L’Exilé (Abrantès)/7

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Dumont (p. 3--).


VII


Sarah fut pendant plus de vingt jours entre la vie et la mort, qui se disputaient ce corps délicat et frappé avec tant de violence… Pendant dix jours, où elle fut sans connaissance, Alfred ne quitta pas sa chambre ; caché par le rideau de son lit, il veillait sur les soins qu’on lui rendait… il sentit qu’il l’aimait toujours.

— Et pourtant, disait-il avec déchirement, il faut nous séparer !

Sarah fut long-temps à se rétablir… elle avait fait une fausse couche, et la douleur de la perte de son enfant accrut encore le danger ; enfin la jeunesse l’emporta, et elle fut sauvée… Lorsque Alfred put la voir sans qu’une explication fût dangereuse pour elle, il lui fit demander une entrevue… Sarah toute tremblante répondit qu’il pouvait venir.

— Sarah, lui dit-il avec douceur en l’abordant, je ne viens pas vous faire des reproches… je sais que moi-même j’en mérite… Mais notre position m’ordonne une conduite que je dois suivre : nous devons nous séparer.

Sarah pâlit, mais ne répondit pas.

— Nous devons nous séparer, poursuivit Alfred, et cela… dès demain…

— Jamais ! répondit Sarah d’une voix ferme, jamais !… ou je mourrai.

Alfred la regarda avec surprise !

— Nous ne pouvons demeurer plus long–temps ensemble, Sarah… Vous savez si j’ai résisté long-temps pour accepter votre fortune. Songez que, lorsque je l’acceptai, vous m’aimiez !… Aujourd’hui tout est rompu.

— Mais je vous aime toujours ! s’écria Sarah, plus encore même que dans les jours si heureux !… Alfred ! Alfred !… je ne puis vous quitter… je ne le puis !…

— Étrange créature ! mais qu’y a-t-il donc dans ce cœur ?… Eh quoi ! vous osez me dire une parole de tendresse, tandis que René est votre amant !…

Sarah cacha son visage dans ses mains.

— Mais, poursuivit Alfred, son sang a du moins effacé en partie mon injure…

— Ah ! s’écria Sarah, nous avez-vous donc vengés tous deux ?…

Et, regardant son mari avec des yeux dont l’éclat révélait une joie inconnue mêlée à la terreur de la femme lorsqu’elle entend le mot de mort, Alfred la fixa alors avec une attention qui lui causa une vive émotion ; mais son regard ne s’abaissa pas devant le sien.

Eh quoi ! dit Alfred, n’aimiez-vous pas René ?

— Moi !… Ô mon Dieu ! ô mon Dieu !… Et, joignant les mains, elle tomba à genoux sur le tapis…

— Alfred, je ne me relèverai pas de cette posture suppliante que vous ne m’ayez entendue… il le faut pour vous et pour moi… pour votre honneur et le mien.

— Relevez-vous, dit Alfred, vous ne pouvez parler dans cette attitude. Parlez, mais parlez comme vous le devez.

Et, relevant Sarah, il la plaça lui-même sur son canapé. En sentant la pression de ses bras Sarah rougit et trembla !… Oh ! combien alors elle sentit qu’elle l’aimait encore !…

Alors elle lui raconta avec des sanglots et des larmes comment René l’avait entortillée dans ses replis de serpent… La vérité n’a qu’une voix, Alfred demeura accablé devant cette foule de faits dont beaucoup l’accusaient et dont les autres dévoilaient la plus infâme turpitude… Il regardait Sarah tandis que cette douce créature racontait ses jours et ses nuits de torture : ce qu’elle avait souffert, disait-elle, était plus horrible que la mort ;

Quand elle eut fini son cruel récit, elle attacha ses yeux voilés de larmes sur ceux d’Alfred…

— Maintenant, Alfred, si tu veux t’éloigner de moi… tu es le maître…

— Il est une raison qui me l’ordonne.

— Laquelle ?

— Votre fortune.

— Eh bien ! donne-la aux hôpitaux ; laisse-moi dans ta maison comme un serviteur dévoué, comme une personne qui ne peut vivre sans l’air que tu respires, qui doit vivre auprès de toi ou bien mourir. Ainsi ce sera moi qui te devrai tout, mon Alfred ! mais ne me chasse pas. Hélas ! je suis toujours pure, jamais je n’ai cessé de t’aimer ; mon cœur, mon ame, tout mon être est à toi… à toi pour qui je vis… en toi par qui je vis !…

Et de nouveau elle était à genoux… les mains jointes… pleurant et suppliant…

— Ah ! dit Alfred en la soulevant dans ses bras… je ne puis résister !… Sarah, regarde-moi, mon amour… regarde-moi !… et dis-moi, toi aussi… que tu me pardonnes, car tu as bien souffert, pauvre enfant !

En entendant ces douces paroles, en sentant de chaudes larmes tomber sur son front et de là sur son cœur… Sarah crut que Dieu l’avait rappelée à lui… Elle ferma les yeux et parut s’évanouir… Alfred voulut appeler…

— Non, non, dit-elle… personne… personne… que toi… toi, mon bien-aimé !… mon trésor !… le sang de mon cœur !…

Et à chaque mot elle le serrait contre ce pauvre cœur qui depuis deux années était si malheureux… Et jamais tu ne me quitteras, n’est-ce pas ? répétait-elle dans son délire… jamais ?

Alfred ne lui disait rien ; mais il répondait à ses étreintes passionnées avec amour, car il l’aimait toujours… l’amour avait été endormi, mais non pas éteint.

— Dis, répète que tu ne me quitteras jamais, Alfred, répétait Sarah… rien ne peut me faire de bien si cette parole ne m’arrive pas au cœur. Oh ! dis-la-moi…

— Eh bien ! dit enfin Alfred… oui… ne nous quittons pas… aussi bien, moi aussi je ne puis te quitter, car je t’aime, ma Sarah… et je sens que je t’aimerai toujours.

— Mon Dieu ! dit Sarah en retombant à genoux, qu’ai-je fait pour être si heureuse !… Mon Dieu, je vous remercie !…

— Mais, dit Alfred, il faut quitter Paris, il ne faut pas que ce monde que nous n’aimons ni n’estimons puisse avoir des droits sur nous. Partons, mon amie, allons dans une campagne cacher notre bonheur à ceux qui ne le comprendraient pas.

Les préparatifs furent bientôt terminés ; ils partirent de Paris pour aller prendre possession d’un charmant château situé à Saint-M***, sur les bords du canal… Le jour de leur départ, le ciel était bleu, l’air était doux, c’était une fête que la nature leur donnait… que d’actions de grâces Sarah n’avait-elle pas dans son cœur vers le ciel !

Ils étaient en tilbury… En arrivant auprès de la grille du canal, le cheval se cabre ; Alfred appelle son groom, il était loin ; il craint que le cheval ne fasse verser le tilbury dans l’eau, Il s’élance et tombe entre la grille et le tilbury ; Sarah croit qu’il est blessé, s’élance après lui, et en retombant son bras se brise de la manière la plus dangereuse. Insensé de désespoir, Alfred court à Paris, ramène tous les gens de l’art qu’il peut trouver ; il en entoure le lit de Sarah et la comble elle-même de soins, d’amour… de cet amour du cœur qui seul redonnerait la vie !… mais tout fut inutile !…

Elle expira dans la nuit !… mais heureuse ; car elle mourait dans les bras d’Alfred et entourée de son amour.