L’Exilé (Abrantès)/2

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Dumont (p. 171-220).


II


La révolution, qui avait amené les proscriptions dont Alfred faisait partie, avait atteint ses victimes non seulement dans ce que l’homme a de plus cher, l’intérieur de sa vie, ses liens de famille, mais sa fortune et son existence sociale. C’est ainsi que le général Alfred de Sorcy, avec la plus brillante perspective, à vingt-huit ans, se voyait rejeté dans ce vague si pénible, où l’incertitude place l’homme au moment où il voit décider de ce qu’il sera un jour, et cela venait pour lui après une vie aventureuse de dix années de campagnes, dans lesquelles il avait reçu plusieurs blessures. Mais alors il y avait de la gloire pour récompense, et si elle n’était qu’un songe, du moins ce rêve était-il doux, et désirait-on rêver toujours !…

Mais se voir rejeté de la société des héros, voir s’élever entre soi et la patrie une barrière que la main de la discorde civile hérisse de difficultés pour la rendre impossible à franchir, voilà ce qui est affreux ! voilà ce qui rend la vie odieuse et ce qui, quelquefois, peut conduire à un parti extrême…

Cette position était celle d’Alfred. Exilé par le pouvoir d’un homme qui le haïssait, il souffrait avec l’impuissance de la vengeance. Oh ! qui a eu son âme ainsi blessée, et qui a éprouvé cette douleur incessante causée par un être qui existe, qui est là, près de nous, qui vit comme nous, qui n’a rien de surnaturel enfin !… son cœur bat comme le vôtre dans une poitrine d’homme, il parle, il marche, il rit, cet homme, il rit quand vous pleurez !… il jouit quand vous êtes torturé : voilà la seule différence qui existe entre vous et lui !… mais il triomphe… il vous chasse !… et pourtant, Dieu, qui connaît les cœurs, sait qu’il est coupable, lui ! et vous innocent !!…

— Et je ne me vengerai pas ! s’écriait le proscrit dans ses promenades solitaires, lorsque, le soir, il fuyait la famille de son hôte, cette famille heureuse avant lui, et dans laquelle il sentait, en frémissant, qu’il avait apporté le malheur qui le suivait ; je ne me vengerais pas de cet homme, qui m’a ravi tout mon bonheur, et qui, pour me rendre misérable par le cœur, a commencé par ma ruine sociale !… le monstre voulait savoir ce que je pouvais supporter de souffrance !… Oh il faut que je me venge… il le faut ! La pointe d’une épée ou d’un poignard trouvera le chemin de ce cœur infâme ! elle ira lui apprendre ce que c’est que la douleur, et moi, je connaîtrai une nouvelle joie, celle de la vengeance ! La vengeance ! oh ! oui, ce doit être un parfait bonheur !…

Les Orientaux, qui ont fait une étude des exquises voluptés, disent que la vengeance est au-dessus de celles de l’amour le plus vif. Ô Amélie, et vous aussi… vous aussi, vous m’avez trahi !… — Amélie !…

Lorsque ce dernier nom s’échappait avec un autre des lèvres d’Alfred, dans les premiers temps de son séjour en Flandre, il tremblait et devenait plus pâle… il semblait chercher dans sa poitrine un stylet pour en frapper un être détesté… Ce nom était pour lui comme un défi qui l’appelait à un combat à mort… Alors il errait seul dans le vaste parc qui entourait la maison, et souvent M. Van Rosslyn ou Fritz allait à sa recherche par une nuit obscure après que l’horloge du village avait sonné onze heures.

Un jour, il y avait déjà quelques semaines qu’Alfred était à Bellevue, il sortit comme il le faisait toujours après le dîner, et dirigea sa promenade vers un moulin appartenant à M. Van-Rosslyn, qui bordait sa propriété. Depuis quelques jours Alfred sentait en lui en ce moment un étrange effet de ce que peut produire un changement de scène et de lieu… il souffrait toujours, car sa plaie demeurait ouverte et saignante, mais il dormait au moins, et ses rêves n’avaient plus de cauchemar… il pouvait sourire, et sourire sans souffrance…

Ce changement lui fut doux, et, sans en chercher la cause, il se laissa aller à ce sommeil de l’âme, qui lui promettait au moins du repos pour un jour.

Mais ce même soir dont je parlais, il avait été frappé de nouveau par une de ces douleurs sous lesquelles sa force d’homme fléchissait quelquefois. Il avait reçu le matin même, de Paris, des lettres dont l’écriture seule lui avait causé une impression terrible. Et de nouveau la plaie avait saigné.

Oh ! pourquoi donc ne puis-je repasser cette frontière qui est entre moi et ce cœur ennemi ! disait le pauvre exilé ; me faudra-t-il donc mourir ici sans me venger ?…

Il arrivait en ce moment au bord du ruisseau qui fait tourner le moulin ; il s’assit, et la scène qui était devant lui calma par degrés son agitation. Le soleil se couchait sur les belles prairies qui bordent la Lys… Toute cette scène était paisible et douce, tout racontait le bonheur et la paix, l’air était tiède et parfumé de cette suave odeur de l’aubépine fleurie et de tous ces arbres qui sont en profusion dans les parcs, l’ébénier, l’acacia, l’arbre de Judée ; toutes les grappes odorantes de ces arbres se balançaient dans l’air, et semblaient encenser quelque être inconnu dont la nature célébrait la fête. Les arbres qui servaient de colonnes à ces guirlandes parfumées étaient de magnifiques chênes et des châtaigniers, dont le feuillage à peine sorti garnissait les branches d’un vert tendre qui s’harmonisait avec le soleil couchant, en glissant sur les teintes variées des mousses, et des milliers de fleurs qui brodaient de nuances vives le tapis sur lequel marchait le proscrit… Il s’arrêta et regarda autour de lui… écouta… et ne vit et n’entendit que des scènes de paix et de joie. Les troupeaux rentraient en bêlant, les jeunes filles chantaient, et le moulin, dont la chute d’eau accompagnait le bruit répété, animait encore cette scène de tranquillité pastorale… Alfred s’étendit sur l’herbe, et se sentit bientôt dominer par le charme de cette nature dont la magie a une puissance plus forte que tous les autres philtres…

Alfred avait l’âme passionnée ; cette âme venait d’être profondément blessée par une de ces souffrances qu’on peut raconter, mais non pas faire comprendre… Depuis son séjour dans la famille de M. Van-Rosslyn, il avait éprouvé qu’un grand désespoir peut ne pas donner la mort ; son malheur l’avait bien accablé, mais il relevait la tête quelquefois, et son âme torturée s’endormait alors à la suite d’une vive souffrance. Il y avait du mystère dans cet homme. Ceux qui vivaient avec lui craignaient de toucher à sa douleur… elle leur était comme sympathique, car on l’aimait pour son esprit, son amabilité soutenue, malgré son bizarre caractère ; on lui savait gré de sourire, parce que ce sourire doux et rare indiquait une plaie cachée qui devait être profonde ; on lui savait aussi gré de ce qu’il devait surmonter surtout lorsque M. Van-Rosslyn le questionnait sur ce qu’il avait vu dans les jours brillans de l’empire ; mais Sarah était celle qui savait le mieux soigner cette âme souffrante ; elle la comprenait, et, sans connaître la cause de son mal, elles avait dire des paroles qui endormaient sa douleur. Regardée depuis la mort de sa tante comme la maîtresse de la maison, elle y exerçait une sorte de domination que chacun reconnaissait avec bonheur, comme l’avait dit M. Van-Rosslyn, et cette autorité doucement imposée l’avait été sur Alfred par la jeune fille, désireuse de soulager cet homme, qui à son tour exerçait sur elle une puissance qu’elle ne reconnaissait pas encore, et ne prenait même que pour la pitié qu’inspirait à tous la position intéressante de l’exilé.

Plusieurs fois Sarah, mais vainement, avait tenté de pénétrer plus avant dans le secret que le général de Sorcy semblait vouloir cacher.

La confiance lui ferait tant de bien ! disait-elle en remarquant quelquefois le front plissé du jeune homme et ses joues pâles… Alors elle s’avançait vers lui, et voulait lui parler… mais le regard d’Alfred était quelquefois si sévère et si froid qu’elle revenait sur elle-même avec crainte, et n’osait lui dire combien son âme avait pour lui d’affection.

Le matin même où Alfred avait reçu cette lettre de Paris, Sarah avait remarqué le mal qu’il en avait ressenti ; et avec la délicatesse d’une femme et l’affection d’une amie, elle avait voulu soulever enfin le voile qui cachait sa souffrance. Mais le caractère de M. de Sorcy était de ceux dont les mystères échappent à la sagacité d’observation de la femme même la plus habile, et Sarah n’avait de finesse que celle du cœur ; elle insista. Alfred fut presque irrité de cette obstination qui voulait malgré lui pénétrer dans lui-même. Il répondit par une parole amère à une douce parole, et quitta la pièce où il se trouvait avec Sarah, après avoir fait la remarque que toutes les femmes étaient les mêmes sur un point, celui de dominer exclusivement et de vouloir savoir, ne fût-ce que par curiosité…

Sarah, demeurée seule, le regarda s’éloigner avec une sensation pénible… la plus vive peut-être qu’elle eût encore éprouvée !… Elle resta dans la position où Alfred l’avait laissée, sans entendre ni même remarquer ceux qui traversaient la chambre. Enfin Whilhelmine vint à passer aussi ; et, tout étonnée de l’immobilité de sa cousine, elle s’approcha d’elle. — Sarah, lui dit-elle, pourquoi donc pleures-tu ?…

Et la douce jeune fille, ramassant le mouchoir que Sarah avait laissé tomber, essuyait ses joues pâles en les baisant et les mouillant de ses propres larmes :

— En vérité, nous faisons là de la belle besogne dit Whilhelmine !… nous pleurons toutes les deux, mais sans savoir pourquoi… et toi-même probablement ; car ce n’est pas ici qu’il y aurait quelqu’un disposé à t’affliger, à moins que le général…

Et Whilhelmine, se retournant vivement, parut lancer une invective à Alfred, qu’on apercevait encore à une grande distance dans le parc…

— Je suis sûre que c’est lui qui aura eu avec toi une de ces discussions désagréables qu’il a avec nous tous, à commencer par mon père… On est trop bon ici pour M. de Sorcy !…

Et elle secouait sa jolie tête blonde avec une expression charmante de mutinerie…

— Et si tu étais la maîtresse, chère enfant, tu serais encore plus excellente que notre père pour le malheureux exilé !… il est malheureux, ma fille !… il est malheureux !… ce mot dit bien des choses !…

— Mais il ne dit pas qu’il faut que tu pleures !…

Et la chère petite se mit elle-même à sangloter, avec cette promptitude de sensation imitative de la première jeunesse, en voyant de nouveau de grosses larmes rouler dans les yeux de Sarah et tomber en silence sur la main qui soutenait sa tête.

— Personne ne me fait pleurer, enfant, lui dit Sarah en l’attirant à elle et la baisant doucement sur le front… je ne suis pas bien seulement, et je vais me retirer chez moi…

Elle se leva et s’éloigna lentement, après avoir jeté un long regard sur la partie du parc qu’on apercevait des fenêtres… elle semblait y chercher quelqu’un dont la forme presque douteuse s’effaçait à chaque pas de sa marche rapide.

— Comme il doit souffrir pour être ainsi ! se disait Sarah en remontant lentement chez elle… ne pas comprendre la parole de l’amitié !… car je ne lui ai rien dit qui pût le blesser dans sa mystérieuse douleur !

Et la pauvre jeune fille avait encore la force de sourire à ce qu’elle éprouvait, et dont la souffrance faisait déjà pardonner en songeant à quelques heures plus heureuses !…

Lorsque la cloche du dîner rassembla les habitans de Bellevue dans la salle à manger, M. Van-Rosslyn présenta les excuses de Sarah, qui était souffrante d’une violente migraine et ne pouvait descendre.

L’absence de Sarah frappa le général de Sorcy, plus qu’aucune autre personne de la famille. Accoutumé à être servi par elle, à entendre, pendant le repas, cette voix dont l’inflexion devenait à l’instant caressante en s’adressant à lui, il souffrit impatiemment le voisinage de Whilhelmine, et fut pendant le dîner d’une humeur maussade qui redoublait encore par la conviction qu’il avait de son tort.

— Mais aussi vous me gâtez par votre indulgence, dit-il après le dîner à M. Van-Rosslyn !… vous supportez les écarts de mon caractère presque farouche !… Quelquefois, poursuivit-il d’un ton sombre, je me demande si je ne dois pas m’éloigner de cette maison hospitalière, pour aller demander le repos à une retraite certaine !…

— Et où donc seriez-vous mieux qu’ici ? s’écria le vieux Flamand… et où le malheur ne vous atteindrait-il pas ?

— Dans la tombe !…

— Oh monsieur !… général !… c’est très mal ce que vous dites-là !… très-mal ! C’est une mauvaise parole !… vous ne pensez pas ce que vous dites-là, général, n’est-il pas vrai ?…

Alfred secoua lentement la tête…

— Tout est mystère en nous !… qui sait si le bonneur n’est pas là ?…

Ils étaient alors dans une allée assez sombre mais, malgré la demi-obscurité, M. Van-Rosslyn aperçut sur le visage d’Alfred une expression presque effrayante. Ils marchèrent encore quelque temps ensemble, et le général, ayant serré la main de M. Van-Rosslyn, disparut tout-à-coup dans l’épaisseur du bois.

M. Van-Rosslyn demeura comme frappé d’une sorte de vague terreur. Ces paroles de mort articulées par des lèvres jeunes… cette volonté de quitter la vie quand on en jouit dans toute la vigueur de sa jeunesse, étaient comme un présage sinistre pour le bon vieillard flamand, dont la vie toujours calme le rendait étranger à ces vives sensations qui bouleversent l’existence… Il ne savait pas surtout combien nous abusions des mots à cette époque. Peu importait de causer une peine vive, d’alarmer par des mots dont la gravité devait ne se jamais démentir !… l’abus des mots et des phrases a peut-être causé plus de mal chez nous que bien des actions et des exemples… Heureusement qu’après leur apogée est venu leur déclin, et qu’on en a reconnu l’abus.

Toutefois ce n’était pas le cas où se trouvait le général de Sorcy ; seulement, il disait trop ce qu’il voulait faire ; mais ce qu’il annonçait, il le voulait exécuter, lui ! M. Van-Rosslyn le comprit, et ce fut avec le cœur serré qu’il le vit s’éloigner de lui…

— Je veux lui envoyer Sarah, dit le bon vieillard en retournant d’un pas plus rapide au château… elle saura le consoler… car cet homme se meurt sous le poids d’un chagrin !… Que diable ! cela est évident !… et si à quelque chose les femmes sont bonnes, c’est à nous faire parler dans de telles circonstances.

Mais, en arrivant au château, il apprit que Sarah était sortie… il eut de l’humeur.

— C’est toujours comme cela, dit-il en frappant du pied violemment sur le parquet ! les femmes sont bien comme le dit le…

— Qu’avez-vous donc, mon père ? lui demanda Whilhelmine avec une tranquillité qu’elle seule possédait devant les colères de son père, en sa qualité d’enfant gâté… Qu’est-ce donc que vous avez pour jurer comme vous le faites ?…

— Cela ne te regarde pas !…

— Puis-je faire ce que vous voulez ?

— À l’autre, à présent !… Non.

— Pourquoi cela, puisque vous en voulez charger ma cousine ; elle a plus d’esprit que moi, mais j’ai aussi bon cœur qu’elle, et je saurai bien empêcher M. Alfred d’être sombre comme une soirée d’automne quand il fait ses grands yeux et ses grands pas !…

Et la rieuse jeune fille se promenait, les bras croisés, la tête penchée sur sa poitrine et le regard abaissé vers la terre.

— Finissez cette plaisanterie, s’écria son père, qui lui-même avait souvent ri en la voyant ainsi s’amuser d’une chose que M. de Sorcy lui-même l’encourageait à faire ; mais en ce moment il était sous l’impression que lui avait laissée Alfred.

— Il me faut le retrouver et lui parler comme je le veux faire depuis long-temps, se dit enfin le bon vieillard… et, reprenant son bonnet russe, il se remit en quête de son hôte dans la forêt qui lui servait de parc.

En le quittant, Alfred avait éprouvé un de ces sentimens que nous, qui avons souffert, connaissons si bien !… c’était une douleur vive, profonde et doublée par la contrainte d’une conversation qui assujettit à la réponse, si on se dispense de la demande. Qui de nous n’a pas éprouvé ce supplice une ou plusieurs fois en sa vie !… Alors on est injuste !… on voudrait que celui qui était avec nous sût nous deviner ; et pourtant, si notre secret avait été découvert par lui, par le seul effet de sa perspicacité, nous ne le lui pardonnerions pas peut-étre !…

— Et cet homme ne voyait pas combien il me faisait de mal, s’écriait Alfred en s’éloignant à grands pas de l’allée où il avait laissé M. Van-Rosslyn !… il ne voyait pas qu’il me mettait au supplice !…

Il s’arrêta enfin pour respirer, car sa marche avait été rapide… Il ôta son chapeau, essuya son front baigné de sueur, et, se laissant tomber sur un tapis de gazon bien vert et bien épais, il reçut enfin une impression douce de ce qui était devant lui. C’est ainsi qu’il était arrivé en face du moulin, comme je vous l’ai dit tout-à-l’heure.

Alfred souffrait de cruelles douleurs quand il souffrait… aussi fléchissait-il souvent devant les orages de l’âme. Il n’était plus lui-même devant ces périls que les passions suscitent devant chaque nouveau pas qu’on fait dans leur carrière : il le savait, il connaissait son peu de courage et cette connaissance de lui-même avait une réaction fâcheuse sur le reste de son existence. C’est ainsi que, pour échapper à ce qu’il croyait être une domination, il était quelquefois ce qu’il avait été le matin même ; il sentait ensuite une sorte de remords d’accueillir de l’affection, même de la bienveillance avec de rudes façons. Cette dernière impression était cause alors d’humeur plus farouche et plus sombre. Il songeait en ce moment et avec peine à ce qui s’était passé le matin entre lui et Sarah ; il se rappelait la douce inflexion de sa voix lorsqu’elle lui demandait à soigner sa souffrance ; car le son d’une voix demeure dans le souvenir aussi profondément que l’image la plus incisée ! Et lui, comment avait-il accueilli la bienveillance de la jeune fille ?

— Je suis un de ces êtres dont le malheur est presque l’ouvrage, se dit-il en arrachant l’herbe et les fleurs de cette belle plaine, qui semblait un tapis nuancé des plus vives couleurs… Il brisait avec une sensation presque heureuse ces fleurs si fraiches, cette herbe d’un vert si pur… et puis il en jetait des poignées dans le ruisseau qui coulait à ses pieds, et souriait de nouveau en voyant qu’il troublait la limpidité du courant. C’était comme un défi porté par lui à la nature. Il avait éprouvé un moment de calme et même de bonheur à la vue du paysage ravissant qui était devant lui, et il voulait s’en venger en montrant à la nature combien ses œuvres lui étaient de peu de chose !… Tout-à-coup sa main levée de nouveau laissa retomber à côté de lui les fleurs brisées qu’elle allait y lancer, et une légère rougeur colora son front… ses lèvres s’entr’ouvrirent pour articuler quelques mots, mais on n’entendit qu’un murmure confus, et le regard du soldat s’abaissa devant l’œil pur d’une jeune fille. C’était Sarah qui était venue jusqu’au moulin pour donner quelques ordres pour la maison ; elle y était déjà lors de l’arrivée d’Alfred. En l’apercevant il fut confus.

— Que vous ont donc fait ces pauvres fleurs ? lui demanda-t-elle… Mais j’oubliais que vous n’aimez pas les questions ; je vous demande pardon…

Elle lui parlait ainsi de l’autre bord du ruisseau… le pont se trouvait positivement en face d’Alfred… si elle y passait, elle devait nécessairement arriver près de lui… Pour l’éviter, elle franchit légèrement le ruisseau au risque d’y tomber… et, faisant de la main un salut au général, elle prit le chemin du château.

Alfred était d’abord demeuré surpris de cette subite apparition, et n’avait répondu que par le silence à l’attaque un peu vive de Sarah… mais, lorsqu’il la vit s’éloigner visiblement offensée, quelque indifférente que fût pour lui cette femme, il ne voulut pas qu’elle eût à se plaindre de lui, il se leva et courut après elle. En peu d’instans il la rejoignit.

— Vous êtes offensée et vous en avez le droit, mademoiselle, lui dit-il. Mais, si vous apportez dans vos jugemens et dans votre décision la bonté et la bienveillance que vous mettez à la moindre action de votre vie, je dois être acquitté.

— Mon Dieu ! monsieur, que vous importe l’opinion que je puis avoir de votre humeur plus ou moins courtoise ? Ce n’était pas d’ailleurs de la politesse que je demandais !… vous ne m’avez pas comprise si c’est cela que vous avez entendu ; mais laissons ce sujet… Vous avez fait cette démarche, parce que vous m’avez crue blessée : vous vous êtes trompé ; cela vous suffit-il, général ? Sarah mit dans ce mot général une sécheresse et une froideur tellement inusitées par elle, surtout en parlant à Alfred, qu’il en fut frappé et la sensation qu’il en ressentit fut pénible.

— Laissez-moi croire que vous me pardonnerez, dit Alfred avec un léger tremblement dans la voix. J’ai eu tort ; j’ai repoussé une bienveillance trop rare pour n’être pas accueillie lorsqu’elle est offerte par une personne comme vous !… Mais comment oserais-je vous demander votre amitié ? comment oserais-je vous dire : Soyez l’amie d’un homme que le malheur poursuit ?… non pas le malheur que les hommes placent en tête de tout ce qui fait l’existence ordinaire… Ainsi, pour eux, mon exil, ma proscription, c’est le plus haut degré d’infortune !… Ils ne s’informent pas, avant de prononcer, de la situation de l’âme, de l’état du cœur du proscrit, et peut-être cet homme possédait-il un bien qui pouvait lui faire braver tous les malheurs, les embellir même ! mais peut-être aussi cet homme était-il frappé d’une infortune qui doublait pour lui une vie tout entière de malheur et de tortures ; et voilà la mienne !!! Oui, je suis rejeté de ma patrie, proscrit !… Eh bien …! ce malheur est arrivé au milieu d’un désespoir qui m’a fait chercher la mort !…

Sarah s’était arrêtée aux premières paroles du général ; appuyée contre un arbre, pâle, les yeux attachés sur lui, elle paraissait avide de chacune de ses paroles. Les dernières lueurs du crépuscule glissaient alors à travers les arbres, et venaient encore éclairer suffisamment son visage pour révéler l’expression de son âme à celui qu’elle écoutait. Alfred ne la remarqua cependant pas alors : dominé par la violence de ses émotions, il était lui-même remarquable en ce moment par la beauté de toute son expression, tant il est vrai que c’est dans l’expression de l’âme en effet que réside la beauté, du moins celle qui touche.

— Vous avez donc bien souffert ? lui demanda enfin Sarah d’une voix qui avait retrouvé son angélique douceur.

— Si j’ai souffert !… Ah ne demandez pas à l’homme qui a été brisé sur le chevalet de la torture s’il a souffert !… C’est, je crois, la même douleur !… Souffert !… oh ! c’est un autre mot qu’il faut pour exprimer ce que j’ai ressenti.

Alfred s’appuya alors contre un arbre, et Sarah entendit un sanglot qui vint retentir dans son cœur avec toute l’amertume d’une souffrance personnelle. En ce moment, elle aussi, elle haïssait cette femme qui faisait ainsi souffrir une noble créature !… Car c’était une femme qui causait de telles émotions, qui soulevait de tels orages !… elle en était sûre !

Ils marchèrent quelque temps en silence… Tout-à-coup le général s’arrêta.

— Voulez-vous être mon amie ? dit-il à Sarah : voulez-vous être la sœur que ma mère m’a fait souvent rêver !… Dites, le voulez-vous ? Songez que c’est une mission sainte que vous accepterez… Je vous donne ce que je ne donnerais à personne ! un cœur blessé à guérir, une âme souffrante à consoler !… Je vous offre une amitié de frère, j’en remplirai tous les devoirs, ma confiance en sera le premier gage… Dites, le voulez-vous ?

Sarah ne répondit pas, mais sa main vint se poser sur le bras d’Alfred ; il la prit et la pressa sur son cœur : cette main était humide et froide ; la nuit était tout-à-fait venue, Alfred ne put voir le visage de Sarah, mais il entendit qu’elle pleurait.

— Voyez, lui dit-il, voilà déjà l’effet du malheur qui me suit !… Vous pleurez, et avant moi cette maison ne connaissait que la joie ! Ah ! je dois m’en éloigner.

Sarah ne put retenir un cri.

— Partir, vous ! et c’est ainsi que vous voulez arrêter mes larmes ?…

L’expression que la jeune fille mit dans ces paroles fit tressaillir Alfred : un moment une idée s’offrit à lui ; mais il la rejeta et dit avec émotion :

— Vous voulez donc que je reste ? Eh bien ! je ne partirai pas !… Savez-vous qu’il était temps ? que demain je devais demander à votre père des lettres pour la Nouvelle-Orléans ? et je voulais m’embarquer la semaine prochaine à Anvers.

Sarah ne répondit pas ; mais, au bout d’un moment, elle dit à Alfred d’une voix tremblante :

— Voulez-vous me donner une preuve de cette amitié sur laquelle vous me dites que je puis compter ?

— Ordonnez !

— Promettez-moi de ne jamais vous éloigner d’ici sans me le dire vingt-quatre heures d’avance.

Alfred ne répondit pas.

— Quoi vous hésitez !

— Pourquoi cette demande ?

À son tour Sarah ne répondit pas.

— Vous montrez par là cet esprit toujours dominateur qui vous fait exercer une puissance active sur la pensée… Pourquoi cette demande enfin ?

— Comment pouvez-vous traduire aussi mal une pensée d’amitié toute simple ? vous n’y voyez qu’un besoin dominateur, tandis que c’est l’opposé.

— L’opposé !!!

Et Alfred fit entendre un rire moqueur qui lui était habituel.

— Vous me faites de la peine, dit Sarah ! vous me jugez mal, et cela m’afflige.

— Non, je ne vous juge pas mal… Seulement je vous vois comme vous êtes, sans prestige… et pourtant vous êtes à mes yeux une personne non seulement supérieure à tout ce qui vous entoure, mais à presque toutes les femmes que j’ai rencontrées dans ma vie. Cette part est belle cependant.

Alfred ne put voir le sourire douloureux qui répondit.

— Oui, poursuivit-il, je vous juge une femme tout-à-fait supérieure ; voilà pourquoi je vous demande votre amitié et vous offre la mienne ! Ce pacte, ne peut que nous être doux à tous deux ! Dites, Sarah, dites, ma sœur, voulez-vous le sanctionner ? Ayez confiance en moi, et nous serons heureux !

Sarah tressaillit… Elle venait pour la première fois d’entendre la voix, la véritable voix d’Alfred… Cette voix avait un accent venant du cœur… il avait de l’affection, de la sincérité, de la tendresse même dans cette voix, dont les cordes vibrantes résonnaient encore dans le cœur de Sarah ; mais il y avait pour elle une promesse sacrée, c’était tout ce que peut promettre le cœur d’un frère… La jeune fille fut heureuse.

— Oui, dit-elle enfin en donnant ses deux mains avec un abandon touchant de confiance à Alfred, oui, je serai votre sœur, votre amie, votre consolation. Comptez sur moi !

— Oh ! merci ! merci ! je serai donc heureux par la confiance d’une amie… par cette noble faculté de l’âme ! Encore une fois, merci !… Et, prenant les deux mains de Sarah, il les serra dans les siennes… les pressa sur ses lèvres, les posa sur son front, sur son cœur… et, attirant doucement Sarah à lui, il la baisa au front, et cette chaste caresse fut comme le sacrement qui liait entre elles ces deux âmes si bien faites pour s’entendre, et qui, en effet devaient être unies !

En ce moment ils entendirent la voix de M. Van-Rosslyn : il était inquiet de sa nièce et d’Alfred et venait au-devant d’eux.

— Le thé vous attend, Sarah, et les beurrées seront manquées si vous ne venez pas !… Qu’avez-vous donc fait de cette méchante fille, général ?

Sarah, trop émue pour répondre, se hâta de rentrer au château, et pour cacher son émotion elle s’occupa aussitôt de servir le thé. Alfred, dont l’émotion n’avait pas la même cause, répondit à M. Van-Rosslyn qu’il avait rencontré Sarah au moulin, et, qu’ils en venaient directement.

M. Van Rosslyn ne dit rien : mais il fut heureux de cette réponse ; le moulin, quoique à l’extrémité du parc, n’était qu’à une distance facile à parcourir en quelques minutes. Le trajet avait donc été rempli par un entretien intéressant. Parmi les vœux secrets que formait le bon vieillard, un surtout lui était cher… mais liberté entière ! cette devise si chère, c’était surtout dans cette circonstance qu’il la fallait mettre en usage ; il ne dit donc rien de plus et ils rentrèrent au château.

En se retrouvant à une grande clarté après un évènement intéressant dans sa vie, on éprouve une sensation qu’on ne peut décrire. C’est un renouvellement d’existence, c’est une joie, une fête de l’âme qu’on voudrait faire partager à tout ce qui est autour de vous. Sarah se trouvait dans cette position, elle était heureuse d’un bonheur qu’elle ne comprenait pas, et qui remplissait son âme d’une félicité inconnue. Qui lui aurait parlé de malheur dans cette soirée, lui aurait paru une créature du démon. Son avenir se dévoilait à elle radieux ; et pourtant qu’avait-elle donc trouvé dans les heures qui venaient de s’écouler ? Ah ! elle avait acquis un bien que les trésors de la terre ne paient point : un ami, un frère !

— Ainsi donc je ne serai plus seule, disait-elle dans son délire joyeux.

Et dans ce délire elle oubliait que jusque là de vrais amis avaient embelli son existence ! mais l’amour est de sa nature tellement injuste que tout ce qui n’est pas lui, tout ce qui l’a précédé ce qui existe pendant sa durée elle-même, n’est qu’un songe !

Cette soirée fut un enchantement pour Sarah. Jusqu’alors elle avait mal connu M. de Sorcy, se disait-elle : elle trouvait que sa noble tournure se déployait avec plus d’avantage, que son regard avait un charme surtout qui donnait un bonheur jusqu’alors inconnu : ce regard n’était plus errant, il cherchait un autre regard, il y répondait ; souvent c’était pour une chose indifférente, pour la plus simple question ; mais combien de jouissances découlaient de ce langage énigmatique pour tous et compris par eux seuls !… Une fois Alfred s’approcha de la table à thé et dit tout bas à Sarah :

Ma sœur, encore une tasse de thé !

Ce mot de sœur, accompagné du sourire doux et fin qui était un des charmes de la physionomie d’Alfred, ce seul mot de sœur, prononcé tout bas avec le mystère du cœur, fut pour tous deux un motif de joie et de bonheur. L’un n’y voyait qu’une distraction donnée par l’amitié d’une femme sur laquelle il croyait pouvoir asseoir une espérance ; l’autre y voyait, sans se le dire, le bonheur de son avenir.

Bien des jours succédèrent à celui que je viens de faire connaître ; bientôt la confiance d’Alfred fut entière, Sarah connut toute sa vie passée. Elle sut comment son ami avait aimé une femme ravissante de beauté et séduisante d’esprit. Elle sut comment cette femme avait payé la passion d’Alfred par la trahison, comment un homme infâme, un ami l’avait trahi, livré au pouvoir, et enfin fait exiler pour éviter sa vengeance et demeurer paisible possesseur de cette femme, qui ne méritait en effet que l’amour d’un pareil homme. En écoutant Alfred parler de ces jours où il aimait, où il était heureux surtout… alors Sarah ressentait au cœur une souffrance aiguë ; mais elle se taisait, car Alfred n’admettait qu’une amitié sainte entre elle et lui ! Comment et de quel droit demander compte de ce bonheur dont les palpitations se faisaient encore sentir au cœur de celui qui le racontait ?… Elle souffrait alors, Sarah, mais son rôle de consolatrice était si doux à remplir, qu’elle ne voyait plus que lui, et demandait seulement à Dieu de lui donner des forces pour accomplir sa mission. Quelquefois cependant sa pensée s’égarait, et alors elle se disait pourquoi Alfred et elle ne seraient pas plus intimement unis !…

— Pourquoi ? se disait-elle. Ah ! c’est que mon amour ne suffit pas pour un tel espoir ! il faut qu’il m’aime aussi, lui !… et il ne m’aime pas.

Un jour Alfred fut se promener à cheval avec M. Van Rosslyn ; leur promenade fut longue. Au retour, Sarah fut frappée du changement total qu’elle remarqua dans la contenance de M. de Sorcy. Son regard fuyait le sien, il ne lui parlait que de choses générales, évitait tout ce qui le rapprochait d’elle, et ne parut pas même désirer lui apprendre la cause d’un tel changement.

— Mon Dieu ! que lui ai-je donc fait ? s’écriait Sarah dans son cœur ; quelle faute ai-je commise ?…

Le dîner fut triste, chacun paraissait plus ou moins affecté ; Wilhelmine elle-même devint maussade en voyant des larmes dans les yeux de sa cousine… Fritz, seul, mangea et parla pour tous.

À peine fut-on hors de table que Sarah s’approcha d’Alfred et lui dit très-bas :

— Si vous ne voulez pas me voir tomber , devant vous, dites-moi ce que vous avez contre moi…

Son accent bref, sa voix tremblante, le pourpre de ses joues, cet état qui n’est jamais motivé que par une seule cause, frappa M. de Sorcy ; pour la première fois, il crut que M. Rosslyn pouvait ne pas se tromper ; mais alors quelle devait être sa conduite ? Il prit la main de la jeune fille, elle était froide comme celle d’une morte ! Cet état violent frappa Alfred.

— Mais qu’avez-vous ? lui dit-il, qu’avez-vous ? calmez-vous donc ! au nom de notre amitié, de cette amitié qui nous est si précieuse !…

Sarah secoua la tête avec dédain ; ses yeux dardaient des larmes en même temps que des éclairs ; ses joues pourpres, ses lèvres entr’ouvertes, par lesquelles s’échappait un souffle de feu, son sein, gonflé et palpitant sous les battemens précipités de son cœur, cette réunion de sentimens et de sensations, faisaient d’elle en ce moment la plus séduisante créature… Alfred le vit, en même temps qu’il comprit la nature de ce qu’il éprouvait depuis deux mois… son secret lui fut révélé… Oui, il aimait Sarah comme elle l’aimait !… mais où devait les conduire cet amour ? L’honneur lui défendait de rester, et pourtant il sentait qu’il ne pourrait se séparer d’elle.

— Sarah, lui dit-il enfin, voulez-vous m’écouter avec calme ?

Sarah inclina la tête en silence.

Alfred regarda autour de lui, ils étaient seuls, la famille était dans le parc.

— Sarah !… et sa voix ne put articuler un mot de plus… Sarah !… je suis bien malheureux !…

— Qu’est-ce ? demanda Sarah en pâlissant ; est-ce donc que votre exil devient dangereux ? qu’est-il arrivé ? dites ! oh ! dites !…

— Il ne m’est rien survenu de plus fâcheux, Sarah ! mais…

— Oh ! parlez donc ! ne voyez-vous pas que je suis au supplice ? ne le voyez-vous pas ? mon Dieu ! ayez donc pitié de moi !

Alfred la fit asseoir, car elle tremblait en effet si violemment qu’elle se soutenait à peine. Ce malheur mystérieux qu’elle ne pouvait comprendre lui apparaissait comme ces songes terribles qui renferment tout le malheur d’une existence dans un mot.

— Sarah, dit enfin M. de Sorcy, il faut que je vous quitte… il faut que je parte !

— Ah ! s’écria Sarah, le voilà donc ce mot que vous craigniez de me dire ?… et vous aviez raison, vous avez pensé que vous pourriez me tuer… partir ! non, vous ne partirez pas ! vous ne pouvez partir !…

Et elle sanglotait avec une souffrance si vraie qu’Alfred ne put résister plus long-temps, il prit sa main qu’il baisa avec une ardeur qui effraya presque la jeune fille.

— Sarah, laissez-moi vous dire ce que je ne vous dirai plus jamais… Je vous aime, Sarah, je vous aime, mais non pas seulement d’amitié, je vous aime d’amour, d’un amour que la femme la plus exigeante serait forcée de trouver ce qu’il est, l’amour d’un cœur aimant et dévoué. Je vous aime, Sarah ; vous m’aimez aussi… et pourtant il faut nous séparer !

Sarah était demeurée comme accablée sous le poids d’un bonheur trop grand pour le pouvoir supporter. Sa tête était tombée sur sa poitrine, et, dans le recueillement d’une joie céleste, elle écoutait les paroles d’amour d’Alfred avec la sainte félicité des anges. Enfin elle releva sa tête et elle attacha sur Alfred un œil dans lequel le bonheur du ciel était empreint.

— Ne me dites plus rien, Alfred ; je ne veux rien entendre… vous m’aimez… vous savez si je vous aime !… nous ne devons donc plus nous quitter.

M. de Sorcy secoua la tête avec une expression qui effraya Sarah.

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle avec angoisse ; qu’y a-t-il donc que vous me cachiez ?

— Ne l’ayez-vous pas deviné ? Comment ! la barrière qui existe entre nous ne vous a-t-elle pas toujours paru un obstacle insurmontable ?

— Laquelle ?

— Votre fortune.

— Ma fortune ! Eh quoi ! ce qui me rend mon amour plus précieux parce qu’il me donne la jouissance de faire votre bonheur, puisque le vulgaire attache le mot bonheur à l’argent ! oh bien ! parce que je suis riche, parce que je puis vous donner une grande fortune, et parce que nous nous aimons enfin, nous devons nous séparer ! Mais Alfred, ce que vous me dites ne peut être sérieux.

— Vous ne me connaissez pas. Jamais une femme ne fera ma fortune. Et pourtant je vous aime, Sarah, je vous aime avec amour ; peut-être même cette passion fera-t-elle le destin de ma vie. Car il y a dans mon cœur une voix qui me crie que l’amour que j’ai pour vous fera ma destinée… Eh bien ! je ne puis, malgré cette voix, malgré celle de mon amour, malgré moi-même, je ne puis consentir à ma honte.

— Quel mot, grand Dieu !

— Eh quoi je suis proscrit, mes biens sont confisqués, je suis hors de ma patrie pour une époque indéterminée, et vous voulez que je vous associe à mon sort, et cela parce que vous m’aimez et que je vous aime ! non, Sarah ! non, jamais vous ne me verrez commettre une infamie, et c’en serait une que de faire ce qu’on me propose. Votre oncle m’a parlé ce matin de ce mariage comme d’un projet de convenance venant de lui… jugez de ce que j’ai dû éprouver, et pourtant je l’ai refusé… refusé !…

Et M. de Sorcy, laissant tomber sa tête dans sa main, cacha des larmes qu’il ne pouvait plus retenir.

— Alfred, vous me déchirez le cœur, et vous brisez le vôtre. Pourquoi toutes ces souffrances, quand le bonheur est auprès de vous ? Vous êtes officier, général ; c’est une honorable et belle position, qui balance ma fortune, si elle ne la surpasse. Votre patrie vous rejette… eh bien ! prenez la mienne, faites-vous Belge.

— Jamais, s’écria M. de Sorcy.

Sarah le regarda d’un air suppliant :

— Alfred !

Il se détourna ; mais sa main tremblait dans celle de la jeune fille !…

— Ne me parle plus un tel langage, ne me dis plus de telles paroles, Sarah ! tu me rends insensé. Tu ne sais pas ce que sont les passions dans un cœur tel que le mien ! tu ne le sais pas, malheureuse enfant ! ne l’apprends jamais, grand Dieu !… Moi, devenir parjure à ma patrie… moi, mériter mon bannissement ! non, non !… Sarah, tu ne m’estimes pas, car si tu m’estimais, tu n’aurais pas dit une parole aussi cruelle.

Et le malheureux jeune homme pleurait sans cacher ses larmes cette fois ; il pressait Sarah contre son cœur en couvrant ses cheveux de baisers et de larmes, et en lui adressant toutes les paroles d’amour qui sortent d’un cœur brisé et brûlant de passion.

— Eh bien ! dit la jeune fille, si tu ne veux pas consentir, je sais un moyen moi…

— Lequel ?

— Ne le comprends-tu pas ?

M. de Sorcy regarda Sarah d’abord sans la deviner. En ce moment elle était ravissante et belle de cette beauté expressive qui échappe à l’analyse.

— Eh quoi ! tu ne comprends pas que, si les lois du monde, car c’est à ces lois bizarres que tu me sacrifies… eh bien ! si ces lois nous repoussent, allons chercher le repos dans un autre monde plus indulgent que celui-ci. Mourons !…

— Malheureuse enfant ! c’est à moi de mourir !… mais toi !…

— En quoi donc suis-je à plaindre ? j’aurai la force de mourir, surtout avec toi ; mourons, puisque le déshonneur en ce monde s’attache à un nom lorsque celui qui le porte reçoit le bonheur de la main de celle qu’il aime.

— Sarah, mon amie, vous n’êtes pas en état de m’entendre, vous envisagez la question sous un faux point de vue. Si j’étais heureux, dans ma patrie, quoique privé de fortune, je serais fier de recevoir le bonheur de vos mains ; mais dans cet état…

Sarah en l’écoutant devint pâle comme la mort…

— Vous ne m’aimez pas, Alfred, vous ne m’avez jamais aimée ; un véritable amour résiste à tout, il est vainqueur de tout, il peut tout ! Adieu ! adieu !

Elle prit sa main, la serra vivement, se pencha sur lui, effleura son front de ses lèvres, et, se glissant dans le jardin par une porte entr’ouverte, elle disparut avant qu’Alfred pût la retenir. À peine eut-elle disparu qu’Alfred, poussant un cri, s’élança après elle ! mais de quel côté fallait-il courir ?… Il s’arrêta un seul instant pour écouter : il faisait nuit et une nuit sombre… et pas de vent… Il écouta d’abord ; il n’entendit que les battemens de son cœur… mais ce cœur entendit à son tour le bruit déjà lointain de la marche de la jeune fille qui se trahissait par les feuilles et les branches sèches qu’elle brisait sous ses pieds.

— Au moulin ! s’écria Alfred… et, précipitant sa course, il se dirigea vers la rivière qui borde le parc. À peine eut-il dépassé le fourré du bois qu’il aperçut la robe blanche de Sarah ; il voulut crier : Sarah, c’est moi, arrête !… Mais sa voix ne put se faire entendre, et la forme légère qui fuyait devant lui semblait déjà appartenir à un autre monde. Cependant les forces de Sarah ne pouvaient lutter avec la volonté d’Alfred ; il redoubla de vitesse des qu’il entendit le bruit de la cascade du moulin il se rappela en frémissant que la veille même le meunier avait dit qu’un homme qui tomberait dans la cascade serait perdu. Il voyait quelquefois la robe de Sarah à travers les arbres ; une fois une branche l’arrêta en arrachant la mousseline de sa robe. Alfred la joignit presque en ce moment.

— Sarah, cria-t-il de toute la force de sa voix, Sarah !…

Un gémissement lui répondit, mais l’ombre fuyait toujours… Cependant, depuis qu’elle avait entendu la voix d’Alfred, la marche de Sarah était moins rapide, car la magie de cette voix agissait sur elle. Enfin il la rejoignit au moment où le moulin se montrait à eux. Alfred saisit la jeune fille dans ses bras et la serra contre lui dans une étreinte convulsive ; pendant les premiers instans aucun d’eux ne put parler. Enfin Alfred dit d’une voix qu’il voulait rendre sévère :

— Et voilà comment tu m’aimes ! tu voulais empoisonner ma vie par l’éternité d’un remords ?

— Et toi, par celle d’une douleur bien autrement affreuse !… Ah ! crois-moi, ne récriminons pas, et ne m’oblige pas à vivre si je ne dois pas vivre pour toi !

Alfred la pressa plus étroitement contre son cœur, ce qu’il sentait en ce moment lui révélait tout ce que l’amour dévoué d’une femme peut donner de jouissance ; il oublia tout ce que l’honneur et la délicatesse lui avaient ordonné le matin même ; il ne vit, n’entendit que celle qui ne voulait de la vie qu’avec son amour, et promit, tout ce qu’elle voulut obtenir de lui.

— Maintenant, lui dit-elle, allons trouver mon oncle ; viens, ne rentrons pas dans ce monde où te reportent tes souvenirs. Il y a dans la réflexion une glace qui tue tout ce qui vient du cœur à son premier mouvement ; le tien t’a porté vers moi parce qu’il est noble et bon, ne change pas son naturel, et ne le gâte pas avec ce que tu appelles les convenances ; en est-il d’ailleurs qui ne fléchissent devant le bonheur que nous goûterons ?

Arrivés dans le cabinet de M. Van-Rosslyn, Sarah lui dit :

— Mon oncle, je vous amène quelqu’un qui vient vous demander votre consentement pour notre mariage, le voulez-vous donner ?

— Si je le veux ! s’écria M. Van Rosslyn, si je le veux ! eh ! c’est mon vœu le plus cher depuis plus de six mois : demande d’ailleurs au général ce que je lui disais encore ce matin ?

Et le digne homme secouait cordialement la main d’Alfred, en lui disant combien il était heureux de lui donner sa nièce.

Le mariage fut fixé au dix juin, on était au premier mai : il y avait alors un an que M. de Sorcy était à Bruxelles, dans la maison Van Rosslyn.