.

Et, les difficultés de la presse socialiste, celles qui se posent pour le Populaire, devenu l’un des plus grands journaux de France, comme elles se posent pour chacun de vos quotidiens de province et de vos hebdomadaires régionaux, c’est de concilier chaque jour cette indépendance et cette solidarité nécessaires.

Et ce double devoir qu’il faut que vous conciliiez, qu’il faut que chacun de vous concilie, eh bien, il a sa correspondance dans le double devoir qui s’impose aussi aux camarades que vous avez délégués au Gouvernement. C’est si nous en avons également conscience les uns et les autres, que notre tâche aux uns et aux autres sera rendue plus facile, ou même, sera rendue possible.

Nous sommes des ministres socialistes désignés et délégués par leur parti, collaborant à un gouvernement de Front Populaire et assumant la direction de ce Gouvernement. Notre programme, vous le savez, Paul Faure vous l’a rappelé, ne peut pas être le programme de notre parti, ne peut pas être le programme d’action commune qui avait été arrêté entre les partis prolétariens : c’est le programme du Rassemblement Populaire. Et, d’autre part, outre que nous sommes le Gouvernement du Front Populaire, et non pas un Gouvernement socialiste, nous sommes aussi le Gouvernement de la France ; c’est-à-dire que nous assumons par la force des choses des devoirs qui incombent à tout Gouvernement quel qu’il soit et qu’il y a un certain nombre de grands intérêts collectifs que nous sommes tenus de gérer et nous acceptons pleinement le devoir de les gérer. Voilà notre devoir comme ministres.

Mais nous sommes tous restés des socialistes, vous le savez bien. Nous n’avons pas changé parce que nous sommes au Gouvernement. Nous ne changerons pas, si longtemps que ce Gouvernement doive durer.

Comme socialistes, nous n’avons pas à subordonner les intérêts collectifs dont nous avons la charge aux intérêts de notre parti, mais nous avons à nous conduire de telle sorte que, quel que soit le moment où l’existence du Gouvernement se termine, nous laissions le Parti plus fort que nous ne l’avions trouvé et ayant conservé et accru, non seulement sa force matérielle d’organisation, mais sa dignité et son honneur de Parti.

Eh bien, chacun de nous en a le sentiment très fort, si nous arrivons, nous membres du Gouvernement, à concilier ce double devoir par nos actes, nous rendrons précisément plus facile cette double obligation qui pèse sur vous, membres et représentants de la presse socialiste.

Voilà essentiellement, mes chers amis, ce que je voulais vous dire. Mais, puisqu’il s’agit ici d’une réunion de journalistes du Parti, je voudrais à mon tour, après Gaillard et après Paul Faure, ajouter quelques mots sur ce problème de la presse qui tient, et dans notre Parti et dans l’ensemble de l’opinion publique, une place sans cesse plus importante.

Paul Faure a dit une chose profonde et vraie, sur laquelle je veux insister encore. L’état actuel de la grande presse, croyez bien que les hommes sur qui parfois il pèse le plus cruellement, ce sont les journalistes eux-mêmes. Distinguez toujours, je vous en prie, entre les journaux et les journalistes.

Nous savons tous à quel dur déchirement de conscience sont parfois assujettis des hommes pour qui le journal est le métier, le gagne-pain de leur personne et de leur famille. Nous n’avons vraiment pas le droit de leur demander cette espèce de sacrifice héroïque qui consisterait à déchirer le contrat qui les lie à tel ou tel journal, parce que l’attitude politique imposée à ce journal heurte leurs convictions ou leur conscience. Il y a là un dur débat qui a été cruel pour beaucoup, qui l’est encore tous les jours, croyez-le bien, et qu’il ne faut pas que vous perdiez de vue. Les coupables de l’état actuel de la presse, ce ne sont pas ceux qui sont astreints et qui souvent sont contraints, mais ce sont ceux qui imposent.

Je voudrais vous faire part encore d’une réflexion qui m’est venue bien souvent à l’esprit. Savez-vous quelle est peut-être la conséquence la plus redoutable de cette sorte de dégradation de la grande presse dont parlait Paul Faure tout à l’heure ? C’est que par là elle perd peu à peu son crédit auprès de ses lecteurs eux-mêmes et qu’elle laisse ainsi une masse énorme de l’opinion publique sans direction réelle. Il n’y a pas un de nos camarades de province qui ne sache que tel ou tel grand journal, lu partout dans sa circonscription, n’exerce cependant aucune influence sur la pensée des hommes mêmes qui le lisent.

S’il fallait, par exemple, que tous les lecteurs de tel ou tel journal fussent des électeurs de tel ou tel parti, il n’y a peut-être pas trente de nos camarades qui auraient été élus aux dernières élections générales. Si nous avons ainsi recueilli tant de voix, malgré la grande presse, contre la grande presse, c’est donc que son influence politique et morale est en décroissance constante et c’est un phénomène malheureux. C’est une chose malheureuse pour le pays que cette espèce de direction honnête et loyale, bien que partiale en un sens, que devrait exercer la grande presse, soit en train de disparaître en France, car cette disparition de l’influence morale et politique de la grande presse livre alors le pays aux courants d’opinion chaotiques ou absurdes. C’est, à mon sens, un très grand danger dont je suis étonné que les dirigeants de certains grands journaux ne se rendent pas mieux compte.

Quant à ce que nous voulons faire concernant la presse, Paul Faure vous l’a dit. Il a remercié, et je remercie à mon tour Maurice Paz, qui nous a prêté un si précieux concours dans l’élaboration du texte que nous soumettrons sans délai au Conseil des Ministres.

Nous voulons que la loi sur la presse permette à la personne diffamée d’obtenir du diffamateur une réparation suffisante. Croyez-vous, par exemple, que si les journaux qui ont mené contre notre ami Roger Salengro l’atroce campagne à laquelle nous venons j’espère de couper court, s’étaient su exposés, comme dans la législation anglaise par exemple, à des amendes les frappant durement, impitoyablement, à la caisse, croyez-vous qu’ils auraient persévéré dans cette campagne infâme ?

Nous voulons, d’autre part, astreindre les journaux à la publicité de leur budget, à la publicité et au contrôle de leurs ressources et nous essaierons aussi d’apporter — comme notre ami Vincent Auriol l’a déjà fait, avec le concours de notre ami Coeylas, que je tiens à nommer, pour un certain nombre de publicités d’État, — un peu de lumière et un peu de justice dans la distribution de la publicité elle-même.

Voilà ce que nous allons faire. Seulement, la véritable loi sur la presse ce n’est pas à un gouvernement qu’il appartient de la décréter, de la promulguer, de l’appliquer. C’est aux masses populaires elles-mêmes. La presse dépend de vous, de vous, peuple de France, encore beaucoup plus qu’elle ne peut dépendre de nous, Gouvernement, quelle que soit la sévérité ou même l’efficacité des lois que nous serions amenés à faire voter par les Chambres. La pénalité la plus dure qui puisse frapper un journal, nous la connaissons bien : c’est de perdre des lecteurs. En réalité, les véritables sanctions, c’est le peuple des travailleurs de ce pays qui est en mesure de les appliquer.

Là, le problème se pose comme il s’est toujours posé, et je ne peux que répéter ce que nous avons dit presque chaque année, à nos congrès annuels, lorsqu’on discutait le rapport du Populaire : c’est un devoir, évidemment, pour la direction et pour l’administration du Populaire, de confectionner un journal qui puisse, sans infériorité, entrer en concurrence, en rivalité avec n’importe quel autre, qui puisse devenir une denrée de remplacement vis-à-vis de n’importe quel autre. Vous savez que les hommes qui assument, en ce moment la direction et l’administration du Populaire, que Bracke, que Rosenfeld, que Gaillard s’y appliquent avec une ténacité, une intelligence et une foi incomparables.

Mais, en même temps qu’eux font cet effort, il faut que chacun fasse le sien. Je le répète, le progrès de la presse populaire et les sanctions à exercer sur la presse mercenaire ou servile, pour reprendre des épithètes dont je me suis beaucoup servi, en d’autres temps, cela, c’est à la masse de nos camarades, c’est à la masse des travailleurs persuadés et entraînés par eux qu’il appartient de l’obtenir.

Voilà, mes chers amis, les quelques réflexions que je voulais vous apporter aujourd’hui. Ce que vous avez fait ce matin, c’est le commencement d’une œuvre à laquelle nous pensons et à laquelle nous travaillons depuis de longues et longues années. Depuis bien longtemps, nous avons tous eu le souci d’apporter, de créer entre tous les organes de notre presse socialiste — journal central du Parti, journaux quotidiens de province, journaux hebdomadaires des fédérations, — une liaison étroite, de les faire profiter les uns des autres, de faire de la presse socialiste une sorte de service unique, où les mêmes informations pourraient être diffusées, où les mêmes directions politiques pourraient être propagées. Je crois que déjà, ce matin, ce travail a été commencé et commencé d’une façon utile. Je crois qu’il est nécessaire.

Paul Faure parlait tout à l’heure, et avec grande raison, de l’unité qui existe aujourd’hui dans notre Parti, unité qu’en effet aucun de nous n’a jamais sentie à aucun moment aussi imprégnée d’amitié et de confiance réciproque. Il faut que cette unité se retrouve dans notre presse socialiste. Il faut que nous parvenions à fédérer en quelque sorte tous ces organes de l’expression socialiste et de la pensée socialiste, de façon à en faire un instrument unique, unique, bien entendu, quant à l’esprit, unique quant à la nature de l’influence exercée.

Je souhaite que ce travail se poursuive et qu’il réussisse, car aucun, je crois, ne peut être plus important à l’heure présente pour la prospérité et pour la grandeur croissante de notre Parti.

Voilà. J’en avertis la presse nationale et internationale. Je n’avais pas d’autres paroles définitives à prononcer que celles-là.

Je vous remercie maintenant de l’hospitalité que vous m’avez donnée aujourd’hui. Je vous assure que chaque fois que j’ai pu me retrouver dans une assemblée comme celle-ci, voir de près tant de visages familiers, et avoir pour un instant l’illusion que je ne suis que le militant que j’étais hier, au lieu d’être ce que je suis aujourd’hui, je vous assure que c’est pour moi une joie profonde, dont je vous remercie une fois de plus.