L’Exode/4/2

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Oscar Lamberty (p. 228-238).
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II


Sur un banc du Refuge, Philippe et Lucienne causaient du passé.

Dehors, la neige et le vent brossaient les hautes fenêtres sans rideaux. A la table du comité, on inscrivait les derniers réfugiés, qui se chauffaient par petits groupes, en attendant l’heure du départ. Assis l’un près de l’autre, Lucienne et Philippe se rappelaient le temps des désirs et des espérances, les rêves et les ambitions qui les avaient tourmentés.

En ce temps-là, ils pensaient surtout au bonheur, à se réaliser le plus complètement possible, à vivre leurs idées, à les continuer par l’action.

À cette heure, dans ce préau de misère, où la souffrance d’autrui les avait détournés d’eux-mêmes, ils ne songeaient plus au bonheur, ni à leur inquiète personnalité, toujours en désaccord avec les circonstances.

Un accablement succédait à l’agitation des jours passés, et ils se retrouvaient si différents de ce qu’ils étaient naguère, qu’ils s’étonnaient à parler de leur idylle à Gerseau, comme de souvenirs d’un autre monde. Cela semblait si loin déjà ! Et que la mélancolie, dont ils souffraient alors, leur apparaissait maintenant puérile.

Pris dans le tourbillon d’événements où le destin de l’Europe se trouvait emporté, ils ne se croyaient plus au centre de l’univers ; la grandeur du cataclysme leur donnait un sentiment nouveau : celui de la perspective, qui leur avait toujours manqué. Et, perdus dans une cohue mouvante, ils se sentaient si minuscules que leurs désirs, leur volonté, leur vie même n’avait pas plus d’importance qu’une ondulation dans le courant d’un fleuve.

Souriant au souvenir de leurs discussions sur la force du caractère et le pouvoir des circonstances, ils évoquèrent la terrasse de l’hôtel à Gerseau, l’heure délicieuse devant l’église où leurs deux âmes s’étaient pressenties, le cimetière de Morcote, où ils avaient eu peur de s’avouer leur amour.

Après un coup d’œil d’indulgente ironie, Lucienne demanda, les mains croisées autour des genoux :

— Pourquoi n’osiez-vous pas, Philippe ? Vous deviez savoir, pourtant, que cela m’était clair comme le jour.

— Je le savais. Et cependant, il y avait un abîme entre cette certitude et un aveu. Je n’ai pas eu le courage de le franchir.

— Mais, pourquoi ?

— C’est que je vous croyais une de ces femmes d’amour… Il y en a tant pour qui l’amour est toute la vie. Et je n’avais plus l’âge où l’on se contente des seules aventures de l’amour. Puis il y avait Marthe…

— Oh ! je n’étais pas si égoïste que vous le pensiez.

— Je le crois. Mais Marthe est une de ces femmes qui plus elles sont jalouses, plus elles croient aimer. Elle aurait souffert sans comprendre, et nous aurions été malheureux.

— Avouez, Philippe, que nous n’étions pas coupables d’aimer… quand on voit ce qui se passe !

— Non, nous n’étions pas coupables. Mais, que voulez-vous ! Il n’y a pas de place en ce monde pour un amour comme celui dont nous rêvions, parce qu’il n’y a pas pour deux sous de franchise et de logique parmi les hommes… Aussi, comme cette civilisation a fait banqueroute à ses promesses !… Tout le vieux monde a fait banqueroute, la religion, l’Etat, le capitalisme… et l’amour, comme le reste… Le mot d’ordre était : chacun pour soi. Et l’on ne se sentait jamais plus seul, plus triste, plus faible que dans une foule. On s’y perdait, comme dans une mer d’égoïsme — une mer infestée de requins. Et il y régnait une morale de requins : mangez-vous les uns les autres… la vie est un combat… Soyez forts ! Vive l’énergie ! Mais, malheur aux faibles ! … Et Dieu sait s’ils sont nombreux !…

S’interrompant, il regarda un petit vieux qui, devant la table du comité, racontait sans doute une pauvre histoire. Le chapeau contre la poitrine et les mains nerveuses, il avait l’air humble, timide, agité.

En face de lui, un Anglais, debout, les doigts appuyés sur son pupitre, écoutait, sans impatience ni sympathie, ce solliciteur, pareil à des milliers d’autres qui venaient s’échouer là.

— Voici un de ces faibles, dit Philippe. Que voulez-vous qu’il fasse contre les circonstances ? Est-ce sa faute, s’il est réduit à la misère ? Et ce monsieur, qui garde une sereine attitude en face de ce crâne humilié, qu’a-t-il fait pour mériter l’honneur de remplacer la Providence ?… Etions-nous assez naïfs, à Gerseau, de discuter de l’importance du caractère ! Comme si l’individu avait encore la moindre valeur !…

Et, se levant, il tendit la main :

— Venez, plutôt ! Je ne puis supporter la vue de ce mendiant.

Comme il neigeait, Philippe dressa le col de son mince pardessus. Mais il ne parut point s’apercevoir qu’il entraînait Lucienne, par un temps de chien, le long d’une rue sale où l’on piétinait dans la neige fondue :

— Après la guerre, continua-t-il, mon premier soin sera de m’inscrire à la Maison du Peuple. Il faut faire partie d’un groupe. La solitude, c’est l’impuissance. Et Ibsen a dit une fière sottise en prétendant que l’homme fort est celui qui est seul. Il faut s’organiser. On a trop abaissé l’individu. Il ne compte plus. Il n’est plus rien. Il n’a plus même conscience de sa servitude. Il n’a plus même envie de s’en affranchir !… C’est là une des causes les plus profondes de la guerre. On a supprimé l’individu. Au temps de la Grèce antique, il y avait des esclaves et une poignée d’êtres libres, mais aujourd’hui nous sommes tous esclaves…

— Mais je vous croyais ennemi de l’individualisme.

— De celui des requins !…

S’arrêtant pour allumer une cigarette, il reprit aussitôt après :

— Il s’agit de régler l’individualisme, non de le supprimer…

Il ajouta, gesticulant :

— J’ai lu, il y a quelques jours, qu’un officier prussien avait cravaché en pleine figure un soldat qui, par mégarde, ne l’avait pas salué… Maintenant je vous laisse à imaginer l’attitude du soldat… Vous le voyez sautant à la gorge de cette brute, les mains en étau, rendu sauvage par cette agression… Du tout ! Il est demeuré en position de salut ; pas un muscle n’a remué de sa figure d’esclave. La correction reçue, il a continué son chemin… Les Allemands appellent ça la discipline. Moi, j’appelle ça le dernier terme de l’avilissement… Quand on en arrive là, on est au-dessous de la bête… Cravaché de la sorte, un chien même étranglerait son maître.

— Voyons, Philippe, calmez-vous ! On vous regarde. Ils traversaient les petites rues tortueuses du quartier des pêcheurs. Des hommes, en chapeau goudronné, se tournaient vers cet inconnu, qui semblait quereller sa femme.

— Qu’importe ! dit Philippe.

Et il développa cette idée que la guerre est le résultat du système qui consiste à faire de nous des machines à obéir :

— Pour ma part, je n’obéis plus qu’à ma conscience, quoi qu’il advienne, quoi qu’il puisse m’en coûter. Sinon, la vie ne vaut plus la peine d’être vécue… Et je ne vis plus que pour une raison : pour servir la vérité… la crier, la hurler, s’il le faut. On me bâillonnera, tant pis pour moi ! Je ne compte pas… D’ailleurs, c’est bien le moins que les civils fassent quelque chose, ne fût-ce que museler ces prêcheurs de guerres saintes, qui envoient les autres se faire tuer pour eux.

Lucienne l’avait laissé dire, sachant d’expérience que l’exaltation de Philippe s’épuisait vite, si l’on se gardait de l’entretenir par la contradiction. Aussi le laissa-t-elle répandre son amertume.

Bientôt, d’ailleurs, il parla du printemps, qui apporterait la victoire, et du monde nouveau qui s’organiserait, qu’il voyait fondé sur l’altruisme, et réalisant les utopies dont il rêvait à Lugano.

Puis il forma des projets d’existence : moins de luxe, moins de faux bonheurs, les joies saines de la nature ; il vivrait à la campagne, aux environs de Bruxelles, tout en multipliant les points de contact avec les autres hommes. Le temps était passé de la littérature ésotérique. Il fallait aller au peuple, sortir de soi, s’inspirer de la vie sociale…

— Et vous ? demanda-t-il à Lucienne, dont le silence lui parut attristé.

— Oh ! moi… fit-elle, je ne sais encore… si mère s’obstine à vouloir partir, je tâcherai de me rendre utile en Belgique. Nos moyens nous permettraient là de soulager beaucoup de misères.

Mais, voyant le regard de Philippe se durcir, elle ajouta vite :

— C’est du moins ce que mère me répète pour vaincre mes résistances.

Philippe ne répondit point, consterné par la certitude que Lucienne retournerait au pays, céderait, une fois de plus, à l’influence de Mme  Fontanet.

Pour cacher son trouble, il détourna les yeux. Et souriant avec ironie, à la voir si faible dans la détresse, il la comparait à Marthe, pour qui le retour ne faisait pas question. Sa modeste vaillance, comme son dévouement, se maintenait dans l’exil. Quelques mois auparavant, il croyait, au contraire, que Lucienne eût été prête à tous les sacrifices, et que Marthe plus prosaïque, n’avait d’autre souci que le confort du ménage.

— Votre mère a raison, dit-il enfin, sans regarder Lucienne. Qui sait ce que la guerre peut durer ? Les Russes reculent en Pologne, et nous piétinons sur place. Quant aux Anglais, ils se préparent, mais si lentement ! … Peut-être seront-ils prêts, quand les autres seront épuisés.

Avec cette mobilité d’humeur, que ses nerfs ébranlés poussaient à l’extrême, il accepta l’idée de la séparation.

— Quand partez-vous ? demanda-t-il brusquement. Lucienne, le front baissé sous la bise qui soufflait de la mer, avoua que Mme Fontanet avait demandé des passeports et qu’on les attendait d’un jour à l’autre.

Ils arrivèrent aux falaises, d’où l’on domine le port. La marée basse découvrait des blocs écroulés, gluants d’algues brunes, parmi les flaques luisantes, que le vent ridait tout à coup. Près d’une rampe de bois, les bateaux de pêche, dégarnis de leurs voiles, se pressaient, inclinés sur la quille, et, derrière la jetée maritime, s’exhalait la fumée noire d’un navire qu’on ne voyait pas.

C’était l’heure de la nuit approchante. Le brouillard, la neige, le vent glacé la rendaient plus mélancolique. L’idée de la séparation s’ajoutait à la tristesse du paysage ; et le bruit de la mer donnait à songer à la douceur des chambres closes, du feu qui brûle, de la lampe, de la maison lointaine, dont le souvenir vous serrait le cœur.

— Allons-nous-en d’ici ! soupira Philippe, qui se sentit faiblir.

Dans le quartier des pêcheurs, il faisait déjà sombre. Les réverbères, à demi voilés, rabattaient sur la neige une lumière jaune, où l’on voyait tomber des flocons. De temps à autre, un projecteur de Douvres découpait un morceau du ciel obscur, et, parfois, l’on était enveloppé comme d’une poussière d’étoiles. Puis, tout redevenait noir.

Lucienne et Philippe s’avançaient dans une rue silencieuse, bordée par un mur d’école, et, du côté de la campagne, par la haie d’un pâturage dont la blancheur s’enfonçait dans la nuit.

— Voulez-vous que je reste ? demanda Lucienne. Cela me fait si mal de vous quitter.

Philippe l’arrêta sous un réverbère, n’osant croire qu’elle parlât sérieusement.

Sa voix tremblait, elle se sentit monter des larmes, et, gardant une attitude simple et droite, elle essaya de sourire. Un moment, il hésita ; mai », lui voyant un air si triste, il affecta de rassembler son courage.

— Non, fit-il, je préfère que vous partiez. Si la guerre est longue, j’aurai à souffrir de vous voir dans la gêne et les privations.

— Mais vous, Philippe, vous ne craignez donc pas la misère ?

— Si, je la crains, et terriblement ! Mais que voulez-vous ? Si elle vient, je lui dirai, comme l’autre : à nous deux maintenant !

Lui prenant le bras, il dit encore :

— Je ne suis pas vaincu, et je n’entends pas l’être.

Mais elle le retint :

— Et la littérature ?… Vous ne la laisserez pas, dites ?… Malgré la guerre, malgré tout ?

— Moins que jamais ! Soyez tranquille. Le temps n’est plus des jolies phrases, mais des pensées courageuses… pour ceux, du moins, qui n’ont plus la force de tenir un fusil.

Un peu plus tard, comme on voyait au loin les lumières de la ville, Lucienne pensa qu’il fallait se dire adieu.

— Quittons-nous maintenant, Philippe ! Là-bas, nous ne serons plus seuls… Allons, embrassez-moi… embrassez-moi bien fort !

Elle n’en put dire davantage, car elle sentait venir les sanglots.

Ils s’étreignirent longuement, mais sans passion. Leurs lèvres glacées, la neige qui leur mouillait le visage, le chagrin surtout les laissaient incapables d’ivresse.

Comme tant d’autres choses, dans la vie, ce baiser venait trop tard. D’ailleurs, le fantôme de la guerre se dressait entre eux, les poussant chacun vers un nouveau destin.

Quand elle s’éloigna du côté de la ville, Philippe essaya de rouler une cigarette. Mais ses doigts gourds tremblaient, puis il n’y voyait plus. Il souffrait moins, pourtant, qu’il ne l’avait redouté. Tant d’inquiétudes plus profondes l’avaient accablé, ces derniers temps, que ses nerfs détendus s’étaient épuisés à souffrir.

Ayant allumé sa cigarette, il descendit vers le port. Bien qu’il serrât les poings au fond de ses poches, il se sentit navré. Tant de souvenirs, d’espoirs, d’illusions s’éloignaient avec Lucienne ! Elle était, pour lui, la douceur du passé… Quant à l’avenir…

Dieu seul savait ce qu’il apporterait de souffrances et combien la vie serait sombre, brutale, dans un monde sans justice, dominé par les Allemands…