L’Exode/2/6

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Oscar Lamberty (p. 114-119).
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VI


Comment Philippe et Marthe se trouvaient dans le train de La Panne, ils ne pouvaient le comprendre. Deux heures avant, résignés à leur sort, ils s’attendaient à voir les Allemands pénétrer dans la ville et massacrer la population. Marthe, révoltée contre Philippe, qui s’obstinait à ne pas quitter sa maison, avait résolu de rejoindre sa fille ; puis elle ne s’était plus senti le courage de partir, de laisser Philippe seul, au milieu du danger. Tout à coup, la panique !…

On avait fui, sans réfléchir, dans une épouvante où l’on ne pensait qu’à sauver son existence, à ne point tomber aux mains des sinistres envahisseurs.

Et voici qu’on se trouve dans un compartiment, où l’on étouffe, où l’on s’accroche férocement pour n’être pas repoussés vers les portières. Sur le quai, une indescriptible confusion : les hommes écartent les femmes ; on piétine les enfants, chacun pour soi ! C’est le cri de la bête humaine… Enfin le train s’ébranle, au milieu des cris et des pleurs, tandis que, sur les marchepieds, on se bat pour trouver place.

Le lugubre voyage !

À toutes les gares, assailli par la cohue, le train se traînait comme une chenille criblée de fourmis. Dans le tumulte et les vociférations, se perdait un temps inestimable, dont chaque seconde vous exposait à la surprise des Allemands.

Après une heure d’angoisse, la marche du train s’accéléra. On se disait, en respirant avec prudence, que chaque révolution des roues éloignait de l’esclavage ou de la mort, et, comme la ligne pouvait être coupée, on fouillait du regard la banlieue déserte, où l’on tremblait de voir des casques prussiens derrière les palissades goudronnées des bordures.

On commença de se rassurer à la vue des pâturages, d’où les paysans avaient retiré le bétail, car l’inquiétude veillait encore à l’horizon.

Les peupliers, au feuillage tremblant, paraissaient fuir le long des routes ; les moulins gesticulaient dans l’immensité de la plaine, où les clochers pointus s’élevaient comme des mains jointes par-dessus les maisons à genoux…

Tandis que le train passait une barrière, on aperçut, dans la rue d’un village, une procession de pauvres gens derrière le curé en surplis, le sacristain portant une bannière et un enfant de chœur portant la croix.

Plus loin, c’était la statue peinte du Christ qu’on promenait entre les blés, sous le ciel d’un bleu pur. Ailleurs, des femmes, agenouillées devant un calvaire, se serraient en troupeau sous la garde du pasteur, qui priait Dieu de sauver la moisson…

Bientôt les processions devinrent plus rares. La vie reprenait son cours paisible. Du bétail reparut dans les pâturages ; des femmes travaillaient aux champs, une voiture de médecin, arrêtée devant la barrière, faisait penser à l’existence heureuse et calme des gens de province, des simples qui n’entendent point parler d’industrie, de sociétés financières ni des odieux mensonges de la civilisation. Au sortir de cet enfer, où l’on se battait plus affreusement que des damnés, la vue d’un bois vous gonflait le cœur. Jamais la campagne n’avait paru si douce. On s’émouvait à regarder une voile derrière le calme des vieux saules, à voir l’eau tranquille d’un canal où se mirait un nuage argenté, à sentir autour de soi des lieues de silence et de solitude, à rêver d’une existence cachée, loin des hommes, loin de la féroce bestialité des « blancs ».

Au prochain village, des voyageurs descendirent. Çà et là, un détail rappelait la guerre : des gendarmes à cheval arrêtés devant une auberge, le drapeau tricolore au sommet d’une église, un garde champêtre en faction, la pipe aux dents, le fusil sur le dos.

Enfin, on aperçut les peupliers tourmentés de la côte, l’ondulation ensoleillée des dunes, la vieille tour carrée de Nieuport.

À présent qu’un peu de calme revenait à Philippe, un regret, jusqu’alors étouffé par l’inquiétude, lui souleva la poitrine au souvenir de Frédéric et d’Yvonne, demeurés là-bas au pouvoir des Allemands !… Et Lucienne, qu’il avait abandonnée !… Ce pauvre Axel, aussi, malade et sans personne pour lui tendre un verre d’eau !

Que penseraient-ils de sa fuite, après sa promesse de rester auprès d’eux ? Ce n’était pas sa faute, pourtant !

Un million de malheureux, désarmés comme lui, se sauvaient, impuissants, incapables de résister à la fureur allemande…

Si du moins l’Angleterre était venue les secourir ! Mais rien, pas un soldat, pas un canon ! Le monde entier laissait torturer les faibles, massacrer les innocents. Dès lors, comment ne pas fuir les bourreaux, qui croyaient contribuer à la gloire de leur empire, en égorgeant des civils sans défense ?

Meurtriers !

Cet avilissement de l’Allemagne semblait à Philippe d’autant plus incroyable que ses illusions avaient été plus hautes.

Un mois auparavant, il osait croire encore à l’avènement d’une société meilleure, d’un monde moins égoïste, où la confiance et l’entr’aide apporteraient aux hommes un peu de ce vrai bonheur qui nous vient de l’amour et de la douceur des relations sociales…

Quel terrible réveil !

Brusquement, la guerre déchaînait le pillage, l’incendie, l’assassinat collectif et, sous le couvert du patriotisme, une révoltante morale de pourceaux enragés !

Mensonge !… Tout n’était que mensonge !

Soixante-dix millions d’orgueilleux esclaves se faisaient gloire de massacrer un petit peuple inoffensif, qui payait de la ruine et de la mort sa touchante illusion de l’honneur.

Et le monde laissait faire !…

Mensonge !… Mensonge ! Plus rien n’était vrai ! Plus rien ne valait la peine d’être vécu !…

Comme le train approchait de la côte, Philippe aperçut, au mur d’une église, un crucifix dominant les tombes d’un cimetière de village, et où l’Homme-Dieu, couronné d’épines, saignait sous le regard indifférent du soleil affaibli.

Ce christ, écartelé dans cette solitude, par-dessus les petites croix des pauvres gens, parut à l’écrivain d’une atroce ironie.

La-bàs, sur un trône de pourpre et d’or, le chef suprême de Sa morale, muet, prudent, opportuniste, laissait massacrer la Belgique, et, baissant les paupières, il se « lavait les mains » dans le sang des martyrs. Rongé d’amertume, Philippe se rappela les paroles du prêtre qu’il avait rencontré chez Lucienne : Monsieur, j’ai vu des choses à faire douter de la Providence ! La Providence ! Qui donc y pourrait croire encore, depuis qu’on avait permis au kaiser d’enrôler Dieu dans son armée de bandits ?

Quant à Philippe, qui parfois s’était tourné vers Lui dans le doute et la désespérance, il se jura de ne jamais lever les yeux plus haut que le cœur humain de Jésus-Christ. Car, pour l’Eglise, elle avait, selon le mot terrible qu’on devait prononcer bientôt, décrété le moratorium du Sermon sur la Montagne. Comme les banques véreuses, qui retenaient l’argent qu’on leur avait confié, elle faisait banqueroute à ses obligations morales. Et les faibles, d’avoir compté sur elle, se voyaient abandonnés, sans viatique à l’heure de la souffrance, et vulnérés jusqu’à l’âme par cette silencieuse et dernière trahison…

— Nous y sommes, dit Marthe, prends la valise !

Tous deux se hâtèrent, avec leur mince bagage, vers le petit tramway de La Panne qui, en un moment, fut bondé de voyageurs.