L’Expérience du docteur Heidegger

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Traduction par E.A. Spoll.
Contes étrangesMichel Lévy Frères (p. 115-137).


L’EXPÉRIENCE
DU DOCTEUR HEIDEGGER


I

Le savant docteur Heidegger était un homme d’un aspect et d’un caractère singuliers, dont le costume était en harmonie avec sa personne. Il avait la réputation de se livrer à l’étude des sciences occultes. Parmi les hôtes intimes qu’il admettait quelquefois à l’honneur d’assister à ses expériences, on comptait trois gentlemen à barbe grise, M. Medbourne, le colonel Killigrew et M. Gascoigne ; plus une vieille dame communément désignée sous le nom de la veuve Wycherley. Ces quatre personnages n’avaient pas eu à se louer de la destinée, mais leur chagrin le plus amer était d’assister au spectacle de leur décrépitude.

M. Medbourne, dans son temps plus heureux, s’était vu à la tête d’une grande maison de commerce ; les tempêtes et des spéculations malheureuses avaient englouti sa fortune et l’avaient réduit à un état voisin de l’indigence. Le fringant colonel Killigrew, après avoir jeté sa santé, sa jeunesse et son patrimoine à tous les vents, n’avait gardé pour ses vieux jours qu’une trop modeste retraite, la goutte et de glorieuses blessures gagnées, les unes sur le champ de bataille au service de sa patrie, et les autres dans des duels en l’honneur des dames. M. Gascoigne avait joué autrefois un rôle dans la politique, qui lui avait valu le titre de caméléon, et il avait vécu avec une triste réputation, jusqu’au jour où il assista à la ruine de ses ambitieuses espérances, et où il ensevelit dans le silence et l’obscurité le souvenir de son infamie. Quant à la veuve Wycherly, son histoire était celle de bien des veuves. Elle avait joui d’une grande réputation de beauté dans son temps, et elle vivait fort retirée après avoir soulevé la bourgeoisie de la ville par le bruit de ses aventures. S’il faut s’en rapporter à la chronique scandaleuse, les trois gentlemen que nous venons de mettre en scène avaient brigué ses faveurs et avaient même failli se couper la gorge en l’honneur de ses beaux yeux. Avant d’aller plus loin, je dirai tout de suite que ces personnages, sans en excepter le docteur Heidegger lui-même, étaient des originaux d’humeur bizarre, comme on le remarque généralement chez les gens âgés, tourmentés par le souvenir d’un passé qui ne doit plus revenir, et la désolante perspective d’un avenir sans espoir.

II

Le cabinet du docteur Heidegger, on le croira sans peine, était un singulier capharnaüm. On n’y voyait pas, à la vérité, de chauve-souris clouée à la porte, ni le classique crocodile au plafond, ni l’inévitable chouette empaillée, ainsi que l’attirail élémentaire de la sorcellerie ; le docteur méprisait ces moyens vulgaires, indignes de la science, et les laissait aux sorciers de profession qui n’ont rien autre chose à montrer. La vaste chambre qui lui servait à la fois de cabinet de travail, de salon, de salle à manger, de laboratoire, était dans un état de délabrement affligeant pour l’œil du visiteur. Autour des murs s’élevaient de massifs casiers de chêne surchargés de livres, de fioles, de cornues et d’instruments aux formes étranges. Dans la partie inférieure dormaient les in-quarto et les in-folio énormes. Malheur à l’imprudent qui s’avisait de troubler leur sommeil sans les précautions les plus minutieuses, car il était littéralement aveuglé, étouffé par les nuages épais de la plus vénérable des poussières scientifiques. Tout le reste était à l’avenant et offrait au regard un désordre pittoresque que l’art n’atteindra jamais. Au fond de la pièce, un immense fourneau ouvrait sa gueule noircie et paraissait attendre sa pâture ardente de charbon de terre. Un colossal soufflet de forge semblait là tout exprès pour lui servir d’appareil digestif, accroupi au milieu des alambics difformes, des cornues hydropiques, des tubes grêles et des serpentins qui disparaissaient à moitié dans le gouffre de la cheminée. C’est là que le savant docteur Heidegger préparait ses expériences qui faisaient l’admiration des académies. Tout en donnant un coup d’œil à son modeste repas qui cuisait paternellement à côté des poisons subtils et des métaux en fusion.

Au milieu de ce chaos, sur le haut d’un casier de chêne, s’élevait le buste d’Hippocrate qui semblait le dieu protecteur de cette étrange demeure, et pour lequel le docteur avait une prédilection particulière. Il ne manquait jamais de le consulter dans les cas épineux, et ses aphorismes l’avaient souvent tiré d’un pas difficile. Dans le coin le plus obscur de la chambre se trouvait une armoire également en chêne, affectant la forme d’une boîte d’horloge et dont la porte entr’ouverte laissait apercevoir un squelette humain ; entre deux des casiers on voyait un grand miroir terni par la poussière, et dont le cadre paraissait avoir été doré. Les bonnes âmes de l’endroit affirmaient par serment que les ombres de ceux que le docteur avait envoyés dans l’autre monde lui apparaissaient dans ce miroir, quand il lui prenait la fantaisie d’y regarder. Le panneau qui lui faisait face était occupé par le portrait en pied d’une jeune femme dont le visage n’était pas moins flétri que son costume de satin et de brocart par suite de l’humidité qui avait altéré la peinture. La tradition rapporte, au sujet du portrait, qu’il y a un demi-siècle environ, le docteur Heidegger fut sur le point de se marier avec cette jeune dame. Le jour des fiançailles, elle ressentit une indisposition, et le docteur ayant consulté Hippocrate, son oracle ordinaire, lui administra une potion calmante dont elle mourut immédiatement.

Pour terminer cette description des objets qui encombraient le laboratoire, il nous reste à parler de ce qui en était la principale curiosité. C’était un livre énorme, semblable aux missels de l’église romaine, ou à une Bible monstrueuse, relié en maroquin noir, à fermoirs d’argent massif, et imprimé en caractères indéchiffrables et mystérieux. Le titre même de cet ouvrage n’était composé en aucune langue écrite ou parlée des hommes, et il est incontestable qu’il ne pouvait être que l’œuvre du démon ou de quelque magicien versé dans les sciences occultes. Au temps où le docteur avait une domestique (car depuis longtemps il ne pouvait plus en trouver à cause de sa réputation), cette femme s’enfuit de sa maison avec épouvante, racontant à qui voulait l’entendre, qu’ayant soulevé ce grimoire pour en secouer la poussière, le squelette était sorti de sa boîte, la jeune dame du tableau avait sauté de son cadre sur le plancher, des apparitions avaient troublé la limpidité du miroir, l’impassible masque du vieil Hippocrate avait froncé ses sourcils de bronze, et que son œil sans regard avait lancé un éclair.

Tel était l’aspect général du cabinet du docteur Heidegger par une belle après-midi d’été, au moment même où se passe ce récit, exempt de toute exagération malveillante. Une petite table ronde, noire comme l’ébène, se dressait au milieu de la chambre, supportant un vase de cristal taillé, d’une forme élégante, rempli d’une liqueur transparente. La lumière entrait à flots par deux hautes fenêtres, et les rayons du soleil pénétrant entre les rideaux de damas fané aux larges plis, et tombant d’aplomb sur les facettes étincelantes du vase, traversaient la liqueur et coloraient le visage des spectateurs qui, groupés autour de la table, semblaient entourés comme d’une lumineuse auréole. Quatre verres à champagne étaient placés devant eux, et sans expliquer encore le but de ces préparatifs, le docteur, debout devant eux, les contemplait avec cet air de calme supériorité du maître qui va parler à ses élèves, ou du prédicateur qui, du haut de la chaire, s’apprête à foudroyer son auditoire.

— Chers et anciens amis, commença le docteur, employant avec eux sa formule habituelle, j’ai besoin de vous pour accomplir une nouvelle expérience.

(Il est absolument nécessaire d’ouvrir encore une parenthèse, au risque de ralentir la marche des événements et de suspendre l’attention qu’ils méritent. J’aurais un remords de ne pas constater que les nombreuses excentricités du docteur Heidegger avaient donné naissance à une foule de contes plus fantastiques les uns que les autres, et que plusieurs de ces fables, je l’avoue avec candeur et le confesse à ma honte, sont peut-être l’ouvrage de ma véridique personne. Si le lecteur me compare à la servante du docteur qui avait été témoin d’un effrayant spectacle, et si quelques passages de ce récit le trouvent incrédule, je n’aurai que la juste récompense de mes œuvres et le châtiment réservé à un marchand de contes inventés à plaisir. Je ferme la parenthèse.)

III

À la nouvelle d’une expérience dont ils étaient prévenus par l’invitation même du docteur, les trois honorables gentlemen et la respectable veuve Wycherly ne s’attendaient pas à une récréation bien extraordinaire, ils ne soupçonnaient rien de plus que le supplice d’une pauvre souris emprisonnée sous la cloche d’une machine pneumatique ou l’examen d’une toile d’araignée à l’aide de microscope.

C’était ordinairement par des exercices de ce genre que le docteur avait la prétention d’amuser ses convives, réservant pour les gens de science les grandes expériences ou la découverte des secrets qu’il arrachait à la nature martyrisée.

Sans ajouter une parole, le docteur traversa la chambre dans toute sa longueur à pas comptés, prit méthodiquement le fameux grimoire à fermoirs d’argent, et, l’ayant posé sur la table, auprès du vase dont le liquide sembla frémir, il l’ouvrit avec une sorte de respect et montra, entre deux de ses pages, une fleur desséchée qui avait été une rose, mais dont les feuilles et les pétales aplatis et d’une couleur bistrée semblèrent vouloir tomber en poussière au contact des doigts du docteur.

— Cette rose, dit-il d’une voix faible comme s’il eût craint de la briser d’un souffle, ou plutôt parce que l’émotion rendait sa parole mal assurée, cette rose fleurissait il y a plus d’un demi-siècle.

Regardant alors le portrait flétri qui lui faisait face, et étendant ses mains agitées par un mouvement fébrile, il poursuivit, la voix tremblante :

— C’est par toi qu’elle me fut donnée, Sylvia Ward, ma chère fiancée ; je l’ai placée sur mon cœur qui t’a gardé un souvenir fidèle et impérissable. Depuis le jour de nos fiançailles elle dormait dans les pages muettes de ce livre.

Les paroles du docteur, qui d’habitude étaient froides et légèrement railleuses, jetèrent ses auditeurs dans une stupéfaction telle que si le portrait lui avait donné la réplique, ils en auraient été moins étonnés. Et comme si quelque chose de surnaturel semblait s’agiter derrière leurs siéges, le brave colonel lui-même, qui aurait encore marché, s’il l’avait fallu, contre des canons chargés, ou même armer son bras d’une épée pour faire respecter une femme, le brave colonel Killigrew n’osa pas retourner la tête.

Cependant le docteur, un peu moins ému, continua avec plus d’énergie dans le geste et dans la voix :

— Que ne puis-je, après cinquante années, te rendre la vie et la jeunesse comme je vais rendre à cette fleur son parfum et ses couleurs !

Ces derniers mots, bien que prononcés avec un grand sérieux, firent cesser le charme de l’évocation qui les avait précédés. La veuve Wycherly, qui avait failli s’évanouir quelques minutes avant, retrouva sa présence d’esprit et l’usage de sa langue pour s’écrier :

— Comment, docteur ! pourquoi ne me dites-vous pas qu’il est possible à mon visage couvert de rides de retrouver la fraîcheur qu’il avait autrefois ?… Vous voulez vous moquer de nous, en vérité ; nous avez-vous fait venir dans cette intention ?

Le docteur Heidegger n’était pas de ces savants qui parlent une heure pour vous expliquer ce que votre œil verra en quelques secondes, et qui vous gâtent ainsi tout le plaisir de l’imprévu et de la surprise ; il parlait le moins possible, avec discrétion, et laissait à la science le soin d’impressionner l’esprit des spectateurs.

— Voyez, dit-il simplement, sans même songer à répondre au flux de paroles inutiles de la veuve Wycherly.

Et, soulevant le couvercle du vase, il posa doucement la rose sur le liquide. Elle parut d’abord voguer à la surface, comme si elle ne pouvait en absorber l’humidité ; mais bientôt un indéfinissable phénomène se produisit : les pétales aplatis et desséchés parurent se gonfler, se ranimer et prendre une teinte rosée, comme si la fleur se réveillait du sommeil de la mort, les petites branches de feuillage commencèrent à verdir comme si une sève inconnue courait dans toutes les fibres, la transformation s’accomplissait à vue d’œil, et, en quelques secondes, la rose d’un demi-siècle parut aussi fraîche que le jour où Sylvia Ward l’avait détachée de son corsage pour la donner à son bien-aimé. Elle était à peine épanouie et ses feuilles délicates, d’un rose pâle, s’arrondissaient autour de son calice humide où perlaient deux ou trois gouttes de rosée, étincelantes et limpides.

— Ah ! c’est véritablement une charmante surprise, s’écrièrent les amis qui avaient attentivement suivi cette expérience, en modérant toutefois les élans d’un enthousiasme peut-être déplacé, car ils avaient été témoins de scènes de physique amusante et de prestidigitation plus prodigieuse encore que la résurrection d’une fleur.

Mais le docteur ne remarqua pas leur indifférence, il respirait le suave et doux parfum de la rose, comme si elle eût gardé un souffle de l’haleine embaumée de sa fiancée, qui avait déposé un baiser sur elle avant d’exhaler son dernier soupir.

Les auditeurs attentifs semblaient attendre une explication.

IV

— Vous avez peut-être entendu parler de la fontaine de Jouvence ? dit le docteur, reprenant son attitude professorale. Ponce de Léon, aventurier espagnol qui vivait il y a deux ou trois siècles, s’était voué à sa découverte…

— Et l’avait-il trouvée ? interrompit la veuve Wycherly, qui ne connaissait cette fontaine que de réputation.

— Non, madame, il n’avait pas bien dirigé ses recherches ; il s’égara et mourut sans avoir vu son voyage couronné de succès. La fameuse fontaine de Jouvence, si les renseignements géographiques qui m’ont été transmis sont exacts, est située dans la partie méridionale de la péninsule de la Floride, dans les environs du lac Macaco. Sa source est ombragée par des magnolias séculaires dont le feuillage verdoyant et les fleurs violettes gardent éternellement leur fraîcheur par la vertu merveilleuse de ses eaux. Un savant voyageur de mes amis, qui connaît ma passion pour tout ce qui se rattache aux mystères de la nature, m’en a rapporté un flacon dont vous voyez le contenu dans ce vase de cristal.

— Hum ! grommela le colonel Killigrew d’un air visible d’incrédulité, je serais curieux de connaître les propriétés miraculeuses de ce fluide sur l’organisme humain.

— Vous êtes libre d’en faire vous-même l’expérience, mon cher colonel, répondit le docteur avec un sourire ; en pareille matière, le doute est permis. Je puis vous assurer que cette eau, soumise à l’analyse chimique, ne contient aucune substance dangereuse ou malfaisante, et vous pouvez, sans danger, juger par vous-même si réellement elle a la propriété de rendre au sang de l’homme la force vitale de la jeunesse….. Quant à moi, ajouta le docteur avec une douce mélancolie, j’aime la science pour la science et pour les avantages que j’en pourrais tirer. J’ai eu trop de peine à vieillir pour vouloir recommencer ma vie, et je désire rester simple spectateur de l’expérience.

En achevant ces mots, le docteur Heidegger avait rempli les quatre verres à champagne de l’eau de la fontaine de Jouvence, et on put apercevoir de petites bulles d’un gaz en effervescence qui montaient lentement des profondeurs des verres et pétillaient à la surface du liquide.

Un parfum léger et pénétrant qui s’en dégageait embauma l’atmosphère de la chambre, et les quatre vieillards, ébranlés par le sang-froid et l’assurance du docteur, se regardèrent indécis, supposant que cette eau pouvait bien, à la vérité, contenir un principe généreux et vital ; et, sans être convaincus de sa propriété merveilleuse, ils se décidèrent à en faire l’épreuve sur la foi du docteur.

— Un instant, dit alors celui-ci en étendant la main avec un geste expressif, il convient, avant de revenir en arrière et de ressaisir la jeunesse, de mettre à profit votre expérience pour en traverser de nouveau les écueils et les périls. Réfléchissez que vous allez, les premiers, posséder cet unique avantage d’avoir la science des vieillards dans des têtes de jeunes gens, et que vous devez au monde de servir aux autres hommes de modèles de sagesse, de vertu et de modération.

— Nous avons payé assez cher les rudes leçons de l’expérience pour qu’elles nous soient profitables, répondirent les quatre vieillards, dans une pensée unanime, en accompagnant leur réponse d’un petit rire chevrotant ; ainsi, docteur, soyez tranquille de ce côté, vous aurez lieu d’être satisfait.

— Je ne mettrai plus ma fortune sur de perfides navires, dit le négociant.

— Belle dame, dit le colonel en se tournant ironiquement vers la veuve Wycherly, vous pouvez essayer l’artillerie de vos beaux yeux sur moi.

— Je connais le défaut de ma cuirasse, ajouta l’homme politique, et je suivrai une ligne inflexible qui me conduira droit au but.

— Je recommencerai, pensa la veuve, mais j’éviterai le scandale.

— Buvez donc, dit le docteur en s’inclinant ; je vois avec plaisir que j’ai bien choisi les sujets de mon expérience.

À ce signal, les quatre vieillards, saisissant les verres de leurs mains tremblantes, les portèrent à leurs lèvres, et si jamais l’eau de la fontaine de Jouvence eût le don de rajeunir, elle ne pouvait abreuver quatre créatures humaines qui en eussent plus besoin que les amis du docteur.

Les verres étaient à peine replacés sur la table qu’un rayon de soleil éclairant à la fois leurs visages, ou la foudre les frappant d’une décharge électrique, n’aurait pas produit un changement plus rapide et plus complet. Ces quatre vieillards qui, une seconde auparavant, paraissaient n’avoir jamais connu un seul des bonheurs de la vie et des plaisirs de la jeunesse, bien qu’ils eussent autrefois été les enfants gâtés de la nature et les favoris de la fortune ; ces quatre créatures grisonnantes, décrépites et desséchées, dont la mort disputait les restes à la vie, qui tout à l’heure n’avaient pas assez d’énergie pour se ranimer à l’espoir d’une existence nouvelle, venaient de reconquérir d’un seul coup la force et la vigueur. Les riches couleurs de la santé avaient remplacé la teinte cadavérique de leur visage. Ils se contemplaient les uns les autres, et lisaient mutuellement dans leurs regards que l’influence magique de l’eau de Jouvence avait effacé de leurs traits les stigmates imprimés par le temps. La veuve Wycherly rajusta instinctivement sa coiffe, en se sentant redevenir femme. Tous, par un mouvement spontané, tendirent leurs verres en s’écriant :

— Encore, cher docteur, sublime docteur, incomparable docteur, encore ! encore ! nous ne sommes plus des vieillards, mais nous sommes loin d’être des jeunes gens.

V

Cependant le docteur, immobile, contemplait avec une froide impassibilité les résultats de son expérience, et suivait la marche du phénomène qui s’accomplissait sous ses yeux. La transformation morale avait suivi la transformation physique. Le geste, la voix, le regard de ses convives l’attestaient, et tous s’étaient levés le verre à la main, comme pour témoigner qu’ils n’étaient pas dupes d’une illusion passagère.

— Patience, dit-il, sans sortir de son flegme philosophique ; vous avez mis assez de temps à vieillir ; ne forçons pas les lois de la nature ; laissez à votre sang le temps de répandre la vie dans les veines, et ne vous exposez pas à briser les rouages d’une machine fatiguée. Votre impatience ne peut-elle pas souffrir d’attendre une demi-heure pour redevenir des jeunes gens ?… Cependant l’eau est à votre service.

Un respectueux silence pour celui qui tenait leurs destinées dans ses mains calma ce premier moment d’effervescence. Les verres se remplirent pour la seconde fois, et quand le gaz en ébullition commença à pétiller à la surface, ils les vidèrent d’un trait.

Et du même coup, ainsi qu’un changement à vue opéré par la baguette d’un enchanteur et rapide comme la pensée, leurs yeux clairs et brillants lancèrent de joyeux éclairs ; leurs crânes, couverts de mèches rares et blanchissantes, se couvrirent d’une chevelure abondante, et c’étaient bien réellement trois gentlemen dans la force de l’âge et une jeune femme d’une santé florissante qui entouraient la table du docteur Heidegger.

— Chère veuve, vous êtes adorable ! s’écria d’une voix passionnée le colonel Killigrew, qui, les yeux attachés sur le visage de la veuve Wycherly, voyait les dernières rides de la vieillesse et les ombres des années s’effacer comme les ténèbres aux premiers feux de l’aurore, ou les vapeurs légères du matin au premier baiser du soleil.

Sans être entièrement édifiée par les compliments de l’enthousiaste colonel et voulant se convaincre par elle-même qu’ils avaient quelque raison d’être, la belle veuve du temps jadis s’élança légèrement du côté du miroir. Elle hésita cependant une seconde avant d’en approcher, tremblant d’y rencontrer le visage d’une vieille femme ; mais rassurée soudain par un regard jeté du côté de son ancien adorateur, redevenu le beau capitaine Killigrew, elle regarda résolument dans la glace polie qui lui renvoya un charmant sourire, orné de trente-deux dents éclatantes.

Dans le même temps, les trois gentlemen se comportaient de façon à prouver que l’eau de la fontaine de Jouvence, outre ses propriétés surnaturelles, était une eau capiteuse, à moins cependant que leur gaieté n’eût sa cause dans le bonheur d’une existence nouvelle. M. Gascoigne commença une dissertation à perte de vue sur la politique ancienne, la politique actuelle et la politique de l’avenir où il était fortement question d’immuables principes, d’oppresseurs et de victimes, d’inviolable patriotisme et du bien des peuples. C’est à peine si, une heure avant, il eût osé hasarder d’une voix timide ces paroles audacieuses, et chuchoter à mots couverts et par d’habiles sous-entendus, des opinions aussi subversives. En exposant alors ses théories régénératrices, sa voix vibrante et pleine d’autorité tonnait comme s’il avait parlé du haut de la tribune populaire, et comme si l’oreille des rois était attentive au roulement sonore de ses périodes. Le colonel Killigrew, tout en regrettant son uniforme, entonnait son répertoire de chansons plus égrillardes que choisies, tout en dévorant des yeux le piquant minois de la veuve Wycherly, et frappant sur son verre pour s’accompagner.

À l’autre bout de la table, M. Medbourne était littéralement plongé dans un profond calcul de dollars, rêvant une fortune dans le hardi projet d’approvisionner de glace les Indes orientales, au moyen d’un troupeau de baleines qui l’apporterait des régions polaires.

La veuve Wycherly ne pouvait se détacher du miroir, devant lequel elle faisait des révérences à son image, saluant ainsi la meilleure amie qu’elle eût au monde. Elle passait en revue le détail de ses charmes vainqueurs, s’assurant que c’était bien une admirable chevelure blonde qui s’échappait de sa coiffe trop étroite et foisonnait sur ses épaules ; puis, certaine enfin d’avoir retrouvé l’orgueilleux pouvoir de sa beauté, et heureuse de songer que les autres femmes en crèveraient de jalousie, elle se rapprocha de la table en sautillant comme un oiseau.

— Encore un verre, cher docteur, dit-elle de sa voix harmonieuse et dont le timbre caressait mieux l’oreille que la plus douce musique.

— Les verres sont remplis, chère madame ; buvez tant que cela vous fera plaisir, prenez garde cependant de redevenir un enfant.

— Non, non, docteur, une jeune fille, et je m’arrête là.

VI

Le soleil baissait à l’horizon et la chambre était plongée dans une ombre crépusculaire qui s’obscurcissait par degrés mais une lueur douce et paisible comme celle de la lune, paraissant rayonner du vase, éclairait d’un reflet argenté tous les convives et la vénérable figure du docteur Heidegger, gravement assis dans son fauteuil de chêne, avec son visage impassible, encadré de cheveux blancs qui tombaient sur ses épaules, et la dignité de son attitude en présence de la scène qui se passait sous ses yeux, il semblait l’austère personnification du temps lui-même, dont il venait, de suspendre la marche éternelle.

Cependant les convives avaient saisi leurs coupes remplies pour la troisième fois de la liqueur dont les petites bulles de gaz étaient collées aux parois du verre comme des rangées de diamants, et quand ils les portèrent à leurs lèvres comme un toast à la vie, ils furent presque effrayés de l’expression mystérieuse du visage du docteur, pâle, immobile, silencieux.

Et du même coup, avant même que le sang du cœur violemment comprimé fût chassé par une impulsion nouvelle et rapide dans les artères, une chaleur brûlante courait déjà dans leurs veines gonflées, et ils sentirent au craquement sourd de la machine, que cette fois c’était bien la jeunesse qui envahissait leur être, que c’était bien la vie que leur donnait sa chaude étreinte. L’enivrante liqueur avait accompli l’œuvre commencée. La vieillesse et son cortége morose n’était plus qu’un mauvais rêve interrompu par le joyeux réveil ; l’âge mûr et la raison avaient disparu, ils étaient au printemps de la vie. Créatures nouvelles dans un corps nouveau, ils saluaient leur existence reconquise, contenant à peine les pensées tumultueuses qui bourdonnaient dans leurs jeunes cerveaux, et les désirs impétueux qui grondaient au fond de leur poitrine d’où s’échappa un cri de sauvage bonheur :

— Nous sommes jeunes ! nous sommes jeunes !

C’est un curieux spectacle que ce groupe bruyant et animé de jouvenceaux, ivres jusqu’à la folie. La première idée qui passa par leur tête fut de rire à gorge déployée de leurs infirmités et de leur décrépitude. Ils s’amusaient de leurs costumes de vieillards, et les larges basques de leurs habits flottants, les gilets trop longs, ainsi que la coiffe et la douillette de la jeune fille, les jetaient dans des élans de joie extravagante. Ils jouaient à la mascarade, l’un boitait par la chambre comme un vieux grand-père, l’autre appliquait sur son nez une paire de besicles et faisait semblant de déchiffrer les caractères du grimoire avec une gravité comique ; un troisième enseveli dans un fauteuil à bras, singeait la pose du vieux docteur. Ce n’étaient presque plus des jeunes gens, c’étaient plutôt des enfants joyeux comme des poulains en liberté et folâtres comme des jeunes chiens de chasse. Ils poussaient des cris joyeux, courant et se poursuivant à travers la chambre.

La veuve Wycherly — s’il est encore permis de donner ce titre à une si jeune et si séduisante personne — s’était penchée sur le bras du fauteuil du docteur Heidegger, et avec un sourire malicieux :

— Docteur, cher docteur, lui disait-elle avec instance, accordez-moi la faveur que je vous demande, je vous en supplie, je veux m’amuser, faites-moi danser.

Je laisse à deviner le rire de la troupe à la vue de la plaisante figure du docteur en face de cette étrange proposition.

— J’espère que vous voudrez bien agréer mes excuses, ma jeune amie, répondit le docteur avec une grâce sereine, vous voyez que je suis un vieillard, et il y a déjà longtemps que je ne danse plus. Je ne doute pas cependant qu’un de ces jeunes gentlemen ne sollicite la faveur d’être votre cavalier.

— Dansez avec moi s’écria le colonel Killigrew.

— Non, non, certes, c’est moi qui serai son danseur ! exclama M. Gascoigne.

— Il y a plus de quarante-cinq ans qu’elle m’a promis sa main, hurla M. Medbourne, intervenant à son tour.

Tous alors l’entourèrent et la poussèrent pour obtenir d’être favorisés les premiers. L’un lui prit passionnément les mains, le second passa son bras autour de sa taille flexible, pendant que le troisième jouait avec les boucles de ses cheveux. Tour à tour rougissant, palpitant, grondant, riant, effleurant leurs visages enflammés de son haleine, elle s’efforçait de se dégager de cette triple étreinte dont les nœuds semblaient se resserrer à chaque mouvement. Jamais on ne vit un tableau groupé avec autant d’art et plus séduisant que cette scène de jalousie de jeunes gens, lutte charmante dont la beauté devait être le prix, tandis que, par une singulière ironie, le miroir réfléchissait une dispute de trois vieillards s’arrachant une vieille femme, et dont la pétulance rendait les mouvements encore plus ridicules.

Ils étaient jeunes pourtant, et la passion parlait là son clair langage. La jeune fille attisait le feu par un manège de délicieuse coquetterie. Elle semblait glisser entre leurs doigts comme une couleuvre et s’abandonnait à tous sans se livrer à aucun. Aux regards farouches succédèrent les insultes, le mot blanc-bec fut lancé par le bouillant colonel Killigrew à ses deux compétiteurs ; on se sauta à la gorge, et les combattants n’auraient pas manqué de se faire une arme de tout ce qui leur aurait tombé sous la main, si la bataille n’avait cessé tout d’un coup comme par enchantement.

VII

Dans l’ardeur du tumulte, la table venait d’être renversée, le vase de cristal était brisé en mille pièces. L’eau merveilleuse, la précieuse liqueur de la fontaine de Jouvence coulait sur le plancher, et la stupéfaction des auteurs de ce désastre les empêcha de remarquer un modeste phénomène qui s’accomplissait à leurs pieds.

Un vieux papillon était entré par la fenêtre. Séduit par un beau soleil de mai, il s’était aventuré à voltiger dans le jardin, il avait pénétré dans la chambre ; mais quand il avait voulu regagner l’espace et la lumière, il avait été saisi d’un engourdissement subit et s’était abattu sur le plancher, d’où il essayait encore de s’envoler. Il était dans cette situation pénible et vraisemblablement en danger de mort, quand deux ou trois gouttes de l’eau merveilleuse l’atteignirent par hasard. À ce contact vivifiant, ses ailes frémirent comme au midi des chaudes journées, et il s’élança joyeusement à travers la chambre. Après quelques évolutions, il finit par se poser sur la tête blanche du vénérable docteur qui avait gardé son immobilité.

— Revenez à vous, messieurs, revenez à vous, madame Wycherly, avait dit le docteur à la vue du vase renversé. Je dois réellement protester contre ce tumulte.

VIII

Cette voix tranquille et la dignité sereine du vieillard calmèrent subitement les transports de leurs âmes irritées, et ils contemplèrent alors, avec un respect silencieux, le docteur Heidegger, qui se baissait pour ramasser la rose au milieu des débris qui gisaient à terre. Il leur sembla qu’ils venaient d’entendre la voix du temps, réprimandant leurs accès de folie, et ils reprirent leurs places d’un air consterné et comme frappés d’un funèbre pressentiment.

— Ce vase qui vient de se briser, continua le docteur, renfermait assez de liqueur pour rendre la jeunesse aux vieillards d’une ville entière, et il n’en reste plus même une goutte pour ranimer la rose de ma pauvre Sylvia qui se dessèche dans ma main.

IX

C’était la vérité, la rose perdait ses couleurs et se dessécha rapidement jusqu’à ce qu’elle fût exactement revenue au point où le docteur l’avait trouvée entre les pages du livre noir.

— Eh bien, je l’aime mieux ainsi, dit-il avec mélancolie en la portant à ses lèvres. La fleur fanée sied mieux au vieillard. Tu m’es témoin, Sylvia, poursuivit-il en évoquant encore ce souvenir, que je n’ai pas retardé d’une seconde le moment qui doit nous réunir.

Et comme il achevait ces paroles, le vieux papillon, qui s’était posé sur sa tête blanche, agita ses ailes dans une dernière convulsion et tomba sur le plancher.

Les quatre convives frissonnèrent, saisis d’un indéfinissable malaise, ils éprouvaient une sensation étrange de froid glacial qui raidissait tous leurs membres et figeait le sang de leurs veines, et il leur sembla qu’un manteau de plomb courbait leurs reins et écrasait leurs épaules. Ils sentaient le vertige envahir leur cerveau, et, quelques minutes après, c’étaient quatre vieillards à la tête branlante qui étaient rangés autour de la table du docteur Heidegger…

La veuve Wycherly ramena sa coiffe sur son crâne dénudé, par un mouvement instinctif de coquetterie féminine, dernier sentiment qui survit dans l’âme de la femme. L’eau de la fontaine de Jouvence n’avait, hélas ! qu’une vertu passagère, et de ce court délire et de cette ivresse rapide il ne leur restait qu’un amer souvenir, le plus cuisant de tous, les débris du vase, dispersés à leurs pieds, leur disaient assez qu’ils n’étaient pas le jouet d’un rêve ou d’une hallucination.

— Sommes-nous donc sitôt redevenus des vieillards ? soupirèrent-ils d’une voix plaintive.

— Oui, mes amis, la nature et le temps ont repris leur empire, et leur marche un instant troublée et suspendue. Pour moi, je ne le regrette pas. La fontaine de Jouvence coulerait-elle dans mon jardin que jamais je ne tremperais mes lèvres à sa source enchantée, la jeunesse qu’elle procure durât-elle des années. Tel est le fruit que j’ai recueilli de votre exemple.

X

Les quatre vieillards se levèrent en silence et prirent congé de leur hôte. J’ai ouï dire depuis qu’ils ont entrepris un pèlerinage dans la Floride, pour découvrir à leur tour la fontaine de Jouvence.