L’Exilé (Abrantès)/3

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Dumont (p. 221--).


III


Sarah était heureuse du bonheur des anges. Parfois elle fermait les yeux, et se plaisait à s’endormir dans une douce extase, pour sentir le charme d’un réveil heureux ! Tout était joie, enchantement autour d’elle, et Alfred, une fois résigné sur ce qu’il trouvait de peu honorable dans un mariage de fortune, laissait voir tout l’amour qu’il avait pour Sarah ; il trouvait d’ailleurs qu’un sentiment aussi entier devait niveler toutes les positions, car il aimait Sarah comme jamais encore il n’avait aimé… l’amour de cette jeune fille avait éveillé dans son âme un sentiment inconnu. Toutes ces chastes voluptés trouvées et données dans un regard, dans un serrement de main, toutes ces joies lui étaient inconnues jusqu’au jour où la jeune fille lui montra ce qu’elle pouvait, elle aussi, donner de bonheur à qui la voudrait aimer… Il l’aimait pour elle, pour lui-même, et puis pour cette volupté qu’elle lui avait révélée, volupté du ciel, plus douce plus enivrante avec ses ravissemens, ses émotions célestes, que toutes les agitations données par un sentiment passionné peut-être, mais personnel, et par la même peu susceptible d’avoir et de donner le bonheur.

Sarah avait écrit à Paris, à plusieurs de ses amies, qu’elle allait se marier avec le général Alfred de Sorcy. Un jour elle reçut la lettre suivante :

« J’ai reçu hier au soir, ma chère Sarah, ta lettre du 15 mai, dans laquelle tu m’annonces ton mariage avec le comte Alfred de Sorcy. Tu connais l’étendue et la nature de mon amitié pour toi ; tu sais que je suis ton amie la plus dévouée, et que jamais tu n’en eus une plus digne que moi de ta confiance. C’est par suite de cette conviction que tu dois avoir, que je te demande maintenant de lire cette lettre avec l’attention que doivent éveiller ces mots : Il s’agit du bonheur de ta vie !

« Tu vas épouser le général de Sorcy… mais le connais-tu ? sais-tu bien quelles sont ses relations actuelles, ses antécédens ? sa vie privée enfin t’est-elle bien connue ?

« Pardonne-moi, Sarah, de te réveiller du sommeil de bonheur momentané qui précédera l’orage de quelques jours seulement. Que sera dans ta vie, toi, jeune fille de vingt ans, le souvenir d’un jour heureux ?… Il ne fera, tout au contraire, qu’empoisonner ce qui te restera, parce que le même bonheur lui sera dénié !… Sarah, il m’est pénible de te réveiller, encore une fois !… mais, je te le répète, le mariage que tu veux contracter ne se peut faire ! c’est une alliance monstrueuse !

« Tu es en droit de me demander des preuves. Je pourrais te répondre que je ne suis pas une calomniatrice, et que tu connais mon caractère ; mais tu pourrais croire que je suis guidée par un mouvement de tendresse mal calculée, et ne pas ajouter foi à ma parole. Je te donnerai donc des preuves de ce que j’avance, et avec une assurance que me donne mon bon droit… Jusque là, consulte la voix générale ! Quelle est la réputation de M. de Sorcy ? une détestable, une réputation que tu repousserais pour ton frère ou l’un des tiens parce que tu aurais le libre arbitre de ta raison, et que tu veux partager parce que le délire de passion te fait agir en insensée.

«  Sarah je t’aime comme une sœur, tu le sais… et je ne puis admettre que tu fasses un mariage où ta vie tout entière sera menacée d’un malheur sur lequel tu pleurerais trop tard !… Donne-moi le temps de te faire parvenir des pièces devant lesquelles ton amour lui-même demeurera sans voix pour défendre M. de Sorcy… »

Sarah reçut cette lettre le 8 de juin, elle la lut attentivement. D’abord elle y voulut répondre à l’instant même ; mais elle y renonça pour suivre une autre idée, et deux jours après, c’est-à-dire le 10 juin, jour fixé pour son mariage avec Alfred, elle écrivit à Bérengère de Villedieu :

« Dans deux heures je pars pour l’église. J’épouse Alfred de Sorcy. C’est te dire, ma chère Bérengère, que, pour demeurer mon amie, il faut être la sienne… Je veux croire que tu as été mal informée… cette seule raison peut me faire oublier que tu parais être l’ennemie de l’homme dont je vais porter le nom avec autant de bonheur que de gloire.

« Tu me parles de sa réputation !… elle est celle d’un homme irréprochable en ce qui touche les matières delicates de l’honneur. Le reste ne m’effraie pas, je trouve du courage pour le braver (ce dont on l’accuse fût-il vrai) dans l’amour que j’ai pour lui et dans celui que je suis fière de dire qu’il a pour moi… Ainsi donc, Bérengère, plus un mot sur M. de Sorcy, car, lorsque tu recevras cette lettre, je serai sa femme. »

Lorsque le dix de juin Sarah se réveilla aux rayons d’un beau soleil de printemps, et qu’elle vit autour d’elle cette fête splendide de la nature ajoutant aux joies de son âme, elle était tombée à genoux dévotement pour remercier Dieu de tant de bonheur. Elle demeura ainsi en prière jusqu’à l’heure où ses femmes entrèrent chez elle avec sa cousine pour l’habiller. Ce n’était pas par sa volonté que sa toilette était plus belle peut-être que celle d’une reine ; elle aurait voulu, au contraire, avoir pour toute parure la robe de mousseline blanche qu’elle portait le jour où Alfred la força de rentrer dans la vie pour partager avec lui… Mais M. Van Rosslyn n’avait pas voulu le permettre. Une robe du prix de trente mille francs sortie de ses ateliers avait été terminée pour sa mièce ainsi que le voile et l’écharpe, tous deux également au point d’Angleterre du réseau le plus fin. Chacune de ces pièces portait le chiffre de Sarah dans la bordure. La veille du mariage M. Van Rosslyn avait fait porter ces trois admirables pièces dans une corbeille de satin rose brodée en argent dans la chambre de sa nièce. Au fond de la corbeille était un écrin en galuchat vert contenant un collier de perles de deux rangs, d’une grosseur et d’une eau admirables, ainsi que les bracelets et les boucles d’oreilles en paires également en perles fines. Les bracelets et le collier avaient chacun pour fermoir un solitaire du prix de deux mille écus ; deux pierres, d’un prix beaucoup plus élevé servaient de bouton aux boucles d’oreilles. C’était le cadeau de noces de l’oncle Van Rosslyn. Sa valeur surpassait deux cent mille francs…

Mais il avait fait à Sarah un présent bien autrement précieux pour elle et lorsqu’il le lui remit, le matin même de la cérémonie, au moment où son courrier venait d’arriver de Paris, la joie qu’elle en éprouva fut peut-être la plus vive de cette journée d’enchantement…

Lorsque Sarah entra dans le salon où toute la famille était réunie, un murmure d’approbation admiratrice l’entoura aussitôt… Elle était belle en effet d’une radieuse beauté. Il y avait dans ses traits un charme inconnu, une magie qui la rendait adorable… Mais elle ne vit et n’entendit rien de ce qui se disait autour d’elle, et, souriant doucement à M. de Sorcy en lui donnant le salut du matin, elle lui fit signe de la suivre dans une pièce voisine…

— Alfred, lui dit-elle en le regardant avec une émotion qui se trahissait par une vive rougeur et le mouvement précipité de son sein qui soulevait la dentelle et les perles qui le couvraient, Alfred, je vais voir si vous m’aimez vraiment !

Et elle souriait avec une grâce charmante en montrant des dents aussi régulières et aussi blanches que les perles de son collier…

— Vraiment, dit Alfred ému lui-même à la vue de cette créature ravissante, dont le cœur était à lui et dont l’amour lui donnait le bonheur… vraiment, la preuve est tardivement demandée… et que faut-il faire pour vous prouver que je vous aime ? poursuivit-il en souriant à son tour…

Sarah lui remit un paquet à son adresse, sur lequel était le timbre du ministère de la guerre de France. Alfred l’ouvrit sans présumer le bonheur qu’il allait lui annoncer… À peine eut-il jeté les yeux sur tes premières lignes, que, poussant un cri dont toute la joie alla retentir dans le cœur de Sarah, il tomba à genoux devant celle qui voulait que tous les biens l’accablassent dans cette journée… Il était rappelé dans sa patrie ! plus d’exil !… plus d’ostracisme, sous lequel son noble cœur était flétri, et non seulement il était rappellé, mais remis en activité et employé dans la première division militaire.

Aux pieds de Sarah, les mains dans les siennes, Alfred pleurait de cette joie qui tuerait si elle aussi n’avait pas ses larmes comme la douleur pour ne pas succomber sous son poids… Il ne pouvait parler… il baisait les mains de sa fiancée, la pressait elle-même contre lui, et délirait de joie en remerciant de son bonheur l’être qui allait devenir la moitié de lui-même et la compagne de sa vie tout entière. Cette extase, où tous deux étaient plongés, eût duré long-temps, sans M. Van Rosslyn, qui vint à la porte de la chambre où étaient les deux fiancés… À la vue de cette joie pure qui entourait ces deux êtres si beaux et si jeunes, M. Van Rosslyn fut frappé d’une sorte de respect… il craignait de commettre un sacrilège en troublant l’extase où tous deux étaient plongés !… mais l’heure pressait ; onze heures venaient de sonner à l’horloge du village de Bellevue… M. Van Rosslyn appela Sarah. La jeune fille tressaillit, et, regardant son oncle, elle lui indiqua d’un signe de tête Alfred, qui remerciait Dieu de ce bonheur dont il sentait si bien le prix… tant il est vrai que le bonheur trouve le cœur de l’homme disposé à la piété.

— Eh bien ! mon cher général, êtes-vous content ? dit l’honnête négociant en voyant Alfred se relever et venir à lui…

Alfred serra la main de M. Van Rosslyn sans lui parler, car il est des sentimens qui ne peuvent s’exprimer ; — Mais comment avez-vous réussi à apaiser le ministère sur mon compte ? demanda-t-il enfin ; car j’étais marqué d’un terrible sceau ?

— Le hasard m’a mis à même de rendre jadis un service assez important au président du conseil du roi de France ; je ne lui en avais jamais demandé le prix, parce que j’aime mieux être créancier que débiteur d’un bienfait… mais dans cette circonstance, lorsque je vis le bonheur de ma nièce intéressé à ce que vous fussiez rayé de cette fatale liste, je n’hésitai pas à écrire à monsieur le duc de Richelieu pour lui demander non seulement votre rappel, mais aussi votre mise en activité : j’ai tout obtenu, et dans deux mois vous rentrerez en France.

M. de Sorcy croyait rêver… mais l’air qu’il respirait lui donnait du bonheur, et lui racontait toutes les félicités dont il allait jouir !… Cette pensée fut celle qui domina toutes les autres pendant la cérémonie, qui fut faite par l’évêque d’Imola, prélat italien qui était alors en villegiatura à Bellevue. Aussitôt après le mariage, il y eut un magnifique déjeuner, ensuite duquel Sarah monta dans son appartement pour quitter ses somptueux habits et revêtir une robe de voyage… Elle trouva Alfred qui l’attendait à la porte du vestibule, devant laquelle était une calèche attelée de quatre chevaux alezans conduits par deux jokeis habillés en velours noir avec des revers de satin bleu. Les nouveaux mariés partaient pour une terre appartenant à Sarah et située à dix lieues de Bruxelles, et dans laquelle, selon l’usage anglais observé dans la famille de M. Van Rosslyn, le nouveau couple devait passer le premier mois du mariage ; Bellevue appartenait bien aussi à Sarah, comme je l’ai dit plus haut ; mais la famille depuis si long-temps l’habitait, que Sarah elle-même s’était accoutumée à le regarder comme l’habitation commune ; et puis Bellevue était trop bruyant. Le bonheur veut du calme, il est timide et craint le jour.

Les premiers momens de l’union de Sarah et d’Alfred furent comme le prélude d’une vie toute formée de jours plus heureux sans cesse que celui qui les précédait… Mais Sarah avait une amie qui, bien que passionnée et brûlante, concevait toutes les affections. Celle de son père adoptif lui parut, après celle qu’elle devait à son mari, devoir être toujours soignée par elle… aussi dit-elle à Alfred qu’ils devaient retourner auprès de M. Van Rosslyn… Il la comprit, car alors leurs pensées étaient réunies en une seule… ils quittèrent Erlaken pour retourner à Bellevue. En les voyant, M. Van Rosslyn pleura de joie.

— Vous la rendrez heureuse, dit-il à Alfred, car vous avez une belle âme ! et vous ne fuyez pas la vieillesse.

Après quelques jours Sarah avait repris ses occupations comme par le passé, et qui l’eût alors rencontrée dans le parc de Bellevue aurait retrouvé la jeune fille qui le parcourait, deux mois auparant, folle et rieuse, avec toutefois ce changement qu’une auréole de bonheur entourait sa jolie tête. En voyant qu’elle était sûre de ce bonheur, on y avait confiance soi-même.

Un jour qu’Alfred atait à la chasse et les deux cousines seules à travailler dans un pavillon du jardin, un valet de chambre vint apporter à Sarah la carte de M. le marquis René d’Erneville ; il demandait avec instance à voir le général… Dans la crainte qu’Alfred ne fût fâché qu’on le renvoyât, madame de Sorcy donna ordre de l’introduire.

M. le marquis d’Erneville, fils du pair de France de ce nom, avait alors à peine trente ans. Il était blond, pâle et sa figure, sans être agréable, pouvait plaire lorsqu’on supportait son extrême pâleur ; ce qui lui donnait une physionomie étrange. Sa tournure était d’une grande distinction ; sa taille, élégante et bien prise ; sa force était prodigieuse et sa santé parfaite ; mais débauché à l’avenant, et pour le jeu et les veilles ne le cédant à aucun : du reste, d’un goût excellent dans ses dépenses, qui étaient extrêmes. Il jetait à tout venant, prenait de toutes mains et dépensait en homme de la cour de Louis XV, dont, au reste, son père était l’un des intimes au temps de madame Dubarry. Il avait beaucoup d’esprit, mais savait peu de chose : c’était un homme à paroles dorées, sans foi, sans âme ; porté par un goût ardent à vouloir tout ce qui est défendu, railleur et même moqueur avec audace, car il était brave ; il attaquait même les hommes les plus haut placés, avec une impétuosité qui allait jusqu’à la violence… Naturellement débauché, comme je l’ai dit plus haut, il aimait tout ce qui est plaisir avec passion ; son esprit était ardent, actif et perçant, et se raidissant contre une difficulté qu’il aurait vu qu’on voulait lui opposer. Voilà le portrait de l’homme qui s’avance sous les beaux ombrages de Bellevue, comme Satan s’introduisant dans l’Éden.

En voyant Sarah, M. d’Erneville ne put retenir un mouvement d’admiration : sa beauté et surtout sa ravissante grâce devaient produire cet effet sur l’homme qui la voyait pour la première fois. Mais, après ce premier tribut, quelle que fut l’impression que madame de Sorcy eût produite sur M. d’Erneville, il la maintint cachée. Au surplus, la chose lui était facile, car jamais son cœur n’était atteint.

Pendant l’absence d’Alfred, il causa et causa bien. Il apprit à madame de Sorcy qu’il était camarade de collège du général de Sorcy…

— Nos destinées n’ont pas eu le même sort, quoique nous ayons suivi la même carrière ; Alfred est officier général, et je ne suis que capitaine.

Ces mots furent dits avec une amertume qu’un tiers indifférent pouvait traduire par de la haine envieuse… Mais Sarah ne pensait pas qu’un être au monde put haïr son Alfred !… elle ne fit donc aucune attention au sourire faux et méchant qui accompagna ces dernières paroles.

Alfred revint de la chasse avec M. Van Rosslyn. Apprenant que le marquis d’Erneville était au château, il se hâta d’accourir. En le voyant, il se jeta dans ses bras avec l’effusion d’un bon cœur…

— Toi à Bruxelles ! s’écria-t-il… et par quel motif ?

— Pour te voir. Uniquement pour cela…

— Vraiment ! dit M. de Sorcy avec un étonnement naïf.

— Oui, j’ai une grâce à solliciter de toi. Tu viens d’être nommé à l’un des premiers emplois dans l’état-major de la division ; je suis attaché, moi, à un régiment qui est confiné dans le fond des Basses-Alpes ; voilà deux hivers que je passe à Gap et à Draguignan, et, ma foi, je ne veux plus recommencer cette triste vie, et c’est toi que j’ai choisi pour être mon sauveur… Tu dois avoir trois aides de camp, ce nombre est-il rempli ?

— Non, jusqu’à présent j’ai négligé de former mon état-major, et il me reste encore une place à donner…

— Je te la demande.

— Et moi, je te l’accorde de grand cœur. Sois dès ce moment un des membres de la famille.

Et le noble jeune homme lui serra la main avec une expression de vérité qui doublait l’assurance naturelle de M. d’Erneville.

M. de Sorcy, privé depuis long-temps de ces details du monde qui amusent sans attacher, passa toute cette journée à faire causer M. d’Erneville. Celui-ci, qui jugeait son pouvoir établi, feignit de vouloir aller au tourne-bride… M. de Sorcy se fâcha.

— Comment tu me ferais cette peine, René ? lui dit le gêneral, et cela, quand je suis assez heureux pour avoir trouvé le bonheur dans l’exil !… Voilà comme ce bonheur double de prix, c’est quand je puis recevoir mes amis, leur montrer ma femme ; car son amour m’a fait, dans sa respectable famille, une place que je regarderai comme la première en tous lieux !

M. d’Erneville n’était venu à Bruxelles, en effet, que pour voir M. de Sorcy et obtenir de lui cette place d’aide de camp qu’il ambitionnait avec une ardeur extrême, par suite de circonstances particulières. Il était amoureux, ou du moins croyait l’être, d’une femme qui, ayant avec lui une grande ressemblance, lui paraissait plus désirable qu’une autre. Mais il lui fallait du temps pour mener à bien cette intrigue. L’hiver promettait d’être charmant ; madame la duchesse de Berri devait donner des bals masqués ; enfin beaucoup de plaisirs devaient faire de cet hiver un des plus divertissans, et M. d’Erneville voulait en jouir à tout prix… Maître de son temps, jouissant d’une belle fortune, il était venu à Bruxelles au lieu d’écrire à M. de Sorcy.