L’Héritage (Töpffer)
L’HÉRITAGE.
CHAPITRE I.
L’ennui est mon mal, lecteur. Je m’ennuie partout, chez moi, dehors ; à table, dès que je n’ai plus faim ; au bal, dès que je suis dans la salle. Nulle chose ne s’empare de mon esprit, de mon cœur, de mes goûts, et rien ne me paraît long comme les journées.
Je suis pourtant de ceux qu’on appelle les heureux de ce monde. À vingt-quatre ans, je n’ai d’autre malheur que celui d’avoir perdu mes parents ; et encore le regret que j’en éprouve est le seul sentiment que je nourrisse avec quelque douceur. D’ailleurs je suis riche, choyé, fêté, recherché, sans souci du présent ni de l’avenir : tout m’est facile, tout m’est ouvert. Ajoutez un parrain (c’est mon oncle) qui me chérit, et qui me destine son immense fortune.
Au milieu de tous ces biens, je bâille à me démantibuler la mâchoire. Je trouve même que je bâille trop : j’en ai causé avec mon médecin ; il dit que c’est nerveux, et me fait prendre de la valériane soir et matin. Pour bien dire, je ne m’étais pas attendu à ce que ce fût si grave ; et comme j’ai une horrible peur de mourir, toutes mes idées se sont portées du côté d’un mal intérieur qui me mine et qu’on me cache. À force d’étudier les symptômes, de tâter mon pouls, d’examiner mes sensations internes et externes, d’approfondir la nature particulière de mes migraines, et leur coïncidence avec une accélération notable dans mes bâillements, j’en suis venu à acquérir une certitude… une certitude que je garde pour moi, dans la crainte que, si je la confiais à mon médecin, il n’allât la partager, ce qui me tuerait de la frayeur de mourir.
Cette certitude, c’est que j’ai un polype au cœur ! Un polype, j’avoue que je ne sais pas bien comment c’est fait, et je ne cherche pas non plus à le savoir, de peur de faire d’affreuses découvertes ; mais j’ai un polype au cœur, je n’en doute plus. Aussi bien ce polype explique tout ce qui se passe dans mon individu : il donne à mes bâillements une cause, à mon ennui un principe. J’ai donc modifié mon régime, réformé ma table. Point de vin, des viandes blanches. Le café proscrit ; il excite aux palpitations. Des mauves le matin, c’est souverain pour les polypes au cœur. Point d’acides, rien de fort ni de pesant : ces choses agissent sur la digestion, qui réagit sur le système nerveux ; aussitôt la circulation est gênée, et voilà mon polype qui grossit, s’étend, végète… Au fond, c’est vrai, je me le figure comme un gros champignon.
Je passe donc des heures à songer à mon champignon. Quand on me parle, j’ai mon champignon qui m’empêche d’écouter ; quand j’ai dansé un galop, je me reproche cet excès, comme fâcheux pour mon champignon ; je rentre de bonne heure, je change de linge, je me fais donner un bouillon sans sel, à cause de mon champignon ; je vis en regard de mon champignon. Ainsi ce mal m’occupe beaucoup, mais je ne trouve pas qu’il guérisse de l’autre, l’ennui.
Je bâille donc. Quelquefois j’ouvre un livre. Mais les livres… si peu sont agréables ! Les bons ? c’est sérieux, profond ; il faut se donner de la peine pour saisir, de la peine pour jouir, de la peine pour admirer… Les nouveautés ? j’en ai tant lu, que rien ne me paraît si peu nouveau. Avant de les ouvrir, je les connais ; au titre, je vois toute l’affaire ; à la vignette, je sais le dénoûment ; et puis mon champignon qui ne supporte pas les émotions vives.
Les études sérieuses ? j’en ai aussi essayé ; commencer n’est rien, mais poursuivre… je me demande bientôt dans quel but. Ma carrière, à moi, c’est de vivre de mes rentes, c’est d’aller à cheval, c’est de me marier et d’hériter. Sans que je prenne la peine d’apprendre rien, j’aurais tout cela, et le reste aussi. Je suis colonel dans la garde nationale ; on me porte au conseil ; j’ai refusé d’être maire : les honneurs pleuvent sur ma tête. Et puis, mon champignon qui ne s’accommoderait pas d’une grande contention d’esprit.
— Qu’est-ce ? — Le journal. — Donne, c’est bon. Voici de quoi me récréer quelques instants. Je cherche aux nouvelles, j’entends aux nouvelles de ville ; car celles d’Espagne me touchent peu ; celles de Belgique m’assomment. Allons ! point de suicide… point d’accident sinistre ; rien en meurtres ni incendies. Le sot journal ! C’est voler l’argent de ses abonnés.
Que je regrette les beaux jours du choléra ! Dans ce temps-là, mon journal m’amusait : il tenait ma frayeur en haleine, et le plus petit fait relatif au monstre m’intéressait à lire. Je le voyais avançant, reculant, venant jusqu’à ma porte, gueule béante… Tout n’était pas gai dans ces suppositions ; mais au moins, entre l’espérance qu’il ne viendrait pas et l’effroyable peur qu’il ne vînt, point de place pour l’ennui ; sans compter une flanelle qui me chatouillait l’épiderme, en sorte que j’avais toujours à gratter quelque part.
Au fait, je ne sache pas d’ennui, pas de torpeur physique ou morale, qui ne cède à une démangeaison. Je suis certain que… Qu’est-ce encore ?
— Monsieur Retor.
— Dis donc que je n’y suis pas.
— C’est que… le voici.
— Monsieur Retor, je suis trop occupé pour vous recevoir.
— Deux minutes seulement…
— Je n’en ai pas une à perdre.
— C’était pour vous soumettre ce tableau chronologique de l’histoire universelle des peuples…
— (Le diable l’emporte, lui et son tableau universel des peuples !) Eh bien, quoi ?
— Je vous fais observer, monsieur, qu’aucun tableau du même genre n’a encore atteint à la moitié de la perfection de celui-ci. Vous voyez là quatre chronologies différentes, avec la réduction en années de l’ère chrétienne et en années du monde. Vous avez ici toute la série complète des anciens rois d’Égypte et de ceux de Babylone…
— (Je voudrais qu’on te la pendît au dos, ta queue de rois de Babylone et tes cinq chronologies, coquin ! C’est déjà trop d’une, et il m’en veut faire acheter quatre, et une autre !!!) Monsieur Retor, c’est très-beau, mais je ne m’occupe plus d’histoire.
— Vous avez ici l’empereur Kan-tien-si-long…
— Superflu, monsieur Retor ; je suis sûr que votre tableau est parfait.
— Monsieur veut-il permettre que je lui remette deux exemplaires ?…
— Je n’en saurais que faire. J’ai celui de Hocquart.
— Celui de Hocquart ? plein d’erreurs ! Je prie monsieur de me donner seulement une demi-heure d’attention pour comparer….
— (Infâme ! me faire, à moi, des propositions semblables !) Rien, monsieur Retor. Vos tableaux m’ennuient, je n’en veux point.
Ici il y a un long moment de silence, pendant que M. Retor roule lentement son tableau, et que je le regarde faire, très-impatient de le saluer cordialement.
— Monsieur n’aurait point occasion…
— Non.
— … D’acheter une encyclopédie…
— Non.
— Trente volumes in-folio…
— Non plus…
— Avec des planches…
— Rien…
— Et table des matières…
— Non.
— Par Mouchon ?
— Et non ! non !!!
— Alors, monsieur, j’ai l’honneur de… Monsieur m’obligerait pourtant beaucoup de prendre un seul de ces tableaux.
— Comment ! ce n’est pas fini ?
— Je suis père de famille.
— Intolérable !
— … Sept enfants…
— Je n’y peux rien.
— Et pour cinq francs, au lieu de dix.
— (Sept enfants ! ils en feront quinze ! et à chacun il me faudra acheter un tableau chronologique de l’histoire universelle des peuples !) Voilà cinq francs, et laissez-moi.
Je ferme rudement la porte sur lui, et je reviens m’asseoir. Une bile amère, une humeur abominable s’ajoutent à mon ennui. Ce polype me veut emmener, m’emmènera ! En parcourant du plus pitoyable regard mon tableau chronologique de l’histoire universelle des peuples, que l’autre a laissé étalé sur ma table, il n’est pas un des noms qu’il retrace, jusqu’à Kan-tien-si-long et Nectanebus, qui ne me semble mon ennemi personnel, un insolent fâcheux, un drôle à sept enfants, qui conspire avec les pères de famille contre ma bourse et ma santé. La colère me prend, me monte, me transporte… Au feu le tableau !
C’est singulier comme quelquefois la fureur est raisonneuse et l’emportement prévoyant. Voilà que, même avant de l’y avoir mis, je retire mon tableau du feu : c’est que, d’une part, j’éprouve un je ne sais quoi, comme si je brûlais les cinq francs qu’il vient de me coûter ; de l’autre, ce tableau pourrait un jour être utile à mes enfants. C’est ceci surtout qui est prévoyant ; car je ne suis pas marié, et il est à croire que je ne me marierai point.
Je pense pourtant quelquefois que, marié, je m’ennuierais moins. Tout au moins nous serions deux pour nous ennuyer : ce doit être plus récréatif. Voyons-nous, d’ailleurs, que les pères de famille soient sujets à l’ennui ? Pas le moins du monde. Les pères de famille sont actifs, gais, en train ; toujours du bruit, du mouvement autour d’eux ; une femme qui les adore…
Une femme qui m’adorerait un an, deux ans, passe encore. Mais si elle allait m’adorer trente ans, quarante ans ! Voilà ce qui me glace d’effroi. Quarante ans adoré ! Que ce doit être long, interminable ! Et puis, des enfants qui crient, pleurent, disputent, chevauchent sur des bâtons, renversent des meubles, se mouchent de travers, s’essuient mal… Et pour toute compensation, leur former l’esprit et le cœur avec mon tableau chronologique de l’histoire universelle des peuples ! Ah ! il faut beaucoup réfléchir avant de se marier, sans compter mon polype au cœur.
J’ai pourtant des vues sur une jeune personne qui me conviendrait à tous égards. Figure agréable, jolie fortune : nos caractères se conviennent. Mais elle a cinq tantes, père, mère, deux oncles : en tout onze à douze grands parents. Depuis qu’on parle de ce mariage, tout ça me prévient, me sourit, me caresse, m’épouse ; c’est à périr d’ennui. Je leur bâille contre ; ils redoublent. Alors je sens positivement que mon amour chancelle, et que je reste garçon.
Cependant, comme les cœurs sensibles ont un impérieux besoin d’affections tendres, le mien s’est porté d’un autre côté. Je sens très-distinctement que j’adore une autre jeune personne que j’avais primitivement dédaignée, pour ne pas nourrir deux flammes à la fois. Celle-ci a un profil si fin, des yeux si beaux, et un esprit si aimable et naturel, qu’il est impossible de ne pas l’aimer ; et point de grands parents. C’est ce qui fait que je deviens de jour en jour plus fou de ses attraits et d’une fortune disponible.
Il n’y a qu’une chose, c’est que pas un autre que moi ne lui fait la cour. Cela finit par être cause que je me trouve bien bon de soupirer là tout seul. Si belle que soit une fleur à cueillir, si tous l’ont dédaignée, pourquoi la voudrais-je, moi surtout qui me pique d’un goût délicat et distingué ?
Il y a quelque temps, quand j’arrivai au bal, elle dansait avec un bel officier. Gracieuse, riante, animée, elle ne parut seulement pas s’apercevoir que j’entrais. Voilà mon ardeur qui se rallume, mon cœur qui s’embrase ; j’étais à deux doigts de l’hyménée. — Vite je vais l’engager pour la première russe. — Avec plaisir, monsieur. — Pour la seconde contredanse ? — Avec plaisir. — Pour la troisième valse ? — Avec plaisir. — Le cinquième galop ? — Avec plaisir, toujours avec plaisir ; plus un seul qui me la dispute. Mon ardeur décroissait à tel point, que je me mis à manger des petits gâteaux toute la soirée.
C’est depuis ce jour que j’ai porté mes hommages à une autre demoiselle, pour qui j’avais d’abord peu de goût, uniquement parce que tout le monde s’entendait pour me la conseiller, mon parrain surtout. C’était mademoiselle S***, la cousine de madame de Luze ; cela veut dire qu’elle tient à la première famille et aux salons les plus distingués de la ville. Elle est grande, d’un beau port, recherchée des cavaliers autant à cause de son esprit qu’à cause de sa beauté, et plus riche de beaucoup que les deux premières. Aussi suis-je certain que je serais déjà marié avec elle, si ce n’était mon parrain.
Lundi passé, j’arrivai tard au bal. Il y avait foule autour d’elle. Je dus me contenter d’un engagement pour la sixième contredanse, et de la faveur d’un tour de russe partagé entre trois cavaliers. Ces obstacles excitant ma passion, l’amour le plus vif, l’ardeur la plus réelle commençaient à me transporter ; je songeais déjà à des démarches positives pour le lendemain ; et pas même le regard visiblement approbateur de mon parrain ne pouvait refroidir ma flamme.
Bien qu’elle ne parlât que des choses du bal, je lui trouvai un esprit délicieux, et d’autant plus qu’elle se contentait de sourire très-petitement à toutes mes saillies. J’ai beaucoup d’esprit quand je veux. Probablement, pensais-je, elle en a autant que moi. Chose inappréciable ! Ainsi nos entretiens seront piquants ; qu’elle parle ou qu’elle se taise, il y aura à penser, à deviner, à goûter infiniment de charme. Tout en songeant ainsi, je l’enlevais dans le tourbillon de la russe, avec un enivrement que je n’avais pas encore ressenti. Il me semblait tenir dans mes bras un céleste assemblage de beauté, d’esprit, de sentiment ; et son corsage de satin, mollement pressé sous mes doigts, mêlait comme de voluptueux parfums à mon charmant délire.
J’étais décidé, absolument décidé, et d’ailleurs las d’être indécis, lorsqu’en sortant je trouve mon parrain qui m’attend : « Eh bien, t’y voici enfin venu ! Bien fait, car elle t’adore ! — Vrai ? — Un mot, et tu as son oui. La famille te trouve charmant, tous te veulent. — En êtes-vous donc sûr ? lui dis-je désappointé. — Lui, s’approchant de mon oreille : Il est déjà question d’un appartement qui plairait à la jeune personne. Hem ! je te dis que tu es né coiffé. Laisse-moi faire… » À mesure que mon parrain me parlait, l’enivrement s’en allait, le céleste assemblage aussi, et le corsage avec. J’y veux, lui dis-je froidement, j’y veux réfléchir. » Et je n’y pensai plus.
C’est ainsi que je me retrouve presque aussi incertain qu’auparavant… Qu’est-ce encore ?
— Monsieur dînera-t-il ?
— Parbleu ! si je dînerai !
— Mais chez lui ?
— Attends un peu ; oui, je dînerai ici.
— Je vais servir.
— Eh bien, non, ne sers pas. Toute réflexion faite, je dînerai en ville.
CHAPITRE II.
S’il vous en souvient, lecteur, nous nous ennuyâmes fort ensemble, lors de notre dernière entrevue. Je vous laissai bâillant, vous me laissâtes allant dîner en ville.
C’était chez un de mes amis, marié, père de famille, aussi heureux et amusé que moi-même je le suis peu. Lui et sa jeune épouse se comblaient d’amitiés, leurs regards s’échangeaient tout remplis d’une vraie tendresse ; et, à bien des petits soins, à mille choses en apparence indifférentes, je pouvais juger de l’étroite union de leurs âmes. L’un aimait le plat que l’autre aimait ; l’un ne buvait pas que l’autre ne bût aussi ; la miette de pain laissée à dessein par l’un était furtivement convoitée, saisie et dévorée par l’autre, de façon que, préoccupés ainsi de leur mutuelle affection, ils ne me parlaient que pour la forme, et je figurais là comme un tiers, tout au plus nécessaire pour introduire du piquant dans leurs innocentes et chastes amours.
Je m’ennuyais profondément, et d’autant plus que je m’ennuyais en dépit de moi-même, contre mon propre vouloir, malgré des conseils intérieurs que je me donnais à moi-même. Sache donc, me disais-je, sache jouir de ce doux spectacle, et, faisant un retour sur toi-même, sache porter envie à ce couple aussi heureux qu’aimable, à ce bonheur qu’il ne tient qu’à toi de te procurer. Sache… — De grâce, répondais-je à cette voix estimable, sache te taire. Tu ressembles à mon parrain. C’est mon parrain qui te pousse à me parler ainsi. Sache me laisser manger en paix cette humble côtelette ; c’est pour le moment ma seule jouissance, mon unique envie.
Il est certain qu’une des choses qui nuisent le plus à la bonne influence des reproches intérieurs, c’est le timbre de voix, l’air que nous leur prêtons dans notre esprit. Pendant bien longtemps, je n’ai pas distingué la voix intérieure de ma conscience de la voix de mon précepteur. Aussi, quand ma conscience me parlait, je croyais lui voir un habit noir, un air magistral, des lunettes sur le nez. Elle me semblait pérorer d’habitude, faire son métier, gagner son salaire. C’est ce qui était cause que, dès qu’elle se mettait à me régenter, je me mettais à regimber du ton à la fois le plus respectueux et le plus insolent du monde, toujours désireux de me soustraire à sa dépendance, et jaloux de faire autrement qu’elle ne disait. J’ai tiré de là une règle que je compte mettre en pratique quelque jour : c’est de donner à mes enfants un précepteur si aimable, si indulgent, si rempli de bonté naturelle, si dénué de pédanterie et de toute affectation, que, si leur conscience vient plus tard à revêtir la figure de ce digne maître, elle n’en ait que plus de droits à les conduire et à s’en faire écouter. Ah ! quel dommage qu’avec des vues si sages sur l’éducation de mes enfants, j’aie une si incertaine vocation pour le mariage !
Je mangeais donc la côtelette. Quand elle fut mangée, comme l’appétit m’avait quitté, je devins impatient de voir se terminer ce repas que mes heureux hôtes prolongeaient au contraire, et non pas seulement en propos. Quel unisson dans leurs appétits ! pensais-je, mais surtout quel appétit ! Est-il bien possible qu’on puisse manger autant lorsqu’on s’aime ! c’est donc là que conduit l’amour conjugal ! Oh ! qu’il est différent de cet amour passionné dont le trouble fait le charme, qui vit de ses seules pensées, qui s’alimente de sa propre flamme ! Et tu songerais, Édouard (c’est mon nom de baptême), tu songerais…
— Vous êtes tout pensif, me dit alors obligeamment la jeune épouse de mon ami. Qu’avez-vous donc ?
— Il est triste, lui répondit pour moi celui-ci, comme sont les vieux garçons. À propos, où en sont tes amours, Édouard ?
— Ils sont, lui dis-je, beaucoup moins avancés que les vôtres.
— Diable ! je l’espère bien.
— Moi aussi.
Je ne sais comment ce mot désobligeant m’échappa. Mon ami se tut ; sa femme parla d’autre chose, et je restai tout honteux et en colère contre moi-même, faisant en silence de petites boulettes avec de la mie de pain, et regrettant amèrement de n’avoir pas dîné chez moi, où je n’aurais désobligé personne. Aussitôt que je pus le faire sans trop d’impolitesse, je pris congé, et je m’empressai de regagner mon logis.
Il y avait bon feu. Je tirai mon cure-dent ; pour moi, c’est le cigare. Tout en me récréant ainsi, je songeais à mon ami le père de famille ; et, remaniant par la pensée son air, son ton, sa phrase, j’en vins à m’applaudir presque de la brusque repartie qui m’était échappée. Au fond, il existe une secrète rancune entre les jeunes mariés et les vieux garçons ; tout au moins il ne peut y avoir entre eux entière et intime sympathie. Les jeunes mariés plaignent le vieux garçon ; mais leur pitié ressemble, à s’y méprendre, à de la moquerie. Le vieux garçon admire les jeunes mariés ; mais son admiration n’est séparée de la raillerie que par un cheveu. Je me disais donc que j’avais eu raison de couper court à leurs quolibets ; et que, si j’avais mis un peu de vigueur dans ma ruade, c’était mon droit, celui du faible, puisque je me trouvais un contre deux.
— Monsieur ! — Qu’y a-t-il ? — Ah ! monsieur ! — Eh bien ? — On sonne au feu ! — Ce ne sera rien. — Quatre maisons, monsieur ! — Où ça ? — Dans le faubourg. — Apporte-moi de l’eau chaude pour me faire la barbe. — Monsieur veut… — Je veux me faire la barbe. — Monsieur entend-il crier ? — Oui. — Dois-je tout de même apporter de l’eau chaude à monsieur ? — Eh oui ! imbécile. Veux-tu que parce qu’on crie au feu, je ne me fasse pas la barbe ?…
« C’est vraiment une belle chose que les assurances, pensais-je en ôtant ma cravate ; voilà des gens qui peuvent voir brûler leurs maisons tout tranquillement, les bras croisés. Les drôles échangent des masures contre des maisons neuves. Un peu de désagrément, c’est vrai ; mais qu’est-ce en comparaison d’autrefois ! Avec ça, il est heureux pour les assurances que le vent ne soit pas plus fort. »
— Eh bien ! apportes-tu cette eau chaude ? — Voici !… — Tu trembles, je crois. — Ah ! monsieur… six maisons !… toutes en flammes… on craint déjà pour le quartier neuf… et ma mère qui ne demeure pas bien loin ! — Et tu ne sais donc pas que, outre les secours qui abondent toujours, ces maisons sont toutes assurées ? — Oui, monsieur, mais ma mère ne possède que son mobilier. Si monsieur… — Y aller ? c’est que je vais avoir besoin de toi. Eh bien, va ; reviens me dire ce qui se passe, et, au retour, achète-moi de l’eau de Cologne.
Je me mis à faire ma barbe, avec d’autant plus d’intérêt que j’essayais un nouveau savon perfectionné. L’écume m’en sembla aussi riche et moelleuse que le parfum en était subtil et délicat ; seulement, l’eau n’étant pas très-chaude, j’en fus contrarié au point de maudire cet incendie qui en était la cause. Pendant ce temps, toutes les cloches de la ville carillonnaient, des cris lugubres retentissaient dans les rues voisines, et des troupes de gens venaient s’emparer, en face de chez moi, des seaux de la ville déposés sous un hangar. À ce bruit, j’allai vers ma croisée, tout délecté par une certaine émotion secrète que causent d’ordinaire ces scènes tumultueuses. Il faisait nuit, en sorte que je ne vis point les gens ; mais j’aperçus au ciel une lueur rougeâtre, sur laquelle les toits et les cheminées des maisons se dessinaient en un noir opaque. Quelques reflets arrivaient jusqu’à la grosse tour de la cathédrale, du sommet de laquelle les cloches en émoi m’envoyaient leurs volées, tantôt en un bruit éclatant, tantôt en un murmure lointain, selon que le batail frappait de mon côté ou du côté de l’horizon. C’est magnifique ! me dis-je. Et je revins vers la glace pour achever de me faire la barbe.
Elle me fut très-longue à faire et très-critique, à cause d’une petite coupure demi-cicatrisée qui, située sur l’arête du menton, exigeait les plus grands ménagements ; d’ailleurs j’allais voir de temps en temps les progrès de la lueur rougeâtre, qui ne cessait d’augmenter. Déjà quelques flammèches, s’élevant en gerbes au haut des airs, retombaient gracieusement avec tout l’éclat d’un gigantesque feu d’artifice. Au fait, pensai-je, ce doit être un très-beau spectacle ; j’ai fort envie d’y passer avant de me rendre au Casino. Je me hâtai donc d’achever ma toilette ; et, après avoir bouclé mon manteau et mis mes gants blancs glacés, je sortis, me dirigeant du côté du faubourg. Il n’y avait personne dans les rues, les boutiques étaient fermées ; seulement je croisai deux ou trois équipages qui portaient au Casino quelques personnes de ma connaissance.
J’arrivai bientôt au faubourg. Le mal était affreux, l’effet sublime. Quatre ou cinq toitures embrasées lançaient au ciel des tourbillons de flamme et de fumée ; et, au milieu de cette scène lugubre, une clarté de fête illuminait les quais, les ponts, et des milliers d’hommes agissant parmi le désordre et les clameurs. Les habitants des maisons menacées jetaient leurs meubles par les croisées, ou emportaient au travers de la foule leurs effets les plus précieux, jusque dans un temple voisin qu’on leur avait ouvert pour les y déposer. De longues files d’hommes, de femmes, d’enfants, communiquant avec la rivière, faisaient arriver les seaux jusqu’aux pompes, dont le bruit cadencé dominait les cris de la foule. Au milieu du feu, des hommes armés de haches abattaient des poutres enflammées ; tandis que d’autres, du haut des maisons voisines, dirigeaient au centre de l’immense brasier le jet bruyant des pompes.
— Sait-on, demandai-je à un bonhomme très-affairé, sait-on comment le feu a pris ? — Allez à la chaîne, me dit-il. — Fort bien ; mais répondez-moi, sait-on… — Votre serviteur de tout mon cœur.
Cet homme me parut d’une grossièreté singulière, et je me mis à déplorer ce mauvais ton des basses classes, si commun aujourd’hui, qu’un homme bien élevé ose à peine s’adresser aux passants, même en employant les formes les plus polies. Mais une autre voix vint interrompre ces réflexions :
— Hé ! l’amateur aux gants blancs, un peu d’aide par ici. On vous fera place…
Je marchai d’un autre côté, vivement blessé de cette insolente et familière apostrophe.
— Ici ! ici ! factionnaire ! amenez-nous ce joli cœur.
Indigné, je tirai sur la gauche.
— Holà ! ici, le marquis !
Exaspéré, je tirai sur la droite.
— Gredin ! si tu ne viens pas travailler, je te vas donner à boire !
Horriblement blessé dans mes sentiments les plus honorables, je me décidai à quitter cette détestable société pour me rendre de ce pas au Casino. — On ne passe pas ! me dit un factionnaire en me barrant le chemin avec son fusil.
— Permettez, monsieur, vous devez comprendre à ma mise que votre consigne ne s’adresse pas à moi. Je me rends au Casino.
— Au Casino ! mille tonnerres ! ne voyez-vous pas qu’on manque de bras ? À la chaîne ! marche !
— Savez-vous, mon ami, que vous pourriez avoir à vous repentir de votre brutale grossièreté ? Je veux bien ne pas vous demander votre nom, mais ôtez-vous de là à l’instant.
— Je m’appelle Louis Marchand, qui ne vous craint pas, chasseur au cinquième, capitaine Ledru. À la chaîne, canaille ! Croyez-vous donc que ces braves gens travaillent là dans l’eau pour leur plaisir ?… Casino que vous êtes !… Aller danser, n’est-ce pas ? quand ces femmes se morfondent !
Pendant ce débat, les toitures enflammées venaient de s’écrouler avec un fracas terrible que suivit un moment de silence ; car l’immense foule, les yeux attachés sur ce spectacle, avait suspendu son travail..... On entendait distinctement le pétillement des flammes, auquel se mêlait le sourd retentissement d’une pompe qui arrivait en cet instant d’une commune éloignée. Un homme à cheval survint qui cria : Courage ! courage ! mes amis, on est bientôt maître du feu. Plusieurs personnes l’entourèrent aussitôt, et je l’entendis qui leur disait : Le feu gagne le quartier neuf, il vient de prendre aux foins de la Balance. Nous manquons de monde. Trois hommes ont péri !… Puis il reprit le galop, et disparut. À l’ouvrage ! cria-t-on de toutes parts, à l’ouvrage ! le feu est au quartier neuf ! Je fus entraîné par la foule, et je me trouvai bientôt former un anneau de l’immense chaîne.
Je n’eus pas d’abord le temps de me reconnaître. Les seaux se suivaient avec une rapidité continue ; et, faute d’habitude ou d’adresse, je donnais à chacun une secousse qui faisait jaillir l’eau contre moi, au grand détriment de ma toilette. J’en étais fort contrarié, car je n’avais point renoncé encore au projet d’aller au Casino. Je voulus tirer mes gants ; mais ils étaient si bien collés à mes mains, que je dus renoncer à cette opération, pour laquelle il m’eût fallu beaucoup plus de temps qu’on ne m’en laissait. Je me trouvais placé sur le quai, tout près de l’endroit où la chaîne aboutissait à la rivière par des degrés qui descendaient jusque sous l’eau. Là, par un froid intense, des hommes en blouse, dans l’eau jusqu’aux genoux, remplissaient les seaux sans relâche, à la lueur d’une torche ; et, dans le cahotement de cette chaîne inclinée sur une rampe rapide, ils recevaient sur leurs épaules une partie de l’eau qu’ils tendaient aux hommes placés au-dessus d’eux. Autour de moi, des femmes de tout âge, mais non de toute condition, formaient le plus grand nombre, et des manœuvres, des ouvriers, quelques messieurs remplissaient le reste des chaînons. Quoique placés assez loin de l’incendie, le vent, portant sur notre côté, nous amenait une pluie de feu qui ajoutait encore à l’impression de cette scène sinistre.
Il y a quelques instants encore qu’insulté, indigné, je ne songeais qu’à aller réparer dans les salles du Casino les outrages faits à ma dignité ; mais, introduit presque forcément au milieu de cette nouvelle scène, mes pensées avaient pris un autre cours ; et, malgré le froid, l’eau et la contrariété, je passais peu à peu sous l’empire d’émotions entraînantes et vives, dont le charme énergique m’était inconnu. Une sorte de fraternité fondée sur le commun besoin qu’on a les uns des autres, l’entrain du travail, la conscience d’être utile, faisaient régner autour de moi une gaieté cordiale, qui se manifestait par des saillies sans grossièreté, par des procédés remplis d’un généreux dévouement. — Allons, bonne femme, donnez-moi votre place ; passez aux seaux vides. — Laissez faire, l’ami, je suis blanchisseuse : les bras dans l’eau, c’est mon métier… — Eh ! les gants blancs ! ce n’était pas à ce bal-ci que vous alliez ! voulez-vous changer de place ? — Bien obligé, brave homme, je commence seulement. — Courage ! amis, ça assouplit les bras. Pardieu ! blanchisseuses, nos chemises se lavent sans vous : mon jabot est en lessive. C’est égal. En avant ! une, deux ! droite, gauche ! — Survient un homme : Veux-tu boire, toi ? me dit-il. — Je veux bien, l’ami, mais après ceux-ci, après cette bonne femme qui travaille depuis plus longtemps que moi. — Non, non, buvez, buvez, pas de façons. Et je bois le meilleur verre de vin que j’aie bu de ma vie.
En même temps que je me laissais gagner à ces émotions expansives, je me sentais peu à peu pénétré de respect pour ces hommes en blouse, dont la torche me permettait de voir l’infatigable et rude travail. Pour eux, le zèle seul, l’abnégation d’eux-mêmes, le dévouement simple mais grand du manœuvre qui estime lui-même à bas prix ses indispensables services, étaient les seuls mobiles de leur activité désintéressée. Ils ne pouvaient ni causer, ni participer à la gaieté qui régnait dans nos rangs ; ils n’avaient pas pour récréation la vue de l’incendie, ni pour récompense les regards de la foule. Aujourd’hui, pensais-je, dans l’ombre de la nuit, ces braves font le plus pénible de l’œuvre ; demain, à la clarté du jour, ils rentreront ignorés dans les rangs obscurs de leurs camarades… Et un saint respect, une admiration enthousiaste, une vénération pleine et reconnaissante saisissant mon cœur avec force, je me serais mis à leurs genoux : j’étais honoré de leur servir d’aide, plus que je ne le fus jamais du sourire des grands, de l’accueil flatteur des puissants. En ce moment, les voitures que j’avais rencontrées le même soir allant au Casino se présentaient à mon imagination pour essuyer mes plus fiers dédains, et pour me faire jouir moi-même avec transport de ce que mon égoïsme ne m’avait pas, comme à eux, fait préférer la fade société des oisifs à l’émouvante confraternité des blanchisseuses et des manœuvres.
Vous le voyez, lecteur, j’avais bien changé de rôle. Je n’étais plus l’homme blasé, ennuyé, que vous connaissez ; je n’étais plus le monsieur venant assister à l’incendie comme à un curieux spectacle ; je n’étais plus l’oisif insulté par les travailleurs ; mais, bien au contraire, par une transformation assez plaisante pour vous qui venez de lire mon histoire, j’étais devenu le plus acharné contre les passants que je voyais de ma place errer sans se mettre à l’œuvre. — Hé ! l’amateur ! leur criais-je, ici ! il y a place, entrez en ligne, messieurs. Indignes gens ! Voyez donc ces hommes dans l’eau depuis six heures de temps, et puis restez là les bras croisés ! Allons, factionnaire ! de la crosse contre ces fainéants ! Bonne dame, n’est-ce pas une honte ? Et vous, mademoiselle, je vous en conjure, retirez-vous : le froid vous saisit, vous êtes trop jeune pour cette besogne.
La jeune enfant à qui je m’adressais ainsi se trouvait placée en face de moi. Je ne l’avais pas d’abord remarquée au milieu du désordre et de l’obscurité ; mais, depuis que la lueur croissante de l’incendie avait permis de distinguer les visages, ses traits, sa jeunesse et la blancheur délicate de ses mains avaient peu à peu attiré mon attention, aussi bien que la douce commisération que je voyais briller dans son regard, toutes les fois qu’elle le tournait du côté des flammes. Insensiblement toutes les impressions que je viens de décrire s’étaient confondues avec le sentiment que j’éprouvais à voir cette fille belle et d’un si jeune âge, venant ajouter à l’œuvre robuste de la foule l’effort de ses débiles bras. Une tendre pitié m’émouvait pour elle ; et, bien que ce fût ce sentiment qui me portait à lui conseiller de se retirer, je sentais déjà que son absence m’aurait enlevé à une douce ivresse, et qu’elle eût désenchanté pour moi toute cette scène ; où j’avais rencontré inopinément de si vives émotions.
Elle ne répondit à mes paroles que quelques mots, d’après lesquels je compris qu’elle attendait sa mère pour se retirer, et qu’un embarras bien naturel la forçait à rester plutôt que de se retirer seule, ou à la merci de quelqu’un des hommes qui étaient autour d’elle. Cependant elle paraissait de plus en plus transie, et déjà ses voisins s’apercevaient que ses mains affaiblies ne pouvaient plus suffire à l’activité de la chaîne. L’un d’eux, le même homme qui m’avait interpellé en m’appelant les gants blancs, lui dit : — Pauvre petite, laissez-nous faire ; allez vous réchauffer chez vous. Voulez-vous que je vous y conduise ? Qui prend ma place ? — Prenez la mienne ! m’écriai-je, je l’emmènerai. — Avec plaisir, monsieur les gants blancs. Bon voyage ! et à nous les affaires. Attention, les troupiers ! Un temps, deux mouvements ! Depuis qu’il en boit, le drôle devrait n’avoir plus soif. Bravo ! mère Babi, à vous la croix d’honneur ! Si le diable crève, c’est vous qui l’aurez gonflé. Une prise, et en route !
Pendant que les éclats de rire accompagnaient les gais propos de ce brave homme, j’avais saisi la main glacée de la jeune enfant, et je m’éloignais de la chaîne vers les rues obscures où ne pénétrait plus la lueur de l’incendie. J’étais si rempli d’un trouble délicieux, en me voyant devenu le seul protecteur de cette aimable fille, que j’oubliais entièrement de m’enquérir auprès d’elle du lieu de sa demeure, où pourtant je voulais la conduire. Pour elle, elle marchait précipitamment ; puis, ralentissant peu à peu le pas, elle finit par s’arrêter comme oppressée. Je ne sus point distinguer si c’était l’effet de l’émotion, ou d’un malaise causé par le froid ; mais, l’ayant soutenue de l’un de mes bras, je détachai de l’autre mon manteau, dont je la couvris, tout ému du plaisir de le voir servir à un si charmant emploi. Quelques instants après, ayant fait un effort : — Monsieur, me dit-elle d’une voix jeune et timide dont le son charma mon oreille, puisque je ne rencontre pas ma mère, permettez que je me retire seule, — Je ne puis, lui dis-je, vous accorder cette demande, quelque envie que j’aie de ne pas vous déplaire. Vous êtes souffrante, je ne vous quitterai pas que vous ne soyez chez vous, et entourée des soins que vous méritez. Jusque-là, daignez vous confier à moi ; votre jeunesse m’inspire autant de respect que d’intérêt.
Elle ne répondit rien, et nous continuâmes à marcher. Je sentais son bras trembler sur le mien, et le trouble de la pudeur agiter sa démarche. Lorsque nous fûmes arrivés auprès d’une certaine allée, elle retira son bras : « C’est ici, dit-elle ; il me reste, monsieur, à vous remercier… — Mais trouverez-vous votre mère, quelqu’un ? — Ma mère ne peut tarder à venir ; je vous remercie, monsieur. — Alors permettez que je m’en assure ; car, pour le moment, je ne crois pas qu’il y ait personne chez vous, et dans tout le voisinage je n’aperçois pas une seule lumière. Veuillez me précéder. Il y a plus d’honnêteté à ce que je vous remette aux mains de madame votre mère, qu’à ce qu’elle sache qu’un inconnu vous a reconduite. » Pendant que je parlais ainsi, la timide enfant, à la vue d’une personne qui passait, était entrée dans l’allée où je la suivis. Je n’osai plus, dans cet endroit obscur, lui offrir mon bras, ni l’intimider de mon approche ; néanmoins, comme au contour de l’escalier je vins à manquer la marche, elle me tendit sa main par un geste involontaire, et en la saisissant j’éprouvai ce vif enivrement qui est comme les prémices du véritable amour, mais que je n’avais pas rencontré encore au milieu des sentiments factices et des convenances du grand monde.
Quand nous fûmes parvenus au troisième étage, la jeune fille ouvrit une porte. Je crus m’apercevoir qu’elle versait quelques larmes. « Avez-vous quelque chagrin ? lui dis-je. — Non, monsieur… mais… je ne sais comment vous engager à vous retirer… Il me semble que vous ne devez pas entrer ici à cette heure… — Je n’entrerai pas, lui dis-je, si je vous chagrine si fort ; mais j’attendrai ici jusqu’à ce que votre mère soit de retour. Entrez, allumez une lumière, reposez-vous, et ne m’enviez pas, en souffrant que je reste ici sur le seuil, le bonheur de croire que je veille sur vous jusqu’à ce qu’un autre me relève. » Alors elle entra en déposant le manteau auprès de moi, et peu d’instants après une lumière parut qui éclaira un modeste réduit, espèce de cuisine propre et bien arrangée, où quelques meubles élégants contrastaient avec les ustensiles de ménage qui brillaient sur les tablettes.
Dans ce moment, je ne pouvais pas voir les traits de la jeune fille ; mais son ombre, répétée sur les rideaux qui cachaient au fond de la chambre une alcôve retirée, me laissait deviner une taille charmante et les grâces d’un maintien à la fois noble et tout embelli de jeunesse. Au mouvement de l’ombre, je jugeai qu’elle était occupée à réparer le désordre de ses cheveux, dont je voyais ondoyer les boucles flottantes à l’entour d’un cou dont la lueur de l’incendie m’avait déjà révélé l’élégante beauté. Tout imparfait que fût ce spectacle, il me paraissait enchanteur, et de moment en moment mon cœur se livrait avec plus d’abandon à l’entraînante douceur d’un sentiment plein de charme et de vivacité.
Cependant les instants s’écoulaient dans un absolu silence. L’ombre seule m’apprenait quelque chose de celle dont la vue était encore refusée à mes yeux, impatients de la contempler. Je vis qu’elle s’était assise, la tête appuyée sur sa main ; mais un vacillement, que j’attribuai d’abord à la flamme tremblante de la lumière, me causait des illusions qui commençaient à me donner quelque inquiétude. Je regardais avec anxiété la figure qui semblait se pencher pour se relever avec effort, je croyais entendre quelques soupirs étouffés ; à la fin, ne pouvant maîtriser mon trouble, j’entrai précipitamment, et je vis la jeune fille qui, pâle et les yeux éteints, succombait sous le poids de la fatigue, du malaise et du trouble. En un clin d’œil elle fut sur mes bras, et je la transportai sur le lit que cachaient les rideaux de l’alcôve. Là, je m’empressai de la couvrir de mon manteau ; puis, cherchant parmi les ustensiles épars dans la cuisine, je trouvai bientôt du vinaigre, avec lequel j’humectai doucement son front et ses tempes.
Je ne tardai pas à être inquiet de l’état de cette jeune fille, et embarrassé de ma situation, non point qu’elle ne me parût plus charmante qu’aucune de celles où j’ai pu me trouver dans ma vie, mais parce que réellement elle pouvait compromettre et affliger justement celle qui m’était déjà si chère. À mesure que mes soins lui procuraient quelque soulagement, sa jolie main faisait quelques signes qui trahissaient les touchantes alarmes de sa pudeur. Alors je m’éloignais du lit, appelant de tous mes vœux le retour de la mère, qui seule pouvait apporter un remède efficace aux angoisses de la jeune malade. Plusieurs fois je crus entendre, vers le seuil, quelque bruit qui m’annonçait son approche ; mais, trompé dans mon attente, je rentrais bientôt dans mes perplexités.
Après quelques instants de silence, ayant écarté doucement le rideau, je reconnus que la jeune fille s’était endormie paisiblement. Par un scrupule dont je compris la cause, elle avait écarté le manteau de dessus elle, et s’était enveloppée de la couverture. Je ne pus résister au désir de contempler ses traits, en sorte qu’ayant approché la lumière, mes yeux purent se repaître du spectacle de sa beauté, que rehaussaient un air de grâce négligée et le doux éclat d’une pâleur touchante. Quelques cheveux épars voilaient à demi son front virginal, tandis que son cou délicat reposait sur les tresses en désordre de sa longue chevelure. Jamais, dans une situation plus enivrante, de plus rares attraits n’avaient séduit ma vue, ni plongé mon cœur dans le délire de plus vifs transports. Néanmoins j’eusse plutôt percé mon sein d’un fer qu’osé flétrir par un seul baiser les roses intactes de ce modeste visage. Seulement je m’étais baissé pour pouvoir respirer cette haleine dont la douce atteinte suffisait à embaumer mon cœur et mon imagination des plus purs parfums de l’amour…
— C’est infâme ! Que faites-vous là ? Qui êtes-vous ? Je me retournai, rouge et tremblant comme un coupable… — Madame, balbutiai-je, je ne fais rien de mal… Vous l’apprendrez vous-même de votre enfant, lorsque ce sommeil qui a suivi son malaise l’aura soulagée…
— Quel malaise ? dit-elle en baissant la voix. Qu’avez-vous à faire ici ? je ne suis pas sa mère…
— Si vous n’êtes pas sa mère, quel droit avez-vous de vous courroucer ainsi, à propos des soins que je donne à une enfant que le hasard a remise à ma garde ?…
— À votre garde ! Bien gardée, ma foi !!!… Indigne que vous êtes !… Est-ce qu’on s’introduit ainsi dans une maison honnête ?… Sortez !…
— Vous me paraissez, madame, emportée par de bien vils soupçons. Et au lieu de me retirer, comme c’était mon intention de le faire dès que je pourrais remettre à des mains sûres ce précieux dépôt, vos propos et votre air tendraient plutôt à me retenir dans ce lieu…
— C’est notre voisine, monsieur, dit alors la jeune fille d’une voix tremblante ; elle ignore vos bontés… Veuillez la laisser auprès de moi, et recevoir les remercîments que je vous dois…
— Je le ferai, puisque vous m’en priez… Mais puis-je encore vous être utile en cherchant à retrouver madame votre mère, ou à lui porter de vos nouvelles ?…
— On la retrouvera sans vous, reprit brutalement la voisine ; passez seulement votre chemin.
Sans répondre à cette femme, je pris congé de l’aimable enfant, en lui exprimant le vœu que je formais de la voir se rétablir promptement et l’intention où j’étais de venir m’informer d’elle auprès de sa mère. Après quoi je sortis, sans songer à mon manteau resté sur le pied du lit.
J’étais indigné contre cette voisine, et vivement blessé d’avoir été surpris dans l’unique moment où une curiosité bien naturelle m’avait porté à m’approcher du lit ; mais il me semblait, au regret avec lequel je m’éloignais de ce réduit, que j’y eusse laissé mon cœur. À mesure que je cheminais, ce passé, encore si voisin, prenait peu à peu la teinte d’un songe lointain que je tâchais de ressaisir ; et, pendant que je le disputais ainsi à l’empire des impressions nouvelles, je m’égarais dans les rues sans plus songer à ma demeure, à l’incendie, ni à l’heure avancée. Seulement la vue d’un passant me faisait battre le cœur ; dans chacun je m’attendais à voir, je croyais reconnaître la mère de ma protégée, et j’entourais déjà de respect et d’amour cet être inconnu qui avait donné le jour à mon amie. Mon amie ! ainsi la nommais-je déjà dans mon cœur, dans ce secret sanctuaire où nulle entrave ne gêne la tendresse du langage, où l’amour seul dicte les mots, et prête à chacun sa douceur, ses charmes et son prestige.
Après avoir ainsi erré pendant longtemps, je me trouvai dans le voisinage du faubourg. Alors seulement je vins à songer à l’incendie, et les événements de la soirée se retracèrent à mon esprit, mais comme des impressions presque effacées, au milieu desquelles je retrouvai sans cesse l’image de la jeune fille, ses mains blanches sur les seaux, son beau regard réfléchissant l’éclat des flammes. Reprenant un à un mes souvenirs, je l’accompagnais de nouveau, je la couvrais de mon manteau, je saisissais sa main dans l’obscurité ; mais surtout je sentais avec émotion sur mes bras l’empreinte de son jeune corps, et je retrouvais avec délices ce moment où, chargé de ce doux faix, je l’avais transportée sur son lit, dans la solitude de sa demeure. Pendant que ces pensées me ravissaient, je passais presque sans curiosité devant les lieux que naguère dévorait la flamme. L’incendie, maîtrisé à la fin par les efforts de la foule, exhalait en tourbillons d’une noire fumée ses dernières fureurs. Des solives charbonnées, des monceaux de ruines et de décombres gisaient entassés sur ce vaste espace, occupé quelques heures auparavant par des maisons populeuses, par des familles paisibles, maintenant errantes et désolées. Autour veillaient quelques hommes du guet, et une pompe promenait son jet solitaire sur les points où les rafales d’un vent glacé ranimaient des feux mourants et mal éteints. Quittant ce théâtre de désolation, je me perdis dans le silence et l’obscurité des rues, et quelques instants après j’étais dans ma demeure.
CHAPITRE III.
Il était deux heures de la nuit lorsque je rentrai chez moi, le soir de l’incendie. Encore tout rempli des impressions de la soirée et de l’image de ma jeune protégée, j’étais en proie à une secrète agitation qui m’ôtait toute envie de dormir. Aussi, après avoir ranimé mon feu dont les tisons fumaient encore, je m’établis à rêver. C’était, cette fois, volontairement, par goût, sur un sujet qui me touchait au cœur, au lieu que d’ordinaire je rêvais forcément, par fainéantise et sur un rien.
Mais il est singulier comme les moindres objets qui nous entourent entrent en part dans la direction que prennent nos pensées. Tout en rêvant, j’avais devant les yeux mes instruments de toilette, que j’avais laissés épars sur ma cheminée, et dans le nombre le savon perfectionné qui répandait encore un subtil parfum de rose. Ce parfum, que je n’avais point cherché, portait insensiblement à mes organes comme des émanations aristocratiques, qui faisaient peu à peu rebrousser ma pensée jusqu’au moment où je m’étais trouvé à cette même place, m’apprêtant à aller promener ma personne dans les salles du Casino, sous les regards de femmes brillamment parées, et au milieu de l’élégance du monde fashionable.
Je chassai bien vite ces scènes de luxe et de grandeur, pour retourner dans l’humble demeure de ma jeune amie ; mais j’avoue que je n’y rentrai déjà plus avec le même charme qu’auparavant. La simplicité des meubles me paraissait nue, les ustensiles de cuisine blessaient mes regards, et le ton commun de la voisine résonnait à mon oreille de la façon la plus ingrate. J’avais besoin, pour contre-balancer l’effet désastreux que faisaient ces choses sur mes amoureuses rêveries, de tenir mon imagination constamment occupée de la jeune enfant, dont le port, les traits, la voix et même le costume ne m’avaient rien offert que de noble et de gracieux. C’est en me maintenant ainsi toujours sur le même objet que je parvins à m’endormir avec des affections encore intactes. Dérangé bientôt par le retour de Jacques, je profitai d’un intervalle de demi-réveil pour me déshabiller et me mettre au lit.
Il est à croire que j’étais très-fatigué, car je ne fis qu’un somme jusqu’à deux heures après midi. Au moment où j’ouvris les yeux, la lumière du jour me frappa très-désagréablement, en venant contraster avec l’univers nocturne au milieu duquel mon imagination s’était endormie la veille. Je commençai donc par regretter la nuit, et surtout l’incendie, que, selon toute probabilité, je ne pouvais espérer de voir se renouveler le soir suivant ni les autres. J’en éprouvai un grand vide et beaucoup de découragement.
Mais j’avais du moins une démarche intéressante en perspective pour ma journée : je devais retourner chez ma jeune amie. C’était beaucoup, et je m’efforçais de m’en réjouir. Toutefois je crus reconnaître que dix heures de profond sommeil, et surtout le retour de la lumière du jour, avaient un peu effacé sa charmante image et dépouillé ses attraits de quelque prestige. Je craignais de la retrouver bien portante, enhardie par l’appui de sa mère, occupée peut-être à quelque soin de ménage. Je considérais qu’une foule de circonstances fortuites, qui ne pouvaient plus se reproduire, avaient contribué à lui donner pour quelques moments à mes yeux un charme accidentel pour lequel je m’étais passionné, comme s’il eût pu être durable. Enfin, réfléchissant à certaines idées romanesques tendant au mariage, qui m’avaient paru peu naturelles peu d’heures auparavant, je ne pouvais m’empêcher de les trouver parfaitement extravagantes, et cela au grand détriment de ma passion naissante, qui perdait ainsi l’avantage d’un dénoûment possible.
C’est ainsi que je redevenais peu à peu l’homme de la veille. Cette flamme passagère qui avait un instant brillé dans mon cœur pâlissait par degrés, et déjà l’ennui, plus pâle encore, renaissait à côté. Toutefois, et c’est ainsi que tout se fane à l’expérience, je ne pouvais redevenir exactement le même. Chaque émotion, une fois éprouvée, laisse son vide dans le cœur, et n’y peut plus renaître. À une seconde aventure pareille, je n’eusse plus retrouvé la même pureté d’impressions, ce charme vif de ce qui est nouveau, inopiné ; et le sentiment d’avoir prodigué sans fruit quelques-uns de ces précieux trésors m’était trop peu étranger pour que je ne trouvasse pas quelque lie au fond de cette coupe à laquelle je venais de m’enivrer.
Tel est l’état où je me trouvai au bout d’une ou deux heures d’ennuyeux loisir. Tout m’était redevenu indifférent : j’avais oublié mon polype ; mes habitudes mêmes, qui d’ordinaire me servaient à combler le vide des journées, avaient perdu leur empire, et je restais immobile auprès de mon feu, sans plaisir à y demeurer, et sans envie de le quitter. Une carte, fixée au coin de ma glace, m’avertissait de passer la soirée chez madame de Luze ; je la considérais avec dédain, avec dégoût ; je me révoltais contre ses avances intempestives ; et finissant par y voir madame de Luze elle-même, qui me faisait le plus flatteur accueil au profit de sa jeune cousine (c’est l’épouse que me destine mon parrain), je me surprenais à lui refuser mon salut, à lui tourner le dos, à ne l’écouter pas, et à jouir, du même coup, de la figure déconfite de mon parrain. Non ! leur disais-je à tous, non. Hier encore je pouvais trouver quelque amusement à vos prévenances ; aujourd’hui, plus. Une enfant pauvre, simple, obscure, passerait encore avant vous, si je me sentais quelque force pour aimer, le moindre désir de quitter cette place, d’où je bâille à vos avances et m’ennuie de votre accueil. Et, pour mieux le leur prouver, je jetai la carte au feu.
— Jacques !
— Monsieur a-t-il appelé ?
— Allume la lampe, et souviens-toi que je ne veux recevoir personne.
— C’est qu’il y a monsieur votre parrain qui a fait dire comme ça, qu’il viendra vous prendre pour aller chez madame de Luze.
— Eh bien, n’allume pas la lampe, car je vais sortir.
— Alors, faudra-t-il ?…
— Rien.
— C’est qu’il viendra.
— Tais-toi.
— Et alors…
— Jacques, tu es le plus insupportable domestique que je connaisse…
— C’est que ce n’est pas gai, ce que monsieur dit là.
— Je crois vraiment que tu n’en conviens pas.
— Si, monsieur, mais…
— Ne réplique rien. Va-t’en, laisse-moi, disparais.
Je m’occupai aussitôt de mettre mes bottes pour sortir, afin d’échapper à mon parrain, dont l’importunité provoquait en moi les plus violents mouvements d’humeur. Non, disais-je, tant que cet homme voudra faire mon bonheur, je n’aurai pas un instant heureux ! Quel rude esclavage ! et qu’un héritage est dur à gagner ! Il me plairait de rester tranquille chez moi ; eh bien, non, il faut que je m’en chasse moi-même ! Ici, mon tirant de botte cassa ; je ne manquai pas de m’en prendre à mon parrain, que j’envoyai à tous les mille diables d’enfer…
— Monsieur ?
— Recouds ce tirant. Vite.
— C’est que… monsieur votre parrain est là !
— Imbécile ! J’étais sûr que tu me le pousserais à la traverse. Eh bien, moi, je n’y suis pas. Entends-tu ?
Jacques sortit épouvanté, et sans oser prendre de mes mains la botte, dont le tournoiement menaçant accompagnait l’emportement de mes gestes et la fureur de mes yeux. Il était à peine sorti, que mon parrain entrait radieux, et tout plein de la plus désolante bonne humeur. — En route ! en route ! Édouard. Eh bien ! tu n’es pas prêt ? Dépêche-toi, pendant que je me chauffe les pieds.
C’est toujours une chose déplaisante que cette familiarité amicale qui se campe chez vous, occupe votre foyer, s’étale dans votre fauteuil, et croit ne faire qu’user des droits de l’amitié, en violant l’abri du domicile et la liberté du chez-soi. Cette manière était éminemment celle de mon parrain, et cela seul contribuait d’ordinaire à refroidir mon accueil ; mais cette fois, contrarié au plus haut degré, je rongeais mon frein, fort tenté de lui répondre avec une franche brusquerie. Toutefois, habitué à me contraindre devant son héritage, j’aimai mieux faire effort pour louvoyer. — Je crois, lui dis-je fort gracieusement, je crois, cher parrain, que je vous laisserai aller seul, si vous me permettez…
— Je ne te permets pas, ce soir moins que jamais. C’est ce soir que nous bouclons l’affaire. Sois seulement bien mis, gracieux, moyennement aimable, et tout est dit. Mais un peu vite, j’ai promis que nous irions de bonne heure.
Blessé au vif de voir qu’on eût ainsi disposé de moi, et que l’on prétendît m’imposer l’obligation d’être aimable dans un moment où j’avais si peu l’envie de l’être, je risquai un refus plus positif : — Je crois, mon parrain, que je ne veux pas vous accompagner.
Mon parrain se retourna pour me regarder en face. Toutes ses idées sur la docilité d’un héritier étaient bouleversées par ce ton de résistance, et, dans cette situation inattendue, il ne savait trop que dire.
Après m’avoir regardé : — Voyons ! Explique-toi, me dit-il brusquement.
— Cher parrain, c’est que j’ai réfléchi.
— Ah ! ce n’est que cela ? Eh bien, suis mon conseil, ne réfléchis plus ; ou bien tu ne te marieras jamais. C’est pour avoir réfléchi, que moi je me trouve garçon à l’heure qu’il est, et pour le reste de mes jours. Si tu en fais autant, ma fortune et la tienne passent à des tiers, et le nom s’éteint. Ne réfléchis plus ; c’est d’ailleurs inutile. Là où les convenances se trouvent, rang, richesse, personne belle et aimable, réfléchir est insensé. Il faut agir et terminer. Habille-toi, et partons…
— Impossible, mon cher parrain. Je veux bien ne plus réfléchir ; mais, tout au moins, pour que je me marie, il faut que j’en aie le désir…
— Ah parbleu ! es-tu décidé à ne pas te marier ? Alors, dis-le ; voyons, parle…
En disant ces mots mon parrain avait pris un ton significatif, et semblait me présenter son héritage à prendre ou à laisser. C’est cette terrible alternative que je voulais éluder, sans trop savoir comment y parvenir. Heureusement je vins à songer à mes idées extravagantes de la veille ; et les prenant pour prétexte : — Et si, lui dis-je avec un demi-sourire, si mon cœur s’était déjà porté d’un autre côté ?…
— Prétexte ! dit-il. J’aime mieux que tu dises franchement : Je ne veux pas me marier. Alors je saurai à quoi m’en tenir.
— Et si vous vous trompiez, cher parrain, et que je fusse réellement amoureux, me conseilleriez-vous d’épouser votre demoiselle quand j’aurais donné mon cœur à une autre ?
— C’est selon ; Qui aimes-tu ?
— J’aime une jeune personne charmante.
— Est-elle riche ?
— Il n’y a pas d’apparence.
— Son nom ?
— Je l’ignore.
— Voilà qui est fort ! Que diable est-ce que tout cela signifie ?
— Cela signifie que, tout obscure et pauvre que soit cette jeune fille, elle m’est cependant assez chère pour que, si je songeais à me marier à présent, ce qui n’est point, je fusse plus porté pour elle que pour toute autre.
— Ah ! ah ! pauvre, obscure et belle ! C’est, je vois, une niaiserie dans les règles.
— Niaiserie ! Parbleu non, mon parrain, je vous l’assure !
— Ne plaisantons pas !
— Croyez que je n’en ai nulle envie.
— Hé ! laisse donc ! Placé comme tu l’es, riche, de bonne famille, aller songer à une créature sans nom et sans fortune !… On peut avoir avec de telles personnes une liaison, mais on ne les épouse pas.
Ce propos de mon parrain, qui me semblait outrager la jeune fille dont la timide pudeur m’avait surtout ému, me mit hors de moi. En même temps qu’il réveillait dans mon cœur ces vifs sentiments qui l’avaient fait battre la veille, il y faisait naître le mépris pour un vieillard qui, ne trouvant d’estime et de louange que pour la richesse et pour le rang, semblait méconnaître les charmes sacrés de l’innocence, et comme m’inviter à les profaner sans remords. — Mon parrain, lui dis-je avec feu, vous outragez une jeune fille aimable et vertueuse… une enfant plus pure que vous ne pouvez le croire, plus digne de respect que celle que vous proposez à mon choix, et mille fois plutôt je l’épouserais que je n’irais la flétrir !…
— Eh bien, ne la flétris pas ; mais épouse l’autre.
— Pourquoi, si je n’ai pas d’affection pour elle, si mes penchants me portent ailleurs ? Vous alléguez mon rang, je m’y ennuie ; ma richesse… elle devrait, ce me semble, servir à me rendre plus libre qu’un autre dans le choix d’une épouse. Quoi donc ! si j’avais rencontré dans cette personne sans fortune et sans nom, dans cette fille dédaignée, dans cette créature enfin, la beauté, la vertu, et mille qualités aussi dignes de mon respect que de mon amour… qui m’empêcherait de suivre un penchant honnête ?… qui pourrait blâmer que j’eusse le désir de partager ma richesse avec son dénûment, d’appuyer sa faiblesse sur ma force, de lui donner un nom si elle n’en a point, et de trouver dans ces nobles et généreux motifs un bonheur plus vrai, plus pur et plus mérité que celui que je puis attendre de l’accord de quelques convenances vaines et factices ?… Ah ! mon parrain, je voudrais en avoir la force : je voudrais n’être pas déjà énervé, corrompu par les maximes du monde où je vis, enchaîné par mille liens qui me gênent et m’entravent sans me donner le bonheur, et je saurais le trouver enfin auprès de cette modeste compagne, objet de vos dédains et de vos outrages !
— Tu prêches à merveille, mais comme un sot. Ces idées-là, on en est revenu. C’est bien dans les romans ; dans la vie, c’est niaiserie. Si jamais tu faisais pareille sottise, souviens-toi que tu partageras ton bien, mais non pas le mien. Je ne l’ai pas gardé, augmenté, bonifié, pour le faire tomber aux mains d’une grisette, pour l’employer justement à faire déchoir une famille, et le dissiper à soutenir les gens de bas étage que tu nous auras donnés pour parents.
Ces paroles n’étaient pas propres à me ramener ; je pris mon parti aussitôt : — Pour l’heure, mon parrain, je ne songe pas à me marier ; mais j’aspire à le pouvoir faire librement, quand et comment il me conviendra, fût-ce avec cette jeune personne que vous méprisez sans la connaître. Il est trop juste, dans ce cas, que je me défasse de toute prétention à votre héritage. Reprenez-le, et rendez-moi le droit de disposer de moi. Que ce soit sans nous en vouloir mutuellement. Pour vous, croyez-m’en, je vous en conjure, vous ne m’en serez que plus cher quand je ne verrai plus en vous l’arbitre intéressé de ma destinée ; quand je ne serai plus fatigué de ployer, par ménagement, à vos vues qui ne sont pas les miennes ; en un mot, quand je ne serai plus que votre neveu qui vous aime, et non plus votre héritier qui vous craint et vous résiste.
Pendant que je parlais ainsi, le visage de mon parrain trahissait un dépit rempli de violence et d’amertume. Ses plans renversés, ses volontés méprisées, ses bienfaits dédaignés, tout contribuait à le jeter dans un état d’emportement et de trouble qui le faisait pâlir et rougir tour à tour : — Ah ! ah ! c’est là ce que tu voulais amener ? dit-il enfin en éclatant ; ma bonté te lassait ! mon joug t’était à charge ! Tu voulais, en toute bonne amitié, envoyer promener mes conseils, mes soins, mes bienfaits. Suffit. J’entends. Mais, monsieur, passez-vous de mon amitié comme de mon bien ; ni l’un ni l’autre ne vous appartiennent plus, et ne m’embarrasseront pas. Je vous salue.
Il sortit, et, après l’avoir reconduit quelques pas, je revins dans ma chambre.
CHAPITRE IV.
Lecteur, dormez-vous ? Que vous semble de ma conduite ? Est-ce à mon parrain, est-ce à moi que vous donnez raison ? Je vais vous le dire.
J’entends que je pourrais vous le dire, si vous m’appreniez votre condition, votre âge, si vous êtes femme ou homme, garçon ou demoiselle.
Il me suffirait pourtant de savoir que vous êtes jeune, pour que je m’imaginasse que vous êtes de mon parti ; non point que je le croie celui de la prudence, ni même de la sagesse, mais bien, je l’avoue, celui de l’imprudente honnêteté, celui de la générosité inconsidérée, celui que l’on ne prend pas quand les années ont apporté plus de calcul dans l’esprit et moins de sève dans le cœur. Jeune ami, ou amie, si je me trompe, laissez-moi mon erreur, elle m’est chère ; si j’ai deviné juste, que je ne vous ôte pas la vôtre ! Assez tôt vous deviendrez prudent, assez tôt vous apprendrez la sagesse ; assez tôt vos passions attiédies, cessant de prêter leur feu à vos sentiments honnêtes, laisseront le champ libre aux graves leçons de la raison, des intérêts et des préjugés.
Que si vous êtes vieux, assez malheureux pour n’être plus que sage, mais riche encore des débris d’un cœur qui fut chaud et généreux, je suis sûr qu’en me taxant à regret d’imprudence vous me tendez néanmoins votre main défaillante ; votre sourire m’accueille ; en dépit de votre sagesse, votre air m’approuve, et votre estime me récompense. Bon vieillard, je vous connais, je sais que vous lirez ce récit… blâmez sans crainte, je lis dans vos traits vénérables plus de regrets que de reproches, plus d’appui que de blâme.
Mais, si aux glaces de l’âge vous avez laissé s’unir l’égoïsme de caractère ou de condition, celui de l’avarice ou des préjugés ; si de tout temps vous sûtes calculer le présent pour l’avenir ; si vous sûtes toujours préférer la sûreté du bien-être aux hasards de l’imprudence généreuse ; si jamais la chaleur des passions ne sut rompre l’enveloppe de votre vanité… homme sage ! alors vous êtes pour mon parrain, alors vous blâmerez celui qui renonce à un héritage ; vous le blâmerez plus encore, si, épris des charmes d’une enfant qui n’est que belle et pure, il méconnaît son propre rang et aspire à déchoir.
Pour moi, je ne sentis d’abord que le plaisir d’avoir secoué le joug, et je rentrai dans ma chambre le cœur content et plein de vie. Je l’avoue, en songeant aux sentiments qui m’avaient inspiré mes réponses, quelque orgueil se mêlait à ce contentement ; et, bien que je n’eusse encore formé aucun projet sur la jeune fille dont j’avais pris la défense, je m’applaudissais d’avoir eu le courage de parler et d’agir avec autant de chaleur que je l’eusse pu faire par ce motif intéressé. Mais d’autres sentiments encore m’agitaient : j’avais rompu ma chaîne, mon sort m’appartenait en propre, j’étais libre, et la liberté ne se recouvre pas sans ivresse. Ma petite fortune, que j’avais toujours envisagée comme la source d’un bien-être provisoire, prit tout à coup de la valeur à mes yeux ; elle devint un bien réel et présent, et dès ce moment me fut précieuse et chère. Je pouvais du moins en disposer à ma fantaisie, la partager avec qui bon me semblerait ; j’avais de l’intérêt à croître, et, au lieu de cette torpeur dans laquelle j’avais été élevé, quelques lueurs d’ambition me faisaient considérer sans répugnance l’activité des projets et la nécessité du travail. Par un effet machinal que provoquait en moi l’instinct de la propriété réveillé par ces idées, je rangeais les pincettes à leur place, je mettais en ordre ma boîte à rasoirs ; et, jetant un regard ami autour de ma chambre, je trouvais à chaque objet, à chaque meuble, un prix tout nouveau. Bientôt, l’amour du chez-soi me faisant sentir ses premières atteintes, je voyais d’un autre œil mon domestique Jacques, je pensais à le former, à me l’attacher ; et, considérant pour la première fois sous leur vrai jour toutes les ressources de ma condition, je songeais à créer au plus tôt autour de moi ce bonheur que j’avais toujours entrevu comme lointain et dépendant de la mort d’un oncle. Au milieu de ces idées nouvelles, le désir des affections domestiques ramenait de temps en temps ma pensée vers une compagne qui animerait la solitude de ma demeure, et alors je retrouvais devant mes yeux l’image de ma jeune amie de la veille. Enfin, comme les plus heureux effets ont souvent de risibles causes, ce qui m’enchantait le plus dans ma situation nouvelle, c’était de n’aller point ce soir au thé de madame de Luze.
Je passais de là à des réflexions très-philosophiques, selon l’habitude que nous avons de formuler en maximes générales toutes les leçons de notre expérience privée. Ah ! qui que vous soyez, qui faites dépendre votre sort d’un héritage, je vous plains ! Si votre homme ne meurt au plus vite, vous risquez de perdre vos plus belles années dans une ingrate et ennuyeuse attente ; et si, impatient de jouir, vous désirez sa mort, au moment même où vous lui prodiguez vos caresses, vous êtes un monstre. Et puis, qu’est-ce ? refouler derrière votre masque tous vos sentiments naturels, faire le sacrifice de vos penchants, de vos opinions, souvent de votre droiture… Non, non, point d’héritage ! plutôt travailler, plutôt souffrir, mais vivre libre, indépendant, maître de sa personne et de son cœur ; le donner à celle qu’il aime, plutôt qu’à celle qu’on lui impose,… à une fille pure, simple, retirée, qui vous rendra en tendresse et en dévouement le sacrifice que vous lui faites d’une position flatteuse, tout aussi bien qu’à une demoiselle qui, vous devant peu, exigera beaucoup, qui cherche un rang plutôt qu’un époux, des convenances plutôt que des affections, et dont vous aurez sans cesse à disputer le cœur aux vanités, aux dissipations et aux dangers du grand monde… Aimable amie, ajoutais-je, transporté par l’exaltation de mes pensées, modeste fille, toi que j’ai vue si douce et si craintive, si belle de pureté et de grâce ; toi que j’ai tenue dans mes bras avec des transports si vifs, mais si respectueux et si tendres, pourquoi redouterais-je de chercher auprès de toi ce bonheur dont seule tu m’as fait goûter les prémices et deviner les attraits ?
C’est ainsi que, provoqué par l’outrage, l’amour renaissait dans mon cœur, s’y confondant avec la pure flamme du désintéressement, avec l’énergie des sentiments vrais et honnêtes. À ce vif essor succédait peu à peu quelque curiosité à l’égard de la personne qui en était l’objet, comme pour m’assurer qu’au besoin ses manières et son éducation ne se trouveraient pas trop en désaccord avec le vœu que je pourrais former d’obtenir sa main. C’est alors que diverses choses, que je n’avais point remarquées d’abord, se présentèrent à ma mémoire, et que je m’occupai d’en tirer des inductions. Je revenais souvent à la blancheur de ses mains, dont aucun travail manuel ne paraissait avoir altéré la délicatesse ; je me rappelais avec plaisir que la fatigue de la chaîne, trop forte pour ses débiles bras, l’avait fait succomber sous le poids du malaise, comme si, accoutumée à une vie douce et tranquille, elle n’eût pu soutenir la rudesse d’un travail pénible et grossier. Bien que très-inhabile à juger des détails d’un habillement de femme, le sien m’avait pourtant paru d’une élégance simple et gracieuse ; et j’attachais un prix inestimable au souvenir qui me restait de ses jolis pieds, chaussés, avec quelque recherche, de petits brodequins d’étoffe grise, lacés sur le côté. Entrant ensuite dans sa demeure, j’en parcourais de nouveau tous les recoins, m’arrêtant à quelques meubles de prix, qui m’avaient paru être les débris d’une aisance passée et comme les indices d’une certaine élégance de mœurs. J’avais vu sur un fauteuil une mante en étoffe de soie noire, bordée d’une pelisse de même couleur ; et ce vêtement, que j’avais jugé appartenir à la mère, me donnait de son air et de sa mise une idée de noblesse et de simplicité vénérable. Mais surtout je me souvenais qu’en cherchant du vinaigre mes yeux étaient tombés sur une table où, parmi des feuilles de papier éparses, j’avais remarqué quelques volumes proprement reliés, et dont le seul qui se trouvât ouvert dans ce moment était le poëme anglais de Thompson sur les Saisons. Réunissant tous ces indices, et les rapprochant du son de voix, de l’accent, des manières, et surtout de la craintive réserve de ma jeune protégée, j’arrivais par degrés à compléter d’une façon charmante l’image imparfaite qui m’en était restée ; et, satisfaisant ainsi aux exigences que l’éducation des goûts et des habitudes aristocratiques m’avait rendues comme naturelles, je me surprenais à l’aimer cent fois davantage. L’impatience de la revoir devenait alors pressante ; et je regardais avec anxiété l’aiguille de ma pendule, incertain si, malgré l’heure déjà avancée, je n’y porterais point sur-le-champ mes pas. Bientôt je me levai subitement et je sortis.
CHAPITRE V.
Dès que je me trouvai dans la rue, le calme du soir, l’heure, l’obscurité, le silence, achevèrent de rendre à mes sentiments tous les prestiges et la vivacité qu’ils avaient eus la veille. Je pris par les mêmes rues, afin de mieux repasser par les mêmes impressions, et je me trouvai bientôt dans le voisinage de la demeure où tendaient mes pas. Mais, à mesure que j’approchais, une émotion qui m’était peu ordinaire ralentissait ma marche, et, quand je fus entré dans l’allée, je m’arrêtai, incertain de nouveau si je voulais monter, ou renoncer pour le moment à mon projet.
Ce qui aurait dû m’y faire renoncer fut ce qui me porta à le poursuivre. M’étant avancé jusque dans la cour, je ne vis point de lumière au troisième étage ; j’aurais dû en conclure que je ne trouverais personne ; mais c’est justement cette chance qui, m’ôtant en partie mon embarras, m’encourageait à monter. J’y étais aussi engagé par un mouvement de curiosité, car cette obscurité avait contrarié mon attente. Il n’était que huit heures, et je ne pouvais supposer que les personnes que j’allais voir fussent déjà couchées.
Je m’engageai donc dans l’escalier, avec un battement de cœur qui redoublait à chaque fois que je heurtais quelque chose dans l’obscurité, ou lorsque, m’arrêtant, je retrouvais le silence. À la fin je parvins devant le seuil ; mais je n’osai frapper tout doucement à la porte qu’après m’être convaincu, par un long moment d’attente et d’examen, qu’il n’y avait probablement personne qui pût me répondre. À peine avais-je frappé, que, ma conviction me quittant tout à coup, je retins mon haleine, prêt à m’enfuir si j’entendais le moindre bruit ; mais rien ne se fit entendre. Alors je frappai moins doucement, ensuite plus fort ; et, après avoir acquis ainsi la certitude que l’appartement était inhabité dans ce moment, je me hasardai à sonner… Aussitôt une porte s’ouvrit à l’étage au-dessous, et une lumière éclaira d’une faible lueur la place où j’étais.
La personne ne bougeait ni ne parlait, et la lueur restait la même. Que devais-je faire ? Fuir dans les étages supérieurs ? C’était me faire poursuivre, et attirer sur moi la honte et le soupçon. Rester en place ? Déjà une sueur froide m’en ôtait le pouvoir, et chaque seconde qui s’écoulait dans cette situation me paraissait un siècle d’angoisses. Descendre hardiment ! Je n’en avais pas le courage. Je me décidai à sonner encore. « C’est lui ! » s’écria une voix, et aussitôt j’eus devant les yeux la voisine qui m’avait insulté la veille.
Le visage de cette femme respirait la fureur : Indigne, me dit-elle, et vous osez revenir !!… Quelle impudence !… Votre manteau, n’est-ce pas ?… Il est chez monsieur le pasteur du quartier. Allez l’y chercher. Il sait tout, et vous trouverez là à qui parler.
J’écoutais ces paroles violentes et entrecoupées avec plus d’étonnement que de colère : — Madame, lui dis-je, j’ignore qui vous êtes ; ce que je comprends mieux, c’est l’imprudence avec laquelle vous compromettez cette honnête enfant, en me calomniant moi-même.
— Monstre ! interrompit-elle, je ne t’ai pas vu !… je n’ai pas vu ses pleurs !… ; ce n’est pas moi qui ai recueilli votre manteau, resté auprès du lit !!…
— Je ne vous entends pas, interrompis-je à mon tour : au surplus, je ne viens ni pour vous écouter, ni pour recouvrer mon manteau. Si vous pouvez me dire à quelle heure je pourrai rencontrer cette jeune fille et madame sa mère, c’est la seule chose que je demande de vous.
— Ici, vous ne les verrez plus ; et là où elles sont, ne vous avisez pas de les y chercher… Allez, malheureux, quittez cette maison, et que jamais on n’y entende plus parler de vous ! c’est la seule chose que je sois chargée de vous dire. En achevant ces mots, elle descendit en me précédant, et s’arrêta quelques instants sur son seuil, comme pour s’assurer que je m’en allais. Par une ouverture qui donnait dans la cour, j’aperçus dans ce moment plusieurs têtes qui étaient aux fenêtres, attentives à ce qui se passait. Comme ma surprise et surtout mon silence me donnaient presque un air honteux et coupable aux yeux de tout ce monde : « Madame, dis-je à la mégère qui venait de causer ce scandale, je tiens, à cause des personnes qui nous écoutent, à ne pas taire mon nom ; je m’appelle Édouard de Vaux. Il se peut que cette jeune personne et sa mère apprennent à me mieux connaître, et j’y ferai mes efforts ; car je les respecte trop pour que je pusse supporter leur mépris : quant à vous, comptez sur le mien, dans tous les cas ; car, sans fondement quelconque, et mue par la bassesse de vos propres sentiments, vous avez fait à cette jeune fille un tort peut-être irréparable. » Après ces mots, je descendis. Un profond silence me permettait d’entendre les chuchotements des voisins que cette scène avait attirés vers leurs fenêtres. Bientôt je me trouvai dans la rue.
J’étais fort désappointé, bien moins cependant par l’injuste sortie de cette femme que parce que je n’avais point revu la jeune fille, et que de plus j’ignorais dès lors le lieu de sa retraite. Ne sachant auprès de qui m’en informer, et l’heure avancée m’ôtant tout espoir de pouvoir m’y présenter ce jour-là, je pris, fort à regret, le parti de rentrer chez moi.
Néanmoins cet incident, loin de refroidir mes sentiments, leur avait au contraire prêté une force plus intime, et la fuite imprévue de ces deux dames m’avait frappé par quelque chose de mystérieux et de romanesque qui, tout en m’affligeant, ne déplaisait pas à mon tour d’esprit. Ému des alarmes de la mère, j’étais vivement impatient de les calmer ; et la fille, un instant fanée par le souffle impur de la calomnie, ne m’en paraissait que plus touchante. Comme c’était à mon occasion, je me sentais engagé à la protéger encore ; et ce rôle, auquel ma conduite à son égard donnait quelque noblesse, flattait mon amour-propre et secondait le penchant qui m’entraînait vers elle.
En rentrant chez moi, j’appris de Jacques qu’une personne m’attendait dans le salon depuis quelques instants. J’y entrai précipitamment ; et un monsieur inconnu, qu’à son costume je jugeai aussitôt pouvoir être le pasteur qui avait mon manteau, se leva de devant le feu pour me saluer. — Vous ignorez, monsieur, ce qui m’amène, me dit-il avec assez d’émotion, et je suis moi-même embarrassé de vous le dire. — Est-ce vous, interrompis-je, qui êtes le dépositaire de mon manteau ? — Oui, monsieur. — En ce cas, monsieur, je sais ce qui vous amène, et je suis prêt à vous écouter.
Nous nous assîmes. — Monsieur, reprit-il, je dois vous dire que je ne vous connais point, et que, sans votre manteau qui porte votre nom sur l’agrafe, je n’aurais pas même eu le moyen de venir vous importuner. Du reste, mon titre à me présenter chez vous ne repose que sur les devoirs qui me sont imposés envers mes paroissiens, et je ne le ferai valoir qu’autant que vous le reconnaîtrez vous-même. — Je le reconnais, lui dis-je.
— Je vous parlerai donc avec franchise, monsieur, continua-t-il. J’arrive ici, prévenu contre vous par des apparences, par les propos d’une voisine, et plus encore par la douleur d’une mère respectable, qui voit, pour la première fois, le scandale et la médisance effleurer la couronne sans tache qui faisait le plus bel ornement et la seule richesse de son enfant. Mais je n’ignore point que le scandale et la médisance n’épargnent pas les intentions les plus pures et les procédés les plus honnêtes, et je suis encore prêt à croire les vôtres tels. Seulement, monsieur, il m’importait, dans une chose qui intéresse le bonheur de deux personnes que leur isolement recommande le plus spécialement à ma protection, de venir à vous, de vous parler, d’apprendre, si je le puis, quel danger elles ont couru ou peuvent courir encore, afin d’être mieux à même de les guider selon le bon sens et la vérité. Je vous l’avouerai encore, quelque coupable ou quelque imprudent que vous puissiez avoir été, je n’ai pas désespéré que les discours d’un vieillard désintéressé pussent vous détourner de faire le mal, ou tout au moins vous inspirer des sentiments de respect ou de piété favorables à mes deux paroissiennes.
— Monsieur, répondis-je aussitôt, je ne blâme ni vos motifs ni vos préventions ; mais il me semble qu’un témoignage était encore préférable au mien, c’est celui de la jeune fille. Si cette enfant m’accuse d’avoir manqué d’égards, si ses paroles déclarent autre chose que les soins respectueux que je lui ai rendus, si elles trahissent de ma part la moindre atteinte à sa pureté..... qu’est-il besoin de venir à moi ? Ne croirez-vous pas plutôt au témoignage de cette modeste enfant qu’à celui d’un homme que déjà les apparences accusent ? Aussi, monsieur, tout en respectant vos intentions, je ne m’explique ni votre démarche, ni le scandale qui la provoque. Encore une fois, j’en appelle à la jeune fille elle-même ; et, si elle me condamne, j’accepte avec cet arrêt son mépris et le vôtre.
— Vos paroles, reprit le pasteur, respirent la franchise et l’honnêteté, et, de plus, le témoignage que vous invoquez ne vous est point défavorable. Seulement il est incomplet ; il est celui de l’inexpérience et de la candeur que l’on craint d’altérer par des questions indiscrètes. Cette jeune fille, ignorante de ce qu’on lui veut, troublée par ce qu’elle entend, ne sait que verser des larmes en attestant de vos soins honnêtes. Pour ma part, j’en croirais avant tout le tact de son innocence. Mais vous convenez peut-être que vous auriez pu, même à son insu, manquer à la stricte honnêteté ; et, quand un témoin oculaire vous dénonce et vient porter la terreur dans l’âme d’une mère que des apparences fâcheuses indisposent, vous ne devez pas trouver étrange ni dénuée de motifs la démarche que je fais en recourant à votre sincérité. Elle est pénible, je vous l’assure, cette démarche : suspecter la loyauté, la délicatesse, les intentions ; opposer le doute aux dénégations d’une bouche honorable, c’est, sinon la plus cruelle, du moins la plus pénible tâche que puisse nous imposer notre ministère.
— C’est vrai, monsieur, lui dis-je sèchement. Toutefois, puisque vous balancez entre mon témoignage et celui de cette femme, je ne veux ni m’offenser ni me taire. Voici ce qui s’est passé. Mais, après que je vous aurai fait ce récit, je vous en préviens, monsieur, je ne supporterai de votre part ni doute ni incertitude.
Alors je lui racontai tous les événements de la veille, tels qu’ils sont connus de vous, lecteur. Je ne lui cachai ni mon empressement ni ma tendresse ; car, si ces choses sont, pour une âme dégradée, des indices suspects, il en est autrement des caractères nobles, pour qui elles sont le plus sûr garant de la pureté du cœur et des procédés. Il m’écouta avec intérêt ; je crus voir plus d’une fois se peindre sur ses traits des signes de sympathie et d’approbation, je vis son regard m’absoudre et sa main prête à saisir la mienne… Aussi, lorsque, après avoir fini mon récit, je le vis rester immobile et silencieux, j’en éprouvai une vive indignation, et j’étais près d’éclater en paroles insultantes, lorsqu’il reprit :
— Ne vous fâchez point. J’ai écouté votre récit ; entre vous et cette femme je n’hésite pas. Pardonnez pourtant si, faisant violence à mes propres convictions, je vous refuse encore les paroles d’estime et de réparation que je désire vous devoir. Mais un autre témoignage plus fort, plus respectable, une personne intéressée à vous justifier, en cherchant tout à l’heure à vous disculper auprès de moi, a plus fait pour ébranler cette conviction que n’eût pu le faire toute voix accusatrice…
J’écoutais ces paroles avec une attente confuse, et le cœur agité des plus violents mouvements de colère, de mépris et de fierté.
Je ne veux rien feindre, continua-t-il. Mademoiselle S*, la cousine de madame de Luze, est ma parente. Il y a peu de jours que, consulté par sa famille, j’ai donné mon assentiment à son union avec un homme que, dans mon opinion, ses mœurs, son caractère, recommandaient mieux encore que son rang et sa fortune… à son union avec vous, monsieur. C’est votre parrain que vous aviez chargé de vos démarches ; c’est lui aussi qui, tout à l’heure, alarmé des conséquences que pourraient avoir les bruits que vous venez de démentir, et sachant qu’ils étaient parvenus à ma connaissance en même temps que ce manteau accusateur, est venu se faire auprès de moi votre défenseur. Il avait vos aveux, il implorait mon indulgence, il me priait d’étouffer un scandale qui pouvait vous nuire, il me suppliait d’employer mon influence à vous détourner d’une honteuse liaison… Maintenant, mettez-vous à ma place ; jugez vous-même combien la vérité est difficile à atteindre, même pour celui qui la cherche avec le plus de désir, et ne vous offensez plus de ce que vous ne rencontrez pas, dès l’abord, cette réparation pleine et facile que votre innocence peut vous faire envisager comme un droit évident et sacré.
En proie à mille sentiments contraires et impétueux ; indigné contre mon parrain, dont l’âme trop peu élevée avait interprété mes paroles honnêtes comme les feintes honteuses du libertinage ; possédé d’estime et de respect pour l’homme qui me parlait, et pressé de répondre à tout à la fois, je restai quelques instants en silence, dominé par une agitation qui peu à peu se calmait, à mesure que j’écartais de ma pensée toutes les réponses qui n’auraient pas paru péremptoires, ni satisfait aux exigences de ma fierté et de mon innocence, toutes deux outragées. À la fin, trouvant un langage : — Monsieur, lui dis-je avec autant de calme que pouvaient m’en laisser les émotions que je comprimais, vous ne m’offensez point. Quand un parent me flétrit à plaisir, pourquoi attendrais-je de vous une opinion honorable qu’il n’a pas lui-même ? Mais j’ai de quoi détruire vos soupçons et rassurer vos scrupules… oui, monsieur, j’aime cette jeune fille… mais ce que vous ignorez, ce que mon parrain n’a eu garde de vous apprendre, c’est qu’à cause d’elle je l’ai mécontenté ; à cause d’elle j’ai secoué son joug, j’ai refusé son héritage, et quelque chose de plus flatteur encore, monsieur, la main de votre parente, l’alliance de votre famille… En agissant ainsi, je n’avais point encore arrêté mes vues sur votre jeune protégée ; mais, aujourd’hui qu’elle est compromise, aujourd’hui que les propos envenimés des uns, les discours officieux des autres, sont parvenus à la flétrir, je demande sa main, je la désire, je la veux !… et c’était, avant votre venue, le seul projet de mon cœur. Vous aurai-je pour appui dans le désir que je forme ? continuai-je d’un ton moins emporté ; voudrez-vous être le porteur de ma demande ? c’est ce que j’ose espérer de vous, monsieur, si, convaincu de ma droiture, vous me rendez enfin justice.....
Alors il me tendit la main, non sans quelque attendrissement. Depuis longtemps, dit-il, je vous rends justice, mon jeune ami ; mon estime est à vous, entière, sincère, et mon cœur s’émeut à ces vertueux transports qui, peut-être, vous emportent trop loin… Je n’ai point mission de plaider pour ma parente, et plutôt encore plaiderais-je en mon nom qu’au sien, tant vous répondez à l’opinion honorable que j’avais conçue de votre caractère ; mais c’est le sort de votre vie que vous décidez ainsi en un instant… Vous rejetez mille avantages… vous répudiez une personne aimable et digne de vous… vous vous aliénez un parent… vous perdez une fortune qu’il vous destinait… et que trouverez-vous en revanche ? La vertu, sans doute, les grâces du corps et celles de l’esprit ; mais une personne obscure et sans fortune, une enfant délaissée du monde que vous voyez, et que les préjugés vous défendront d’y produire… Au surplus, continua-t-il, à Dieu ne plaise que je veuille nuire à celles qui me sont confiées, et que je détourne d’elles un bonheur que peut-être la Providence tenait en réserve à leur infortune et à leurs vertus ! Voyez vous-même, mon bon ami, j’ai voulu vous éclairer et non corrompre votre honnête énergie ; j’ai voulu non pas éteindre ces transports, mais y adjoindre la réflexion, qui seule peut les rendre sages. Que si vous persistez dans ces généreux projets, ne craignez point que je laisse à d’autres le doux soin d’en porter l’annonce, d’en être l’appui fidèle, de vous vouer dès aujourd’hui une affectueuse estime, et d’adresser à Dieu les plus ferventes prières pour une union formée sous d’aussi touchants auspices.
À ces mots, je me jetai dans ses bras, et, l’ayant embrassé, j’achevai de lui ouvrir mon cœur. Il put voir que mes réflexions avaient précédé les siennes, et que ma résolution, pour s’être formée fortuitement, n’en était pas moins fondée sur des convenances vraies, et sur le désir de trouver, dans des attachements et des devoirs, un bonheur que m’avait jusque-là refusé une situation trop heureuse et facile. Bientôt, chassant tous ses scrupules, il finit par s’associer à mes projets avec tout l’entraînement d’un cœur chaud et généreux ; et, comme il arrive lorsqu’une véritable sympathie a fait disparaître les distances d’âge, de condition ou de rang, cet homme vénérable, à qui je parlais pour la première fois de ma vie, m’inspirait le respect d’un père et toute la confiance d’un ancien ami. C’est alors que je commençai à le questionner sur ces deux dames, qui, déjà si liées à mon existence, ne m’étaient pas même connues de nom.
Il m’apprit que la jeune fille se nommait Adèle Sénars ; et, je l’avoue, ce nom m’enchanta. Je suis très-sujet à trouver aux noms propres un air commun ou distingué ; et, par un travers d’esprit dont je n’étais pas corrigé, j’aurais préféré mille fois un nom qui ne me déplût pas à des avantages réels de fortune ou de rang. Mais l’aimable nom d’Adèle, outre le charme que j’y attachais déjà, en prit un que les années n’ont pu détruire, parce que, gravé dès lors au plus doux endroit de mon cœur, il rallie à lui les dernières impressions de ma jeunesse, et tout ce que j’ai pu goûter depuis de vrai bonheur.
Mais tout, d’ailleurs, dans ce que m’apprit le pasteur, sans choquer aucun des préjugés qui me sont propres, redoublait mon ivresse et mon contentement. Le père de cette jeune fille était Suisse, ainsi que moi. Entré jeune au service de la marine anglaise, il était parvenu à un grade peu élevé, mais honorable ; et, pendant son séjour en Angleterre, il y avait épousé la mère de mon Adèle. Ceci, en m’expliquant pourquoi j’avais vu sur la table le poëme des Saisons, me semblait prêter à l’air de cette jeune fille cet attrait qu’ont d’ordinaire pour nous les femmes étrangères, et j’aimais à attribuer à son origine anglaise son teint éblouissant, la mélancolique douceur de ses grands yeux bleus, et l’aimable innocence de son front. Depuis quelques années, sa mère l’avait amenée en Suisse pour lui donner à moins de frais une éducation qu’elle envisageait comme sa ressource future ; et, depuis la mort du père, arrivée deux ans auparavant, ces deux dames, réduites à vivre de la modique pension que la loi anglaise assure à la veuve d’un officier mort au service, étaient venues habiter la demeure où le hasard m’avait conduit à leur rencontre. De là, ces meubles élégants que j’avais remarqués, avec d’autres indices d’une condition jadis plus aisée.
Toutes ces choses me ravissaient. Mais pensez-vous, lui disais-je, que ces dames ainsi prévenues contre moi voudront accueillir ma demande ?… Pensez-vous que je saurai me faire aimer de cette jeune fille, pour qui les avantages de fortune que je puis lui offrir ne sont rien sans doute, et dont le cœur, rendu timide et craintif par la pudeur même, n’osera se livrer aux atteintes de l’amour ?… Je sens que je n’ai de ressource et d’espoir qu’en vous, leur digne protecteur, celui qui peut seul, par le respect qu’il inspire, détruire les préventions de ces deux dames, et leur faire agréer des vœux dont peut-être elles se défient.
— C’est à quoi, me dit-il, je m’emploierai, mon jeune ami. Du reste, redoutez peu leurs préventions, et davantage leur fierté. Aux premières clameurs de cette voisine emportée, mon soin le plus pressé a été de soustraire mes deux amies à son influence, tout en les dérobant à vos atteintes, si réellement je trouvais, après vous avoir vu, les propos de cette femme fondés. De cette manière, leurs préventions n’ont pu s’accroître, et mon témoignage, dont elles attendent tout, suffira à les rassurer pleinement. Mais elles ont l’orgueil de l’honnêteté pauvre : votre fortune, votre rang supérieur au leur, peuvent effaroucher leur fierté ; et les idées de la mère, que j’ai moi-même encouragées, ont toujours été de chercher le bonheur de sa fille dans une condition obscure, la seule dont leur position leur laissât la chance, mais dont une éducation trop cultivée leur fermait peut-être le chemin. Car vous ne sauriez croire, ajouta-t-il pendant que mon cœur dévorait ses paroles, combien d’intelligence, de goût, de vraie parure de l’esprit, embellit les hôtes du réduit si simple que vous avez vu. Cette jeune fille, si timide et si inexpérimentée d’ailleurs, possède et cultive une foule de connaissances ; elle s’est adonnée à la musique, au dessin, et à toutes ces choses elle apporte l’avantage d’une aptitude naturelle, et je ne sais quelle grâce remplie de sentiment. Sa mère unit à des qualités pareilles ce qu’y ajoutent l’expérience, les voyages, une vie bien employée, mais surtout cette aménité douce qui provient d’une sensibilité exercée aux épreuves comme aux joies du cœur. Aussi trouvé-je toujours un plaisir nouveau à les visiter. C’est l’endroit aimable de ma paroisse : je m’y oublie souvent, et je n’en sors jamais que je n’admire combien de grâces et d’agréments l’honnêteté, le travail, la culture, peuvent rassembler autour de ce petit foyer si voisin de la gêne et de la misère.
Cet entretien dura fort tard. Je le prolongeais par mille questions, ne pouvant me lasser d’entendre mon respectable ami me raconter ce qu’il savait des personnes qui m’inspiraient un intérêt si vif. Nous convînmes que dès le lendemain matin il se rendrait auprès d’elles ; que, selon la disposition où il les trouverait, il ferait les premières ouvertures, et que peut-être, pour répondre à mon impatience, il me rapporterait une réponse avant midi. Après cela, il se leva pour se retirer ; mais je voulus l’accompagner jusqu’à sa demeure, où je pris congé de lui, le cœur rempli d’affection, de joie et d’espérance.
CHAPITRE VI.
Je rentrai chez moi bien heureux et bien changé. Il me semblait que dès ce jour seulement je commençasse à vivre, et je pense encore aujourd’hui que c’était vrai ; car, si dès lors quelques traverses ont agité ma vie, je ne suis jamais retombé dans cet état de torpeur, fruit ordinaire d’une existence assurée et d’un avenir tout tracé, où le cœur est vide, où les facultés sont inactives, où l’esprit va se rapetissant et finit par se concentrer sur les petits intérêts des salons, sur les frivoles préoccupations de la vanité. J’appartiens à une classe où cette situation est commune, de nos jours surtout ; et, en voyant quel est le partage de ceux qui y demeurent, je sens que si j’avais encore à choisir ma vie, à défaut de celle où j’ai trouvé le bonheur, je préférerais la gêne laborieuse, d’où naissent de l’activité et des efforts, à cette oisive opulence où j’ai végété durant la moitié de mes plus belles années.
Je m’étais, comme le soir précédent, établi à songer au milieu d’une agitation remplie d’un intérêt vif et puissant, comme il arrive en ces instants solennels de la vie où l’on dit adieu au passé pour se porter tout entier vers une destinée nouvelle. Tantôt assis et les regards fixés sur le feu, j’encourageais mes espérances de tout ce que je pouvais me rappeler d’affectueux dans les paroles ou dans l’expression de la jeune fille, et surtout de tout le poids qu’auraient auprès de ces dames les recommandations de mon ami ; ou bien, regardant ces espérances comme accomplies, je me levais avec transport, je me promenais par ma chambre, et, anticipant sur les jours, sur les semaines, sur les années, je me peignais une félicité riante, à laquelle je faisais concourir mille charmants projets. Au milieu de ces songes, mes yeux vinrent à tomber sur un billet à mon adresse, que, dans ma préoccupation, je n’avais pas remarqué, bien qu’il fût déposé en face de moi, sur la cheminée.
À l’adresse, je reconnus aussitôt l’écriture de mon parrain, et je sonnai : Quand est venue cette lettre ? dis-je à Jacques. — Pendant que monsieur vient de sortir ; mêmement qu’il y a une réponse, qu’ils ont dit. — C’est bon. J’ouvris la lettre avec un médiocre empressement ; la voici :
« Je veux bien tout oublier. En te quittant, j’ai su ta fredaine, et que ton manteau y est resté. J’ai aussitôt agi auprès de qui de droit, et étouffé le bruit qui commençait à se répandre vigoureusement. Le plus pressé était d’amadouer monsieur le pasteur Latour, parent de ta future, et j’y suis parvenu. Rien n’est gâté.
« Une fois que tu as avili cette fille, je pense que tout est dit de ce côté. Tu leur dois quelque dédommagement, et je m’en charge. Mais plus d’incertitude ni de délais. Nous terminons demain, et à ce prix (tu n’es pas bien à plaindre) tu retrouves l’héritage et l’amitié de ton affectionné parrain. »
La lecture de cette lettre me livra au plus violent emportement, et j’éclatai en insultes contre mon parrain, qui se dévoilait à moi comme un être sans cœur et sans moralité, dont la cynique parole profanait tout ce que je regardais comme pur et sacré. Je pris aussitôt la plume, et j’écrivis une réponse dont l’impétuosité méprisante était trop excessive pour ne pas me surprendre moi-même quelques moments plus tard. Aussi je la déchirai pour en refaire une autre, puis une troisième, jusqu’à ce que, déjà plus calme, et venant à réfléchir que mon sort, qui devait peut-être se décider le lendemain, serait une éclatante réponse à son outrageante lettre, je finis par dédaigner de lui écrire, et je retournai, pour toute vengeance, à mes douces rêveries.
Il était près de trois heures du matin lorsque je me mis au lit. J’espérais tromper par quelques heures de sommeil l’impatience avec laquelle j’attendais le lendemain ; mais à peine fermai-je les yeux pendant quelques instants, et, aux premiers rayons de lumière qui pénétrèrent dans mon appartement, je me levai pour m’habiller et pour attendre avec une impatience toujours plus vive. Les yeux fixés sur la pendule, je calculais l’heure à laquelle M. Latour devait se lever, se disposer à partir, être en route, et enfin se présenter à ces dames. Arrivé à ce moment, je composais son propre discours de mille manières, selon la situation, le lieu, les dispositions où il rencontrerait ses deux amies ; puis, aidé de toute l’illusion du désir et de l’amour, je prêtais à l’expression de ma bien-aimée et aux paroles de sa mère un langage qui comblait mes vœux. À la fin, l’attente me devint insupportable, et je me décidai à sortir sur l’heure, pour aller à la rencontre de la réponse que devait m’apporter M. Latour.
C’était dans sa propre campagne, à une lieue de la ville, que ce bon pasteur avait recueilli ces dames le jour précédent. J’en pris le chemin par une matinée de décembre, dont les impressions ne sortiront jamais de mon souvenir. Le temps était doux, les chemins affreux. Un soleil pâle éclairait d’une lumière argentine les champs sans verdure et les arbres sans feuillage, et la neige des montagnes brillait faiblement derrière une brume légère. Mais mon cœur réchauffait de ses propres feux cette nature glacée, et, comme attendri par l’espoir d’une félicité prochaine, il se peignait le bonheur et l’amour versant leurs dons jusque sur les moindres chaumières éparses dans les prés qui bordaient la route. Je me souviens que, m’étant assis pour attendre M. Latour, mes yeux s’arrêtèrent sur l’une de ces cabanes, presque ensevelie sous l’épais branchage des ormeaux, et d’où s’échappait une tranquille fumée. Je m’avisai de fixer mon sort sous cet humble chaume, j’y appelai mon amante, j’y arrangeai ma vie ; et, animant insensiblement ces ombrages dépouillés du charme vivant de mes rêves, mon impatience, quelques instants trompée, laissait errer mes pensées autour de ce rustique asile. Quelquefois l’avenir donne aux songes du cœur comme l’air d’un pressentiment. Peu d’années après, c’est dans une retraite voisine de ce lieu que j’ai vu les miens se réaliser.
Pendant que j’étais assis, un char qui parut à l’extrémité de la route me fit lever comme en sursaut, et courir à sa rencontre. Je reconnus de loin qu’il était vide, et j’allais passer outre, quand l’homme qui le conduisait, après avoir ralenti le pas de son cheval, finit par arrêter, et me demanda si je n’étais point la personne que M. le pasteur Latour envoyait chercher… En un clin d’œil je fus dans le char, qui rebroussa rapidement. Aussitôt le trouble et l’émotion, succédant à l’impatience, m’ôtèrent toute présence d’esprit, en sorte que j’aurais donné tout au monde pour que le char m’emportât avec moins de vitesse.
Bientôt j’aperçus la maison, située au penchant d’un coteau. On y arrivait par une côte rapide, ombragée de vieux noyers. Le cœur me battait avec force, et mes yeux cherchaient avec anxiété à reconnaître quelque mouvement alentour. Mais un silence tranquille planait sur cette retraite, et deux volets ouverts au rez-de-chaussée indiquaient seuls qu’elle fût habitée. Cependant la côte tirait à sa fin ; déjà les haies, plus rapprochées, m’ôtaient la vue des bâtiments ; j’apercevais un portail, et les aboiements d’un chien se confondirent tout à coup avec le retentissement des roues, qui atteignaient le pavé de la cour. Le char s’arrêta, et tout rentra dans le silence.
Je venais de descendre lorsque parut M. Latour. Une dame d’environ cinquante ans s’appuyait sur son bras. Elle était mise avec goût et simplicité ; et, malgré l’émotion qui troublait la sereine noblesse de son visage, son regard pénétrant et sensible, fixé sur ma personne, augmentait ma timidité en même temps qu’il gagnait mon cœur. Dans ces premiers instants, je ne sus rien lui dire, elle-même gardait le silence ; mais le bon pasteur s’adressant à moi : Mon ami, me dit-il, j’ai présenté vos vœux à madame, qui a bien voulu en paraître touchée. C’est, je pense, tout ce que je pouvais faire ; le reste vous appartient, ou plutôt appartient à votre mérite, qui se fera mieux connaître par lui-même que par ma bouche. — C’est, dit alors la dame d’une voix émue, c’est d’une manière étrange, monsieur, que nous venons à nous connaître… néanmoins les paroles de M. Latour sont toutes-puissantes pour vous gagner mon estime, et je n’ai pas à repousser une demande qu’il appuie… Ma fille ne sait rien encore, mais je n’ai plus rien à lui taire… et, une fois que j’ai donné ma confiance à votre caractère, je dois laisser le reste à son libre choix… Mais entrez, je vous prie…
J’étais trop troublé pour oser répondre ; toutefois, oubliant, dans l’expansion de mon cœur, cette retenue à laquelle se conforme la politesse qui se possède, je saisis la main de cette dame, et j’y appliquai mes lèvres avec un transport auquel elle parut sensible. À peine j’avais lu ce mouvement sur son visage, que, déjà moins timide, j’avançais mon bras pour recevoir le sien et la conduire dans le salon. À ce moment je me sentis son fils ; et mon cœur, exalté par le bonheur et la reconnaissance, lui vouait avec serment cette affection sincère dont j’ai tâché depuis de réjouir ses vieux jours.
Dès que je fus entré dans le salon, la jeune fille me reconnut, et ses joues se colorèrent d’une vive rougeur. Puis, me voyant soutenir le bras de sa mère, elle reprit un air plus tranquille, et s’inclina pour me saluer. Elle se tenait debout, dans une attitude pleine de grâce et de modestie, attendant pour s’asseoir que les autres personnes fussent placées. « J’espère, mademoiselle, lui dis-je, que vous ne vous ressentez pas trop des fatigues de cette soirée à laquelle je dois l’avantage de vous connaître. » Elle rougit de nouveau ; et, pour chasser l’embarras que causaient ces souvenirs, je parlai de l’incendie. La conversation s’établit alors, mais froide et contrainte, comme il arrive lorsque les paroles ne servent qu’à voiler les préoccupations du cœur. La jeune fille seule, étrangère à ces préoccupations, se livrait avec abandon au plaisir d’écouter, et ajoutait quelques paroles timides à ces récits qui captivaient son attention sans partage.
Néanmoins cette situation, en se prolongeant, devenait gênante ; et, quoique déjà plus rassuré, les paroles de la dame m’avaient laissé incertain sur ce que je pouvais hasarder de dire. À la fin, M. Latour s’adressant à la jeune demoiselle : — J’ai, lui dit-il, un vœu à former, mademoiselle Adèle : c’est que mon ami, qui est aussi celui de madame votre mère, puisse un jour devenir le vôtre. — Vous savez bien, monsieur Latour, dit la jeune fille timidement, mais sans honte, que j’aime tous ceux qui sont chers à ma mère et à vous. Je compris alors qu’elle ne se doutait point du motif de ma venue, et que son cœur ingénu n’avait point pénétré le sens des paroles de M. Latour. — Mademoiselle, repris-je aussitôt, la moindre affection de votre part est une faveur sans prix à mes yeux ; mais pourquoi vous taire le vœu auquel j’attache toute ma félicité ?… c’est le don de votre main que j’implore, c’est le bonheur d’associer ma vie à la vôtre, celui de trouver, avec une compagne tout aimable, une mère que j’aime déjà et je vénère comme celle que j’ai perdue !
Pendant que je m’exprimais ainsi, la jeune enfant, surprise, alarmée, jetait tour à tour un regard sur M. Latour, sur moi, sur sa mère. Celle-ci, sur le point de décider seule du sort d’une fille tendrement aimée, avait senti se rouvrir la blessure de son cœur : en sorte que déchirée par les souvenirs du passé, soumise et tremblante devant l’incertitude de l’avenir, son regard implorait l’affection, l’appui, la pitié ; et, cessant de se contraindre, elle laissait couler de ses yeux d’abondantes larmes. — Maman, lui dit sa fille en se réfugiant auprès d’elle, pourquoi pleurez-vous ?… J’aime monsieur, je vous suis soumise… disposez de moi pour votre bonheur ; là seulement je trouverai le mien… Sa mère ne pouvait lui répondre ; mais, à la fin, ses alarmes cherchant en moi leur refuge, elle saisit sa main, et elle la plaça dans la mienne.
Dès ce moment nous fûmes unis. La vraie candeur est confiante, un cœur neuf à l’amour se donne sans réserve ; je trouvai intacts dans celui d’Adèle ces trésors que d’ordinaire le monde souille ou effleure, mais que la retraite embellit et conserve. Remarquable par son élégante beauté, remplie de grâces et d’agréments, douée de cette sensibilité qui, dans une femme, rehausse les talents et les connaissances, son âme généreuse et modeste ne connaissait d’autres plaisirs que ceux de l’affection et du dévouement ; et, en même temps qu’elle semblait prodiguer les grâces de ses manières et de son esprit, je ne sais quelle pudique réserve donnait à ses moindres faveurs un charme plus profond, plus piquant mille fois que celui que des femmes aussi belles cherchent en vain dans les calculs de la plus adroite coquetterie.
Il fut convenu que ces dames achèveraient de passer l’hiver dans cette retraite que leur offrait le bon M. Latour. C’est là que, chaque jour, pendant les rigueurs d’un hiver glacé, je venais avec transport m’enivrer, auprès de cette charmante fille, de toutes les délices d’un amour chaque jour plus vif et chaque jour mieux partagé. Temps de félicité présente et de riant espoir ! jours heureux de ma vie ! non, comme tant d’autres plaisirs que les années emportent sans retour, vous n’avez point passé sans laisser d’aimables traces ; vous fûtes la brillante aurore de ce bonheur que je goûte aujourd’hui ; et mon cœur, en rebroussant jusqu’à vous, n’a point à vous demander compte de douces promesses dont vous l’ayez leurré !
Au printemps suivant, M. Latour nous maria dans l’église d’un village voisin ; heureux et fier d’une union qui fut l’ouvrage de sa prudence et de son désintéressement, il est demeuré notre plus constant ami. Jacques m’a accompagné dans ma condition nouvelle ; et mon parrain, mort deux ans après, sans m’avoir pardonné, a partagé ses biens entre des parents moins fortunés que moi. Je finis, lecteur ; m’aurez-vous suivi jusqu’au bout ? Pour moi, je me le suis figuré, et c’est pourquoi j’éprouve tant de regret à vous quitter.