L’Exode/3/2

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Oscar Lamberty (p. 134-146).
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II


Avant la guerre, Philippe allait tous les ans à Ypres, chez le Dr  Claveaux.

Chaque fois, il échappait avec un sentiment de délivrance à l’animation de Bruxelles, et rien ne lui était reposant comme le calme provincial de la vieille cité flamande, qui semblait dormir dans le silence et l’oubli. Protégée contre le progrès par des habitudes séculaires, elle se satisfaisait d’une vie lente, rêveuse, dans ce coin perdu de la Flandre, écarté de l’industrie, des brasseurs d’affaires, du féroce égoïsme de la civilisation.

Bien que la ville fût jolie, pleine de grâces anciennes, les touristes n’y séjournaient point. Parfois, le dimanche, quelques autos s’arrêtaient sur la place, dont l’immensité surprenait le visiteur. Messieurs et dames, en cache-poussière, levaient le nez vers la tour des halles, vers le clocher de l’église Saint-Martin ; ils allaient faire un tour jusqu’aux remparts, dînaient longuement à l’hôtel de la Châtelainie, prenaient le café à la terrasse, après quoi ils repartaient, impatients de brûler du soixante à l’heure et d’oublier la ville endormie, dont ils avaient à peine regardé les antiques maisons.

Pour se rendre chez le Dr  Claveaux, Philippe Héloir prenait par les remparts.

On y rencontrait des peupliers d’un beau style, effilant leur image dans l’eau des douves irisée par le vent, des tourelles en éteignoir d’un charme romantique. Sur une passerelle étroite, pareille à une longue chenille, on traversait le fossé plein de roseaux et de nénuphars, et on arrivait à l’une des portes de l’enceinte.

Aussitôt, le monde ancien vous accueillait : une maison de bois des temps gothiques, une façade à balcons dorés, une boutique flamande, un pignon à colombages, une toiture en escalier…

Le Dr  Claveaux occupait un hôtel du XVIIIe siècle, dans une rue sans trafic, où la solitude regardait croître l’herbe entre les pavés inégaux. À droite et à gauche de l’entrée cochère, aux précieux panneaux couverts de sculptures, s’alignaient six fenêtres solennelles, comme les servants d’une chaise à porteurs.

Depuis des générations, les Claveaux vivaient là, de père en fils. La famille actuelle se composait du grand-père Barnabé, du médecin, de sa femme et de leurs deux jeunes filles, pensionnaires au couvent de la rue Saint-Jacques.

Au grand déplaisir du vieux Barnabé, le Dr  Claveaux avait épousé une jolie femme sans dot, mais de famille irréprochable. Elle eut l’esprit de lui donner des jumelles d’une santé magnifique et un bonheur conjugal si paisible et confortable qu’il ne laissait au médecin d’autre souci que d’orner de porcelaines et de meubles antiques la vieille maison où le retenaient ses souvenirs.

Il s’en fallait, pourtant, que le Dr  Claveaux se fût résigné sans combats aux médiocrités de la vie provinciale. Fils du médecin le plus renommé de la ville, comme Philippe l’était du plus grand avocat, les deux jeunes gens avaient rivalisé d’ardeur à l’étude et nourri les mêmes ambitions. Celles de Philippe se tournaient vers l’art ; Sylvain Claveaux rêvait de science, d’une carrière médicale qui le conduirait à la célébrité.

Mais son libéralisme l’entravait à Ypres. Aussi, quand Philippe s’établit à Bruxelles, Sylvain s’empressa-t-il de le suivre, afin d’échapper à la pression religieuse qui courbait les intelligences sous le despotisme des curés.

Lorsque sa mère mourut, son père se trouva seul dans la grande maison familiale. Refusant tout secours à Sylvain, qui se débattait furieusement et sans parvenir à se frayer un chemin dans une carrière encombrée, il le rappela, promettant de lui céder sa clientèle et la plus grande part de sa maison.

Sylvain y retourna, comme l’enfant prodigue, assuré d’une existence facile mais secondaire, qui lui laisserait, toutefois, mille occasions de se dévouer.

Il se maria. Ses ambitions fléchirent. Des habitudes remplacèrent ses anciennes aspirations. Il renonça à toute politique, mit ses filles au couvent, et parvint à la cinquantaine, sans trop souffrir des grands rêves qu’il s’était arrachés. Mais, comme Philippe, il en gardait la blessure : une vanité sensible et, surtout, une humeur acariâtre et prompte à s’irriter.

C’était un homme d’assez belle taille, un peu voûté par les fatigues de son métier — lequel, pourtant, ne l’avait point blasé sur la souffrance humaine.

Déjà chauve et la barbe toute blanche, il gardait une superbe denture et des yeux vifs, d’un bleu clair, qui parfois s’allumaient derrière son pince-nez d’or. L’âge et l’ennui de la province en avaient éteint les anciennes flammes, et souvent leur pâle regard se détournait avec timidité.

S’il se croyait, comme Philippe, supérieur à sa destinée, il se consolait en pensant que l’écrivain, non plus, ne s’était élevé à la grande réputation.

Le sentiment de leur commune faillite resserra leur amitié. En dépit de leurs idées contraires, ils se plaisaient ensemble, unis par des habitudes, par de mutuelles obligations, surtout par le souvenir de leur jeunesse, dont ils ne se lassaient point d’évoquer les beaux jours d’espoirs et d’illusions.

Si le médecin s’était résigné à la vie paisible, au bonheur conjugal, Philippe, au contraire, prenait plus d’audace avec l’âge, et, même quand son orgueil cédait à la force des choses, du moins ne renonçait-il pas… Vers la mi-septembre 1914, la guerre avait peu troublé les habitudes des Yprois.

L’épicier, du seuil de sa boutique, saluait ses clients au passage ; les bourgeois prenaient l’apéritif à la terrasse du Sultan ; la cornette blanche d’une religieuse battait de l’aile vers le portail d’une église ; les « demoiselles » de la pâtisserie Maclou trônaient derrière leur comptoir, mais on n’y voyait plus les officiers de l’école de cavalerie, en bottes fines et culottes de cheval, faire la cour aux jolies filles, en se battant le mollet d’une cravache de bambou.

Et le carillon des halles secouait sur les toits sa chanson du passé. Il avait vu tant de guerres et de bombardements, du haut de sa tour qui contemplait des siècles, qu’il ne s’arrêtait point de chanter, parce que des Allemands se montraient à l’horizon.

Les bonnes gens d’Ypres se persuadaient qu’ils passeraient loin de la ville ; chacun s’endormait sans crainte. Le vieux Barnabé allait chaque jour à la Châtelainie parcourir les journaux, faire une partie de billard. Sylvain prenait bien un peu d’inquiétude aux récits des blessés qui venaient s’abattre dans sa clinique, mais il n’en laissait pas moins ses fillettes au pensionnat, personne à Ypres ne pouvant s’imaginer que la guerre changerait le cours de ses paisibles habitudes.

Un dimanche matin, après l’heure de la messe, Philippe accompagna Mme  Claveaux, qui allait voir ses fillettes au couvent. C’était un couvent très ancien, situé dans une rue silencieuse, bordée de beaux hôtels du siècle de Louis XV. Le portail s’élevait, en forme de chapelle, entre des murs de briques rouges et des bâtiments modernes d’un style déplorablement banal.

Il n’en était pas moins réputé. On y recevait « la meilleure éducation » ; des sœurs irlandaises y maintenaient une tradition morale, qui remontait à Jacques II d’Angleterre. Aussi régnait-il sur le couvent un certain parfum d’aristocratie, et c’était un privilège que d’être admis à le respirer.

Mme  Claveaux désirait que ses filles fussent « bien élevées ». C’est pourquoi elle les confiait au couvent de la rue Saint-Jacques. L’hygiène et les « bonnes manières » lui importaient plus que l’étendue des connaissances. Pourvu que ses jumelles eussent les qualités requises pour se conduire décemment, elle les dispensait volontiers de la sténographie et du calcul mental.

Dévote comme on ne l’est qu’en province, elle résistait avec une ferme douceur aux récriminations de Sylvain, qui désirait pour ses filles une instruction plus sérieuse. Elle lui objectait qu’il n’en faut pas tant savoir pour être une honnête femme, faire un mariage convenable et transmettre à ses enfants les principes de la morale chrétienne.

Sylvain haussait les épaules, mais ne la contrariait pas. Mme  Claveaux lui assurait la bienveillance des catholiques, et on lui savait gré d’avoir mis ses filles au couvent.

Arrivée devant la porte de vieux chêne, Mme  Claveaux sonna. Elle attendit quelques minutes ; un guichet de cuivre s’ouvrit à la hauteur de son visage, puis une voix murmura :

— Deo gratias !

— Deo gratias ! dit à son tour la visiteuse.

Et elle demanda ses fillettes au parloir. Il se trouvait à droite. Un mécanisme ouvrit la porte, qui se referma sans bruit.

On ne vit personne dans la petite pièce aux murs blancs, ornés de gravures pieuses et d’un crucifix de plâtre colorié. En face de l’unique fenêtre, barrée de fer comme une fenêtre de prison, un grillage de bois noir séparait le couvent du parloir. Un rideau glissa sur sa tringle, la silhouette sombre d’une sœur se révéla par son béguin, et sa voix parut étrangement sonore, comme sous la voûte d’un caveau.

— Bonjour, madame, vos fillettes seront ici dans un moment.

— Ah ! c’est vous, Sœur Amélie !

— Oui, madame… Et quelle nouvelle ? Parle-t-on des Allemands ?

— Mon Dieu ! oui, ma Sœur, on en parle. Mais j’ai peine à croire ce qu’on en dit. C’est affreux !

— Vraiment ?… Espérons que l’on exagère, madame Claveaux, et qu’ils ne viendront pas ici !… Quelle affaire !… Seigneur, protégez-nous !

— Ainsi soit-il, Sœur Amélie !… Les petites n’ont pas été malades ?

— Rassurez-vous, leur santé est parfaite, et leur conduite irréprochable. Elles ont décroché le ruban de sagesse !

— Pas possible !

— Et toutes les deux, chère madame.

— Voilà qui est bien, Sœur Amélie ! Cela me fait grand plaisir.

— C’est surtout remarquable pour Jeanne, qui n’est pas toujours des plus soumises… Mais les voici ! Au revoir, madame Claveaux !

— Au revoir, ma Sœur ! Ne rêvez pas trop des Allemands !

Tout à coup, la porte fut poussée, deux fillettes se précipitèrent, et le parloir s’emplit de jeunesse et de fraîcheur :

— Bonjour, Philippe ! Comment va Lysette ?… Bonjour, maman ! Regarde nos médailles !… C’est-y vrai que la guerre est à Bruxelles ?

— Asseyez-vous, dit Mme  Claveaux, et, si vous voulez qu’on vous réponde, ne parlez pas toutes les deux à la fois.

Des cheveux plats, des mains rouges, de beaux yeux encore naïfs, un uniforme bleu-marine, un ruban d’azur autour des épaules, une médaille de la Vierge qui « balivotait » à chacun de leurs mouvements, telle fut l’impression que Philippe reçut de ses jeunes amies, qui se ressemblaient au point d’embrouiller ses souvenirs et de lui faire confondre Yvonne avec Jeanneton.

Encore les distinguait-il par la différence de leur caractère.

Yvonne était douce et plaintive ; Jeanne se montrait vive, futée, et aussi moins banale.

Animées par le plaisir de la visite, elles rossignolaient à étourdir toute autre personne que leur mère, dont le calme résistait même aux bourrasques de son mari.

— Et alors, dit Philippe, on s’amuse donc toujours ?

— Pourquoi pas ?

— Mais… votre ancien pensionnat me semblait moins lugubre.

— Oh ! ceci est bien mieux !

Yvonne dit cela avec une déférence qui ressemblait à de la vénération.

Jeanne intervint d’un petit air supérieur :

— On voit que vous arrivez de Bruxelles !

Et Mme  Claveaux s’empressa d’ajouter :

— Prenez garde, monsieur Héloir ! Ne médisez pas de leur couvent, sinon elles vous en défileront l’histoire, y compris Jacques II, le drapeau de Ramillies et la dentelle de Marie Stuart.

— C’est que notre couvent ne date pas d’hier ! reprit Jeanne, avec un redressement de la taille, qui fit trembler sa médaille d’argent.

— Croiriez-vous, dit Yvonne, que notre mère abbesse est ici depuis plus de cinquante ans ?

— Vraiment ?

— Comme je vous le dis ! Elle n’a jamais vu un train, ni une auto, ni une bicyclette !

— C’est déplorable.

— Oh ! si peu, fit Mme  Claveaux, qui ne manquait pas d’esprit.

Les petites continuèrent, d’un accent pénétré :

— Nous l’apercevons parfois à la chapelle.

— Rarement ?

— Oui, très rarement. C’est la mère prieure qui dirige le pensionnat.

— Il faut savoir que les religieuses ne sortent jamais. Une fois entrées, c’est pour la vie.

Et Jeanne récita cette phrase, en montrant la grille de bois noir :

— Voici la barrière qui les sépare du monde.

— J’ai bien peur, dit Philippe, qu’elle n’arrête pas les Allemands.

— Oh ! mon Dieu !

Au nom des Allemands, les fillettes s’agitèrent :

— Miséricorde ! — Oh ! maman, est-ce qu’ils viendront ici ?

Mme  Claveaux, chassant de la main ces craintes imaginaires, interrompit les bavardages :

— Voyons, il est temps d’aborder les questions sérieuses.

Et, tirant un papier de son livre de messe, elle se tourna vers Yvonne :

— À toi, d’abord ! Sais-tu qu’il manque trois mouchoirs et deux cache-corset au linge que tu as renvoyé ?


Dehors, Mme Claveaux gronda Philippe de la peur qu’il avait faite :

— Ce n’est pas raisonnable, monsieur Héloir.

— Croyez-vous ? Le journal prétend que les fuyards de la Marne reculent vers le nord. Que ferez-vous, s’ils arrivent à Ypres ?… En ce cas, je vous conseillerais d’écarter ces brebis de leur chemin.

Mme  Claveaux dénia du front la possibilité de pareilles conjonctures :

— Les Allemands ne passeront point par ici.

— Qu’en savez-vous ?

— J’ai des raisons particulières…

— Peut-on savoir lesquelles ?

— À quoi bon ? Un mécréant de votre espèce les jugerait absurdes.

— Peut-être le sont-elles, puisque vous craignez de les avouer.

— Ne le croyez pas ! Elles sont excellentes.

— Alors, pourquoi tant de façons ?

— Parce qu’il s’agit de Monseigneur l’évêque de Bruges !

— Ah !… vous m’intéressez.

— Je l’espère.

Et, sans résister davantage à la curiosité de Philippe, elle annonça que Monseigneur avait demandé l’intercession du pape.

— Fort bien, mais qu’entendez-vous par intercession ?

— Ce que j’entends par intercession ? Mais, mon ami, ce que tout le monde entend par là, c’est-à-dire des prières et, peut-être, une grand’messe célébrée par le Saint-Père.

Philippe, regardant Mme  Claveaux, s’aperçut qu’elle ne plaisantait pas. Il dit, affectant une gravité, qu’il estima bienséante :

— À mon avis, le pape restera neutre, comme le président Wilson.

— Oh ! fit-elle, adressant au ciel bleu un regard de fervent espoir.

— D’ailleurs, continua Philippe, le Saint-Père s’y prend un peu tard. Voici deux mois que les Allemands se réclament de la protection spéciale du Seigneur.

— Je le sais, mon ami, soupira Mme  Claveaux, c’est ce qui les rend si abominables.

Toutefois, il n’entrait point dans l’esprit de cette inébranlable chrétienne que le Dieu du Saint-Père fût celui des Allemands. Cela répugnait au bon sens. Pour dire le moins, c’était ridicule. Aussi préférait-elle ne pas discuter de si grossières erreurs :

— Avec des gens comme vous, monsieur Héloir, il n’y a pas moyen de s’entendre… Laissons cela et entrons chez Maclou, qui peut avoir oublié le vol-auvent, et il est midi passé…