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La Bibliothèque de mon oncle (Töpffer)

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La Bibliothèque de mon oncle (Töpffer)
Nouvelles genevoisesCharpentier (p. 53-231).


LA BIBLIOTHÈQUE DE MON ONCLE.


I.

J’ai connu des gens élevés sur le seuil de la boutique de leur père ; ils avaient retenu de ce genre de vie certaine connaissance pratique des hommes, certain penchant musard, le goût des rues, quelque trivialité d’idées, la morale et les préjugés du quartier. On en a fait des avocats, des ministres, et dans chacune de ces vocations ils ont apporté de ce seuil de boutique bien des éléments bons ou mauvais, toujours ineffaçables.

D’autres, en ce temps-là, je veux dire vers quinze ans, avaient leur petite chambre sur une cour silencieuse, sur des toits déserts. Ils y sont devenus méditatifs, peu au fait des affaires de la rue, assez riches d’observations privées sur un petit nombre de voisins. Ils y ont acquis une connaissance de l’homme moins générale, mais plus intime. Combien de fois aussi, privés de tout spectacle, ils ont vécu avec eux seuls ; pendant que l’autre, sur son seuil, toujours récréé par la vue de quelque objet nouveau, n’avait ni le temps ni l’envie de faire connaissance avec lui-même. Avocat ou ministre, pensez-vous que celui de la petite chambre n’aura pas une manière autre que celui du seuil ?

Et ce qu’on voit passer de son logis, et les gens qui circulent autour, et les bruits qui s’y entendent, et les objets tristes ou riants qui s’y rencontrent, et le voisinage, et les cas fortuits ? Oh ! que l’éducation est une chose difficile ! Tandis qu’à lumineuse intention, sur le conseil d’un ami ou d’un livre, vous dirigez l’esprit et le cœur de votre fils vers le côté qui vous agrée, les choses, les bruits, les voisins, les cas fortuits conspirent contre vous, ou vous secondent sans que vous puissiez détruire ces influences ni vous passer de leur concours.

Plus tard, il est vrai, après vingt, vingt-cinq ans, le logement fait peu. Il est triste ou gai, confortable ou délabré ; mais c’est une école où les enseignements ont cessé. À cet âge, l’homme fournit sa carrière ; il a atteint ce nuage d’avenir qui, tout à l’heure encore, lui paraissait si lointain ; son âme n’est plus rêveuse et docile : les objets s’y mirent, mais ils n’y laissent plus d’empreinte.


Pour moi, j’habitais un quartier solitaire[1]. C’est derrière le temple de Saint-Pierre, près de la prison de l’évêché. Par-dessus le feuillage d’un acacia, je voyais les ogives du temple, le bas de la grosse tour, un soupirail de la prison, et, au delà, par une trouée, le lac et ses rives. Quels beaux enseignements, si j’avais su en profiter ! Combien la destinée m’avait favorisé entre les garçons de mon âge ! si j’ai mal profité, je tire gloire néanmoins d’être issu de cette école, plus noble que celle du seuil de boutique, plus riche que celle de la chambre solitaire, et d’où devait sortir un poëte, pour peu que ma nature s’y fût prêtée.


Au fait, tout est pour le mieux ; car je me doute qu’à aucune époque les poëtes n’ont été heureux. En savez-vous un, parmi les plus favorisés, qui ait jamais pu étancher sa soif de gloire et d’hommages ? en connaissez-vous un, parmi les plus grands, et surtout parmi ceux-là, qui ait jamais pu être satisfait de ses œuvres, y reconnaître les célestes tableaux que lui révélait son génie ? Vie de leurres, de déceptions, de dégoûts ! Et encore, ceci n’en est que la surface ; je m’imagine qu’elle recouvre des troubles plus grands, des dégoûts plus amers. Ces têtes-là se forgent une félicité surhumaine que chaque jour déçoit ou renverse ; ils voient par delà les cieux, et ils sont cloués à la terre ; ils aiment des déesses, et ne rencontrent que des mortelles. Tasse, Pétrarque, Racine, âmes tendres et malades, cœurs jamais paisibles, toujours saignants ou plaintifs, dites un peu ce qu’il en coûte pour être immortels !

Ceci est l’effet et la cause. C’est parce qu’ils sont poëtes qu’ils éprouvent ces tourments ; c’est parce qu’ils éprouvent ces tourments qu’ils sont poëtes. De cette lutte qui se fait en eux jaillit, comme l’éclair de la nue, cette lumière qui nous frappe dans leurs vers ; la souffrance leur révèle les joies, les joies leur apprennent la souffrance, leurs désirs vivent à côté de leurs déceptions ; de ce riche chaos, de ces fécondes douleurs naissent leurs sublimes pages. Ainsi ce sont les vents orageux qui tirent de si doux sons de cette harpe solitaire.

Je m’étonne donc moins d’avoir ouï dire à un homme de sens qu’il vaut mieux être l’épicier du coin que le poëte du monde ; Giraud, que Dante Alighieri.


Cette idée que je me fais du poëte, elle est si vraie, que voyez, je vous prie, à quoi prétendent tout d’abord ceux qui aspirent à cette vocation. N’est-ce point à ce trouble, à ces peines, à ce riche chaos, si possible ? Ainsi que l’on singe la vertu par des paroles de sainteté, ils singent, eux, la poésie par des paroles de tristesse, d’angoisse, d’ineffables douleurs ; ils souffrent dans leurs vers, ils gémissent dans leurs vers, ils y traînent à vingt ans un reste éteint de vie décolorée, ils y meurent : presque tous commencent par là. Ah ! mon ami, il n’est pas si facile que tu penses d’être triste, malheureux, affligé ; d’être tourmenté de désirs, fasciné d’extase ; de décolorer sa vie, de mourir comme Millevoye ! Ôte donc ton masque, que nous voyions ta face réjouie. Pourquoi, pourquoi, mon gros camarade, ne pas suivre ta nature ? Quel avantage si grand trouves-tu donc à passer pour gémissant et plaintif, pour mort et jamais enterré ?


Au reste, quand je parle de fécondes douleurs, je n’entends point dire par là que tout grand poëte gémit et pleure nécessairement dans ses vers ; mais, au contraire, que ses plus riantes extases recouvrent d’amers déplaisirs. Alors même qu’il nous entraîne dans un aimable Élysée, alors même qu’il peint la beauté sous ses plus célestes traits, c’est le vide de la terre qui le fait déployer son essor vers ces hauteurs fortunées : il est peintre de la santé, parce qu’il est malade ; de l’été, parce qu’il erre sur les glaces ; des eaux fraîches, parce que tout est aride alentour. Le malheureux goûte quelques instants d’ivresse, et il nous fait boire à sa coupe. Pour nous le nectar, pour lui la lie.

Mais voici qu’à ce propos je découvre une pensée honteuse qui se cache derrière un repli de mon cerveau : c’est la pensée que je suis bien aise, pour mes plaisirs, qu’il ait existé de ces âmes souffrantes… que des infortunés aient vécu de peines durant de longues années, pour laisser quelques pages, quelques strophes qui me charment, qui m’émeuvent un instant !… Profond égoïsme du cœur, cruauté du plaisir qui s’immole tout à lui-même ! Mais aussi… Racine épicier ! Virgile détaillant !… Non, je n’ai pas encore assez de sens, sur mon crâne chenu n’ont pas passé assez d’années encore. Un jour viendra, et trop tôt, où, plus sensé, non moins égoïste, je tiendrai ce propos devant les jeunes hommes. Et la pensée que je radote, s’élevant dans leur cerveau, s’épandra sur leur front, et ne s’arrêtera que sur leurs lèvres.


Il y a dans le cerveau beaucoup de ces pensées honteuses qui se cachent par pudeur, qui se taisent crainte de se faire honnir, qui parfois, venant à surgir hors de leur cachette, font circuler la rougeur sur les fronts honnêtes. Un jour, un homme fit une battue dans son propre cerveau ; il en sonda les replis ; il chercha dessus, dessous ; il visita les plus obscurs recoins ; et, de ce qu’il trouva, fit un livre, le livre des Maximes, miroir fidèle où l’homme se voit bien plus laid qu’il ne croyait l’être.

Le duc, en cela, avait suivi la maxime de Socrate, qui exhorte l’homme à regarder dans son cerveau. Γνωθι σεαυτον (c’est du grec) ne signifie pas autre chose. Pour moi, je doute fort s’il y a beaucoup à gagner dans cette habituelle contemplation. Sur bien des choses, vaut mieux s’ignorer soi-même. Certains, à se connaître mieux, deviendraient pires. Tel, voyant son champ ingrat au bon grain, prend l’idée de tirer parti des mauvaises herbes.


Aussi je ne regarde plus tant dans mon cerveau, mais ce m’est un passe-temps des plus récréatifs que de lorgner dans celui des autres. J’y applique la loupe, le microscope ; et vous ne sauriez croire ce que j’y découvre de petites particularités curieuses, sans compter les grosses qui se voient à l’œil nu, et les monstruosités qui frappent à distance. Bien fou Gall, qui prétend juger du contenu par le contenant, du goût d’une orange par ses aspérités, d’un onguent par la boîte. Moi, j’ouvre et je goûte ; j’ôte le couvercle et je flaire :

Imaginez-vous que tous les cerveaux sont faits de même ; j’entends qu’ils ont tous le même nombre de loges, contenant les mêmes germes, ainsi qu’en toute orange même nombre de pépins habitent même nombre de loges pareillement disposées. Mais voici que bientôt, de ces germes, les uns avortant, les autres se développant outre mesure, il résulte des disproportions d’où éclatent ces différences de caractères qui font les hommes si dissemblables.

Ce qui est curieux, c’est qu’il y a un de ces germes qui n’avorte jamais, qui s’alimente de rien comme de beaucoup, qui prend sa croissance l’un des premiers, et décroît le dernier de tous ; si bien que, celui-là mort, on peut être assuré que tout le reste de l’homme a cessé de vivre : c’est celui de la vanité. Je tiens ceci d’un visiteur de morts, lequel m’a confié que, pour sa part, il s’en tenait à ce signe, le regardant comme plus sûr que tout autre ; en sorte qu’appelé auprès d’un défunt il s’assurait tout d’abord qu’il n’y eût plus envie aucune de paraître, aucun soin de son air, de sa pose, nul souci du regard des autres ; auquel cas, sans même tâter le pouls, il donnait son permis ; et que, pour avoir toujours pratiqué cette recette, il était convaincu de n’avoir jamais envoyé en terre un vivant, ce que, disait-il, font souvent ses confrères, lesquels s’en tiennent au pouls, au souffle, et autres signes incomplets.

Il prétendait, ce visiteur, que ce n’est pas tant selon la condition, la richesse ou la profession, que ce bourgeon-là varie ; que si quelque chose influe, ce serait plutôt l’âge. Dans l’enfance, il n’est pas le premier à se montrer ; dans la jeunesse, il n’est pas le plus gros ; mais, dès vingt ans, c’est un tubercule respectable et vorace, qui s’alimente de tout.


J’oublie que c’est de mon logis que je voulais parler. J’y coulais dans une paix profonde les riants loisirs de ma première adolescence, vivant peu avec mon maître, plus avec moi-même, beaucoup avec Eucharis, avec Galatée, avec Estelle surtout.

Il y a un âge, un seul à la vérité, et qui dure peu, où les pastorales de M. de Florian ont un charme tout particulier ; j’étais à cet âge. Rien ne me semblait aimable comme ces jeunes bergères ; rien de naïf comme leurs phrases précieuses et leurs sentiments à l’eau de rose ; rien de champêtre, de rustique comme leurs élégants corsages, comme leurs gentilles houlettes à rubans flottants. À peine trouvais-je aux plus jolies demoiselles de la ville la moitié de la grâce, de l’élégance, de l’esprit, du sentiment surtout, de mes chères gardeuses de moutons. Aussi leur avais-je donné mon cœur sans réserve, et ma novice imagination se chargeait de le leur garder fidèle.

Enfantines amours, premières lueurs de ce feu qui, plus tard, pénètre, étreint, embrase !… Que de charme, que de riant et pur éclat dans ces innocentes prémices d’un sentiment si fécond en orages !


Le malheur de cette passion-là, c’est que je n’osais pas m’y livrer avec sécurité ; et ceci, à cause d’un entretien très-grave que j’avais eu tout récemment avec mon maître. C’était à propos de la belle conduite de Télémaque dans l’île de Calypso, alors qu’il quitte Eucharis pour la vertu, laquelle conduite nous traduisions ensemble en fort mauvais latin :

Et il précipita Télémaque dans la mer……

Et Telemachum in mare de rupe præcipitavit, venais-je de traduire, lorsque M. Ratin, c’était mon maître, s’avisa de me demander ce que je pensais de ce procédé de Mentor.

Cette question m’embarrassa fort, tant je savais déjà qu’il ne faut point blâmer Mentor devant son précepteur. Cependant, au fond, je trouvais que Mentor s’était comporté, en cette occasion, d’une façon brutale.

— Je pense, répondis-je, que Télémaque fut bien heureux d’en être quitte pour avoir bu l’onde amère.

— Vous ne comprenez pas ma question, reprit M. Ratin. Télémaque était amoureux de la nymphe Eucharis ; or l’amour est la passion la plus funeste, la plus méprisable, la plus contraire à la vertu. Un jeune homme qui aime s’adonne au relâchement et à la mollesse ; il n’est plus bon à rien qu’à soupirer auprès d’une femme, comme fit Hercule aux pieds d’Omphale. Le procédé du sage Mentor était donc le plus admirable entre tous pour arrêter Télémaque sur les bords de l’abîme. Voilà, ajouta M. Ratin, ce que vous auriez dû me répondre.


C’est de cette façon indirecte que j’appris que mon cas était grave, et que j’avais déjà bien dévié de la vertu ; car j’aimais Estelle tout aussi évidemment à mes yeux, que l’autre, Eucharis. Je résolus donc, à part moi, de combattre un sentiment si coupable, et qui pouvait tôt ou tard m’attirer quelque catastrophe, à en juger du moins d’après l’admiration que M. Ratin professait pour le procédé de Mentor.

Le discours de M. Ratin m’avait fait d’ailleurs une grande impression, bien moins pourtant par ce que j’en pouvais comprendre que par ce que j’y trouvais d’obscur et de mystérieux. En même temps que, pour être sage et ne pas tomber dans l’abîme, je réprimais une bien innocente ardeur, mon imagination s’attachait aux paroles sinistres de M. Ratin pour en pénétrer le sens, et pour y chercher des révélations.

Ce fut là mon premier amour. S’il n’eut pas de suite, vu sa nature tout imaginaire, la façon dont il fut refoulé par le discours de M. Ratin a imprimé à mes autres amours certains traits que l’on pourra reconnaître dans les récits qui suivront.


Cette prison dont j’ai parlé n’a qu’une seule fenêtre qui donne de mon côté. En général, les prisons ne sont pas riches en fenêtres.

Cette fenêtre est percée dans une muraille d’un aspect noir et triste. Des barreaux de fer empêchent le prisonnier d’avancer la tête au dehors ; et un appareil extérieur, qui lui dérobe la vue de la rue, ne laisse pénétrer dans le fond de sa retraite qu’un peu de la lumière du ciel. Je me souviens que la vue de ce soupirail ne m’inspirait alors que terreur et colère. C’est qu’en effet, dans une société que je me figurais tout entière composée d’honnêtes gens, il me paraissait infâme que quelqu’un s’y permît d’être assassin ou voleur ; et la justice, qui protégeait des gens parfaits contre des monstres, m’apparaissait comme une matrone saintement sévère, dont les arrêts ne pouvaient être trop terribles. Depuis, j’ai changé : la justice m’est apparue moins sainte ; ces gens parfaits ont baissé dans mon estime ; et dans ces monstres j’ai reconnu trop souvent les victimes de la misère, de l’exemple, de l’injustice… Alors la compassion est venue tempérer la colère.

L’esprit des enfants est absolu, parce qu’il est borné. Les questions, n’ayant pour eux qu’une face, sont toutes simples ; en sorte que la solution en paraît aussi facile qu’évidente à leur intelligence plus droite qu’éclairée. C’est pour cela que les plus doux d’entre eux disent parfois des choses dures, que les plus humains tiennent des propos cruels. Sans être de ces plus humains, cela m’arrivait souvent ; et, quand je voyais conduire un homme en prison, toute ma sympathie était pour les gendarmes, toute mon horreur pour cet homme. Ce n’était ni cruauté ni bassesse ; c’était droiture. Plus vicieux, j’aurais détesté les gendarmes, plaint l’homme.

Un jour, j’en vis passer un qui alluma toute mon indignation. C’était le complice d’un atroce assassin. Entre eux deux, ils avaient tué un vieillard pour s’emparer de son argent ; puis, aperçus par un enfant au moment du crime, ils s’étaient défaits de cet innocent témoin par un second meurtre. Le camarade de cet homme avait été condamné à mort ; mais lui, soit habileté dans la défense, soit quelque circonstance atténuante, était condamné seulement à une réclusion perpétuelle. Au moment où, près d’entrer dans la prison, il passa sous ma fenêtre, il regardait les maisons voisines avec curiosité. Ses yeux ayant rencontré les miens, il sourit comme s’il m’avait connu !

Ce sourire me fit une impression sinistre et profonde. Pendant toute la journée rien ne put le chasser de ma pensée. Je résolus d’en parler à mon maître, qui saisit cette occasion pour me faire une remontrance sur le temps considérable que je perdais à regarder dans la rue.


C’était, quand j’y songe, un drôle d’homme que mon maître : moral et pédant, respectable et risible, grave et ridicule, en telle sorte qu’il me faisait une impression à la fois vénérable et bouffonne. Tel est pourtant l’empire de l’honnêteté, l’ascendant des principes, lorsque la conduite est en accord avec eux, que, malgré l’effet vraiment risible que me faisait M. Ratin, il avait sur moi plus d’influence que tel maître bien plus habile, ou bien plus sensé, mais en qui j’aurais surpris le moindre désaccord entre les préceptes qu’il me donnait à suivre et ceux qu’il suivait lui-même.

Il était pudibond à l’excès. Nous sautions des pages entières de Télémaque, comme contraires aux bonnes mœurs ; et il prenait soin de me prémunir contre toute sympathie pour l’amoureuse Calypso, m’avertissant que je rencontrerais dans le monde une foule de femmes dangereuses qui lui ressemblent. Cette Calypso, il la détestait ; cette Calypso, bien que déesse, c’était sa bête noire. Quant aux auteurs latins, nous n’avions garde de les lire ailleurs que dans les textes expurgés par le jésuite Jouvency ; encore enjambions-nous bien des passages que ce pudique jésuite avait crus sans danger. De là l’épouvantable idée que j’étais porté à me faire d’une foule de choses ; de là aussi l’épouvantable frayeur que j’avais de laisser voir à M. Ratin mes plus innocentes pensées, si seulement elles avaient quelque teinte amoureuse, quelque lointain rapport avec Calypso, sa bête noire.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. Cette méthode enflamme plus qu’elle ne tempère ; elle comprime plus qu’elle ne prévient, elle donne des préjugés plutôt que des principes ; son premier effet surtout est d’altérer presque infailliblement la candeur, cette fleur délicate qu’un rire flétrit, que rien ne relève.

Au surplus, M. Ratin, tout farci de latinité et d’ancienne Rome, mais bon homme au demeurant, était plus harangueur que sévère. À propos d’un pâté d’encre, il citait Sénèque ; à propos d’une espièglerie, il me proposait Caton d’Utique pour exemple ; mais une chose qu’il ne pardonnait pas, c’était le fou rire. Cet homme voyait dans le fou rire les choses les plus singulières, l’esprit du siècle, l’immoralité précoce, le signe certain d’un avenir déplorable. Sur ce point il pérorait avec passion, interminablement. J’attribue ceci à une verrue qu’il avait sur le nez.

Cette verrue était de la grosseur d’un pois chiche, et surmontée d’une petite houppe de poils très-délicats, très-hygrométriques aussi : car j’avais remarqué que, selon l’état de l’atmosphère, ils étaient plus roides ou plus bouclés. Il m’arrivait souvent, durant mes leçons, de la considérer le plus naïvement du monde, comme un objet curieux, sans aucune idée de moquerie ; j’étais, dans ces cas-là, brusquement interpellé, et tancé vertement sur ma distraction. D’autres fois, plus rarement, une mouche voulait obstinément s’y poser malgré l’impatiente colère de mon maître, qui pressait alors l’explication, afin qu’attentif au texte je ne m’aperçusse point de cette lutte singulière. Mais cela même m’avertissait qu’il se passait quelque chose, en sorte qu’une curiosité irrésistible me faisait lever furtivement les yeux sur son visage. Selon ce que j’avais vu, le fou rire commençait à me prendre, et, pour peu que la mouche insistât, il devenait irrésistible aussi. C’est alors que M. Ratin, sans paraître concevoir le moins du monde la cause d’un pareil scandale, tonnait contre le fou rire en général, et m’en démontrait les épouvantables conséquences.


Le fou rire est néanmoins une des douces choses que je connaisse. C’est fruit défendu, partant exquis. Les harangues de mon maître ne m’en ont pas tant guéri que l’âge. Pour fourire avec délices, il faut être écolier, et, si possible, avoir un maître qui ait sur le nez une verrue et trois poils follets :

… Cet âge est sans pitié.

Réfléchissant depuis à cette verrue, je me suis imaginé que tous les gens susceptibles ont ainsi quelque infirmité physique ou morale, quelque verrue occulte ou visible, qui les prédispose à se croire moqués de leur prochain. Ne riez pas devant ces gens-là : c’est rire d’eux ; ne parlez jamais de loupe ni de bourgeon : c’est faire des allusions ; jamais de Cicéron, de Scipion Nasica : vous auriez une affaire.


C’était le temps des hannetons. Ils m’avaient bien diverti autrefois, mais je commençais à n’y prendre plus de plaisir. Comme on vieillit !

Toutefois, pendant que, seul dans ma chambre, je faisais mes devoirs avec un mortel ennui, je ne dédaignais pas la compagnie de quelqu’un de ces animaux. À la vérité, il ne s’agissait plus de l’attacher à un fil pour le faire voler, ni de l’atteler à un petit chariot : j’étais déjà trop avance en âge pour m’abandonner à ces puériles récréations ; mais penseriez-vous que ce soit là tout ce qu’on peut faire d’un hanneton ? Erreur grande : entre ces jeux enfantins et les études sérieuses du naturaliste, il y a une multitude de degrés à parcourir.

J’en tenais un sous un verre renversé. L’animal grimpait péniblement les parois pour retomber bientôt, et recommencer sans cesse et sans fin. Quelquefois il retombait sur le dos : c’est, vous le savez, pour un hanneton un très-grand malheur. Avant de lui porter secours, je contemplais sa longanimité à promener lentement ses six bras par l’espace, dans l’espoir toujours déçu de s’accrocher à un corps qui n’y est pas. — C’est vrai que les hannetons sont bêtes ! me disais-je.

Le plus souvent, je le tirais d’affaire en lui présentant le bout de ma plume, et c’est ce qui me conduisit à la plus grande, à la plus heureuse découverte ; de telle sorte qu’on pourrait dire, avec Berquin, qu’une bonne action ne reste jamais sans récompense. Mon hanneton s’était accroché aux barbes de la plume, et je l’y laissais reprendre ses sens pendant que j’écrivais une ligne, plus attentif à ses faits et gestes qu’à ceux de Jules César, qu’en ce moment je traduisais. S’envolerait-il, ou descendrait-il le long de la plume ? À quoi tiennent pourtant les choses ! S’il avait pris le premier parti, c’était fait de ma découverte, je ne l’entrevoyais même pas. Bien heureusement il se mit à descendre. Quand je le vis qui approchait de l’encre, j’eus des avant-coureurs, j’eus des pressentiments qu’il allait se passer de grandes choses. Ainsi Colomb, sans voir la côte, pressentait son Amérique. Voici en effet le hanneton qui, parvenu à l’extrémité du bec, trempe sa tarière dans l’encre. Vite un feuillet blanc...... c’est l’instant de la plus grande attente !

La tarière arrive sur le papier, dépose l’encre sur sa trace, et voici d’admirables dessins. Quelquefois le hanneton, soit génie, soit que le vitriol inquiète ses organes, relève sa tarière et l’abaisse tout en cheminant ; il en résulte une série de points, un travail d’une délicatesse merveilleuse. D’autres fois, changeant d’idée, il se détourne ; puis, changeant d’idée encore, il revient : c’est une S !… À cette vue, un trait de lumière m’éblouit.

Je dépose l’étonnant animal sur la première page de mon cahier, la tarière bien pourvue d’encre ; puis, armé d’un brin de paille pour diriger les travaux et barrer les passages, je le force à se promener de telle façon qu’il écrive lui-même mon nom ! Il fallut deux heures ; mais quel chef-d’œuvre !

La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite, dit Buffon, c’est… c’est bien certainement le hanneton !


Pour diriger cette opération, je m’étais approché du jour. Nous achevions la dernière lettre, lorsqu’une voix appela doucement : — Mon ami ! Je regardai aussitôt dans la rue. Il n’y avait personne. — Ici ! dit la même voix : — Où ? répondis-je. — À la prison.

Je compris que ces paroles, sorties du soupirail, m’étaient adressées par le scélérat dont l’affreux sourire m’avait tant bouleversé. Je reculai jusque dans le fond de ma chambre.

— N’aie pas peur, continua la voix, c’est un brave homme qui te parle… — Coquin ! lui criai-je, si vous continuez à me parler, je vais avertir le factionnaire là-bas !

Il se tut un moment. — En passant l’autre jour dans la rue, reprit-il, je vis votre figure, et je vous attribuai un cœur capable de plaindre une victime infortunée de l’injustice des hommes… — Taisez-vous ! lui criai-je encore, scélérat, qui avez tué un vieillard, un enfant !… — Mais vous êtes, je le vois, aveuglé comme les autres. Bien jeune, pourtant, pour déjà croire au mal ! Il se tut à l’ouïe d’une personne qui passait dans la rue. C’était un monsieur vêtu de noir. J’ai su, depuis, que c’était un employé aux pompes funèbres.

Lorsque cet homme se fut éloigné : — Voilà, dit-il, le respectable aumônier de la prison. Celui-là sait, Dieu merci, que mon cœur est pur et mon âme sans tache ! Il se tut encore. Cette fois c’était un gendarme. J’hésitai à l’appeler pour lui redire les paroles du prisonnier ; mais ces paroles mêmes avaient déjà assez agi sur ma crédulité pour que je comprimasse ce mouvement. Il me semblait d’ailleurs qu’il y eût eu quelque trahison à le faire, puisque le prisonnier s’était fié à la candeur de mon visage. C’eût été démentir un éloge qui flattait mon amour-propre. J’ai dit plus haut que le bourgeon s’alimente de tout ; il n’est main si vile qui ne puisse encore le chatouiller agréablement.

Après cet entretien, qui m’avait attiré vers la fenêtre, le prisonnier continuant à se taire, je retournai à mon hanneton.


Je suis certain que je dus pâlir. Le mal était grand, irréparable ! Je commençai par saisir celui qui en était l’auteur, et je le jetai par la fenêtre. Après quoi, j’examinai avec terreur l’état désespéré des choses.

On voyait une longue trace noire qui, partie du chapitre quatre de Bello gallico, allait droit vers la marge de gauche ; là, l’animal, trouvant la tranche trop roide pour descendre, avait rebroussé vers la marge de droite ; puis, étant remonté vers le nord, il s’était décidé à passer du livre sur le rebord de l’encrier, d’où, par une pente douce et polie, il avait glissé dans l’abîme, dans la géhenne, dans l’encre, pour son malheur et pour le mien !

Là, le hanneton, ayant malheureusement compris qu’il se fourvoyait, avait résolu de rebrousser chemin ; et, en deuil de la tête aux pieds, il était sorti de l’encre pour retourner au chapitre quatre de Bello gallico, où je le retrouvai qui n’y comprenait rien.

C’étaient des pâtés monstrueux, des lacs, des rivières, et toute une suite de catastrophes sans délicatesse, sans génie…… un spectacle noir et affreux !

Or, ce livre, c’était l’Elzévir de mon maître. Elzévir in-quarto, Elzévir rare, coûteux, introuvable, et commis à ma responsabilité avec les plus graves recommandations. Il est évident que j’étais perdu.


J’absorbai l’encre avec du papier brouillard, je fis sécher le feuillet ; après quoi, je me mis à réfléchir sur ma situation.

J’éprouvais plus d’angoisse que de remords. Ce qui m’effrayait le plus, c’était d’avoir à avouer le hanneton. De quel œil terrible mon maître ne considérerait-il pas cette honteuse manière de perdre mon temps, à cet âge de raison où il disait que j’étais maintenant parvenu, et de le perdre en puérilités dangereuses, et très-probablement immorales ! Cela me faisait frémir.

Satan, dont je ne me défiais point pour l’heure, se mit à m’offrir des calmants. Satan est toujours là à l’heure de la tentation. Il me présentait un tout petit mensonge. Durant mon absence, cet infâme chat de la voisine serait entré dans la chambre, et aurait renversé l’encrier sur le chapitre quatre de Bello gallico. Comme je ne devais point sortir entre les leçons, j’aurais motivé mon absence sur la nécessité d’aller acheter une plume. Comme les plumes étaient dans une armoire à ma portée, j’aurais avoué avoir perdu la clef hier au bain. Comme je n’avais pas eu permission hier d’aller au bain, et que je n’y avais réellement pas été, j’aurais supposé y avoir été sans permission, et avoué cette faute, ce qui aurait jeté sur tout l’artifice beaucoup de vraisemblance, et en même temps diminué mes remords, puisque je m’accusais généreusement d’une faute, ce qui à mes yeux m’absolvait presque…

Ce chef-d’œuvre de combinaison était tout prêt, lorsque j’entendis le pas de M. Ratin, qui montait l’escalier !

Dans mon trouble, je fermai le livre, je le rouvris, je le fermai encore pour le rouvrir précipitamment, sur ce motif que le pâté parlerait de lui-même, et m’épargnerait l’embarras terrible des premières ouvertures…


M. Ratin venait pour me donner ma leçon. Sans voir le livre, il posa son chapeau, il plaça sa chaise, il s’assit, il se moucha. Pour avoir une contenance, je me mouchai aussi ; sur quoi M. Ratin me regarda fixement, car il s’agissait de nez.

Je ne compris pas d’abord que M. Ratin sondait l’intention que j’avais pu avoir en me mouchant presque au même instant que lui ; en sorte que, m’imaginant qu’il avait vu le pâté, je baissai les yeux, plus décontenancé par son silence scrutateur que je ne l’aurais été par ses questions, auxquelles j’étais prêt à répondre. À la fin, d’un ton solennel : — Monsieur ! je lis sur votre figure… — Non, monsieur… — Je lis, vous dis-je… — Non, monsieur, c’est le chat, interrompis-je…

Ici, M. Ratin changea de couleur, tant cette réponse lui sembla dépasser toutes les limites connues de l’irrévérence ; et il allait prendre un parti violent, lorsque, ses yeux étant tombés sur le monstrueux pâté, cette vue lui produisit un soubresaut qui, par contre-coup, en produisit un sur moi.

C’était le moment de conjurer l’orage. — Monsieur, pendant que j’étais sorti… le chat… pour acheter une plume… le chat… parce que j’avais perdu la clef… hier au bain… le chat…

À mesure que je parlais, le regard de M. Ratin devenait si terrible, qu’à la fin, ne pouvant plus le soutenir, je passai sans transition à l’aveu de mes crimes. — Je mens… M. Ratin… c’est moi qui ai fait ce malheur.

Il se fit un grand silence.


— Ne vous étonnez point, monsieur, dit enfin M. Ratin d’une voix solennelle, si l’excès de mon indignation en comprime et en retarde l’expression. Je dirai même que l’expression me manque pour qualifier… Ici une mouche… un souffle de fou rire parcourut mon visage.

Il se fit de nouveau un grand silence.

Enfin M. Ratin se leva. — Vous allez, monsieur, garder la chambre pendant deux jours, pour réfléchir sur votre conduite, tandis que je réfléchirai moi-même au parti que je dois prendre dans une conjoncture aussi grave…

Là-dessus M. Ratin sortit, en fermant l’appartement dont il emporta la clef.


L’aveu sincère m’avait soulagé ; le départ de M. Ratin m’ôtait la honte, de façon que les premiers moments de ma captivité ressemblèrent fort à une heureuse délivrance ; et, sans l’obligation où je me voyais de songer deux jours à mes fautes, je me serais fort réjoui, comme on y est disposé au sortir des grandes crises.

Je me mis donc à songer : mais les idées ne venaient pas. Quand je voulais approfondir ma faute, je n’y voyais de grave que le mensonge, réparé pourtant par un aveu que je me plaisais à trouver spontané. Toutefois, pour la bonne règle, je tâchais de me repentir ; et, voyant la peine que j’avais à y parvenir, je commençais à craindre que mon cœur ne fût effectivement déjà bien mauvais, immoral, comme disait M. Ratin, en sorte que je formais avec contrition le projet de renoncer désormais au fou rire.


J’en étais là, quand vint à passer dans la rue le marchand de petits gâteaux. C’était son heure. L’idée de manger des petits gâteaux se présenta naturellement à mon esprit ; mais je me fis un scrupule de céder à cette tentation de la chair, dans un moment où c’était sur l’âme qu’il m’était enjoint de travailler, de façon que, laissant le marchand attendre et crier, je restais assis au fond de ma chambre.

Mais ceux qui ont observé les marchands de petits gâteaux savent combien ils sont tenaces envers la pratique. Celui-ci, bien qu’il ne me vît point paraître encore, ne tirait de cette circonstance aucune induction fâcheuse pour son affaire, mais, bien au contraire, continuait à crier avec la plus robuste foi en ma gourmandise. Seulement il ajoutait au mot de gâteaux l’épithète pressante de tout chauds, et il est bien vrai que cette épithète faisait des ravages dans ma moralité. Heureusement je m’en aperçus, et j’y mis bon ordre.


Je crus devoir cependant ne pas laisser dans son erreur cet honnête industriel, à qui je faisais perdre un temps précieux ; je me mis à la fenêtre pour lui dire que je ne prendrais pas de gâteaux pour ce jour-là. — Dépêchons, me dit-il, je suis pressé… J’ai déjà dit qu’il croyait en moi plus que moi-même.

— Non, repris-je, je n’ai point d’argent.

— Crédit.

— Et puis, je n’ai pas faim.

— Mensonge.

— Et puis, je suis très-occupé.

— Vite !

— Et puis, je suis prisonnier.

— Ah ! vous m’ennuyez, dit-il en soulevant son panier comme pour s’éloigner.

Ce geste me fit une impression prodigieuse. — Attendez ! lui criai-je.

Quelques instants après, une casquette artistement suspendue à une ficelle hissait deux petits gâteaux… tout chauds !


Bête de hanneton, — pensais-je en mangeant mon gâteau, — qui, avec quatre ailes pour s’envoler, se va jeter dans un puits ! Sans cette stupidité inconcevable, je faisais mes devoirs tranquillement, j’étais sage, M. Ratin content, et moi aussi : point de mensonge, point de prison… Bête de hanneton !

Heureuse idée que j’eus là ! J’avais trouvé le bouc expiatoire, en sorte que, peu à peu, le chargeant de tous mes méfaits, ma conscience reprenait un calme charmant. Ce qui y contribuait, je m’imagine, c’est que l’indignation de M. Ratin avait été si forte, qu’il avait entièrement oublié de me donner des devoirs à faire. Or, deux jours et point de devoirs, c’était peut-être, de toutes les punitions, celle que j’aurais choisie comme la plus délicieuse.


Une fois en paix avec ma conscience, et ayant devant moi deux jours de fête, je voulus embellir ma demeure par quelques dispositions qui me souriaient fort. La première fut d’éloigner de ma vue l’Elzévir, le dictionnaire, tous les livres et cahiers d’études. Cette opération faite, j’éprouvai une sensation aussi agréable que nouvelle ; c’était comme si l’on m’eût ôté mes fers. Ainsi, c’est en prison que je devais connaître pour la première fois tout le charme de la liberté.

Charme bien grand ! Pouvoir légitimement dormir, ne rien faire, rêver… et cela à cet âge où notre propre compagnie est si douce, notre cœur si riche en entretiens charmants, notre esprit si peu difficile en jouissances ; où l’air, le ciel, la campagne, les murs, ont tous quelque chose qui parle, qui émeut ; où un acacia est un univers, un hanneton un trésor ! Ah ! que ne puis-je remonter vers ces heures fortunées, retrouver ces loisirs enchanteurs ! Que le soleil est pâle aujourd’hui ! que les heures sont lentes, les loisirs ingrats !

Je retrouve sans cesse cette idée sous ma plume. Chaque fois que j’écris, elle me presse de lui donner le jour ; je l’ai fait mille fois, je le fais encore. En vain le bonheur m’accompagne, en vain les années m’ont apporté chacune un tribut de biens, en vain les jours se lèvent purs et sereins ; rien n’efface de mon cœur ces souvenirs d’alors ; plus je vieillis, plus ils semblent rajeunir, plus j’y trouve un sujet d’attendrissante mélancolie. Je possède plus que je ne désirerais, mais je regrette l’âge du désir ; les biens positifs me paraissent moins savoureux que ce nuage vide, mais brillant, qui, m’enveloppant alors, m’entretenait dans une constante ivresse.

Fraîches matinées de mai, ciel bleu, lac aimable, vous voici encore ; mais… qu’est devenu votre éclat ! qu’est devenue votre pureté ? où est votre charme indéfinissable de joie, de mystère, d’espérance ? Vous plaisez à mes yeux, mais vous ne remplissez plus mon âme ; je suis froid à vos riantes avances ; pour que je vous chérisse encore, il faut que je remonte les années, que je rebrousse vers ce passé qui ne reviendra plus ! Chose triste, sentiment amer !

Ce sentiment, on le retrouve au fond de toute poésie, si encore il n’en est pas la source principale. Nul poëte ne s’alimente du présent, tous rebroussent ; ils font plus : refoulés vers ces souvenirs par les déceptions de la vie, ils en deviennent amoureux ; déjà ils leur prêtent des grâces que la réalité n’avait pas, ils transforment leurs regrets en beautés dont ils les parent ; et, se créant à l’envi un brillant fantôme, ils pleurent d’avoir perdu ce qu’ils ne possédaient pas.


En ce sens, la jeunesse est l’âge de la poésie, celui où elle amasse ses trésors, mais non, comme quelques-uns le croient, celui où elle peut en faire usage.

De cet or pur et entassé autour d’elle, elle ne sait rien tirer. Vienne le temps qui le lui arrache pièce à pièce : alors, en lui disputant sa proie, elle commence à connaître ce qu’elle avait ; par ses pertes, elle apprend ses richesses ; par ses regrets, ses joies taries. Alors le cœur se gonfle, alors l’imagination s’allume, alors la pensée se détache et s’élève vers la nue… Alors Virgile chante !


Mais que dire de ces poëtes imberbes qui chantent à cet âge où, s’ils étaient vraiment poëtes, ils n’auraient pas trop de tout leur être pour sentir, pour s’enivrer en silence de ces parfums que plus tard seulement ils sauront répandre dans leurs vers !

Il y a des mathématiciens précoces, témoin Pascal ; des poëtes, non. Homère sexagénaire est plus croyable que la Fontaine enfant. Avant vingt ans, quelques lueurs peuvent apparaître ; avant ce terme, et plus loin encore, aucun génie de poëte n’a atteint à sa hauteur. Beaucoup pourtant étendent leurs ailes bien plus tôt : faible essor, chute prochaine ; pour avoir pris leur vol prématurément, ils gisent bientôt sur le sol. Gazettes, coteries, c’est votre ouvrage ; relevez-les.

La Fontaine s’ignora bien tard, toute sa vie peut-être : n’est-ce point là son secret ? Lisez ses préfaces, je vous prie. Se doute-t-il qu’il soit autre que tout le monde ? Et ce n’est pas modestie, il n’a pas seulement assez de vanité pour être modeste ; c’est nature simple et naïve, c’est bonhomie pure. Il chante, c’est son plaisir, non la mission qu’il se donne, non le but qu’il se propose ; il chante, et la poésie coule à flots de ses lèvres.

Il était bête, vous savez. Il se persuadait que Phèdre était son maître ; il oubliait de louer Louis le Grand ; sans y songer, il offensait les marquis, et manquait les pensions. Bien niais, en effet, en comparaison de tant de poëtes d’esprit !

Quand j’eus fait disparaître ces livres et cahiers d’études, je fus un peu embarrassé de savoir que faire. J’allais y songer, lorsqu’il se fit quelque bruit dans la chambre à côté. Je regardai par le trou de la serrure : c’était le chat de la voisine qui avait guerre avec un énorme rat.


Je pris parti d’abord pour le chat, qui était de mes amis ; et je vis que l’appui de mes vœux ne lui serait pas inutile ; car, déjà blessé au museau, il attaquait timidement un ennemi bien déterminé. Cependant, quand j’eus assisté quelques instants à la lutte, le courage et l’habileté du faible, en face d’un adversaire si terrible, commencèrent à attirer ma sympathie ; en sorte que je résolus de garder une stricte neutralité.

Mais j’éprouvai qu’il était bien difficile d’être neutre, c’est-à-dire indifférent entre le chat et le rat, surtout lorsque j’eus reconnu que ce rat et moi nous nous trouvions être du même bord en matière d’Elzévirs. En effet, l’animal s’était retranché dans le creux même que ses dents lui avaient préparé au sein d’un gros in-folio gisant sur le plancher. Je résolus de le sauver ; et aussitôt, ayant lancé contre la porte un violent coup de pied pour effrayer le matou, je réussis si bien, que la serrure sauta et la porte s’ouvrit.


Il n’y avait plus que l’in-folio : l’ennemi, disparu ; de mon allié, pas de nouvelles. Cependant j’étais compromis.

Cette chambre était une succursale de la bibliothèque de mon oncle, pour lors absent ; un réduit poudreux, garni alentour de bouquins. Au milieu, une machine électrique délabrée, quelques tiroirs de minéraux ; vers la lucarne, une antique bergère. À cause des livres, on tenait cette chambre toujours fermée, pour que je n’y pénétrasse point. Quand M. Ratin en parlait, c’était mystérieusement, et comme d’un lieu suspect. Sous ce rapport, l’accident servait merveilleusement ma curiosité.

Je voulus faire de la physique ; mais, la machine ne jouant pas, je m’occupai de minéralogie ; après quoi, je revins à l’in-folio. Le rat y avait travaillé en grand ; sur le titre on ne lisait plus que Dictio… Dictionnaire ! pensai-je, voici un livre peu dangereux. Dictionnaire de quoi ?… J’entr’ouvris le volume. Il y avait un nom de femme au haut de la page ; au-dessous, du grimoire mêlé de latin ; en bas, des notes. Il s’agissait d’amour.

Pour le coup, je fus bien étonné. Dans un dictionnaire ! qui l’aurait jamais cru ? De l’amour dans un dictionnaire ! Je n’en revenais pas. Mais les in-folio sont pesants ; j’allai donc m’établir dans la bergère, près de la lucarne, assez indifférent pour le quart d’heure au magnifique paysage qu’elle encadrait.

Ce nom, c’était Héloïse. Elle était femme, et elle écrivait en latin ; elle était abbesse, et elle avait un amant ! Mes idées étaient bouleversées par des anomalies si étranges. Une femme aimer en latin ! Une abbesse avoir un amant ! Je reconnus que j’avais affaire à un très-mauvais livre, et l’idée qu’un dictionnaire pût se permettre des histoires semblables atténuait mon antique estime pour cette espèce d’ouvrages, d’ordinaire si respectables. C’était comme si M. Ratin, mon maître, comme si Mentor se fût mis tout à coup à chanter le vin et l’amour, l’amour et le vin.

Je ne posai pourtant point le livre, comme j’aurais dû le faire ; mais au contraire, alléché par ces premières données, je lus l’article, et, toujours plus alléché, je lus les notes, je lus le latin. Il y avait des choses singulières, d’autres touchantes, d’autres mystérieuses ; mais une partie de l’histoire manquait. Aussi je n’étais plus tant pour le rat, et il me semblait que la cause du chat fût, à quelques égards, bien soutenable.

Dans les volumes tronqués, c’est toujours ce qui manque qui semble le plus désirable à connaître. Les lacunes piquent la curiosité, mieux que les pages ne la satisfont. J’ai rarement la tentation d’ouvrir un volume ; je défais toujours les cornets pour les lire. Aussi trouvé-je que, pour un auteur, finir chez l’épicier, c’est moins triste que de languir chez le libraire.


Héloïse vivait au moyen âge. C’était un temps que je me figurais tout de couvents, de cellules, de cloches, avec de jolies nonnes, des moines barbus, et des sites boisés planant sur des lacs et des vallées ; témoin Pommiers et son abbaye, au pied du mont Salève. En fait de moyen âge, je ne sortais pas de là.

Cette jeune fille était la nièce d’un chanoine ; belle et pieuse enfant, charmante à mes yeux autant par ses attraits naturels que par l’habit de religieuse sous lequel je me la représentais. J’avais vu à Chambéry des sœurs du Sacré-Cœur, et sur ce modèle je façonnais toutes les nonnes, toutes les religieuses, et, au besoin, jusqu’à la papesse Jeanne.

Dans le temps qu’Héloïse, au sein d’une retraite profonde, s’embellissait de grâces pudiques et d’attraits ignorés, on ne parlait en tous lieux que d’un illustre docteur nommé Abeilard. Il était jeune et sage, d’un vaste savoir et d’une intelligence hardie. Sa figure attachait autant que ses paroles ; sa beauté égalait sa gloire, et devant sa renommée avait pâli celle de tous les autres. Abeilard disputait, dans les écoles, sur les questions qui s’agitaient alors ; et, dans ces tournois, il avait terrassé tous ses adversaires sous les yeux de la foule, sous les yeux des femmes qui se pressaient dans l’amphithéâtre, attentives aux grâces du bel athlète.

Parmi cette foule se trouvait la nièce du chanoine. Cette fille, distinguée d’esprit, ardente de cœur, écoutait avec trouble. Les yeux attachés sur le jeune homme, elle dévorait ses paroles, elle suivait ses gestes, elle combattait avec lui, elle terrassait avec lui, elle s’enivrait de ses triomphes ; et, sans le savoir, elle s’abreuvait à longs traits d’un ardent et impérissable amour. C’est la science qu’elle croyait aimer : aussi son oncle, charmé de cultiver d’heureux dons, appelait auprès d’elle Abeilard pour la guider et pour l’instruire… Heureux amants ! chanoine insensé ! …

Ici commençait le travail du rat.


Je passai au revers ; mais que tout était changé !

Héloïse avait pris le voile… J’en fus ému, car je l’aimais, je partageais son ivresse, et, belle que je me la figurais déjà, je la vis alors plus belle de tristesse, plus jeune sous les antiques arceaux du cloître d’Argenteuil, plus touchante succombant à ses douleurs jusqu’au pied des autels… Le livre relatait le tout dans un gothique langage ; de ses pages antiques s’échappait comme un parfum de vétusté, en telle sorte que la vive impression du passé mariait son charme à la fraîcheur juvénile de mes sentiments.

Cachée dans ce monastère, Héloïse s’efforçait d’éteindre aux eaux de la piété des feux brûlants encore ; mais la religion, impuissante à guérir cette âme malade, ajoutait à ses tourments. La tristesse, les regrets amers, les remords, un insurmontable amour, dévoraient les journées de cette pâle recluse ; ses yeux se mouillaient de larmes : elle pleurait Abeilard absent, les jours de sa gloire et ceux de son bonheur. Femme coupable, mais bien touchante ! Belle et tendre pécheresse, dont l’infortune colore d’un charme poétique tout cet âge lointain !

« Abeilard, traduisais-je avec émotion d’une lettre où Héloïse demande des forces à son amant, Abeilard, que de combats pour ramener un cœur aussi perdu que le mien ! combien de fois se repentir, pour retomber encore ; vaincre, pour être ensuite vaincue ; abjurer, pour reprendre, pour ressaisir avec une nouvelle ivresse…

« Temps fortunés ! doux souvenirs où se brise ma force, où s’éteint mon courage !… Quelquefois je verse avec délices les larmes de la pénitence, je me prosterne devant le trône de Dieu, la grâce victorieuse est près de descendre dans mon cœur… puis… votre image m’apparaît, Abeilard… Je veux l’écarter, elle me poursuit ; elle m’arrache à ce calme où j’allais entrer, elle me replonge dans ce tourment que j’adore en l’abhorrant… Charme invincible ! lutte éternelle et sans victoire ! Soit que je pleure sur les tombeaux, soit que je prie dans ma cellule, soit que j’erre sous la nuit de ces ombrages, elle est là, toujours là, qui plaît seule à mes yeux, qui les baigne de pleurs, qui jette le trouble et le remords dans mon âme !… Que si j’entends chanter l’hymne saint, si l’encens s’élève vers la nef, si l’orgue remplit de ses sons l’enceinte sacrée, si le silence y règne… elle encore, toujours elle, qui trouble ce silence, qui détruit cette pompe, qui m’appelle, qui m’entraîne hors des parvis. Ainsi votre Héloïse, au milieu de ces vierges paisibles que Dieu a reçues dans son port, demeure coupable, battue des orages, noyée dans une mer de passions ardentes et profanes… »


Après que j’eus savouré le puissant attrait de ces lignes mélancoliques, je me portai vers Abeilard. Où le retrouverai-je ? Hélas ! l’orage avait grondé sur sa tête ; lui, si brillant naguère, je le retrouvai déchu, proscrit, fuyant de retraite en retraite, et dérobant ses misérables jours aux fureurs de l’envie et de la persécution : les saints le dénonçaient, les moines lui donnaient du poison, les conciles brûlaient ses livres… Abreuvé d’amertume, il s’enfuit dans un lieu sauvage.

« Dans mes jours heureux, écrit-il lui-même, dans mes jours heureux, j’avais visité une solitude ignorée des mortels, habitée des bêtes fauves, où ne s’entendait que le cri rauque des oiseaux de proie. Je m’y réfugiai. Avec des roseaux je bâtis un oratoire que je couvris de chaume ; et, m’efforçant d’oublier Héloïse, je cherchais la paix dans le sein de Dieu… »

Je fis une pause dans ce désert, que la lettre d’Abeilard met comme sous les yeux, admirant l’étrangeté de ces antiques aventures, le mouvement passionné de ces vies, ce poétique assemblage d’amour et de dévotion, de gloire et d’amertume. Et comme il arrive, quand le cœur est amorcé et l’imagination séduite, j’oubliais les malheurs de ces deux infortunés, pour ne me souvenir plus que de cette ardente et mutuelle tendresse à laquelle je portais envie.




Abeilard priait dans cet asile sauvage ; ailleurs on regrettait sa voix puissante, on plaignait ses malheurs, et la renommée de sa fuite soudaine préoccupait la publique attente. Mais la ferveur et l’amitié avaient retrouvé sa trace ; quelques pèlerins, d’anciens disciples, arrivaient jusqu’à lui ; bientôt la foule, chargée de riches offrandes, prenait la route du désert. De ces dons Abeilard avait bâti la belle abbaye du Paraclet, sur la place même où s’élevait naguère l’oratoire de chaume, lorsqu’il apprit que les moines de Saint-Denis, s’emparant du monastère d’Argenteuil, en avaient chassé les religieuses. Aussitôt, se dépouillant de son asile, il y appela sa chère Héloïse.

La jeune abbesse y vint avec ses compagnes. Devant elle s’était retiré Abeilard ; et l’abbaye de Saint-Gildas de Ruys, dans le diocèse de Vannes, abritait sa triste destinée.

Cette abbaye s’élève sur un rocher sans cesse battu des flots de la mer. Nulle forêt, nulle prairie ne s’y voit alentour, mais seulement une vaste plaine, où gisent sur un terreau stérile quelques pierres éparses. L’escarpement des rives, en mettant à nu des rocs déchirés, forme comme une ligne blanchâtre qui seule varie le morne aspect de cette contrée. De sa cellule, le solitaire voit la longue ligne s’enfoncer avec les golfes, reparaître aux promontoires, ceindre les côtes lointaines, et se perdre dans l’immense horizon.

Cette affreuse terre ne fut point trop triste pour Abeilard : son âme était plus triste encore. Toute joie y était tarie ; les fumées de la gloire s’en étaient envolées ; l’image même d’Héloïse n’y restait empreinte que pour y nourrir un regret amer, un repentir sombre. Cependant, au sein d’une solitude dont aucun bruit du monde ne variait la lugubre uniformité, l’illustre pénitent, ramené sans cesse sur lui-même, repassait les égarements de sa vie ; il sondait à loisir le vide de la gloire, la vanité des plaisirs ; il se pénétrait de plus en plus du néant des choses humaines ; puis, ému pour Héloïse, dont l’impénitence se dévoilait dans des lettres brûlantes, il retrouvait quelque pieuse ardeur ; un saint effroi relevait son courage, ranimait ses forces éteintes. C’est alors que cet homme, grand autant qu’infortuné, entreprend la difficile tâche d’épurer son âme, de briser les liens qui l’enchaînent encore à la terre, de tendre vers les célestes demeures, et d’y entraîner après lui son amante. C’est alors qu’il écrit cette fameuse lettre où, vainqueur enfin de cette lutte opiniâtre, il tend à son Héloïse une main de secours, il encourage ses efforts, soutient ses pas, et fait luire à ses yeux, au travers de la poussière du sépulcre, la vive et consolante lumière des cieux.

« Héloïse, écrit-il en terminant, je ne vous reverrai plus sur cette terre ; mais lorsque l’Éternel, qui tient nos jours entre ses mains, aura tranché le fil de cette vie infortunée, ce qui, selon toute apparence, arrivera avant la fin de votre carrière… je vous prie de faire enlever mon corps, en quelque endroit que je meure, et de le faire transporter au Paraclet, pour y être enterré auprès de vous. Ainsi, Héloïse, après tant de traverses, nous nous trouverons réunis pour toujours, et désormais sans danger comme sans crime ; car alors, crainte, espérance, souvenir, remords, tout sera évanoui comme la poussière qui s’envole, comme la fumée qui se dissipe dans l’air, et il ne restera aucune trace de nos égarements passés. Vous aurez même lieu, Héloïse, en considérant mon cadavre, de rentrer en vous-même, et de reconnaître combien il est insensé de préférer, par un attachement déréglé, un peu de poussière, un corps périssable, vile pâture des vers, au Dieu tout-puissant, immuable, qui peut seul combler nos désirs, et nous faire jouir de l’éternelle félicité ! »


J’avais fini depuis longtemps de lire cette histoire, que mon esprit y demeurait tout entier attaché. Le livre sur les genoux, et les regards tournés vers le paysage que doraient les feux du couchant, j’étais réellement au Paraclet, j’errais au pied de ses murailles, je voyais sous de sombres allées la triste Héloïse ; et, tout rempli de sympathie pour Abeilard, avec lui j’adorais cette amante infortunée. Ces images ne tardèrent pas à se confondre avec les objets qui frappaient ma vue : en sorte que, sans quitter l’antique bergère, je me trouvais transporté dans un monde resplendissant d’éclat, et tout rempli d’émotions poétiques et tendres.

Mais outre cette lecture, outre la vapeur embrasée du soir et le brillant spectacle que m’ouvrait la lucarne, d’autres impressions se mêlaient à ma rêverie. Parmi les bruits confus qui, dans une ville, signalent l’activité des rues, le travail des métiers, le mouvement du port, les sons éloignés d’un orgue de Barbarie, apportés par les airs, venaient doucement mourir à mon oreille. Sous le charme de cette lointaine mélodie, tous les sentiments prenaient plus de vie, les images plus de puissance, le soir plus de pureté ; une fraîcheur inconnue parait la création tout entière, et mon imagination, planant dans des espaces d’azur, goûtait au parfum de mille fleurs sans se fixer sur aucune.

Insensiblement je m’étais éloigné d’Héloïse, j’avais délaissé son ombre auprès des vieux hêtres, sous les gothiques arceaux ; j’avais navigué sur les âges, et bientôt, perdant de vue les cimes bleuâtres du passé, je m’étais rapproché de rivages plus connus, de jours plus voisins, d’êtres plus présents. Aussi, quand l’orgue vint à se taire, je rentrai dans la réalité, et le gros livre qui pesait sur mes genoux m’étant redevenu indifférent, j’allai machinalement le reporter dans sa case…


Qu’elle est morne l’heure qui succède à ces émotions ! que le retour est amer des éclatants domaines de l’imagination aux rives ingrates de la réalité ! Le soir m’apparaissait triste, ma prison odieuse, mon oisiveté un fardeau.

Pauvre enfant, qui aspires à sentir, à aimer, à vivre de ce poétique souffle, et qui retombes ainsi affaissé sous son propre effort, j’ai compassion de toi ! Bien des mécomptes t’attendent ; bien des fois encore ton âme, comme soulevée par une douce ivresse, tentera de se détacher de la terre pour voler vers la nue : autant de fois une lourde chaîne retiendra son essor, jusqu’à ce que, domptée enfin, faite au joug, elle ait appris à se traîner dans le sentier de la vie.

Heureusement je n’en étais point là ; et, sans sortir de ce sentier de la vie, j’y rencontrais une personne autour de laquelle mon cœur, reportant toutes ses émotions, en prolongeait à son gré le charme et la durée. Cette personne, je ne manquai pas, pour l’heure, d’en faire mon Héloïse, non pas infortunée, mais tendre ; non pas pécheresse, mais aussi pure que belle ; et, comme si elle eût été présente, je lui adressais les apostrophes les plus vives, les plus passionnées…

On voit que j’étais amoureux. C’était depuis huit jours, et depuis six je n’avais pas revu l’objet aimé.

Comme font les amants malheureux, les premiers jours, je m’étais bercé d’espoir. J’avais ensuite cherché des distractions qui, comme on l’a vu, m’avaient fort mal réussi. Était venue ensuite ma captivité, et, dès les premiers loisirs de cette vie oisive, je n’avais eu garde d’oublier mes amours. Mais, ce soir-là, ma passion, fortement attisée par la romanesque lecture que je venais de faire, finit par se lasser des apostrophes et par me porter vers des voies désespérées.

Que l’on sache seulement qu’en pénétrant dans la chambre qui était au-dessus de la mienne je pouvais y voir ma bien-aimée !… Elle s’y trouvait seule à cette heure… La lucarne m’ouvrait un chemin pour y pénétrer par les toits.


La tentation était donc irrésistible, d’autant plus que je me trouvais déjà sur le toit depuis un petit moment. Je m’y assis pour prendre du courage et me familiariser avec mon projet ; car ce commencement d’exécution me causait une émotion si grande, que j’étais sur le point de rebrousser. Pour le moment, je n’eus rien de plus pressé que de m’effacer entièrement en me couchant sur le toit… Je venais d’apercevoir M. Ratin dans la rue !


Un peu revenu de ce coup de foudre, je me hasardai à soulever la tête, de manière à voir par-dessus la saillie du toit… Plus de M. Ratin ! il m’était évident qu’il montait l’escalier, et qu’avant une minute il me surprendrait allant en bonne fortune. Ah ! que j’avais de remords et de contrition ! que le repentir m’était facile, et que je sentais bien l’énormité de ma faute !… lorsque je vis reparaître M. Ratin, et disparaître le remords et l’énormité. M. Ratin, après avoir traversé une allée, cheminait tranquillement dans une direction qui l’éloignait de moi.

Bientôt je le perdis de vue ; mais je compris que je ne pouvais rester à cette place, sans risquer d’être aperçu du soupirail de la prison, dans le fond duquel, de cette région élevée, je plongeais avec effroi mes regards. Je me remis donc en route pour profiter de ce qui restait de jour, et en quelques pas j’atteignis à la fenêtre que je cherchais. Elle était ouverte…

Mon cœur battait avec force ; car, malgré la certitude que j’en avais, je ne pouvais assez me persuader que ma bien-aimée fût seule en ces lieux. J’hésitais donc, lorsque tout à coup je m’entendis dire : Entrez ! et ne craignez pas qu’on vous trahisse, bon jeune homme.

C’était la voix du prisonnier. Dès le premier mot, perdant toute présence d’esprit, je sautai brusquement dans la chambre, où je me trouvai sur les épaules d’une belle dame richement habillée, qui roula par terre avec moi.


Je ne puis décrire ce qui se passa dans les premiers instants qui suivirent la chute, car j’avais perdu tout sentiment. La première chose qui me frappa quand je revins à moi, c’est que la dame gisait la figure contre terre, ne faisant entendre ni cri ni plainte. Je m’approchai en rampant à moitié : — Madame ! lui dis-je d’une voix basse et altérée… Point de réponse. — Madame !!!… Rien.

Me voici arrivé à un événement bien lugubre. Une respectable dame morte… un écolier assassin ! Mon critique va dire que je force à dessein la situation pour sacrifier au faux goût moderne. — Ne te hâte pas de dire cela, critique. Cette dame était un mannequin. J’étais dans l’atelier d’un peintre. Dis autre chose, critique.

Je commençai par relever la dame, après néanmoins que je me fus relevé moi-même. Le plus bête des sourires circonvolait par sa face vermeille, bien que son nez eût gravement souffert. J’y fis quelques réparations, mais c’était une trop petite partie du mal pour que je m’y arrêtasse longtemps.

En effet, cette dame avait été donner du nez contre la boîte à l’huile, qui, perdant l’équilibre, était tombée, en répandant par la chambre les pinceaux, la palette et les huiles. Je voulus remettre quelque ordre dans ces objets, mais c’était encore une trop petite partie du mal pour que je m’y arrêtasse beaucoup.

En effet, la boîte à l’huile, en tombant, avait atteint le pied d’un grand nigaud de chevalet, lequel, s’étant mis aussitôt à chanceler, avait finalement pris le parti de tomber, en mirant juste dans la poitrine d’un beau monsieur qui, pendu à un clou, nous regardait faire. Le clou avait suivi son monsieur, qui avait suivi le chevalet, et tous ensemble étaient venus s’abattre sur la lampe, qui avait brisé la glace en renversant une bouilloire !

Le dégât était horrible, l’inondation générale, et la dame souriait toujours.


Au milieu de cette catastrophe, mes amours avaient un peu souffert par l’effet de distractions si vives et si inattendues. Pendant que je reste là à réfléchir sur ma situation, je profite du quart d’heure pour faire savoir de qui j’étais amoureux, et comment je l’étais devenu.

Au-dessus de ma chambre était celle d’un habile peintre de portraits. Ce peintre avait le grand talent de faire les gens à la fois ressemblants et agréables. Oh ! quel bon état, quand on le pratique ainsi ! Quel appât merveilleux, où se viennent prendre carpes, brochets, carpillons, et jusqu’aux loutres et aux veaux marins, et de plein gré, et sans se plaindre de l’hameçon, et en remerciant le pêcheur !

Souvenez-vous du bourgeon. Une fois que vous êtes devenu aisé, riche, n’est-ce pas l’un des premiers conseils qu’il vous donne, que de faire reproduire sur la toile votre intéressante, originale, et, à tout prendre, si aimable figure ? ne vous dit-il pas que vous devez cette surprise à votre mère, à votre épouse, à votre oncle, à votre tante ? S’ils sont tous morts, ne vous dit-il pas qu’il faut encourager l’art, faire gagner un pauvre diable ? Si le pauvre diable est riche, n’a-t-il pas mille autres rubriques ? orner un panneau, faire un pendant… Car enfin, que veut-il le bourgeon ? Il veut que vous vous voyiez là, sur la toile, joli, pimpant, frisé, linge fin, gants glacés ; il veut surtout qu’on vous y voie, qu’on vous y admire, qu’on y reconnaisse et vos traits, et votre richesse, et votre noblesse, et votre talent, et votre sensibilité, et votre esprit, et votre finesse, et votre bienfaisance, et vos lectures choisies, et vos goûts délicats, et tant d’autres choses exquises, qui font de vous un être tout à fait à part, rempli de mille et une qualités charmantes, sans compter vos défauts, qui sont eux-mêmes des qualités. Voulant tout cela, est-il étonnant que le bourgeon vous presse, au nom de votre père, au nom de votre mère, par votre épouse et par vos enfants, de vous faire peindre, repeindre, et peindre encore ? Bien plutôt je m’étonnerais du contraire.

L’art du portrait est donc éminemment lié à la théorie du bourgeon ; et beaucoup de peintres, pour avoir méconnu ce principe, sont morts à l’hôpital. Ils faisaient le brochet, brochet ; le marsouin, marsouin. Grands peintres, mauvais portraiteurs ! les gens s’en sont éloignés, et la faim les a détruits.


Ce peintre avait donc toutes les mines fashionables à reproduire, et il ne se passait pas de jour que l’on ne vît de belles voitures apporter leurs maîtres et les attendre devant la maison. Ce m’était un passe-temps délicieux que de considérer les beaux chevaux, de les voir se chasser les mouches, que d’écouter les cochers siffler, ou faire claquer le fouet. Mais, en outre, ces mêmes personnes qui sortaient de la voiture, et dont je ne pouvais voir le visage de ma fenêtre, j’étais sûr de pouvoir, au bout de deux ou trois jours, contempler leurs traits à loisir et autant que j’en aurais envie.

En effet, le peintre avait pour habitude, entre les séances, d’exposer ses portraits au soleil, en dehors de sa fenêtre, les suspendant à deux branches de fer disposées à cet effet. Une fois qu’ils étaient là, je n’avais qu’à lever les yeux, et je me trouvais au milieu de la plus belle société : milords et barons, duchesses et marquises. Tous ces gens, pendus au clou, se regardaient, et je les regardais, et nous nous regardions.



Or, le lundi précédent, au bruit d’une voiture, j’étais accouru à mon poste. C’était un brillant carrosse ; quatre chevaux, attelage superbe, gens en livrée. La voiture s’arrêta, et il en sortit un vieillard infirme que soutenaient respectueusement deux laquais. Je notai son crâne chauve et ses cheveux argentés, pour le bien reconnaître lorsqu’il arriverait à la galerie.

Quand le vieillard eut mis pied à terre, une jeune fille descendit de la calèche. Alors les deux laquais se retirèrent, et, le vieillard s’appuyant sur le bras de la jeune fille, ils entrèrent doucement dans l’allée ; un gros épagneul les suivait en jouant.

Je me sentis ému à cette vue, non point tant à cause de ce qu’il y a de réellement touchant à voir une fille jeune et belle servir d’appui au vieil âge, mais surtout parce que, dans mon habituelle préoccupation de tendres pensées, cette aimable nymphe, parée de tout ce qui rehausse la grâce et la beauté même, en me montrant la mortelle que je rêvais confusément, fixait sur elle les vagues sentiments, les feux sans objet qui, depuis quelque temps, agitaient mon cœur.

Une chose plus particulière à cette jeune personne avait contribué à me séduire par un charme inattendu : c’était la grande simplicité de sa mise. Au milieu de tant de signes d’opulence, je ne sus lui voir qu’un simple chapeau de paille, qu’une robe blanche, et néanmoins tant d’élégance et de grâce, qu’il me semblait que seule, en des lieux écartés, et privée de tout cet entourage de richesse, je n’eusse pu méconnaître à son port, à sa démarche, à tout son air, son rang, sa richesse, et jusqu’à ce noble dévouement qui la portait à se dérober aux hommages des jeunes hommes pour soutenir les pas d’un vieillard.

Et puis, le dirai-je ? j’étais déjà gâté par la société que je voyais à ma fenêtre : le rang, la richesse, la grâce et le bon goût des manières, de la mise, toutes ces choses avaient pris pour moi un irrésistible attrait. À voir ces personnes, j’avais perdu toute sympathie pour ce qui est commun, pour ce qui est vulgaire, pour ma classe et mes semblables ; et si, à la vérité, sous quelque habit que ce fût, une jeune fille m’eût vivement ému, sous l’aspect de celle-ci elle devait m’enflammer, me passionner sans mesure.

C’est ce qui ne manqua pas d’arriver, en sorte que je me trouvai subitement épris de cette jeune Antigone. Du reste, ma passion était d’une qualité si pure, si distinguée, que je ne songeai seulement pas à me demander si ce n’était point là une de ces Calypso dont M. Ratin m’avait tant parlé.

Et ceux qui croient qu’un amour d’écolier, pour être sans espoir et sans but, n’est pas vif et dévoué, ceux-là se trompent.


Ce sont des gens qui n’ont jamais été écoliers ; ou bien ce furent des écoliers bien forts sur la particule et le que retranché ; des écoliers admirables de mémoire, sages d’esprit, tempérés de cœur, rangés d’intelligence, bridés d’imagination, et toutes les années couronnés par trois fois ; des écoliers modèles, des modèles selon M. Ratin, des monsieur Ratin en espérance.

Ils sont à présent des ministres, des avocats, des épiciers, des poëtes, des instituteurs, des marchands de tabac ; et, où qu’ils soient, au tabac ou dans la chaire, à la banque ou sur le Parnasse, ils sont toujours des ministres modèles, des épiciers modèles, des poëtes modèles, des modèles, tous des modèles, et rien que des modèles, sans plus ni moins, et c’est déjà bien beau !

Que mon amour ne fût pas vif et dévoué, parce que je ne pouvais m’en promettre que de folles extases ; que je ne lui eusse pas tout sacrifié, quand même je n’en pouvais rien attendre, ah ! que vous vous trompez fort ! Pour un seul regard de cette aimable fille, j’aurais donné M. Ratin ; pour un sourire, j’aurais mis le feu aux quatre Elzévirs du Vatican.


Ils montaient l’escalier. Quand ils eurent dépassé mon étage, j’entr’ouvris doucement ; alors l’épagneul se précipita dans ma chambre, joyeux, brillant, amical.

C’était un animal magnifique. Outre sa beauté et l’extrême propreté de son poil soyeux, ses allures, son air et jusqu’à ses manières, avaient quelque chose d’élégant et d’aimable ; en sorte que, faisant abstraction de la différence de nos natures, je me surpris à le regarder avec quelque envie, comme chien de haut lieu, comme chien familier avec des personnes trop élevées pour seulement se plaire à mes respects, surtout comme chien aimé de cette belle demoiselle, pour qui, moi, je n’étais rien. Au nom qui était gravé sur le collier, je me confirmai dans l’idée qu’elle était Anglaise.


Quand le chien fut sorti, je n’eus rien de mieux à faire que de m’occuper de ce qui se passait au-dessus de moi. Pour saisir quelque chose de ce qui s’y disait, je m’approchai doucement de la fenêtre. Le peintre et le vieillard causaient ensemble, mais la jeune fille demeurait silencieuse.

— Vous avez là, monsieur, disait le vieillard, une triste figure à peindre ! et comme la copie est destinée à survivre bientôt à l’original, ce que vous pourrez y mettre de moins triste sera le bienvenu, car je ne suis point curieux de faire peur à mes petits-enfants. Certes, continua-t-il en souriant doucement, ce n’est pas coquetterie que de me faire peindre à l’âge et dans l’état où me voici, et je pense que beaucoup de vos modèles choisissent mieux leur moment !

— Pas toujours, monsieur, dit le peintre ; une figure aussi vénérable que la vôtre se rencontre plus rarement peut-être que la fraîcheur et la jeunesse elles-mêmes.

— C’est un compliment, monsieur, je l’accepte. Je n’ai plus beaucoup de temps à en recevoir… Lucy, je vous attriste ; mais, ma chère enfant, ne sauriez-vous envisager l’avenir aussi tranquillement que votre père ? Je vous prie, quand nous nous quitterons, qui de nous deux aura le plus à regretter ? J’en fais juge monsieur…

— Je me récuse, monsieur ; il me paraît, comme à mademoiselle, qu’une pareille séparation doit être si à craindre pour tous les deux, qu’il vaut mieux en détourner les yeux.

— Voilà justement, monsieur, ce que j’appelle faiblesse ; c’est celle dont je voudrais guérir ma fille. Je l’excuse, cette faiblesse, quand il s’agit de ces coups qui, trompant de légitimes espérances, frappent la jeunesse dans sa fleur, et lui ravissent ces belles années qui lui semblaient acquises. Mais quand la mort nous atteint au terme prévu de la vie… quand elle est comme le sommeil qui vient succéder aux fatigues d’une journée laborieuse… quand un père, heureux jusqu’au dernier moment de la tendresse de sa fille chérie, n’aspire plus qu’à s’endormir dans ses bras… est-ce donc là un si triste tableau qu’il faille en détourner les yeux, et faut-il tant de force pour en soutenir la vue ?… Lucy, pourquoi ces larmes ?… Voyez, tâchez de voir comme moi, mon enfant… et nos jours seront paisibles, et nous en goûterons les joies jusqu’au dernier terme… et ce malheur, bien moins grand lorsqu’on a pu l’envisager en face, ne se grossira pas de tout ce que l’imagination, les fausses terreurs, une inutile résistance, y peuvent ajouter de sinistre et de terrible… Pardon, monsieur, ajouta-t-il, c’est notre sujet de guerre avec ma Lucy ; et, sans ce portrait qui m’a ramené vers ces idées, je n’eusse pas pris la liberté de renouveler ici les hostilités…

J’écoutais avec ravissement ces paroles, qui, tout en m’apprenant tant de choses, paraient encore cette jeune fille d’un attrait de mélancolie et de filiale tendresse. Quoi ! pensais-je, ces beaux chevaux, ces laquais respectueux, cette calèche, tout ce luxe, tant de sujets de joie ou de vanité ! et la reine de ces choses, les yeux mouillés de larmes, qui s’attriste à l’idée de ne pas se dévouer pour toujours à son vieux père !


Ce jour même, le portrait vint à la galerie. C’était une simple ébauche, où je reconnus sans peine le beau vieillard. Il occupait la gauche du tableau ; sur la droite, un grand espace laissé vide produisait à mon sens un très-mauvais effet.

Mais, dès la seconde séance, le tableau ayant été retiré de la galerie, bien que cette fois la jeune miss fût venue seule, je me confirmai dans l’idée que l’espace vide lui était réservé et que j’allais enfin contempler ses traits.

— Vous m’aviez promis, mademoiselle, lui dit le peintre, de me fournir un croquis de l’endroit de votre parc où monsieur votre père désire être placé.

— J’y ai pensé, monsieur, répondit-elle ; il est dans la voiture. Puis, s’approchant de la fenêtre : — John ! bring me my album, if you please… Mais je m’aperçois que John n’y est plus, reprit-elle en souriant.

En effet, ses gens, ayant laissé un pauvre diable auprès des chevaux, se récréaient dans quelque café du voisinage. — Je vais y aller, dit le peintre… Mais je l’avais précédé, et déjà je remontais l’escalier, imprimant mes lèvres sur l’album de la jeune miss. J’espérais parvenir jusqu’à la porte de l’atelier, et, de là, entrevoir sa figure ; mais je rencontrai le peintre en chemin : — Grand merci ! vous êtes, ma foi, le plus charmant garçon que je connaisse. Et il prit le livre de mes mains.


Je retournai à mon poste plus tranquillement que je ne l’avais quitté, et j’eus grand tort ; j’avais perdu des paroles dont chacune avait un prix inestimable.

— …… Le complaisant enfant ! Il sait donc l’anglais ? — Fort bien. C’est lui qui d’ordinaire me sert de truchement auprès de vos compatriotes….. Un aimable jeune homme ! Il est fâcheux qu’il ne soit pas destiné à devenir un artiste, comme l’y porteraient ses goûts et ses talents…

Le peintre s’interrompit ; puis, s’étant levé : — Je veux vous montrer….. Voici ! c’est un croquis qu’il fit un jour à cette fenêtre….. le lac, un morceau de la prison… Ce mauvais chapeau suspendu à portée des passants, pour quêter l’aumône, indique la présence du pauvre prisonnier pour qui cette belle nature est invisible.

— Une charmante composition ! dit-elle, et remplie de sentiment… Mais pourquoi gêner un penchant qui paraît si décidé ?

— Ce sont ses tuteurs ; ils veulent qu’il suive la carrière du droit.

— Ses tuteurs !… Il est donc orphelin ?

— Depuis longtemps. Il n’a plus qu’un vieil oncle qui pourvoit à son éducation.

— Pauvre enfant ! dit la jeune Anglaise avec un accent plein de compassion.


Ces paroles m’enivrèrent. Elle m’avait plaint ; c’était assez pour que je fusse glorieux de me trouver orphelin, pour changer en félicité mon plus grand malheur.

Oh ! que j’eusse voulu retenir sur moi sa pensée ! Mais, au lieu de ce bonheur suprême, ses discours changèrent d’objet ; et j’appris, par quelques mots, que dans huit jours elle repartirait pour l’Angleterre. Que deviendrais-je alors, face à face avec M. Ratin ! Je m’abandonnai à la tristesse.

Angleterre ! pays charmant, vers lequel voguent les navires ; frais rivages, parcs ombragés, où vont les jeunes miss promener leur mélancolie !… Ici, tout est sans charme ; ici, rien n’est aimable ; et je regardais le lac sans plaisir.

Quand elle s’éloignera ! quand d’autres contrées la verront passer !… quand, à l’heure de midi, elle voyagera par les routes poudreuses, laissant tomber ses regards sur la verdure des arbres, des prés !… que ne suis-je dans ces prés, sous ces arbres !… Jeune miss, vous fuyez ?… Que ne suis-je devant ses chevaux, exposé à être foulé par eux ! Je verrais sa crainte, je retrouverais sa compassion ! Et je m’imaginais que sans sa compassion ce n’était pas la peine de vivre.


La séance était finie. Tout en songeant ainsi, j’attendais avec une avide impatience que le portrait vînt à la galerie ; mais le soir arriva avant qu’il eût paru, et les jours suivants se passèrent dans cette ingrate attente. C’est alors que, les événements m’ayant conduit vers la lucarne, je ne pus résister au désir d’aller, jusque dans l’atelier même, contempler les traits de celle qui régnait sur mon cœur. On a vu quelle catastrophe s’ensuivit, et comment j’étais resté à songer au milieu d’un beau désordre. Je reprends mon récit.

J’avais cette fois le sentiment très-net de ma ruine définitive. Déjà coupable de mensonge et de lèse-Elzévir, aller encore enfoncer une porte, lire des livres défendus, puis m’échapper de ma prison, puis courir les toits, puis porter le ravage et la destruction dans un atelier, déranger un mannequin, percer un tableau !… Affreuse série de crimes, dont M. Ratin tenait le premier chaînon, à savoir le fou rire.

Que faire ? arranger, réparer, remettre en place ? Impossible, il y avait trop de mal. Inventer une fable ? Tout à l’heure, à propos du hanneton, je n’avais pas trouvé que ce fût si facile. Avouer ? Plutôt tout au monde ; car il aurait fallu laisser voir que j’étais amoureux, et, au seul soupçon d’une pareille immoralité, je voyais toute la pudeur de M. Ratin lui monter au visage, et son seul regard m’anéantir.

Je résolus de reprendre le chemin de ma chambre, de refermer sur moi la porte, et de m’adonner à l’étude avec plus de zèle que jamais, soit pour écarter de mon esprit d’importunes terreurs, soit pour donner le change à M. Ratin, qui serait très-certainement content de ma moralité, si je lui présentais une copieuse provision de devoirs bien écrits, soigneusement faits, et témoignant de ma parfaite application. Seulement, comme le jour baissait rapidement, je crus devoir différer mon départ de quelques minutes encore, afin que l’obscurité me dérobât aux regards du prisonnier quand je repasserais sur le toit.


Je mis à profit ces minutes pour contenter ma curiosité. Après quelques recherches, je trouvai le portrait adossé à la muraille, et je l’approchai du jour.

Il était presque achevé. La jeune miss, dans une gracieuse attitude, était assise auprès de son père, et sa main délicate reposait négligemment sur le cou du bel épagneul. D’antiques hêtres ombrageaient la scène, et, par une trouée, on apercevait un beau château assis sur une pelouse qui dominait la mer.

À la vue de ces traits tout remplis de grâce et animés par un touchant attrait de douceur et de mélancolie, j’éprouvai les plus tendres émotions, mais pour retomber bientôt dans l’amer regret de ne lui être rien, de la voir s’éloigner bientôt. Tout en me repaissant du charme de son regard : — Pourquoi, lui disais-je, pourquoi n’êtes-vous pas ma sœur ? Que vous me trouveriez un frère tendre et soumis ! que je rendrais heureux avec vous ce vieillard ! Que la verdure est belle où vous êtes !… que les déserts seraient aimables avec vous ! Lucy !… ma Lucy !… ma bien-aimée !

La nuit était venue. Je me séparai tristement du portrait, et je me retrouvai bientôt dans ma chambre, au moment où l’on m’apportait de la lumière et mon souper.


Dans l’état d’agitation où je me trouvais, je n’avais ni faim ni sommeil ; aussi je ne songeai qu’à me mettre vite à l’ouvrage, afin d’être en mesure de présenter à M. Ratin les preuves visibles de mon travail et de mon entière régénération, à quelque moment qu’il vînt me surprendre.

Après César, Virgile ; après Virgile, Bourdon ; après Bourdon, trois pages de composition ; après les trois pages… je m’endormis.


Je fus bien étonné d’être réveillé au petit jour par une voix qui psalmodiait à plein gosier. Je prêtai l’oreille… c’était le prisonnier. Il continua sur un ton moins éclatant, et finit par cesser tout à fait. Cette pratique pieuse me donna de cet homme une opinion presque favorable. Après quelque silence :

— Vous avez, me dit-il, bien travaillé cette nuit ?…

— Chantez-vous ainsi tous les matins ? interrompis-je.

— Dès mon enfance… Pensez-vous que, sans les consolations de la religion, je pusse ne pas succomber à mon infortune ?

— Non. Je m’étonne plutôt que la religion ne vous ait pas détourné du crime qui vous a conduit en prison.

— Ce crime, j’en suis innocent. Dieu a permis l’erreur de mes juges ; que la volonté de Dieu soit faite ! Je serais résigné, ajouta-t-il, si seulement, avec la nourriture du corps, j’avais le pain de l’âme… mais je n’ai point de Bible !

— Quoi ! interrompis-je, on vous refuserait une Bible ?

— On refuse tout à celui que l’on croit méprisable.

— Il faut que vous ayez une Bible ! je veux que vous en ayez une ! j’irai plutôt vous porter la mienne !!!

— Bon jeune homme, dit-il avec un accent de reconnaissance, pénétrer jusqu’à moi ? impossible. D’ailleurs je n’y consentirais pas. L’aspect de cette affreuse demeure ne doit pas contrister vos regards… Vous dirai-je toutefois ce qui me porte à m’adresser à vous ? Hier, quand je vis une corde remonter ces gâteaux jusqu’à vous… que n’y a-t-il, pensais-je avec envie, une âme compatissante qui, pareillement, fasse remonter le pain de vie jusqu’au pauvre prisonnier !

À ce trait de lumière : — Avez-vous une corde ? — La Providence, reprit-il, a permis que j’en pusse avoir une, que je réservais pour cet unique usage… — Vous aurez une Bible ! m’écriai-je en l’interrompant, vous l’aurez !!!

Et, tout joyeux de l’idée d’être si véritablement utile à cet infortuné, je cherchai avec empressement ma Bible parmi mes livres que, la veille, j’avais entassés dans l’armoire.


Pendant que je cherchais ainsi, il me sembla entendre, du côté de la prison, comme un murmure étouffé. Ayant prêté l’oreille : — Est-ce vous ? dis-je au prisonnier. Il ne répondit rien, mais le murmure continuait de se faire entendre plus distinct et plus plaintif. — Qu’est-ce ? qu’avez-vous ! lui criai-je alors d’un accent ému et pressant.

— Un horrible mal… répondit-il, et sans remède… L’un de mes fers, trop étroit pour ma jambe, a provoqué une enflure qui, pressée par le métal… Aïe ! s’écria-t-il en s’interrompant.

— Achevez… achevez, pauvre homme !

— … Me fait souffrir les plus cruelles tortures. C’est ainsi que, privé de tout sommeil, je vous voyais travailler cette nuit.

— Infortuné ! et vous ne demandez pas qu’on vous soulage ?

— Ils ne me visitent que tous les cinq jours… Aïe… Encore trois… et je leur demanderai…

— Oh ! que vous me faites pitié ! Ne pourrais-je donc…

— Rien ! rien ! pauvre enfant… Il faudrait… mais je sens déjà que votre pitié me soulage… il faudrait pouvoir… Ohé !… Aïe ! aïe !…

— Il faudrait pouvoir ?…

— Miséricorde ! miséricorde !… le sang coule !… pouvoir user un peu le fer…

— Une lime ! m’écriai-je, une lime ! Attendez ! dans ma Bible…


J’avais une lime (car, à travers mon latin, j’étais un peu menuisier comme Émile) ; je la mis précipitamment dans le livre. Mais, après avoir lié tout avec une ficelle, je me souvins avec désespoir que j’étais enfermé. Cependant le prisonnier continuait à se plaindre de la façon la plus lamentable, et chacun de ses cris me déchirait le cœur. Aussi je songeais déjà à forcer la serrure de ma porte, lorsqu’à la vue d’un chiffonnier qui passait dans la rue j’éprouvai le plus vif plaisir.

— Tiens, lui criai-je, attache cela à cette corde que tu vois là-bas contre la muraille. Vite ! vite ! c’est pour soulager un pauvre homme.

Le chiffonnier attacha le paquet, qui remonta rapidement. Au même instant, on ouvrait ma porte.

C’était M. Ratin ! il me trouva à l’ouvrage.

— Hier, monsieur, me dit-il, dans l’indignation où m’avait jeté votre conduite, j’oubliai de vous donner des devoirs à faire pendant ces deux jours…

— J’en ai fait, lui dis-je tout tremblant.

M. Ratin examina les devoirs avec quelque défiance, tant le procédé lui paraissait nouveau. Puis, certain que c’était bien de l’ouvrage fait depuis ma captivité :

— Je vous loue, reprit-il, d’avoir fui de vous-même les dangers de l’oisiveté. Un jeune homme oisif ne saurait que faire des choses détestables ; car il est à la merci de toutes les pensées mauvaises qui, à l’âge où vous êtes, assiégent son esprit paresseux. Souvenez-vous des Gracques, qui ne causèrent tant de plaisir à leur mère que parce qu’ils furent de bonne heure rangés et studieux.

— Oui, monsieur, dis-je.

— Vous ne vous êtes pas donné le temps de manger ? reprit M. Ratin en apercevant mon repas resté intact.

— Non, monsieur.

— J’aime à y reconnaître l’effet du chagrin profond que vous avez dû ressentir de votre conduite d’hier.

— Oui, monsieur.

— Avez-vous fait à cet égard de sérieuses réflexions ?

— Oui, monsieur.

— Avez-vous bien reconnu comment, du fou rire, vous êtes tombé dans l’irrévérence ?

— Oui, monsieur. (Dans ce moment quelqu’un montait l’escalier ! )

— Et de l’irrévérence dans le mensonge ?

— Oui, monsieur. (On ouvrait la porte de l’atelier !!)

— Et du mensonge… ?

— Oui, monsieur. (On faisait un cri de stupéfaction !!!)

— Quel est ce bruit ?…

— Oui, monsieur. (On en était aux exclamations, aux apostrophes, aux grandes prosopopées ; j’étais près de me trouver mal !!!!)


Rassemblant néanmoins toutes mes forces pour détourner l’attention de M. Ratin de dessus les prosopopées : — Quand vous m’eûtes quitté hier, lui dis-je…

— Attendez… interrompit-il, toujours plus attentif à ce qui se passait dans l’atelier.

Il est vrai que le vacarme y était grand : — Perdu ! perdu ! criait le peintre à tue-tête. Il faut qu’on soit entré par la fenêtre ! Il s’en approcha.

— Jules ! êtes-vous resté chez vous depuis hier soir ?

— Oui, monsieur, dit en s’avançant M. Ratin, et par mon ordre.

— Eh bien, monsieur, mon atelier est en déroute, mes tableaux détruits, mon chevalet à bas !… et votre élève doit avoir tout entendu…


— Voulez-vous écouter un pauvre prisonnier ? dit alors une voix qui partit du soupirail de l’Évêché : moi j’ai tout vu, je vous dirai tout.

— Parlez, dites…

— Vous saurez donc, monsieur, qu’hier soir il y avait grande société sur ce toit, précisément à l’entrée de votre fenêtre. C’étaient cinq chats. Vous savez que quand ces messieurs content fleurette…

— Abrégez, dit M. Ratin.

— … Leurs propos sont bruyants. La chatte était coquette…

— Abrégez, vous dis-je répéta M. Ratin, ceci n’importe pas au fait principal.

— Je vous demande bien pardon, monsieur, car sans la coquetterie de cette demoiselle et la jalousie des quatre galants…

— Jules ! me dit M. Ratin, retirez-vous un instant sur l’escalier.

Je ne me fis pas prier.


— … Tout, continua le prisonnier, se serait passé en douceur. Ils miaulaient donc, et d’une façon fort tendre ; mais madame, n’écoutant à aucun, se lustrait le visage du velours de sa patte. Vous eussiez dit Pénélope au milieu des prétendants…

— Et puis ? dit le peintre. Un peu vite…

— Et puis, tout à coup, voici un des matous qui se permet d’appliquer sa griffe sur le museau d’un des prétendants. Celui-ci prend mal la chose, les autres s’en mêlent, pli ! pla ! c’est le signal : guerre à mort !… Ce n’est plus qu’une pelote fourrée, hérissée de griffes, de dents, un concert à réjouir le diable. Pendant qu’ils se battent, Pénélope saute dans l’atelier ; toute la pelote lui saute après… Je n’ai plus rien vu ; mais, au sabbat qui se fit, je jugeai qu’ils avaient pu renverser quelque objet qui en aurait renversé quelque autre. C’était à près de huit heures.


J’étais très-humilié du service que me rendait en cet instant le prisonnier, d’autant plus que ce mensonge hardi après tant de pitié, ce ton facétieux après de si vives souffrances, calmaient subitement tout l’intérêt que m’avait inspiré cet homme. Aussi je suis convaincu que, sans la présence de M. Ratin, j’aurais eu la force de le démentir sur l’heure, et de tout avouer au peintre ; mais il y avait de l’amour dans mon crime, et la haute pudeur de M. Ratin m’apparaissait comme un grand roc sinistre, contre lequel, au moindre soupçon de sa part, j’irais me briser sans retour.

Pendant que ces choses se passaient, la calèche venait d’arriver devant la maison ; déjà la jeune miss et son père montaient l’escalier. — Ma séance ! s’écria le peintre avec désespoir. Prisonnier ! vous nous faites un conte absurde. Voilà un portrait que j’avais adossé à la muraille, et que je trouve tourné à l’extérieur… Sont-ce les chats qui retournent les portraits ?… On est venu, on est venu par la fenêtre… Jules ! qu’avez-vous vu ?…

— Jules ! chassez ce chien, me dit au même instant M. Ratin.

Il faut savoir qu’en cet instant le bel épagneul flairait curieusement le parapluie neuf de M. Ratin. Je m’empressai de le chasser jusque dans les greniers, et par delà, pour laisser au peintre le temps d’oublier sa fatale question.




Quand je rentrai, il était en effet occupé à accueillir ses hôtes, les priant de l’excuser s’il les recevait au milieu d’un aussi affreux désordre. — Si vous ne partiez pas demain, ajouta-t-il, je vous prierais de remettre à un autre jour cette dernière séance. — Il est malheureusement impossible que nous différions notre départ, répondit le vieillard ; mais de grâce, ne vous gênez point, et que notre présence ne vous empêche pas de faire ces premières recherches, indispensables pour arriver à la connaissance du coupable. Alors le peintre monta lui-même sur le toit pour en examiner les abords.

Fort heureusement, M. Ratin, qui était à mille lieues de me supposer la moindre part dans ces événements, après avoir remis soigneusement son parapluie dans le fourreau, était revenu auprès de la table feuilleter mes livres, y marquant à mesure les endroits qui devraient faire le sujet de mes devoirs. — En considération, me dit-il, du travail que vous m’avez présenté et des dispositions meilleures où je vous vois… Ici le peintre entra, et tout préoccupé de son idée :

— N’avez-vous pas une chambre, monsieur ?… Ah ! oui, la voici ! Auriez-vous la bonté de me l’ouvrir ? On n’a pu parvenir sur le toit que par là, et nous saurons par où l’on a pu s’introduire dans la chambre. — Volontiers, monsieur, dit M. Ratin. Et ayant pris la clef dans un tiroir à son usage, il la mit dans la serrure, que j’avais rajustée de mon mieux ; tandis que, pâlissant de stupeur, je feignais une grande application au travail.

Pendant que ces messieurs procédaient à leur inspection, je m’aperçus d’une rumeur dans la prison. Des hommes parlaient avec véhémence, quelques mots sinistres parvenaient à mon oreille, le factionnaire était aux écoutes, et deux passants s’étaient arrêtés pour attendre l’issue de cette scène.

— Voici la corde ! cria une voix.

— La lime ! la lime ! cria une autre voix ; ici, tenez, sous cette pierre.

— C’est bien son mouchoir de poche ! dit au même instant M. Ratin. Serait-il possible !… Jules !


La porte était ouverte. Je m’enfuis tout chancelant d’épouvante, sans autre projet que de me dérober pour l’instant aux affreuses tortures de la peur et de la honte. Mais, quand j’eus fait cent pas dans la rue, et qu’ayant tourné la tête j’eus reconnu l’honnête chiffonnier qui entrait dans la maison, en montrant à un magistrat le chemin de ma demeure, je doublai le pas ; et dès que j’eus tourné l’angle de la rue voisine, je courus de toutes mes forces jusqu’aux portes de la ville, que je franchis, non sans éprouver une grande terreur à la vue des paisibles gendarmes qui stationnent auprès.

Tout en m’éloignant, j’eus le loisir de réfléchir sur ma situation, qui me parut désespérée. Retourner sur mes pas, ce n’était plus seulement retomber dans les mains de M. Ratin, c’était bien certainement me livrer aux gendarmes ; et cette idée me causait la plus sinistre épouvante. Ainsi agité par ces réflexions, et la frayeur soutenant mon courage, je marchai tout d’une traite jusqu’à certain pré voisin de Coppet, où je m’assis enfin sur la terre étrangère.

C’est à peine si, dans ce lieu écarté, je me croyais en sûreté contre les atteintes de la justice. Je tournai sans cesse mes regards du côté de la grande route ; et chaque fois que des bestiaux, un âne, quelque chariot, y soulevaient un peu de poussière, je m’imaginais voir toute la gendarmerie lancée à ma poursuite dans toutes les directions. Cette angoisse me préoccupant de plus en plus, je pris un parti décisif : c’était de poursuivre ma route du côté de Lausanne, où mon oncle faisait un séjour. Je me remis donc en marche.


À tout âge, c’est une triste chose que l’exil ; mais, pour l’enfant, qu’il est voisin du seuil paternel ! Trois lieues à peine me séparaient de ma ville natale, et il me semblait qu’abandonné au sein du vaste univers j’eusse perdu tout appui, tout asile. Aussi suivais-je, le cœur bien gros, la rive de ce lac si riant jadis à voir de ma fenêtre. À mesure que je m’éloignais, moins dominé par la crainte, ces sentiments prenaient sur moi plus d’empire, et deux ou trois fois, m’étant assis sur le bord de la route, ma tristesse devint si forte, que je fus tenté de rebrousser chemin, et d’aller implorer le pardon de mon maître.

Il était trop tard. D’ailleurs, à force de marcher, j’allais me trouver bientôt aussi près de Lausanne que de Genève, de mon oncle que de M. Ratin. Cette circonstance ranimait puissamment mon courage ; le calme renaissait en moi ; déjà je recommençais à songer à la jeune miss, et à renouer le fil des tendres rêveries qui m’avaient charmé la veille, à la même heure. Au milieu de cette nature enchantée, son image se présentait à mon cœur plus douce encore ; elle s’y associait à la pureté des cieux, aux teintes vaporeuses des monts, à la fraîcheur de ces beaux rivages, et l’exil perdait sa tristesse.

Que de séve dans l’adolescence ! Est-ce bien moi que je viens de peindre ? Est-ce bien moi, ce jeune garçon qui suit la rive d’un pied léger, regardant avec amour l’azur des flots, les côtes vertes de Savoie, l’antique manoir d’Hermance, peuplant l’air et l’espace du vif sentiment qui le domine ?


Au crépuscule, je me détournai de la route pour demander asile chez des paysans, qui acceptèrent en retour l’unique pièce de monnaie que je possédasse. Je partageai leur soupe et leur gîte rustique, et le lendemain, au point du jour, je les quittai pour continuer mon voyage.

J’étais parti sans casquette ; les rayons du soleil levant brûlaient mon visage. Aussi m’arrêtai-je sous le porche des fermes, pour y goûter quelque fraîcheur, jusqu’à ce que le regard des métayers ou des passants me chassât de ces retraites. En effet, je redoutais toujours que quelque soupçon des crimes que j’avais commis ne fût le motif de cette curiosité, dont ma jeunesse, et mon bizarre accoutrement étaient l’unique cause.

Après le tranquille village d’Allaman, on voit sur la gauche de la route de magnifiques chênes qui forment la lisière d’un grand bois. De dessous ces ombrages, l’œil, planant sur toute l’étendue du lac, s’arrête, du côté du Valais, contre les majestueuses parois des Alpes, ou, tourné vers Genève, se promène mollement sur une suite de cimes douces et lointaines, dont les dernières se confondent avec les plages du ciel. Je ne pus résister aux charmes de cet ombrage, et j’allai m’y établir pour y manger le morceau de pain noir dont les paysans m’avaient pourvu.

Je songeais au plaisir de me jeter bientôt dans les bras de mon oncle. Ce désir était si pressant, si extrême, qu’à la seule pensée qu’il pût être déçu, je m’abandonnais au découragement. — Mon oncle ! mon bon oncle ! disais-je le cœur gonflé d’attendrissement, que je vous voie seulement, que je vous parle… que je sois où vous êtes !


En ce moment, une voiture de voyage passait sur la grande route, traînée par six chevaux de poste dont le galop soulevait un long tourbillon de poussière. Le postillon faisait claquer son fouet, tandis que les domestiques dormaient nonchalamment sur les siéges. Cette voiture avait déjà dépassé d’environ deux cents pas l’endroit où j’étais assis, lorsqu’elle s’arrêta ; et un des domestiques, étant descendu, se dirigea vers moi.

J’allais m’enfuir, lorsque je crus reconnaître John, le domestique de la jeune miss. — Êtes-vous, me dit-il, le jeune homme qui a disparu hier de la maison de Saint-Pierre ?

— Oui, lui dis-je.

— Alors, suivez-moi.

— Où ?

— Vers la voiture. Votre maître est dans un bel état, allez !

— Où est-il, mon maître ?

— Il vous cherche par les quatre chemins… petit drôle !

Ces mots me donnèrent quelque soupçon que M. Ratin pouvait s’être joint aux voyageurs, en sorte que je me refusais à suivre John, lorsque je vis de loin une robe blanche descendre de la voiture. Je me levai aussitôt, et je me mis à courir vers la jeune miss pour ne pas l’obliger à marcher sur cette route poudreuse ; mais quand j’approchai, la honte et l’émotion me firent ralentir le pas, et je finis par m’arrêter à quelque distance d’elle.

— Vous êtes monsieur Jules, n’est-ce pas ? me dit-elle d’un ton affable.

— Oui, mademoiselle.

— Oh ! comme le soleil vous brûle ! montez, je vous prie, dans la voiture… Votre maître est fort en peine, et j’ai bien du plaisir que nous vous ayons rencontré…

— Montez, mon ami, dit le vieillard, qui avait mis la tête à la portière, montez ; nous causerons un peu de votre affaire… Vous devez être fatigué ?

Je montai, et la voiture repartit aussitôt.

J’étais dans un état d’ivresse qui m’ôtait la parole. Le bonheur, le trouble, la honte, faisaient battre mon cœur, et coloraient d’une vive rougeur mon visage hâlé. Je tenais encore le reste de mon morceau de pain noir.

— Vous n’avez pas fait bien bonne chère, à ce que je vois, me dit le vieillard. De quel hôtel sortez-vous, je vous prie ?

— De chez des paysans, monsieur, qui m’ont hébergé cette nuit.

— Et où comptiez-vous aller ce soir ?

— À Lausanne, monsieur.

— Aussi loin que cela ! reprit la jeune miss, et découvert comme vous êtes ?

— Plus loin encore, partout, mademoiselle, jusqu’à ce que j’aie rencontré mon oncle ! Et les larmes me vinrent aux yeux.

— Il n’a plus que lui ! dit-elle à son père. Et elle fixa sur moi un regard compatissant, dont le charme réalisait tout ce que j’avais rêvé de plus hardi à ma fenêtre.

— Mon enfant, reprit le bon vieillard, vous allez rester avec nous jusqu’à Lausanne, où nous vous remettrons aux mains de votre oncle. Vous avez fait là un coup de tête ; de quoi donc aviez-vous si peur ?

— C’est moi, monsieur, qui ai donné cette lime au prisonnier ; Il souffrait cruellement, je vous assure. C’était seulement pour desserrer un de ses fers…

— Eh bien, je ne vois là, mon ami, que le mouvement d’un bon cœur. À votre âge, on n’est pas tenu de savoir que lorsqu’un prisonnier emprunte une lime, ce n’est jamais que pour un certain usage. Mais vous ne me parlez pas de l’atelier. C’est pourtant vous, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur. Je l’aurais dit au peintre, à mon oncle, à vous… mais j’avais peur de M. Ratin.

— C’est donc un terrible homme que ce monsieur Ratin ? Mais encore, qu’alliez-vous faire dans cet atelier ? Est-ce vous qui avez retourné le portrait de ma fille ?

Je rougis jusqu’au blanc des yeux.

Il se mit à rire. — Ah ! ah ! c’est ceci qui est grave ! car ce n’était sûrement pas pour voir ma figure. À vous, Lucy, de vous fâcher.

— Point du tout, mon père, dit-elle en souriant avec une grâce charmante. Je sais que M. Jules aime les arts ; il dessine lui-même avec talent : rien de plus naturel qu’il voulût voir l’ouvrage d’un homme habile.

— Lucy, reprit le vieillard avec une douce malice, vous n’êtes pas tenue non plus de savoir que, lorsqu’on retourne un tableau où se trouve votre figure, il est fort naturel que ce soit pour la voir… Puis, comme il voyait ma honte : — Ne rougissez pas, mon enfant ; croyez bien que je ne vous en estime pas moins, et que ma fille vous pardonne. N’est-ce pas, Lucy ?


Un léger embarras succéda à ces paroles, mais il ne se prolongea que pour moi seul. Bientôt j’eus à répondre à toutes les questions que me firent ces aimables personnes. Après ce qui venait d’être dit, j’avais remarqué chez le vieillard une gaieté plus cordiale encore, et, en même temps, chez la jeune miss un peu plus de réserve, mais non moins d’intérêt et de sollicitude pour ma situation. Pour moi, je ne tournais pas les yeux sur elle, que je ne me sentisse comme enivré de sa vue, et rempli des plus doux transports de plaisir.

Mais nous touchions à la ville. — Votre oncle vous grondera-t-il ? me dit le vieillard.

— Oh ! non, Monsieur… et puis je serai si joyeux de le voir, qu’encore cela me ferait-il peu de chagrin.

— Aimable enfant, dit Lucy en anglais.

— Je veux tout de même vous remettre entre ses mains. Rue du Chêne, dites-vous ? John ! Faites arrêter rue du Chêne, no 3.


Toute ma crainte était que nous ne trouvassions pas mon oncle chez lui, lorsque, la voiture s’étant arrêtée, un jeune enfant nous dit qu’il était en ce moment dans sa chambre. — Qu’il descende ! dis-je à l’enfant.

— Non, nous monterons, dit le vieillard. Est-ce bien haut ?

— Au premier, répondit l’enfant.

Et, comme chez le peintre, la jeune miss, soutenant le bras de son père, entrait dans l’allée avec lui, pendant que j’aurais baisé les traces de ses pas.


Mon oncle venait de rentrer. À peine l’eus-je vu, que je courus me jeter dans ses bras. — C’est toi, Jules ! dit-il. Mais je l’accablais de caresses sans pouvoir lui répondre.

Tu arrives sans chapeau, mon enfant, mais en bonne compagnie, à ce que je vois. Madame et monsieur, veuillez prendre la peine de vous asseoir. Je quittai sa main pour approcher des siéges.

— Nous ne voulons, monsieur, dit le vieillard, que remettre entre vos respectables mains cet enfant, coupable, à la vérité, d’une étourderie, mais dont le cœur est bien honnête. Il vous dira lui-même par quelles circonstances nous avons eu le plaisir de l’avoir pour compagnon de voyage, et pris la liberté de nous présenter chez vous. Adieu, mon ami, me dit-il en me touchant la main, je vous laisse mon nom sur cette carte, afin que vous sachiez qui je suis, si jamais vous me faites le plaisir de recourir à mon amitié.

— Adieu, Monsieur Jules… ajouta l’aimable fille. Et elle me tendit sa main.

Je les vis se retirer les yeux mouillés de larmes.


C’est de cette façon que je retrouvai mon bon oncle Tom. Au bout de quelques jours, nous retournâmes à Genève. Il m’ôta M. Ratin, et me prit avec lui.

Ainsi s’ouvrit ma jeunesse. Je raconterai, dans le prochain chapitre, comment j’en sortis à trois ans de là.



II.


Afin d’utiliser mes vacances, mon oncle m’a conseillé de lire Grotius, pour lire ensuite Puffendorf, pour lire ensuite Burlamaqui, égaré pour le moment. Aussi je me lève matin, je vais à ma table, je m’établis, je croise les jambes, puis j’ouvre à l’endroit… Mais voici ce qui m’arrive.

Au bout d’une demi-heure, mon esprit, ainsi que mes yeux, commence à faire des excursions à droite et à gauche. C’est d’abord sur la marge de l’in-quarto, où je gratte un point jaune, je souffle un poil, je détache une paille avec toutes sortes d’ingénieuses précautions ; c’est ensuite sur le bouchon de mon encrier, tout rempli de petites particularités curieuses dont chacune m’occupe à son tour : jusqu’à ce qu’enfin, passant ma plume dans la bouclette, je lui imprime une moelleuse rotation qui me réjouit infiniment. Après quoi, volontiers, je me renverse sur le dossier de mon fauteuil, en étendant les jambes, et croisant les mains sur ma tête. Dans cette situation, il me devient très-difficile de ne pas siffler un petit air quelconque, tout en suivant avec une vague fixité les bonds d’une mouche qui veut sortir par les vitres.

Cependant, les articulations commençant à se roidir, je me lève pour faire, les deux mains dans mes goussets, une petite promenade qui me conduit au fond de ma chambre. Là, rencontrant l’obscure paroi, je rebrousse tout naturellement vers la fenêtre, contre laquelle je bats, du bout des ongles, un joli roulement où j’excelle. Mais voici un char qui passe, un chien qui aboie, ou rien du tout ; il faut voir ce que c’est. J’ouvre… Une fois là, j’ai éprouvé que j’y suis pour longtemps.

La fenêtre ! c’est le vrai passe-temps d’un étudiant ; j’entends d’un étudiant appliqué, je veux dire qui ne hante ni les cafés ni les vauriens. Oh ! le brave jeune homme ! il fait l’espoir de ses parents, qui le savent rangé, sédentaire ; et ses professeurs, ne le voyant ni fréquenter les promenades, ni cavalcader dans les places, ni jouer aux tables d’écarté, se plaisent à dire qu’il ira loin, ce jeune homme-là. En attendant, lui ne bouge de sa fenêtre.

Lui… c’est donc moi, modestie à part. J’y passe mes journées, et si j’osais dire… Non, jamais mes professeurs, jamais Grotius, Puffendorf, ne m’ont donné le centième de l’instruction que je hume de là, rien qu’à regarder dans la rue.


Toutefois, ici comme ailleurs, on va par degrés. C’est d’abord simple flânerie récréative. On regarde en l’air, on fixe un fétu, on souffle une plume, on considère une toile d’araignée, ou l’on crache sur un certain pavé. Ces choses-là consument des heures entières, en raison de leur importance.

Je ne plaisante pas. Imaginez-vous un homme qui n’ait jamais passé par là. Qu’est-il ? que peut-il être ? Une sotte créature, toute matérielle et positive, sans pensée, sans poésie, qui descend la pente de la vie sans jamais s’arrêter, dévier du chemin, regarder alentour, ou se lancer au delà. C’est un automate qui chemine de la vie à la mort, comme une machine à vapeur de Liverpool à Manchester.

Oui, la flânerie est chose nécessaire au moins une fois dans la vie, mais surtout à dix-huit ans, au sortir des écoles. C’est là que se ravive l’âme desséchée sur les bouquins ; elle fait halte pour se reconnaître ; elle finit sa vie d’emprunt pour commencer la sienne propre. Ainsi un été entier passé dans cet état ne me paraît pas de trop dans une éducation soignée. Il est probable même qu’un seul été ne suffirait point à faire un grand homme : Socrate flâna des années ; Rousseau jusqu’à quarante ans ; La Fontaine toute sa vie.

Et cependant je n’ai vu ce précepte consigné dans aucun ouvrage d’éducation.


Ces pratiques dont je viens de parler sont donc la base de toute instruction réelle et solide. En effet, c’est pendant que les sens y trouvent un innocent aliment, que l’esprit contracte le calme d’abord, puis la disposition à observer ;

Car, que faire en flânant, à moins que l’on n’observe ?

puis enfin, par suite et à son insu, l’habitude de classer, de coordonner, de généraliser. Et le voilà tout seul arrivé à cette voie philosophique recommandée par Bacon, et mise en pratique par Newton, lequel un jour, flânant dans son jardin et voyant choir une pomme, trouva l’attraction.

L’étudiant à sa fenêtre ne trouve pas l’attraction ; mais, par un procédé tout semblable, à force de regarder dans la rue, il lui arrive au cerveau une foule d’idées qui, vieilles ou neuves en elles-mêmes, sont du moins nouvelles pour lui, et prouvent clairement qu’il a mis son temps à profit.

Et ces idées venant à heurter dans son cerveau ses anciennes idées d’emprunt, du choc naissent d’autres lumières encore ; car, par nature, ne pouvait flotter entre toutes, et surtout entre les contraires, le voilà qui, tout en fixant un fétu, compare, choisit, et se fait savant à vue d’œil.

Et quelle charmante manière de travailler, que cette manière de perdre son temps !


Mais, quoiqu’à la rigueur un fétu suffise pour flâner avec avantage, je dois dire que je ne m’en tiens pas là ; car ma fenêtre embrasse un admirable ensemble d’objets.

En face, c’est l’Hôpital, immense bâtiment où rien n’entre, d’où rien ne sort, qui ne me paye tribut. Je suis les intentions, je devine les causes, ou je perce les conséquences. Et je me trompe peu ; car, interrogeant la physionomie du portier à chaque cas nouveau, j’y lis mille choses curieuses sur les gens. Rien ne marque mieux les nuances sociales que la figure d’un portier. C’est un miroir admirable où se viennent peindre, dans tous leurs degrés, le respect rampant, l’obséquiosité protectrice, ou le dédain brutal, selon qu’il réfléchit le riche directeur, l’employé subalterne, ou le pauvre enfant trouvé : miroir changeant, mais fidèle.


Vis-à-vis de ma fenêtre, un peu plus haut, est celle d’une des salles de l’hôpital. De la place où je travaille, je vois l’obscur plafond, quelquefois le sinistre infirmier, le nez contre les vitres, regardant dans la rue. Que si je monte sur la table, alors mes yeux plongent dans ce triste séjour, où la douleur, l’agonie et la mort ont étendu leurs victimes sur deux longues files de lits. Spectacle funèbre, où souvent néanmoins m’attire un intérêt sombre, lorsqu’à la vue d’un infortuné qui se meurt mon imagination se promène autour de son chevet, et, tantôt rebroussant dans cette vie qui s’éteint, tantôt s’avançant vers cet avenir qui s’ouvre, se repaît de ce charme mélancolique, toujours attaché au mystère où s’enveloppe la destinée de l’homme.


À gauche, au bas de la rue, c’est l’église, solitaire la semaine, remplie le dimanche et retentissant de pieux cantiques. Là aussi je vois qui entre, je vois qui sort ; je conjecture, mais moins sûrement. En effet, point de portier. Et il y en aurait un, que je n’en serais guère plus avancé ; car c’est le propre du portier de s’arrêter à l’habit ; au delà, il est aveugle, muet, sourd, et sa physionomie ne réfléchit plus rien, Or, c’est l’âme de ceux qui hantent l’église qui m’intéresserait à connaître : malheureusement l’âme est sous l’habit, sous le gilet, sous la chemise, sous la peau, et encore bien souvent n’y est pas, s’allant promener pendant le prêche. Je vais donc tâtonnant, hésitant, supposant, et ne m’en trouve pas plus mal ; car c’est précisément le vague, l’incertain, le douteux qui fait l’aliment comme le charme de la flânerie.

À droite, c’est la fontaine, où tiennent cour, autour de l’eau bleue, servantes, mitrons, valets, commères. On s’y dit des douceurs au murmure de la seille qui s’emplit ; on s’y conte l’insolence des maîtres, les ennuis du service, le secret des ménages. C’est ma gazette, d’autant plus piquante aussi, que, n’entendant pas tout, il faut souvent deviner.

Là-haut, entre les toits, je vois le ciel, tantôt bleu, profond, tantôt gris, borné par des nuages flottants ; quelquefois traversé par un long vol d’oiseaux émigrant aux rives lointaines par-dessus nos villes et nos campagnes. C’est par ce ciel que je suis en relation avec le monde extérieur, avec l’espace et l’infini : grand trou où je m’enfonce du regard et de la pensée, le menton appuyé sur le poignet.


Quand je suis fatigué de m’élever, je redescends sur les toits. Là, ce sont les chats, qui, maigres et ardents, miaulent dans la saison d’amour, ou, gras et indolents, se lèchent au soleil d’août. Sous le toit, les hirondelles et leurs oisillons, revenus avec le printemps, fuyant avec l’automne, toujours volant, cherchant, rapportant vers la couvée criarde. Je les connais toutes, elles me connaissent aussi ; non plus effrayées de voir là ma tête, qu’à la fenêtre au-dessous un vase de capucines.

Enfin, dans la rue, spectacle toujours divers, toujours nouveau : gentilles laitières, graves magistrats, écoliers polissons ; chiens qui grognent ou jouent follement ; bœufs qui mâchent, remâchent le foin, pendant que leur maître est à boire. Et si vient la pluie, croyez-vous que je perde mon temps ? Jamais je n’ai tant à faire. Voilà mille petites rivières qui se rendent au gros ruisseau, lequel s’emplit, se gonfle, mugit, entraînant dans sa course des débris que j’accompagne chacun dans ses bonds avec un merveilleux intérêt. Ou bien, quelque vieux pot cassé, ralliant ses fuyards derrière son large ventre, entreprend d’arrêter la fureur du torrent : cailloux, ossements, copeaux, viennent grossir son centre, étendre ses ailes ; une mer se forme, et la lutte commence. Alors, la situation devenant dramatique au plus haut degré, je prends parti et presque toujours pour le pot cassé ; je regarde au loin s’il lui vient des renforts, je tremble pour son aile droite qui plie, je frémis pour l’aile gauche déjà minée par un filet…… tandis que le brave vétéran, entouré de son élite, tient toujours, quoique submergé jusqu’au front. Mais qui peut lutter contre le ciel ? La pluie redouble ses fureurs, et la débâcle…… Une débâcle ! Les moments qui précèdent une débâcle, c’est ce que je connais de plus exquis en fait de plaisirs innocents. Seulement si, pour franchir le ruisseau, les dames montrent leur fine jambe, je laisse la débâcle, et je suis de l’œil les bas blancs jusqu’au tournant de la rue. Et ce n’est là qu’une petite partie des merveilles qu’on peut voir de ma fenêtre.

Aussi je trouve les journées bien courtes, et que, faute de temps, je perds bien des choses.


Au-dessus de ma chambre est celle de mon oncle Tom. Assis sur un fauteuil à vis, l’échine courbée en avant, tandis que le jour glisse sur ses cheveux d’argent, il lit, annote, compile, rédige, et enserre dans son cerveau la quintessence de quelques mille volumes qui garnissent sa chambre tout alentour.

Au rebours de son neveu, mon oncle Tom sait tout ce qu’on apprend dans les livres, rien de ce qu’on apprend dans la rue. Aussi croit-il à la science plus qu’aux choses mêmes. Vous le trouveriez sceptique sur sa propre existence, très-dogmatique sur tel système nuageux de philosophie. Du reste, bon et naïf comme un enfant, pour n’avoir jamais vécu avec les hommes.

Trois bruits distincts m’annoncent presque tout ce que fait mon oncle Tom. Quand il se lève, la vis crie ; quand il va prendre un livre, l’échelle roule ; quand il s’est distrait d’une prise de tabac, la tabatière frappe la table.

Ces trois bruits se suivent d’ordinaire, et j’y suis tellement habitué, qu’ils me détournent peu de mes travaux. Mais un jour…


Un jour la vis crie, l’échelle ne roule pas, j’attends la tabatière….. Rien. Je fus réveillé de ma flânerie, comme un meunier de son somme quand la roue de son moulin vient à se taire. J’écoute : mon oncle Tom cause, mon oncle Tom rit… Une autre voix… « C’est bien cela, » me dis-je très-ému.


C’est qu’il faut savoir que, depuis que je travaillais à la fenêtre, je n’étais point resté dans les généralités. Je m’étais, depuis quelques jours, occupé tout particulièrement d’un objet qui avait atténué l’intérêt que je portais aux autres. Et voici les symptômes qui ont signalé ce changement dans la direction de mes travaux.

Dès le matin, j’attends ; dès deux heures, le cœur me bat ; quand elle a passé, ma journée est finie.

Avant, je n’avais jamais songé que je fusse seul ; d’ailleurs, n’étions-nous pas moi et mon oncle, et le ruisseau, et les hirondelles, et tout le monde ? Aujourd’hui je me trouve seul, tout seul, excepté vers trois heures, que tout reprend vie autour et au dedans de moi.

Je vous ai dit comment auparavant coulaient mes douces heures. Aujourd’hui je ne sais plus ni m’occuper, ni être oisif, ni flâner, ce qui est fort différent. C’est au point que, l’autre jour encore, une grosse plume tournoya lentement à deux doigts de mon nez sans que l’idée seulement me vînt de souffler dessus. Et je pourrais citer cent traits pareils.

Au lieu de cela, je songe tout éveillé. Je rêve qu’elle me connaît, qu’elle me sourit, que je lui agrée ; ou bien, cherchant les voies et moyens de lui être quelque chose, je la rencontre, je voyage avec elle, je la protège, je la défends, je la sauve entre mes bras, et je m’attriste profondément de n’être point ensemble tous les deux, en un bois sombre, attaqués par d’affreux brigands que je mets en fuite, quoique blessé en la défendant.


Mais il est temps de dire ce qu’était cet objet. Je ne sais comment m’y prendre, car les mots sont bien inhabiles à peindre sous quel air nous apparut la première fille qui fit battre notre cœur ; impressions fraîches et vives, qui auraient besoin d’un langage tout jeune.

Je dirai donc seulement que tous les jours, sortant vers trois heures d’une maison voisine, elle descendait la rue et passait sous ma fenêtre.

Sa robe était bleue et si simple, que vous ne l’eussiez pas distinguée sur tant d’autres robes bleues qui passaient ; ni moi non plus, n’était que je lui trouvais une grâce toute singulière à flotter autour de cette jeune taille. Et cette jeune taille me semblait tenir son charme de l’air modeste de l’aimable fille si douce à voir ; de façon que, revenant ensuite à la robe, il me devenait impossible d’en imaginer une plus à mon gré, cent lieues à la ronde et chez les premières faiseuses.

Aussi, tant que cette robe était sur mon horizon, tout me semblait sourire et s’embellir alentour ; et quand elle avait disparu, il me fallait encore une robe bleue pour tous mes rêves de félicité.


Or, ce jour-là, je la vis venir à son ordinaire, et approcher jusque sous ma fenêtre, d’où mes yeux se disposaient à la suivre jusqu’au tournant de la rue, et mes pensées au delà encore, lorsque, faisant un détour, elle entra dans l’allée juste au-dessous de moi. J’en fus si troublé, que je retirai ma tête comme si elle fût entrée de plain-pied dans ma chambre. Puis j’allais réfléchir qu’elle traversait dans l’autre rue, lorsque se passèrent, dans la bibliothèque de mon oncle Tom, les choses extraordinaires qui causèrent l’émotion dont j’ai parlé. Quoi ! elle parle à mon oncle !… Et je faisais d’incroyables efforts d’ouïe pour saisir quelques mots, lorsqu’un événement imprévu vint bouleverser l’univers qui commençait à se former autour de moi.


Cet événement si grave était au fond de mince importance. L’échelle venait de rouler, et j’entendais mon oncle Tom monter les degrés en causant. Je crus même distinguer le mot hébraïque sortant de sa bouche. De tout cela il résultait clairement que mon oncle Tom avait affaire en ce moment à quelque docteur hébraïsant qui remaniait avec lui quelque vétille d’érudition. Car, pour elle, s’imaginer que sa jeune tête s’enquît de niaiseries scientifiques, ou que sa jolie main voulût feuilleter de poudreux in-folio, il n’y avait pas moyen.

Je me remis machinalement à la fenêtre, fort désappointé, et regardant sans voir, comme lorsqu’on a une idée qui vous rend absent de vous-même. Cependant, en face, au gros soleil, deux ânes philosophaient attachés au même gond. Après un grand moment, l’un fit une réflexion ; ce que je reconnus à un imperceptible frisson de son oreille gauche ; puis, allongeant la tête, il montrait amoureusement de l’autre son vieux râtelier ; sur quoi celui-ci ayant compris en fit autant, et ils se mirent tous deux à l’œuvre, se grattant le cou avec une telle réciprocité de bons offices, avec une nonchalance si voluptueuse, une flânerie si suave, que je ne pus m’empêcher de sympathiser, moi troisième. C’était la première fois depuis ma préoccupation. C’est qu’il est dans la naïveté de certains spectacles des attractions irrésistibles qui enlèvent l’âme à elle-même, et la font infidèle à ses plus doux pensers. Aussi allais-je m’enivrer de celui-là, lorsqu’une robe bleue sortit de l’allée. C’était elle. « Hé ! » m’écriai-je involontairement.

La jeune fille, entendant quelque chose, leva la tête assez pour que l’aile de son chapeau laissât passer son beau regard, qui vint m’inonder de honte, de trouble, et d’un plaisir rapide comme l’éclair. Elle rougit et continua d’aller.

C’est le charme de cet âge de rougir au souffle du vent, au bruit d’une paille ; mais rougir à mon occasion me sembla néanmoins une faveur inexprimable, une circonstance qui changeait beaucoup ma situation : car c’était la première fois que d’elle à moi il se passait quelque chose.


Ce qui diminua bientôt ma joie, ce fut un prompt retour sur moi-même. Elle m’avait vu disant « Hé ! » la bouche béante, l’œil ahuri, de l’air d’un idiot qui voit choir son chapeau dans la rivière. L’idée de cette première impression que j’avais dû lui produire m’était singulièrement amère.

Mais que pensez-vous qu’elle eût sous son bras ? Un in-octavo couvert de parchemin, fermé de clous d’argent, misérable bouquin que cent fois j’avais vu traîner dans la chambre de mon oncle, et qui alors, doucement pressé sous son bras, me semblait le livre des livres… Je compris pour la première fois qu’un bouquin peut être bon à quelque chose. Sage, mon oncle Tom, d’en avoir amassé toute sa vie ! Imbécile, moi, de n’avoir pas eu en ma possession ce fameux livre, dont le titre même m’était inconnu.


Elle traversa la rue, se dirigeant vers l’entrée de l’Hôpital, où elle dit quelques mots au portier, qui me parut la connaître, et ne lui accorder que juste ce qu’il fallait de protection pour qu’elle pût passer. Bien qu’indigné contre le brutal, cela me fit plaisir, en me prouvant que la fille de mes pensées n’était pas d’une condition assez riche ou élevée pour rendre ridicules à mes propres yeux les vœux qui commençaient à germer dans mon cœur.

J’éprouvai un grand plaisir à la savoir si près de moi, car j’avais craint de la perdre jusqu’au lendemain. Je brûlais d’apprendre ce qui l’avait amenée chez mon oncle, et ce qui pouvait l’attirer dans ce lieu. Mais pour le moment, enchaîné par le désir de la voir sortir, je me résignai à attendre jusqu’à ce que, la nuit étant, venue, je perdis l’espoir de la revoir ce jour-là, et je montai en toute hâte chez mon oncle Tom.




Il avait déjà allumé sa lampe, et je le trouvai considérant avec la plus grande attention au travers d’une fiole remplie d’un liquide bleuâtre. — Bonjour, Jules, me dit-il sans se déranger ; assieds-toi là, je vais être à toi.

Je m’assis impatient de questionner mon oncle, et considérant la bibliothèque qui m’apparaissait toute changée. Je regardais avec respect ces vénérables livres, frères de celui que j’avais vu sous son bras ; et les choses que je voyais, l’air que je respirais, me semblaient autres, comme si la jeune fille venue en ce lieu y eût laissé quelque signe de sa présence.

— J’ai fait, dit mon oncle. À propos, Jules, tu ne sais pas ?…

— Non, mon oncle…

— Remercie une jeune fille qui est venue ici…

En disant ces mots, il prit le chemin de sa table, pendant que j’entendais battre mon cœur d’attente. Puis se retournant :

— Devine… me dit-il, comme voulant jouir de ma surprise.

J’étais hors d’état de rien deviner.

— Elle vous a parlé de moi ? dis-je avec une émotion croissante.

— Mieux que ça, reprit mon oncle d’un air fin.

— Dites, dites, mon oncle, je vous en supplie.

— Tiens, voilà mon Burlamaqui retrouvé.

Je tombai du ciel sur la terre, faisant des imprécations intérieures contre Burlamaqui que, par respect, je substituai à mon oncle en cette occasion.

— En lui cherchant un livre, continua mon oncle Tom, je t’ai retrouvé celui-ci, que je croyais perdu. — Oh ! l’aimable fille ! reprit-il, et qui vaut bien, ma foi, douze de tes professeurs.

J’étais de son avis pour le moins, et cette exclamation de mon oncle Tom me raccommoda un peu avec lui.

— Elle lit l’hébreu comme un ange !

Je n’y étais plus du tout. — Elle lit l’hébreu ! Mais, mon oncle… car cette idée m’était désagréable.

— Et j’ai eu un plaisir extrême à lui faire lire le psaume xlviii dans l’édition de Buxtorf. Je lui ai expliqué, en comparant les variantes avec l’édition de Crœsius, combien le texte de Buxtorf est préférable,

— Vous lui avez, dit cela ?… à elle ?

— Mais c’est clair, puisque je lui parlais.

— Elle était là, devant vous, et vous avez pu lui dire cela ?

— Mais oui ; d’ailleurs, ce que j’ai dit là ne peut guère se dire qu’à une juive !

— Elle est juive !


D’autres sont-ils faits comme moi ? Juive, belle et juive ! Je l’en trouvai tout de suite dix fois plus belle, et l’en aimai dix fois davantage.

Cela est peu chrétien ; j’assure pourtant qu’il en fut ainsi, et que le charme que je lui trouvais déjà s’en trouva rafraîchi, vivifié, comme si, dès lors, les mêmes choses que j’aimais en elle se fussent trouvées différentes et nouvelles.

Je sais encore qu’en ce point je raisonnais fort mal, et que le plus mince logicien eût pu me convaincre d’absurdité, à plus forte raison mon oncle Tom ; aussi je ne lui en parlai pas, car je tenais plus encore à mon erreur qu’à la logique.

Mais l’impression fut ce que j’ai dit. D’ailleurs… aime-t-on sa sœur d’amour ? Non. Sa compatriote ? Mieux. L’étrangère ? Plus vite encore. Mais une belle juive ! et puis, délaissée peut-être, mal vue des bonnes gens ! c’était à mes yeux un avantage, comme si cela l’eût rapprochée de moi.


— Veut-elle donc hébraïser ? dis-je à mon oncle Tom.

— Non, bien que je l’y aie engagée de tout mon pouvoir. Il s’agit d’un pauvre vieillard qui s’en va mourant. Elle venait m’emprunter une Bible hébraïque pour lui faire quelque lecture pieuse.

— Elle ne reviendra donc plus ?

— Demain vers dix heures, pour me rapporter le livre.

Et mon oncle se remit à examiner sa fiole, pendant que je restais à songer. — Demain, ici ; dans cette même chambre ! me disais-je. Si près de moi, sans que je lui sois rien ! pas même autant que mon oncle Tom et sa fiole ! Je redescendis tristement chez moi.


Je fus très-surpris de trouver ma chambre éclairée par une légère lueur. Ayant reconnu que c’était le reflet d’une lumière qui brillait vis-à-vis, dans la salle de l’Hôpital, ordinairement sombre à cette heure, je montai sur une chaise, d’où je vis d’abord une ombre qui se projetait contre la muraille du fond. Ma curiosité étant vivement excitée, je me guindai entre la chaise et la fenêtre, de telle façon que je pus plonger assez bas pour reconnaître, suspendu à cette même muraille, un chapeau de femme. « C’est elle ! » m’écriai-je. Mettre la chaise sur la table, Grotius et Puffendorf sur la chaise et moi sur le tout, fut l’affaire d’un clin d’œil. Et je retenais mon souffle pour mieux jouir du spectacle qui s’offrait à moi.

Au chevet d’un vieillard pâle et souffrant, je la voyais pieuse, recueillie, embellie de tout l’éclat que prêtait à sa jeunesse et à sa fraîcheur cet entourage de maladie et de vieillesse. Elle baissait ses belles paupières sur le livre de mon oncle, où elle lisait les paroles de consolation. Quelquefois, s’arrêtant pour laisser reposer le malade, elle lui soutenait la tête, ou lui prenait affectueusement la main, le considérant avec une compassion qui me paraissait angélique.

— Heureux mourant ! disais-je. Que ses paroles doivent lui être douces, et ses soins pleins de charme !… Oh ! que j’échangerais ma jeunesse et ma force contre ton âge et tes maux !

Je ne sais si je fis ces réflexions tout haut, ou si ce fut un pur effet du hasard ; mais en ce moment la jeune fille, s’interrompant, leva la tête et regarda fixement de mon côté. J’en fus troublé comme si elle eût pu me voir dans la nuit où j’étais ; et, ayant fait un mouvement en arrière, je tombai, emmenant avec moi la chaise, la table, Grotius et Puffendorf.


Le vacarme fut grand, et je restai quelque temps étourdi par la chute. Au moment où j’allais me relever, mon oncle Tom parut, un bougeoir à la main.

— Qu’est-ce, Jules ? me demanda-t-il effrayé.

— Ce n’est rien, mon oncle… c’est… ici au plafond… (mon oncle jeta les yeux sur le plafond). Je voulais suspendre… (mon oncle jeta les yeux tout alentour, pour voir quelque chose à suspendre)… et puis, pendant que… alors je suis tombé… et ensuite… je suis tombé.

— Remets-toi, remets-toi, mon ami, me dit mon oncle Tom avec bonté. La chute t’a probablement affecté les fibres cérébrales, ce qui est cause de l’incohérence de ton discours. Il me fit asseoir, et, pendant ce temps, s’empressa de relever les deux in-folio, dont il avait considéré les ais fracassés avec plus d’émotion sans doute qu’il n’en avait ressenti en parlant à la belle juive. Il les replaça avec soin sur la table ; puis, revenant à moi : — Et tu voulais suspendre quoi ? me dit-il en me prenant la main de manière à glisser furtivement son index sur mon pouls.

Cette question m’était très-embarrassante, car en vérité il n’y avait pas apparence de chose à suspendre dans toute ma chambre. Aussi, connaissant d’ailleurs l’indulgente douceur de mon bon oncle Tom, j’allais lui raconter tout, lorsqu’au moment de le faire je ne le fis point.

C’est que, pour ce que j’avais dans le cœur, l’indulgence n’était déjà plus assez. J’aurais voulu de la sympathie, et mon oncle n’en pouvait éprouver que pour des idées abstraites, scientifiques. C’est ce qui fit que je répugnai à lui ouvrir mon cœur, crainte de faner un sentiment que j’étais jaloux de nourrir à ma guise.

— C’était pour suspendre… Ah ! mon Dieu, déjà !

— Hé ?

— Ah ! mon oncle, c’est fini.

— Quoi ?


En ce moment la lumière venait de s’éteindre dans la chambre du mourant, et avec elle tout mon espoir.

Pour mon oncle, à cette exclamation, il commença à juger le cas très-grave, et m’engagea à me mettre au lit, où il m’examina avec attention, pendant que je songeais à la jeune fille dont la vue venait de m’être ravie.

Mon oncle Tom était loin de se douter de la cause de mon mal. Cependant, après m’avoir anatomiquement considéré, palpé, il se convainquit, avec une certitude faisant honneur à sa science, que le squelette était en parfait état. Débarrassé de toute inquiétude à ce sujet, il s’occupa d’examiner le jeu de la respiration, celui de la circulation et de toutes les fonctions vitales ; passant ensuite aux symptômes tout à fait extérieurs, il parut enfin avoir satisfait sa curiosité, et, de l’air d’un homme qui emporte quelque chose dans sa tête pour y songer, il me quitta.


Il était environ minuit. Je restai seul avec mes idées, où je me plongeais tout entier, lorsque le roulement de l’échelle me fit tressaillir, et peu après je m’endormis.

J’étais fort agité. Mille images sans rapport avec l’objet de mes pensées se croisaient, se succédaient devant mes yeux ; ce n’était ni le sommeil ni la veille, encore moins le repos. Enfin, à ce trouble succéda l’épuisement ; et bientôt mes songes, quelque temps suspendus, revinrent et prirent une autre teinte.

Je rêvai qu’en un bois silencieux je marchais souffrant, mais pourtant calme, et l’âme pénétrée de je ne sais quel sentiment, tout plein d’un charme qui m’était inconnu. Personne d’abord, et rien de tout ce qui aurait pu me rappeler la vie ordinaire. C’était bien moi, mais doué de beauté, de grâce, de tous les avantages que je désire éveillé.

Fatigué, je m’étais assis dans une clairière solitaire. Une figure s’était approchée que je ne connaissais pas, mais dont les traits étaient animés par l’expression d’une mélancolique bonté. Insensiblement elle avait pris un air qui m’était plus connu ;… enfin elle s’était trouvée ma chère juive. Elle aussi, douée de tout ce que je lui désire, paraissait se plaire à me considérer ; et, quoiqu’elle ne parlât pas, son regard avait un langage qui me touchait au plus doux endroit de mon cœur. Je voyais sa belle tête s’incliner sur mon front, je sentais sa douce haleine, et à la fin sa main avait trouvé la mienne. Alors, une émotion croissante m’agitant, mon rêve peu à peu perdit sa quiétude. Les images devinrent flottantes et incertaines ; et, de figure en figure, je ne vis plus que celle de mon oncle Tom, qui avait pris ma main pour me tâter le pouls, et dont la tête, inclinée sur la mienne, me considérait au travers de ses besicles.


Oh ! que la figure de mon oncle Tom me parut affreuse en ce moment-là ! Je l’aime, et beaucoup, mon oncle Tom ; mais passer du plus doux objet à la figure de son oncle, des plus charmants songes du cœur aux froides réalités ! Il en faut moins pour faire prendre en dégoût et la vie et son oncle.

— Tranquillise-toi, Jules, me dit-il, je suis sur la trace de ton mal. Et, continuant à m’observer, il feuilletait un vieux in-quarto, comme pour ajuster d’après l’auteur le remède aux symptômes.

— Oh ! je n’ai point de mal ! vous vous trompez, mon oncle ; le seul mal est de m’avoir réveillé. Ah ! j’étais si heureux !

— Tu étais bien, tu étais tranquille, heureux !

— Ah ! j’étais au ciel. Pourquoi m’avez-vous réveillé ? Ici, une joie visible, mélangée d’une teinte d’orgueil et de docte satisfaction, se peignit sur le visage de mon oncle Tom, et je crus l’entendre dire : — Bon, le remède opère.

— Que m’avez-vous donc fait ? lui dis-je.

— Tu le sauras. Je tiens ici ton cas, page 64 d’Hippocrate, édition de la Haye. Pour le moment, il ne nous faut que de la tranquillité.

— Mais, mon oncle…

— Quoi ?

Je ne savais comment m’y prendre pour engager mon oncle à me parler de la jeune juive, sans lui révéler ce que je sentais pour elle. J’aurais voulu le mettre sur la voie.

— Demain, ne m’avez-vous pas dit ?… et je me tus.

— Demain ?

— Elle vient chez vous.

— Qui ?

Je craignis d’en avoir trop dit. C’est la fièvre…

— La fièvre ?


Aussi mes questions et mes réponses lui semblèrent-elles incohérentes au dernier point, et je l’entendis murmurer le mot de délire ; sur quoi il sortit. Bientôt l’échelle roula, je tressaillis ; mais c’est tout ce que je pus ressaisir de la situation d’où je venais de sortir. Je fis d’incroyables efforts pour retrouver le sommeil et mon songe. Rien. Je ne pouvais pas même ressaisir cette réalité, dont auparavant je me contentais : le songe l’avait effacée, sans que je pusse la faire renaître ; c’était le vide. Ce ne fut qu’après m’être reporté en idée au lendemain, que je pus retrouver l’image de ma juive, antérieure à mon sommeil. Je me représentai de mille façons sa venue chez mon oncle, et à force d’imaginer des moyens de la voir, de lui parler, de me faire connaître à elle, j’en vins à former le projet le plus extravagant.

Écarter mon oncle,… la recevoir moi-même,… lui parler… Mais que lui dirai-je ? Savoir que lui dire était la première condition pour que mon plan fût possible ; et j’étais fort embarrassé, car c’était la première fois que j’avais à parler d’amour. Je n’avais pour guides que quelques romans que j’avais lus, où l’on me semblait parler si bien, que je désespérais de pouvoir atteindre à cette perfection.

Oh ! si seulement je pouvais lui peindre l’état de mon cœur ! disais-je. Il me semble que toute fille accepterait ce que je ressens pour elle. Et je sautai à bas du lit pour essayer ce que je pourrais lui dire.


Après avoir allumé ma bougie, je plaçai en face de moi une chaise à qui je pusse m’adresser ; et, m’étant recueilli un moment, je commençai en ces termes :

— Mademoiselle !

Mademoiselle ? ce mot me déplut. Un autre ? Point. Le sien ? Je l’ignorais. Je pensai qu’en cherchant… Je cherchai bien. Rien que mademoiselle ! Me voilà arrêté au début.

— Mais est-ce bien une demoiselle ? Est-ce pour moi une demoiselle comme la première venue ? Mademoiselle ! Impossible. Il ne reste plus qu’à tirer mon chapeau et dire : J’ai bien l’honneur d’être, etc. Je m’assis fort désappointé.

Je recommençai plus de dix fois sans pouvoir trouver autre chose. Je me décidai enfin à éluder la difficulté en écartant ce mot, et je repris d’un ton passionné :

— Vous voyez devant vous celui qui ne veut vivre, qui ne veut brûler que pour vous… Et dès ce jour… mon cœur vous jure un éternel…

— Ah ! mon Dieu ! c’est un quatrain ! car je sentais arriver au galop une rime fatale. Je me rassis désespéré. C’est donc si difficile d’exprimer ce que l’on sent ! pensais-je avec amertume. Que deviendrai-je ? Elle rira… ou plutôt elle prendra en pitié ma bêtise, et je serai perdu ! Cette pensée me rongeait, et je renonçais déjà à mon projet.

Cependant mille sentiments gonflaient mon cœur, comme s’ils eussent cherché une issue ; en sorte que malgré moi, je roulais dans ma tête une foule de phrases, de protestations, d’apostrophes passionnées, qui formaient un cauchemar pénible sous lequel je restais affaissé.

Je me levai pour me soulager, et je me promenai dans ma chambre, laissant échapper des mots, des phrases entrecoupées.

… — Vous ignorez qui je suis, et déjà je ne vis plus que de vous ou de votre image… Pourquoi je suis ici ?… J’ai voulu vous voir… j’ai voulu, au risque de vous déplaire, vous faire savoir qu’il est un jeune homme dont vous êtes l’unique pensée… Pourquoi suis-je ici ? C’est pour mettre à vos pieds mon amour, mon sort, ma vie… Juive ? Et qu’importe ! Juive, je vous adorai ; juive, je vous suivrai partout… Ô ma chère juive ! trouverez-vous ailleurs qui vous aime comme moi ?… Trouverez-vous ailleurs la tendresse, le dévouement, la félicité que mon cœur vous tient en réserve ? Ah ! si vous pouviez partager la moitié de ce que j’éprouve, vous béniriez le jour où vous me vîtes à vos pieds, et aujourd’hui même vous me laisseriez l’espoir que je ne vous ai pas parlé en vain.

Je m’arrêtai soulagé. J’avais versé dans ces mots une partie des sentiments qui inondaient mon âme ; et, au feu dont j’accompagnais mes discours, je croyais voir la jeune fille rougir, s’émouvoir, et mes paroles arriver jusqu’à son cœur. Alors, portant la main sur le mien : — Ah ! non, ajoutai-je, par pitié pour un malheureux, ne me repoussez pas, vous me repousseriez dans l’abîme ! La vie pour moi, c’est où vous êtes !… Hé !… Le diable l’emporte ! Oh ! mon oncle ! mon oncle !


Tout était perdu, perdu sans ressource, et je fus sur le point d’en verser des larmes amères. La passion m’avait ennobli à mes propres yeux ; pour quelques instants cette défiance de moi-même, ce dégoût, ces craintes qui toujours venaient empoisonner mes espérances, avaient disparu ; je me trouvais comme posé d’égal à égal devant ma divinité, et, en achevant ces mots, je portais ma main sur mon cœur, que je sentais brûlant jusqu’à la peau, lorsque… Non ! j’eusse mis la main avec moins de dégoût sur une froide couleuvre, sur un humide crapaud… J’arrachai le monstre, et je le jetai loin de moi.


En cet instant entra mon oncle Tom, calme comme le Temps, une fiole à la main et son livre sous le bras.

— Maudits soient, lui dis-je avec emportement, votre Hippocrate, vos bouquins, et tous ceux qui… Qu’avez-vous fait ? Dites, mon oncle, qu’avez-vous fait ?… Deux fois troubler les plus doux instants de ma vie ! Qu’est-ce encore ? Venez-vous m’empoisonner ?

Durant cette apostrophe, mon oncle Tom, bien loin de se fâcher, avait repris la chaîne de son raisonnement là où il l’avait laissée ; et, s’étant confirmé dans l’idée que le délire continuait, il avait pris l’attitude d’un observateur finement attentif. Sans tenir aucun compte du sens de mes paroles, il étudiait avec sagacité, au geste, à l’altération de la voix, au feu de mes regards, la nature et les progrès du mal, notant dans son esprit jusqu’aux plus petits symptômes pour les combattre ensuite.

— Il a ôté l’emplâtre, dit-il tout bas. Jules !

— Quoi ?

— Couche-toi, mon ami ; couche-toi, Jules ; fais-moi ce plaisir. Et, tout bien considéré, je me couchai, songeant qu’il m’était devenu impossible de prouver à mon oncle que je n’étais pas fou, à moins de lui avouer mon secret, ce qui, dans ce moment, aurait ruiné tout mon projet, sans lui prouver que je fusse sain d’esprit.

— Et voici une boisson que je t’apporte. Bois, mon ami, bois.

Je pris la fiole ; et, faisant semblant de boire, je laissai couler le liquide entre le lit et la muraille. Mon oncle m’entoura la tête d’un mouchoir à lui, me couvrit jusqu’aux yeux ; ferma les rideaux, les volets, et tirant sa montre : — Il est trois heures, dit-il ; il doit dormir jusqu’à dix heures : à dix heures moins vingt minutes, ce sera le moment de descendre. Et il me quitta.


Épuisé de fatigue, je dormis quelques instants ; mais bientôt l’agitation me chassa de mon lit, et je m’occupai des préparatifs de mon projet. Je fis un mannequin aussi semblable à moi qu’il me fut possible, je lui entourai la tête du mouchoir de mon oncle, je le couvris bien ; puis je refermai mes rideaux, bien sûr d’ailleurs que mon oncle, sur l’autorité d’Hippocrate, ne les ouvrirait pas avant dix heures. Après quoi, j’allai m’établir à la fenêtre.

Déjà passaient quelques laitières ; le portier ouvrait, les hirondelles étaient à l’ouvrage. Le retour de la lumière, la fraîcheur du matin, la vue des objets accoutumés, ramenant en moi plus de calme, me faisaient voir mon entreprise sous un aspect moins favorable, et je chancelais presque ; mais, lorsque les impressions de mon songe me revenaient en mémoire, il me semblait que renoncer à ce projet, c’était renoncer sans retour à tout ce qu’il y a de plus doux au monde, et je retrouvais tout mon courage.

Cependant le temps s’écoulait. Je venais de tirer ma montre, quand la vis cria. C’était dix heures moins un quart. Je sortis promptement, et je laissai mon oncle s’installer auprès du mannequin, pendant que j’allai sans bruit m’établir dans la silencieuse bibliothèque.


J’entrai très-doucement, et je courus vers la fenêtre. Debout derrière les vitres, les yeux fixés sur l’extrémité de la rue, à l’endroit où elle devait paraître, je commençai à trembler d’attente et de malaise. Pour comble de malheur, je m’aperçus que ma harangue s’échappait ; et, voulant en retenir les lambeaux, je tombai dans des transpositions si étranges, que j’en étais suffoqué d’émotion. Je me voyais perdu ; et ma peur devint si forte, que je me mis à siffler, comme pour m’en imposer à moi-même. En ce moment l’horloge sonna dix heures, j’en conçus l’espoir qu’une fois dix heures sonnées elle ne viendrait pas ce jour-là, et je me mis à compter les coups, dont chacun se faisait attendre un siècle. Enfin, le dixième sonna, et j’éprouvai un grand soulagement.

Je commençais à me remettre, lorsqu’une robe bleue parut. C’était elle !… Mon cœur bondit, ma harangue s’envola. Je n’eus plus de sentiment que pour désirer de toute ma force qu’elle fût sortie dans quelque autre but ; et j’attendais, dans une anxiété inexprimable, de voir si, arrivée devant la maison, elle passerait outre, ou se détournerait pour entrer. Observant jusqu’aux plus légères déviations de sa marche, j’en tirais des inductions qui me comblaient tour à tour d’aise et de terreur ; et la seule chose qui me rassurât un peu, c’est qu’elle marchait de l’autre côté du ruisseau.

Elle le franchit ! et, comme les vitres m’empêchaient d’avancer la tête, je la perdis de vue. Aussitôt je la sentis dans la bibliothèque, et, toute présence d’esprit m’abandonnant, je courus vers la porte pour m’enfuir ; mais, en traversant le vestibule, le bruit de ses pas, répercuté dans la silencieuse cour, me fit réfléchir que j’allais la rencontrer. Je m’arrêtai. Elle était là… Au coup de cloche, mes yeux se troublèrent, je chancelai, et je m’assis bien déterminé à ne pas ouvrir.

En ce moment, la chatte de mon oncle, sautant du haut d’une lucarne voisine, vint tomber sur la tablette de la fenêtre. Au bruit, je fus secoué par un énorme tressaut, comme si la porte se fût ouverte tout à coup. L’animal m’ayant reconnu, je vis avec une affreuse angoisse qu’il allait miauler ; il miaula !…… Alors il me sembla si bien que le secret de ma présence était trahi, que, baissant les yeux de honte, je sentis la rougeur me monter au visage. Un second coup de cloche vint m’achever.

Je me levai, je me rassis, je me levai encore, les yeux toujours fixés sur la cloche, que je tremblais de voir s’ébranler de nouveau. J’écoutais attentivement, dans l’espérance que je l’entendrais s’éloigner ; mais un autre bruit frappa mon oreille, c’était celui des pas de mon oncle Tom qui bougeait dans ma chambre. Alors, la crainte plus grande encore d’être surpris par lui en présence de la jeune fille me troublant tout à fait, j’aimai mieux aller à la rencontre du danger que de l’attendre. Je retournai tout doucement en arrière pour paraître venir de la bibliothèque, puis je toussai, et, d’un pas affermi par la peur, je vins et j’ouvris… Sa gracieuse figure se dessinait en silhouette sur le demi-jour de l’escalier. — Monsieur Tom est-il chez lui ? dit-elle.


Ce furent les premières paroles que j’entendis sortir des lèvres de la belle juive. Elles résonnent encore à mon oreille, tant eut de charme pour moi le son de cette voix. Pour le moment, quoique la question ne fût pas compliquée, je n’y répondis rien, moins par adresse pourtant que par trouble, et je me mis gauchement à la précéder vers la bibliothèque, où elle me suivit.

J’allai sans me retourner jusqu’à la table de mon oncle. J’aurais désiré que cette table fût bien loin, tant je redoutais le moment de rencontrer son regard. À la fin je la vis ; elle me reconnut et rougit.

Où était ma harangue ? À mille lieues. Je gardai le silence, plus rouge qu’elle, jusqu’à ce que, la situation n’étant plus tenable, voici comment je débutai :

— Mademoiselle… et j’en restai là.

— Monsieur Tom… reprit-elle. Puis, surmontant son embarras : — Je reviendrai, puisqu’il n’y est pas. Et, après s’être légèrement inclinée, elle s’en allait, me laissant tellement hors de moi, que je ne songeai à la reconduire qu’après qu’elle eut déjà franchi le seuil de la bibliothèque. Alors seulement je me pressai sur ses pas. Elle était troublée, moi aussi ; et pendant que, dans l’obscurité du vestibule, nous cherchions ensemble à ouvrir la porte, nos mains s’étant rencontrées, un frisson de plaisir circula par tout mon corps. Elle sortit ; je restai seul, seul au monde.


À peine fut-elle loin, que ma harangue revint tout entière. Je me mis à déplorer ma gaucherie, ma sottise, mon embarras. J’ignorais alors que cet embarras, cette gaucherie, ont aussi leur langage éloquent auprès de quelques femmes, et plus malaisé à contrefaire que l’autre. Bientôt pourtant me rappelant son air, son trouble et son regard, je fus moins mécontent. J’allais me replacer vers la fenêtre pour la voir sortir, lorsque j’entendis la porte s’ouvrir. Je n’eus que le temps de sauter sur le lit de mon oncle, où je me cachai derrière les vieux rideaux verts qui en écartaient le jour.

— Mais, ma belle enfant, ce que vous me dites là…

— Un jeune homme, je vous assure, monsieur Tom.

— Un jeune homme ! ici ! Impudent ! Et comment est-il fait ?

— Il est fait… Il n’a pas l’air impudent, monsieur.

— Ce n’est pas autre chose… Permettez, s’introduire ainsi…

— Peut-être quelqu’un de votre connaissance…

— Moi ou mon neveu ; personne autre.

— Je crois… que c’est lui, dit-elle en baissant la voix et les yeux.

— Lui ! que je quitte en cet instant ! au-dessous de cette chambre !… Et dites-moi, le connaissez-vous, mon neveu ?

Ici il y eut une pause, une pause d’un siècle.

— Vous rougissez, ma belle enfant !… Soyez sûre que vous en pourriez rencontrer de moins honnêtes… de moins aimables aussi… Mais dites, d’où le connaissez-vous ?

— Monsieur,… vous dites qu’il demeure au-dessous de votre chambre. J’y ai vu quelquefois à la fenêtre… le même jeune homme qui m’a reçue ici.

— Impossible, je vous dis. C’est bien mon neveu que vous avez vu à la fenêtre, car il y passe sa vie ; mais pour s’être introduit ici, il en est bien innocent ; mon pauvre Jules ! Et je vous dirai pourquoi. Hier au soir, vers neuf heures, l’étourdi s’était perché sur un échafaudage, sans que j’aie pu comprendre pour quelle cause ; si ce n’est peut-être pour quelque espièglerie dans la salle de l’hôpital vis-à-vis. (Ici la jeune fille, de plus en plus troublée, détourna la tête de mon côté, pour cacher à mon oncle sa rougeur.) Et puis crac… un grand bruit ; j’accours, et je le trouve gisant, de telle façon que je l’ai fait mettre au lit, où il est encore… Mais tenez, voici, moi, ce que je suppose. Une jeune personne de votre air doit souvent trouver des jeunes gens sur ses pas. Quelqu’un d’eux, plus hardi,… vous m’entendez… a pu vous précéder. Pas de honte, ma fille, pas de honte ; il n’y en a pas à être belle… Eh bien, laissons cela si cela vous embarrasse, une autre fois je fermerai mieux ma porte, et parlons d’autre chose. Vous me rapportiez mon livre ! Hem, que dites-vous de ce texte ? Eh bien, posez-le là, et attendez un instant. Je veux… attendez. — Et il entra dans un cabinet qui ouvrait dans la bibliothèque. Je frémis ; car ce cabinet, ordinairement fermé, communiquait à ma chambre par un escalier intérieur.


Je restais seul avec elle. J’étais l’unique témoin qu’elle eût durant ces instants : cela me parut une inestimable faveur, comme si j’eusse été associé à son secret ; et dans ses traits, son attitude, ses moindres gestes, je croyais lire des choses semblables à celles qui venaient de se passer en moi. Moments de mystère ! moments d’un calme délicieux, où mon cœur retrouvait dans la réalité quelques-unes des impressions de mon songe !

C’était la première fois que, la voyant de près, je pouvais me repaître du charme que je trouvais en elle. Que ne puis-je la répandre dans ces lignes, et la peindre comme elle m’apparaissait ! Et encore semblait-il que la bibliothèque de mon oncle Tom lui fût comme un cadre merveilleux qui rehaussait son éclatante beauté. Sur les rayons poudreux, ces livres vénérables représentant la suite des âges, ce parfum de vétusté, ce silence de l’étude, et au milieu cette jeune plante toute de fraîcheur et de vie,… ce sont choses qui ne se peuvent enclore dans des mots.

Cependant, debout depuis longtemps, elle alla s’asseoir près de la fenêtre, sur le fauteuil de mon oncle, et, appuyant sa joue sur sa jolie main, elle se mit à regarder le ciel, pensive et mélancolique ; un sourire, léger comme le souffle, parcourut ses lèvres. Puis ses regards, se portèrent négligemment sur le gros in-folio que mon oncle venait de quitter ; peu à peu ils s’y fixèrent, et un intérêt croissant se peignit sur son modeste visage que colorait une vive rougeur. « Je l’ai ! » cria en cet instant mon oncle Tom. Alors elle se leva sans pourtant ôter ses yeux de dessus l’in-folio, jusqu’à ce que mon oncle fût rentré dans la bibliothèque.

— Le voilà, et non sans peine ! Je vous le donne, pour l’amour de l’hébreu. Je garde l’autre, plus précieux pour moi qui tiens au texte ; le maroquin de celui-ci siéra mieux à vos jolis doigts. Tenez, et souvenez-vous du docteur Tom.

— Vous êtes trop obligeant, monsieur. J’accepte votre joli livre, et ne vous oublierai point, quand même je n’espérerais pas de revenir vous voir.

— Et quand j’y serai, lui dit mon oncle en souriant, crainte des neveux. À propos, j’oublie que j’ai le mien… Adieu… au revoir.

Et il l’accompagna. Déjà l’in-folio qui avait attiré ses regards était en ma possession ; mais je tremblais que mon oncle ne me donnât pas le temps de m’évader. Heureusement il avait laissé la porte du cabinet ouverte. Je m’y élançai. En un clin d’œil mon livre est en sûreté, le mannequin sous le lit, et moi dessus, attendant mon bon oncle Tom, qui entre.


— Oh ! oh ! levé ! dit-il, et réveillé à quelle heure ?

— À dix heures sonnantes, mon oncle.

Ici, une satisfaction complète se peignit sur le visage de mon oncle Tom. Il était content de me voir rétabli, plus content encore de l’honneur qui en résultait pour la science. Alors, prenant un ton solennel : — À présent, Jules, je vais te dire ce que tu as eu : c’est une hémicéphalalgie.

— Croyez-vous, mon oncle ?

— Je ne crois pas, Jules, je sais, et je sais bien ; car je ne me suis pas écarté d’Hippocrate d’un iota. C’est la chute qui, par l’ébranlement du cervelet, a fait extravaser les sécrétions internes de la membrane cérébrale. Et sais-tu bien dans quel état je t’ai trouvé ? Pouls précipité, regard fixe, délire complet. Sur ce… emplâtre…

— Ah ! mon oncle, n’en parlez plus et ne contez cela à personne.

— L’emplâtre provoque une légère transsudation : il y a du mieux ; le délire cependant ne paraît pas diminuer. Sur ce, julep.

— Oui, mon oncle.

— Et alors, sommeil paisible.

— Oh ! oui, mon oncle, délicieux !

— Sommeil prévu, prédit, prophétisé, d’une heure de la nuit à dix heures sonnantes du matin ; et te voilà convalescent !

— Guéri, mon oncle !

— Non ; et surtout évitons une rechute. Tu vas te tenir tranquille pendant que je te préparerai un léger sinapisme ; après quoi, nous verrons. Repose-toi, et, pour aujourd’hui, ne travaille pas. Promets-le-moi.

— Vous pouvez y compter.


Aussitôt que mon oncle fut sorti, je me jetai sur l’in-folio ; mais je tombai dans une autre perplexité. Le livre avait deux mille pages, et, dans ma précipitation, j’avais négligé de marquer celle qui seule m’intéressait. Fouiller cet antre ! Il y a là dedans une pensée, un mot peut-être, qui a pu la toucher ; et ce mot, le découvrir entre un million d’autres ! Cependant une invincible curiosité me poussait à le chercher, comme si mon sort eût dépendu de cette découverte.

Je me mis à l’œuvre. Oh ! que de grimoire passa sous mes yeux ! quelle ardeur à l’étude ! Si mon oncle m’eût vu, ou seulement mon professeur ! — Studieux jeune homme, ménagez-vous, m’eût-il dit ; vous y allez trop fort.

C’était un recueil de vieilles chroniques du moyen âge, où étaient relatées maintes aventures fabuleuses, amoureuses, maintes pièces de blason, des notes, des actes ; un pot pourri dans le goût de mon oncle. J’y trouvai pourtant beaucoup de choses qui pouvaient s’appliquer à elle, à moi, mais non plus qu’à tout autre. J’arrivai ainsi à la deux centième page.

Cependant la vis criait, l’échelle roulait, une agitation extrême se manifestait dans la chambre de mon oncle, et évidemment, pendant que je me livrais à l’étude, il perdait son temps. Il me vint une idée… Je montai.


En effet, mon oncle Tom était dans un état déplorable, comme une lionne à qui… Je veux dire qu’il errait, cherchant son bouquin, le redemandant à ses layettes, à sa table, au ciel ; le trouble et le désordre avaient envahi son tranquille et silencieux domaine.

— Volé ! je suis volé, Jules… et perdu ! (Il m’expliqua le fait.) Ce livre est sans prix, introuvable, et j’étais sur le point, à la page même… Mais je n’ai plus mon autorité ! Ô Libanius ! tu vas triompher !

— Pas possible ! Il faut absolument… voyons… et à quelle page, mon oncle ?

— Eh ! le sais-je ? Trois années de discussions sur la bulle Unigenitus, et faire naufrage au port !

— La bulle ? dites-vous…

Unigenitus !

— Unigenitus ! Il est vrai que c’est affreux. Et cette page ?

— Relatait la bulle avec une variante qui ne se trouve nulle part ailleurs.

— Et rien autre ?

— Et tu trouves, toi, que ce n’est pas assez ! Je donnerais ce que j’ai pour cette page. Mais je l’aurai, continua-t-il ; une seule personne a pu faire le coup… Il faudra bien qu’elle me fasse connaître quel est ce drôle qui prend les in-folio… Allons… Et mon bon oncle rajusta sa perruque, prit sa vieille canne, mit son petit chapeau à cornes, et sortit. Je redescendis aussitôt, répétant tout bas : Bulle Unigenitus, bulle Unigenitus… crainte de perdre mon mot.


Bulle Unigenitus, bulle Unigenitus ! disais-je en fouillant mon bouquin, bulle Unigenitus… La voilà en grosses lettres ! C’était du latin ! horrible mécompte ! Depuis cette impression-là j’ai toujours eu de la répugnance pour le latin, qu’auparavant, à la vérité, je n’aimais pas. Remarquant toutefois que la bulle commençait au milieu de la page, je jetai les yeux sur ce qui précédait. Voici :


Comment la chastellerie d’Anglivois entra en la branche des Chauvin par le mariaige de messire de Saintré avec Henriette d’Entragues.


« Oncques n’avoit esté d’amour féru le jeune damoiseau. Or il avint que la barbe lui bourgeonnoit à peine, qu’il veit Henriette en la cour du chasteau et preint moult plaisir a la considérer, gente qu’elle estoit pour lors et d’avenante figure ; et humoit par ainsy faire le mal d’amour, ne pouvant à aultre chose songer durant le jour et les veilles de la nuict. Toutesfois ne sçavoit comme lui dire, estant neuf aux propos d’amour. Et aisé et sans paour qu’il estoit parmi les garçons, par devant la demoiselle estoit gauche et mal avisé. Or est-il que, toujours plus espris, se donna couraige ; et un jour, s’estant posté en la chambre de son aïeul où ce qu’elle debvoit venir, lui apprestoit, avec un boucquet, un tant magnifique témoignaige de la flamme dont il ardoit pour ses beaulx yeux. Et tant qu’elle ne vint pas, estoit merveilleux à lui en dire, en lui présentant gracieusement son boucquet. Ains oyant Henriette entrer, le jeta vistement dessoubs la table et devint muet, gauche, et plus mal apprins qu’un varlet prins en faulte. Henriette de son costé l’ayant veu, et le boucquet épars, rougit merveilleusement ; en telle façon qu’ils estoient la en face, rouges comme deux pavots des champs, et sans plus dire. Et y feussent encore sans l’aïeul, lequel entré : « Que faites-vous céans ?… » etc.


Je lus et relus mille fois cette page. J’étais transporté de joie ; car, comparant dans mon esprit les naïfs incidents de cette histoire avec ce que j’avais lu sur le visage de ma juive, j’avais tout lieu de croire que ma timidité et ma gaucherie ne lui avaient pas déplu, comme j’avais pu inférer, de son entretien avec mon oncle, que ma préoccupation et aussi ma figure à la fenêtre ne lui avaient pas échappé. Ainsi, nous nous étions compris ; ainsi, j’étais mille fois plus avancé que je ne croyais l’être, et je pouvais désormais me livrer au penchant de mon cœur sans être arrêté par la difficulté du premier pas, ou par la crainte de lui être étranger. Je commençai par prendre une exacte copie de ces lignes chéries ; puis, ayant sur le cœur le chagrin que j’avais fait à mon oncle, je profitai de son absence pour reporter le livre, que j’ajustai parmi d’autres, de manière à ce qu’il pût croire qu’il l’avait lui-même égaré.


Je revins chez moi, où je m’enfermai pour être plus seul avec mes pensées, qui, ce jour-là, me furent une douce compagnie. Je repassais sans cesse dans mon esprit les mêmes choses, pour leur trouver de nouvelles faces, jusqu’à ce qu’enfin, fatigué, je laissai le pas fait pour m’occuper des pas à faire ; car unir mon sort au sien était désormais l’unique but de ma vie.

J’avais dix-huit ans. J’étais étudiant, sans état, sans ressource autre que les bontés de mon oncle. Mais ces difficultés m’arrêtaient peu, et je les aplanissais au moyen de mille ressources que je puisais dans ce courage que donne la vivacité d’un premier amour. L’ambition, le dévouement, de vagues désirs de gloire, ennoblissant mon cœur, m’élevaient jusqu’à ma chère juive ; alors je recevais sa main, en lui offrant un sort digne d’elle. Ou bien, songeant combien j’étais encore loin de ces brillantes choses, je formais le vœu qu’elle se trouvât être pauvre, obscure, délaissée, telle enfin qu’elle eût à gagner en s’alliant à moi ; et les dédains du portier, me revenant en mémoire, devenaient alors mon unique espérance.

C’était dimanche, les cloches appelaient les fidèles au temple, et leur son monotone ramenait du calme dans mon âme. Elles se turent, et le silence des rues encouragea ma pensée qui s’était portée au delà des obstacles. Bientôt l’harmonie des chants sacrés, le son grave des orgues se mêlant doucement à ma rêverie, j’en vins insensiblement à me figurer moi-même au milieu des fidèles, jouissant d’un tranquille bonheur auprès de ma compagne, tous les deux lisant au même psaume, ses belles paupières baissées sur le livre ; son haleine se mêlant à la mienne, et une douce félicité devenue notre partage sur cette terre et notre commune attente dans l’autre.


Mais une juive au sermon ! — Non, cette idée ne me vint pas. Un cœur épris ne convie à ses rêves que ses désirs et son imagination, société douce et facile que rien ne gêne dans ses ébats. Hélas ! je suis revenu depuis sur la terre, j’ai cheminé en compagnie de la réalité, sous la férule du jugement et de la raison ; ils ne m’ont pas donné tous ensemble, ces rigides précepteurs, un moment qui se puisse comparer aux célestes émotions d’alors. Pourquoi faut-il que ces moments soient si courts et qu’ils ne se retrouvent plus ?

J’ignorais le nom, la demeure de celle qui s’était ainsi emparée de mon existence. J’attendis avec une croissante impatience l’heure du lundi. Elle ne parut pas. Le mardi et le mercredi se passèrent de même. J’appris que depuis deux jours le malade auquel elle avait donné ses soins était mort. Le vendredi, impatient, j’étais monté chez mon oncle ; un inconnu frappe à la porte, et lui remet un paquet.

— Ouvre cela, Jules, me dit-il.

J’ouvris. C’était le livre de maroquin. Sur la couverture intérieure on lisait ces mots :

Si je meurs, je prie que l’on rende ce livre à M. Tom, de qui je le tiens.

Et plus bas :

Que si M. Tom veut me faire plaisir, il le donnera à son neveu, en souvenir de celle qu’il a reçue dans la bibliothèque.


— Si elle meurt ! m’écriai-je. Elle mourir !

— Pauvre enfant ! dit mon oncle Tom, que peut-il lui être arrivé ?

— Où demeure-t-elle, mon oncle ?

— Nous irons ensemble chercher de ses nouvelles.

Et un instant après nous étions dans la rue. Il pleuvait. Nous marchions presque seuls. Au détour d’une rue nous vîmes un groupe. Mon oncle ralentit le pas… — Qu’est-ce ? dis-je. N’allons-nous pas… — Mon pauvre Jules, il est trop tard !… C’était le convoi : depuis deux jours la petite vérole l’avait emportée !


Dès le lendemain je recommençai à flâner : flânerie d’amertume et de vide, insipides loisirs ; dégoût du monde, des hommes, de la vie elle-même, sans le charme de quelques souvenirs. J’avais pour toute compagnie, pour tout ami, le petit livre ; et quand j’avais relu la ligne qui m’était destinée, le regret serrait mon cœur, jusqu’à ce que les larmes coulassent de mes yeux et vinssent me soulager…

Mon autre ami fut mon oncle Tom. Je lui dis tout ; et quand je lui contai mon stratagème, je ne trouvai dans son cœur qu’indulgence et bonté. Ému de ma tristesse, il y entrait pour sa part, sans la comprendre toute ; et, quand le soir il me voyait sombre, il approchait doucement sa chaise de la mienne, et nous demeurions en silence, unis tous deux dans une même pensée. Puis, par intervalles : — Une fille si sage ! disait-il dans sa simplicité naïve… une fille si belle !… une fille si jeune !… Et je voyais, à la lueur du foyer, une larme poindre dans sa vieille paupière.

Enfin le temps aussi vint à mon aide. Il me rendit le calme et d’autres plaisirs, jamais de semblables : j’avais enterré là ma jeunesse.

III.

Que le cœur est fidèle quand il est jeune et pur encore ! qu’il est tendre et sincère ! Combien j’aimai cette juive, à peine entrevue, sitôt ravie ! Quelle angélique image m’est restée de cet être fragile, charmant assemblage de grâce, de pudeur et de beauté !


L’idée de la mort est lente à naître. Aux premiers jours de la vie, ce mot est vide de sens. Pour l’enfance, tout est fleuri, naissant, créé d’hier ; pour le jeune homme, tout est force, jeunesse, surabondante vie ; à la vérité, quelques êtres disparaissent de la vue, mais ils ne meurent pas… Mourir ! c’est-à-dire perdre à jamais la joie ! perdre la riante vue des campagnes, du ciel ! perdre cette pensée elle-même, toute peuplée de brillants espoirs, d’illusions si présentes et si vives !…

Mourir ! c’est-à-dire voir ses membres où la vigueur abonde, que la vie réchauffe, qu’un sang vermeil colore, les voir s’affaiblir, se glacer, se dissoudre au sein d’une affreuse pâleur.

Pénétrer sous cette terre, soulever ce linceul, entrevoir ces chairs ravagées, cette poussière d’ossements… Le vieillard connaît ces images, il les écarte ; mais, au jeune homme, elles ne se présentent pas même.


Il perd celle qu’il aime, il sait qu’il ne doit plus la revoir, il rencontre son convoi ; il la sait là, sous ce bois, sous cette terre… mais c’est elle encore, point changée, toujours belle, pure, charmante de son pudique sourire, de son regard timide, de son émouvante voix.

Il perd celle qu’il aime, son cœur se serre ou s’épand en bouillants sanglots ; il cherche, il appelle celle qui lui fut ravie ; il lui parle, et, donnant à cette ombre sa propre vie, son propre amour, il la voit présente… c’est elle encore, point changée, toujours belle et pure, charmante de son pudique sourire, de son regard timide, de son émouvante voix.

Il perd celle qu’il aime ; non, il s’en sépare ; elle est en quelque lieu, et ce lieu est embelli de sa présence ; il est

Honoré par ses pas, éclairé par ses yeux.

Tout y est beauté, tendresse, lumière douce, chaste mystère…

Et pourtant, en ce lieu où elle est, la nuit, le froid, l’humide, la mort et ses immondes satellites sont à l’œuvre !


L’idée de la mort est lente à naître ; mais, une fois qu’elle a pénétré dans l’esprit de l’homme, elle n’en sort plus. Jadis son avenir était la vie ; maintenant, de tous ses projets, la mort est le terme ; ainsi dès lors elle intervient à tous ses actes : il songe à elle lorsqu’il remplit ses greniers, il la consulte lorsqu’il acquiert ses domaines, elle est présente quand il passe ses baux, il s’enferme avec elle dans un cabinet pour tester, et elle signe au bas avec lui.

La jeunesse est généreuse, sensible, brave… et les vieillards la disent prodigue, inconsidérée, téméraire.

La vieillesse est ménagère, sage, prudente… et les jeunes hommes la disent avare, égoïste, poltronne.

Mais pourquoi se jugent-ils, et comment pourraient-ils se juger ? Ils n’ont point de mesure commune. Les uns calculent tout sur la vie, et les autres tout sur la mort.


Il est critique, ce moment où l’horizon de l’homme change. Ces plages de l’air, naguère lointaines, infinies, se rapprochent ; ces fantastiques et brillantes nuées deviennent opaques et immobiles ; ces espaces d’azur et d’or ne montrent plus que la nuit au bout d’un court crépuscule… Oh ! que son séjour est changé ! que tout ce qu’il faisait avait peu de sens ! Il comprend alors, que son père soit sérieux, que son aïeul soit grave ; qu’il se retire le soir quand les jeux commencent.

Lui-même s’émeut ; cette nouvelle idée travaille son cœur ; elle y réveille le souvenir de beaucoup de paroles, de beaucoup de choses, dont il ne pénétra point jadis le lugubre sens ou le charme consolateur.


C’était aux jours de sa première jeunesse, un dimanche ; il vit, il entendit des convives réjouis, assis sous une treille, fêtant la vie, narguant la tombe ; l’on riait, l’on buvait, l’on égayait cette courte existence ; et le couplet, s’échappant de dessous le feuillage, volait joyeusement par les airs :

…Puisqu’il faut dans la tombe noire
S’étendre pour n’en plus sortir,
Amis, il faut jouir et boire ;
Amis, il faut boire et jouir…

Et, quand la camarde à l’œil cave
Viendra nous vêtir du linceul,
Encore un verre !… et de la cave
Passons tout d’un saut au cercueil !

Et le chœur répétait avec une mâle et chaude harmonie :

Et, quand la camarde à l’œil cave
Viendra nous vêtir du linceul,
Encore un verre !… et de la cave
Passons tout d’un saut au cercueil !


Autrefois, plus anciennement encore, c’était au coin d’un champ pierreux, un vieillard infirme, courbé sous le rude travail du labourage. Sous le feu du soleil il défrichait une lande stérile ; la sueur ruisselait de sa tête chauve, et la bêche vacillait dans ses mains desséchées.

En cet instant un cavalier longeait la haie. À la vue du vieil homme, il modéra son allure : — Vous avez bien de la peine ? dit-il. Le vieillard, s’arrêtant, fit signe que la peine ne lui manquait pas ; puis bientôt, reprenant sa bêche : — Il faut, dit-il, prendre patience pour gagner le ciel !

Souvenirs lointains, mais puissants, et dont chacun recèle un germe bien divers. Lequel veut éclore ?…


La nuit, au bout de ce court crépuscule, est-elle éternelle ? Qu’alors je choque le verre avec vous, convives réjouis ; qu’avec vous je fête la vie, je nargue la camarde !… Qu’alors je place tout en viager, et sur ma tête : honneur, vertu, humanité, richesse : car mon dieu, c’est moi ; mon éternité, c’est un jour ; ma part de félicité, tout ce que je pourrai prendre sur la part des autres, tout ce que je pourrai tirer de voluptés de mon corps, donner de jouissances à ma chair ! Honnête si je suis fort, riche, bien pourvu par le sort ; mais honnête encore si, faible, je ruse ; si, pauvre, je dérobe ; si, déshérité, je tue dans les ténèbres pour avoir ma part à l’héritage ; car ma nuit s’approche, et autant qu’eux j’avais droit à jouir !

Et, quand la camarde à l’œil cave…

Gai couplet, que je te trouve triste ! Tu me sembles comme ce sol fleuri qui ne recouvre qu’ossements vermoulus !


Mais si la nuit s’ouvre au bout de ce court crépuscule ? si elle n’est qu’un voile épais qui cache des cieux resplendissants et infinis ?…

Alors, vieil homme, que je m’approche de toi ; tes haillons m’attirent, je veux cheminer dans ta voie.

Quelle paix pour le cœur, et quelle lumière pour l’esprit ! Une tâche commune, un Dieu commun, une éternité commune ! Venez, mon frère, votre misère me touche ; cet or me condamne, si je ne vous soulage. Souffrance et résignation, richesse et charité ne sont plus de vains mots, mais de doux remèdes, et des pas vers la vie !

Le mal est donc un mal ; le bien est donc à choisir et à poursuivre. La justice est sainte, l’humanité bénie ; le faible a ses droits, et le fort ses entraves. Puissant ou misérable, nul n’est déshérité que par son crime… Voluptés, plaisirs, richesses, vous avez vos laideurs et vos redevances. Indigence, douleurs, angoisses, vous avez vos douceurs et vos priviléges… Mort ! que je ne te brave ni ne te craigne ; que seulement je m’apprête à voir ces plages fortunées dont tu ouvres l’entrée !

Vieil homme, que je te trouve sain, riche, consolateur ! Tu me sembles comme ces vieux débris qui, dans les lieux écartés, recouvrent un trésor.


Ainsi changent les objets selon le point de vue. Ainsi est critique ce moment où, l’idée de la mort envahissant l’esprit de l’homme, deux voies s’ouvrent devant lui.

Si l’homme était purement logicien, selon son point de départ, on le verrait, par une nécessité impérieuse, fatale, cheminer de prémisses en conséquences dans l’une ou l’autre de ces deux voies. Heureusement l’homme, indépendamment de toute doctrine, connaît et aime l’ordre, la justice, le bien ; la vertu, lorsqu’il l’a goûtée, l’attire et le retient à elle. D’ailleurs, pauvre raisonneur, esprit flottant, être faible, travaillé de passions, ou tout entier à ses besoins, il n’a ni le temps ni la force d’être atroce ou sublime… Toutefois, suivez ce troupeau, observez ceux qui s’isolent pour lui être bienfaisants ou funestes ; vous y rencontrerez, parmi les plus convaincus, les plus énergiques aussi, et vous les verrez marcher à la vertu sans orgueil, ou aux forfaits sans remords.


Pourtant, pauvre couplet, je ne t’en veux pas, tu ne songeais point au mal ; il est bon de boire, il est bon de chanter ; la joie élargit le cœur. Sous la treille, au bruit des flacons, c’est au grave, à l’austère de se retirer, et tu arrives alors, porté sur les ailes de la gaieté et de la folie.

Est-ce ta faute si quelques refrains échappés de dessous ce feuillage vinrent frapper l’oreille d’un jeune enfant qui gravissait la côte en compagnie de son oncle ?

Nous nous retournâmes. Mon oncle Tom, bien que pour son compte il s’abstînt de boire du vin, aimait à voir les bonnes gens oublier, autour de quelques verres, les soucis et les travaux de la semaine. Il n’était pas dans ses habitudes de partager ces banquets, mais il se récréait à les considérer ; la gaieté en arrivait jusqu’à lui, et ses traits s’animaient d’un bienveillant sourire.

Aussi, le dimanche soir, je me promenais sur ses pas, non point aux lieux publics, non point aux solitudes écartées, mais autour de ces treilles qui, aux environs de la ville, ombragent les familles du petit peuple.


Maintenant, j’y vais encore ; parfois j’y figure, soit parce que je suis resté petit peuple, soit parce que mon art m’y conduit.

Voilà deux choses nouvelles que je vous apprends, lecteur. L’une vous cause une impression désagréable, qui que vous soyez ; l’autre vous surprend, si toutefois, de ce que vous avez lu jusqu’ici de mon histoire, vous n’avez pas conclu déjà qu’Ostade et Teniers devaient m’attirer à eux plus que Grotius et Puffendorf. Mais je divise ces deux assertions pour en causer à part.


Auriez-vous oublié ce bourgeon qui est dans votre tête comme dans la mienne ? Je prends la liberté de vous le rappeler. Apprenez donc que nul ne se dit du petit peuple, ne se plaît à être du petit peuple, ni à y rencontrer ses amis. Et ne serais-je point un peu votre ami ? Qui que vous soyez, le petit peuple, dans votre bouche, c’est le peuple des échelons inférieurs à celui que vous occupez dans l’échelle de la société ; vous, vous n’en êtes pas ; et, à moins que votre vanité (le bourgeon encore) n’y trouve son compte, l’on ne vous verra point vous faire gloire d’être du petit peuple, en fussiez-vous. Apprenez cela.

À la vérité, si votre bourgeon, froissé par l’insolence d’un grand, s’apprête à le froisser à son tour, il pourra se faire qu’en ce moment vous tiriez gloire d’être du petit peuple, n’en fussiez-vous même pas ; mais ce n’est que pour un instant, et en ce sens seulement que le petit peuple a plus de savoir-vivre, de meilleures manières, un ton bien préférable à celui de ce grand-là, et qu’il le regarde comme infiniment au-dessous de soi.

Si pareillement votre bourgeon veut que vous présidiez un club, que vous soyez l’âme d’une émeute, le chef d’un parti, le rédacteur d’une feuille populaire ; encore en ce moment-là vous ne tirerez gloire que d’une chose, à savoir d’être de ce petit peuple, d’être sorti du sein de ce petit peuple, de vouloir mourir au sein de ce petit peuple, et pour lui, si possible ; mais vos gants blancs, votre habit fin, votre linge frais, votre badine à l’occasion, et votre binocle au besoin, témoignent contre votre assertion. Vous vous dites du petit peuple, et vous vous trouveriez offensé que l’on vous prît au mot.

Comme vous voyez, l’exception confirme la règle.


Or c’est un fait que je suis resté petit peuple. Je tâche de n’en tirer ni vanité ni honte, bien que j’éprouve que c’est excessivement difficile.

Je passe à mon autre assertion.

Mon oncle Tom avait de grandes préventions contre la profession d’artiste ; il la trouvait peu digne d’un être pensant, et très-impropre à faire vivre un être mangeant, buvant, et surtout se mariant. Ce qui est bizarre, c’est qu’en dédaignant l’artiste il honorait particulièrement l’art, en tant que l’art tombe dans le domaine de l’érudition, qu’il est matière à recherche, à mémoire. Mon oncle avait écrit deux volumes sur la glyptique grecque.

Pour moi, je n’avais que faire de la glyptique grecque ; mais, bien jeune encore, la fraîcheur des bois, le bleu des montagnes, la noblesse de la figure humaine, la grâce des femmes, la blanche barbe des vieillards, m’avaient séduit par de secrets attraits, plus vifs, plus pressants encore quand j’avais rencontré, sur la toile ou sur le papier, l’imitation de ces choses qui me charmaient. Mille gauches essais, épars sur mes cahiers, sur mes livres, témoignaient du plaisir merveilleux que je trouvais dès lors à imiter moi-même ; et je me souviens que, durant les longues heures de l’étude, je griffonnais avec délices les images charmantes que présentaient à mon imagination quelques vers de Virgile, souvent mal ou à peine compris. Je fis Didon ; je fis Iarbas ; je fis Vénus elle-même :

Virginis os habitumque gerens, et virginis arma
Spartanæ : vel qualis equos Threissa fatigat
Harpalyce, volucremque fugâ prævertitur Eurum.
Namque humeris de more habilem suspenderat arcum
Venatrix, dederatque comam diffundere ventis,
Nuda genu, modoque sinus collecta fluentes.


Mon oncle Tom avait d’abord souri à mes griffonnages ; mais, plus tard, il avait cessé d’encourager un goût qui me détournait de mes études. Toutefois, lorsque le dimanche soir il me menait promener autour des treilles, il alimentait, sans le savoir, ce goût qu’il voulait combattre. Sous ces feuillages je retrouvais les jeux charmants de l’ombre et de la lumière ; des groupes animés, pittoresques ; et cette figure humaine où se peignent, sous mille traits, la joie, l’ivresse, la paix, les longs soucis, l’enfantine gaieté ou la pudique réserve. Aussi, comme lui, j’aimais ces promenades ; mais nous n’y cherchions pas les mêmes plaisirs. Cependant, depuis qu’aux Iarbas et aux Didon eurent succédé peu à peu, sur mes cahiers, des figures plus vulgaires, mais plus vraies, ces promenades cessèrent.

Alors mon bon oncle, contre son penchant et malgré son grand âge, me mena sur ses pas loin de la ville, dans les campagnes éloignées, quelquefois jusqu’à ces lieux où, sous les rochers du mont Salève, l’Arve serpente au travers d’une vallée verdoyante, embrassant de ses flots des îles désertes, et mirant dans son onde le doux éclat du couchant. Du lieu où nous nous reposions, on voyait une vieille barque porter sur l’autre rive quelques rustiques passagers ; ou bien, dans le lointain, une longue file de vaches passaient à gué des îles sur la terre ferme. Le pâtre suivait, monté sur une vieille cavale, avec deux marmots en croupe ; insensiblement les mugissements plus lointains arrivaient à peine à notre oreille, et la longue file se perdait dans les bleuâtres ombres du crépuscule.

Ces spectacles me ravissaient. Je quittais ces lieux le cœur ému, l’âme remplie d’enchantement, pressé déjà d’un secret désir d’imiter, de reproduire quelques traits de ces merveilles. Au retour, j’y employais ma soirée ; et, par une illusion charmante et toujours prête à renaître, parant mes plus informes croquis de tout l’éclat des couleurs dont mon imagination était pleine, je tressaillis de la plus innocente, mais de la plus vive joie.


Quoiqu’il écrivît sur la glyptique, et qu’il sût par cœur les ouvrages de Phidias et les trois manières de Raphaël, mon bon oncle s’entendait peu aux arts du dessein et de la peinture. Il vantait les beaux temps de la renaissance ; mais son penchant était pour les médaillons de le Prince et les pastorales de Boucher, dont il avait orné sa bibliothèque.

Toutefois, près du lit, dans un cadre vermoulu, il y avait un tableau que nous affectionnions, mon oncle et moi, plus que tous les autres, mais par des causes bien diverses : lui, parce que cet ouvrage, antérieur au temps de Raphaël, jetait de vives lumières sur la question de la découverte de la peinture à l’huile ; moi, parce qu’il me révélait, avant tout autre, la mystérieuse puissance du beau.

C’était une madone tenant dans ses bras l’enfant Jésus. L’auréole d’or entourait le chaste front de Marie ; ses cheveux tombaient sur ses épaules, et une tunique bleue à longues manches laissait voir dans l’attitude une grâce naïve et le tendre maintien d’une jeune mère. Cette peinture, dénuée de tout artifice de composition, et empreinte du fort caractère d’un siècle de foi, de jeunesse et de renaissance, me captivait par un attrait invincible. La jeune madone avait mon admiration, mon amour, ma foi ; et, quand je montais pour voir mon oncle, mon premier et mon dernier regard étaient pour elle.

Et pourtant mon oncle, tout ceci lui paraissant au moins étranger à l’étude du droit, décrocha le tableau, et le fit disparaître.


Le droit n’en alla pas mieux, je n’y trouvais aucun plaisir ; et, lorsque j’eus perdu ma juive, je cessai toute espèce de travail. Nulle ambition, nul goût à rien ; plus de crayons, plus de livres, hormis un seul qui ne quittait guère mes mains. Les semaines, les mois s’écoulaient ainsi ; et mon pauvre oncle s’en affligeait, sans néanmoins m’adresser des reproches.

Un jour que j’étais monté chez lui, j’allai m’asseoir, à mon ordinaire, auprès de sa table. Il était à ses livres, occupé à transcrire une citation. Je remarquai le tremblement de sa main, ce jour surtout où, plus mal assurée que de coutume, elle formait des caractères incertains. Les signes croissants de cette insensible atteinte de l’âge provoquèrent en moi une tristesse qui commençait à me devenir familière, et, à défaut d’autre objet, mes pensées se tournèrent de ce côté.

C’est que cet oncle, que j’avais sous les yeux, était ma providence sur la terre ; et, aussi loin que pussent remonter mes souvenirs, ils ne me montraient d’autre appui que le sien, d’autre paternelle affection que la sienne. On a pu le conclure des récits qui précèdent ; mais, si l’on veut bien remarquer qu’à ce bon oncle je n’ai pas encore consacré une page qui le fît connaître, on m’excusera si je me livre avec complaisance au plaisir d’en parler ici.

Mon oncle Tom est connu des savants, de tous ceux, par exemple, qui s’occupent de la glyptique grecque ou de la bulle Unigenitus ; son nom se lit au catalogue des bibliothèques publiques, ses ouvrages s’y voient aux layettes écartées. Notre famille, originaire d’Allemagne, vint s’établir à Genève dans le siècle passé ; et, vers 1720, mon oncle naissait dans cette vieille maison qui est proche du Puits-Saint-Pierre, ancien couvent où subsiste encore une tour de l’angle. C’est tout ce que je sais des ancêtres de mon oncle, et des premières années de sa vie. J’ai lieu de croire qu’il fit ses classes, qu’il prit ses grades ; et que, se vouant au célibat et à l’étude, il vint se fixer bientôt après dans cette maison de la Bourse française, ancien couvent aussi, où s’est achevé tout entier le cours de sa longue vie.

Mon oncle vivant avec ses livres, et n’ayant point de relations en ville, son nom, connu de quelques érudits étrangers, et principalement en Allemagne, était presque ignoré dans son propre quartier. Nul bruit dans sa demeure, nulle variété dans ses habitudes, nul changement dans sa mise antique ; aussi, comme tout ce qui est uniforme et constamment semblable, comme les maisons, comme les bornes, on le voyait sans le remarquer. Deux ou trois fois pourtant, des passants m’arrêtèrent pour me demander quel était ce vieillard ; mais c’étaient des étrangers que frappait son allure ou sa mise, différente de celle des autres passants. — C’est mon oncle ! leur disais-je, fier de leur curiosité.

De ce genre de vie et de goûts dérivaient certaines habitudes d’esprit. Si mon oncle, homme d’étude, ignorait le monde, d’autre part, plein de foi à la science, il prenait dans les livres ses doctrines et ses opinions, apportant à ce choix non pas l’impartialité suspecte d’un philosophe, mais le calme d’un esprit qui, étranger aux passions et aux intérêts du monde, n’a ni hâte de conclure, ni motif pour pencher. Ainsi, toutes les hardiesses de la philosophie lui étaient familières, et il avait débattu avec non moins de soin jusqu’aux plus ardues questions de la théologie, sans qu’il fût facile de deviner quelle était au fond sa croyance religieuse. Quant à la morale, il l’avait étudiée avec ce même esprit d’érudition, pour connaître plus que pour comparer ; en telle sorte qu’il était tout aussi malaisé de démêler quels étaient les principes qui dirigeaient sa conduite. En fait de croyances comme en fait de principes, rien ne l’étonnait, rien ne l’irritait ; et, si ses convictions étaient faibles, sa tolérance était entière.

Ce portrait que je trace de mon oncle lui ôtera l’affection de bien des lecteurs, peut-être leur estime. Je m’en afflige, et d’autant plus qu’à cause de cela je sens moi-même décroître mon amitié pour eux. À la vérité, quand il s’agirait de juger si l’espèce de scepticisme que j’attribue à mon oncle est une chose bonne ou mauvaise en elle-même, ou par sa tendance, je serais, je m’imagine, d’accord avec ces lecteurs ; mais je me sépare d’eux dès qu’ils s’autorisent de la nature d’une doctrine, pour refuser leur affection et leur estime à l’homme qui la professe, si cet homme est bon et honnête.

Au surplus, ces lecteurs sont dignes d’excuse ; leur opinion provient d’une source respectable. En effet, le plus grand nombre des hommes, j’entends de ceux qui font honneur à l’espèce, ont été plus d’une fois à portée de reconnaître par eux-mêmes l’insuffisance des bons penchants à guider toujours vers le bien, et comment ces penchants succombent souvent, lorsqu’ils sont aux prises avec d’autres penchants moins bons. De là, à leurs yeux, l’absolue nécessité des principes et des croyances, auxiliaires puissants, et les seuls propres à assurer au bien la victoire. De là aussi leur défiance à l’égard de ceux en qui ils ne croient pas reconnaître ces garanties.

C’est justement dans cette opinion, qu’au fond je partage, que je trouve l’explication et en quelque sorte la clef du caractère de mon oncle, et des apparentes contradictions qu’offraient entre elles, au premier abord, ses opinions et sa vie. Cet homme était d’une trempe naturellement si bonne, si honnête et si bienveillante, qu’il ne s’était peut-être jamais trouvé à portée, comme les lecteurs dont je parle, de reconnaître le besoin d’aucun auxiliaire qui le portât au bien, et encore moins qui l’empêchât de faire le mal. Une décence naturelle l’avait préservé de tous désordres ; une timidité naïve et sa vie solitaire lui avaient conservé une antique simplicité ; tandis que son cœur, humain plutôt que sensible, généreux plutôt qu’ardent, et point usé par les déceptions et les défiances, avait retenu certaine verdeur juvénile qui se manifestait dans ses sentiments et dans ses procédés. Et, comme il arrive quand les vertus n’ont pas coûté d’effort, nul orgueil, nulle froideur ; une modestie vraie, une bonté candide et certain charme d’innocence paraient les aimables qualités de cet excellent vieillard.

Aussi, malgré les opinions plus ou moins étranges et contradictoires qui pouvaient flotter et coexister dans l’esprit de mon oncle, ou y établir entre elles une lutte, en dépit des principes de morale ou de conduite qui pouvaient logiquement découler de ces opinions, ses habitudes portaient toutes l’empreinte de l’honnêteté la plus sévère et de la plus vraie bonté. Si, à la vérité, la semaine s’écoulait dans de laborieuses recherches qui le préoccupaient tout entier, il consacrait le dimanche à un décent et tranquille repos. Dès le matin un vieux barbier son contemporain rasait son visage, apprêtait sa perruque ; puis, vêtu d’un habit marron neuf, quoique d’une coupe antique, il se rendait à l’église de sa paroisse, appuyé sur sa canne à pommeau d’or, et portant sous le bras un psaume proprement relié en peau de chagrin et fermé de clous d’argent. Assis à sa place d’habitude, il écoutait le sermon avec une consciencieuse attention ; et, sans doute, nul plus que lui n’apportait de la candeur à s’en appliquer les leçons. Sa voix cassée se mêlait aux chants ; puis, après avoir déposé dans le tronc son offrande, large, mais toujours la même, il rentrait au logis ; nous dînions ensemble, et la soirée était consacrée aux paisibles promenades dont j’ai parlé.

Ces traits, qui ne se rapportent qu’à l’une des habitudes de mon oncle, suffisent à donner l’idée de l’honnête simplicité qui présidait à tous les actes de sa vie solitaire ; mais ils ne donnent aucunement la mesure de la bonté également simple de son cœur, et je me trouve embarrassé pour la peindre sans lui ôter son charme, sans risquer de faire prendre pour des vertus ce qui était chez lui nature, manière d’être. Dirai-je que, demeuré mon protecteur par la mort de mes parents, qui avaient laissé quelques engagements à remplir, jamais il ne lui était entré dans l’esprit que ce ne fût pas sa plus naturelle affaire que d’y satisfaire en entamant ses modiques capitaux ? dirai-je que jamais il n’imagina un instant que je n’eusse pas droit à tous ses sacrifices, sans même qu’il examinât si j’en étais toujours digne, si j’étais docile à ses directions, ou reconnaissant de ses bienfaits ? Mais, aux yeux de plusieurs, ces choses paraissent des devoirs tout tracés, et la bonté se peint mieux peut-être dans des actes plus faciles.

Je suis de cet avis. Aussi regretté-je que la vieille servante qui, durant trente-cinq années, gouverna le petit ménage de mon oncle, ne tienne pas ici la plume à ma place. Moins infirme qu’elle, il trouvait bien plus simple de suppléer lui-même à l’irrégularité de son service que de lui donner une rivale ; et, au lieu d’en concevoir de l’humeur, son habituel mouvement auprès d’elle était de la ragaillardir par quelque propos d’affectueuse gaieté. À la vérité, il la querellait parfois, mais seulement pour n’être pas docile à ses prescriptions ; et, tout en la tyrannisant de par Hippocrate, ce pauvre oncle, changeant en quelque sorte d’office avec elle, était devenu son serviteur. Dans les derniers mois de la vie de cette femme, il lui avait donné sa bonne chaise à vis ; et je l’ai vu, chaque jour, après que nous l’y avions transportée ensemble, faire lui-même le lit de sa vieille servante, et tirer encore un sourire de ses lèvres décolorées.

Un soir, cette pauvre femme éprouvant une douleur inaccoutumée, mon oncle, après s’être fait dire les symptômes avec le plus grand soin, consulta son livre, imagina une drogue victorieuse, et sortit vers minuit pour la faire préparer sous ses yeux chez le pharmacien. Son absence se prolongeant, Marguerite m’appela pour me faire part de son inquiétude. Je m’habillai en toute hâte, et je courus chez le pharmacien par le chemin le plus court. Mon oncle en était sorti depuis quelques moments. Tranquillisé par cette assurance, je m’acheminai par la rue qu’il avait dû suivre ; c’est celle de la Cité.

J’avais gravi la moitié de cette rue, dont la pente est assez rapide, lorsque je vis à quelque distance un homme seul, qu’à son action je ne reconnus point d’abord pour mon oncle. Il portait avec effort un objet pesant qu’il posa à deux reprises, comme pour reprendre haleine ; puis, arrivé au haut de la rue, il le plaça dans un coin formé par la saillie des maisons, s’assurant avec le bout de sa canne que cet objet ne pût rouler de nouveau dans la voie.

Je reconnus mon oncle, qui fut bien surpris de me voir. Après lui avoir expliqué le motif de ma course : — Eh ! j’y serais déjà, me dit-il, sans un énorme caillou où je me suis choqué rudement. Et il hâtait le pas en boitant.

Ce trait peint, ce me semble, cet excellent homme. Âgé, boiteux, ayant hâte, il avait solitairement porté la grosse pierre en un lieu où elle ne pût plus nuire, et, de son aventure, c’était la seule circonstance qu’il eût déjà oubliée.


L’on comprend mieux maintenant avec quelle tristesse je regardais, ce jour-là, trembler la main de mon oncle. J’ajoutais ce signe à plusieurs autres que je rapportais à la même cause : la croissante sobriété de son régime, ses promenades bien plus courtes, et le dimanche, à l’église, un assoupissement contre lequel je le voyais lutter avec effort.

Mais, pendant que je me livrais à ces tristes pensées, mes yeux vinrent à rencontrer la madone… Elle avait été remise à sa place. J’en fus surpris, car je croyais que mon oncle l’avait vendue à certain Israélite qui marchandait ce tableau depuis longtemps. Je me levai machinalement pour aller la considérer.

— Cette madone, dit alors mon oncle… et quelque émotion altéra sa voix.


La seule chose sur laquelle mon oncle m’eût indirectement contrarié, et l’on a vu par quels moyens, c’était mon penchant pour les beaux-arts. Le prix immense qu’il attachait à voir l’unique rejeton de la famille entrer dans la glorieuse carrière de la science avait seul pu l’engager dans ces pratiques, qui, tout innocentes qu’elles étaient, avaient coûté infiniment à sa droiture comme à sa bonté ; et sûrement il s’était reproché, comme une dureté grande, de m’avoir soustrait la vue de la madone. Il n’en fallait pas davantage pour que le trouble et quelque honte agitassent son âme candide et sereine.

— Cette madone, reprit mon oncle, je l’avais ôtée de là pour des raisons… J’aurais dû ne pas l’ôter… Je te la donne. Tu la descendras.

Pendant qu’il disait ces mots, mon oncle avait repris son calme habituel. Pour moi, surpris au milieu de ma tristesse par ces paroles de regret, qu’accompagnait un don généreux, ce fut à mon tour d’être ému et embarrassé.

— Mais, continua-t-il en souriant, en revanche, tu me rendras mes livres. Mon Grotius s’ennuie là-bas….. mon Puffendorf y sommeille… La vieille me parle d’araignées qui tendent leurs toiles de l’un à l’autre… Après tout, que chacun suive sa pente… Le droit est pourtant une honorable carrière !… Mais quoi ? les arts ont du bon aussi… On peint la belle nature, on compose des scènes variées, on se fait un nom… On n’y devient pas riche ; mais enfin on peut y vivre modiquement… De l’économie, quelques gains, un peu d’aide… Bientôt, quand je ne serai plus, mon petit avoir…

Ici, ne pouvant retenir mes larmes, j’y donnai cours, m’abandonnant à toute l’affliction que provoquaient en moi ces paroles.


Mon oncle se tut, et, se méprenant sur la cause de mes larmes, il ne tenta pas d’abord de me consoler ; mais, après quelque silence, s’approchant de moi :

— Une fille si sage ! dit-il, si belle !… une fille si jeune !

— Ce n’est pas elle que je pleure, bon oncle ; mais vous me dites des choses si tristes !… Que deviendrai-je quand vous ne serez plus ?

Ces paroles, en tirant mon oncle de son erreur, lui causèrent un soulagement si grand, qu’aussitôt il reprit sa gaieté.

— Ohé ! mon pauvre Jules, est-ce sur moi que tu pleures ?… Bon ! bon ! qu’à cela ne tienne, mon enfant, on vivra… À quatre-vingt-quatre, on connaît le métier… Et puis, mon Hippocrate est là… Ne pleurons pas, mon enfant. Il s’agit de beaux-arts,… de rien autre,… et puis de ton sort. L’âge arrive, vois-tu bien, à toi comme à moi… Tu ne veux pas du droit ? c’est permis ; Eh bien, mets-toi aux beaux-arts,… car il est vrai qu’il faut se plaire à son métier. Tu prendras la madone ; nous te chercherons un atelier… Tu commenceras ici, tu finiras à Rome ; ce sera pour le mieux. Le mal serait de végéter ; avec un but, on travaille, on marche, on arrive, on se marie…

Je l’interrompis : — Jamais ! mon oncle.

— Jamais ? soit ; c’est permis… Mais pourquoi, Jules, te fais-tu célibataire ?

— C’est que, lui repris-je avec embarras, je me le suis juré à moi-même… depuis que…

— Pauvre fille !… si sage !… Eh bien, suis ton idée ; c’est permis. Je n’en suis pas mort. L’important, c’est que tu prennes un état, et nous allons nous en occuper.

Je fis un effort afin de paraître joyeux de quitter le droit pour les beaux-arts ; mais j’avais le cœur trop pénétré de tristesse et de reconnaissance, pour qu’aucun autre sentiment y trouvât place. Au bout de quelques instants, je me retirai, après avoir tendrement embrassé mon oncle.


Ainsi s’explique ma seconde assertion. Vous comprenez maintenant, lecteur, qu’étant devenu artiste et demeuré petit peuple, un double motif m’attire autour des treilles ou m’appelle à y figurer. Il en est un autre encore, c’est le plaisir de fréquenter les mêmes lieux où je me promenais jadis sur les pas de mon oncle. Assis moi-même à la longue table, je me le figure errant sous les ombrages d’alentour, s’arrêtant pour ouïr, pour regarder çà et là ; son sourire me caresse comme un souffle, et sa mémoire m’est plus présente.

D’ailleurs, indépendamment de l’art, qui trouve là une abondante pâture, ces plaisirs sont vrais et estimables entre les plaisirs si goûtés en famille ; la décence y règle la joie, comme la simplicité en rehausse le charme. Durant les jours quelquefois si ingrats de la semaine, quelle innocente et douce attente que celle d’unir sa famille à la famille de son ami, de son voisin, pour aller goûter un riant loisir sous les charmilles de la plaine, ou sous les châtaigniers de la montagne ! Que le soleil du dimanche paraît radieux, l’azur du ciel éclatant ! Après les actes de dévotion qui sanctifient cette journée, de bonne heure, à midi déjà, car la chaleur du jour ne pèse point sur ceux que la joie allége, ces familles se répandent hors des murs, et la gaieté des visages répond au vivant aspect des habits de fête. Le pas des parents, celui de l’aïeul, s’il prend encore part à ces plaisirs, règle l’allure ; néanmoins on joue librement alentour ; et la jeune fille, si elle cherche à plaire aux jeunes hommes, comme c’est son invincible penchant, protégée par l’œil de sa mère, n’est enchaînée ni par une fausse réserve ni par une triste pruderie. Les rires, les jeux, une gaie malice, un piquant attrait, rapprochent et animent cette troupe folâtre ; les parents causent au murmure de cette joie, et derrière eux l’aïeul lui-même se ragaillardit au bruit de ces plaisirs d’un autre âge.

Et ce ne sont là que les préludes. Ils arrivent sous la charmille : la fraîcheur, le repos, une table servie, les convient à la fois ; et, quels que soient les mets, l’appétit et le bonheur leur prêtent une saveur charmante. Les hasards, même fâcheux, d’une cuisine rustique ne sont qu’un sujet de gaieté, une bonne fortune pour cette société rieuse. Cependant l’aïeul est entouré d’égards, on lui fait le régime qui lui agrée, le bruit se tempère pour lui ; chaque jeune homme s’honore de lui témoigner du respect, heureux de se faire ainsi un titre de préférence auprès de la petite-fille du vieillard.

Ce sont d’aimables moments que ceux qui suivent. Les groupes se dispersent, et les robes blanches brillent çà et là sur les gazons d’alentour. Sous l’impression du soir, de paisibles entretiens, plus d’intimité, un doux abandon, succèdent à la folie du banquet, et le terme de la journée qui s’approche rend les instants plus précieux. Aussi ne nié-je point que, tandis que les parents sont demeurés à causer autour de la table, ou sommeillent en quelque lieu tranquille, il ne s’échange quelques propos tendres ; que le plaisir de s’écarter de la foule ne soit bien vif, bien palpitant d’alarmes et de bonheur ; qu’il n’y ait quelque mécompte enfin, lorsque de la charmille s’échappe le signal de réunion et de départ. Mais où est le mal ? et de quelle façon plus honnête ces jeunes gens apprendront-ils à se connaître, à s’aimer et à se choisir pour époux ? Oui, ces parents qui causent ou qui sommeillent ont raison de ne point craindre ce que d’ailleurs ils ne veulent point voir ; ils ont pour garant le souvenir de leur mutuelle honnêteté, et ils savent que là où est la famille tout s’épure ; que, rassemblée, c’est un sanctuaire d’où la souillure est bannie.

Ce furent les plaisirs de nos pères ; les traces en demeurent, mais elles s’effacent au milieu de cet universel changement des mœurs où viennent se perdre à la fois et l’antique rudesse et l’antique bonhomie ; où, contre un bien-être croissant, mais sans saveur, s’échangent de jour en jour les joies simples conquises par le labeur, les douceurs de la fraternité, et la sainte force des liens de la famille.


Mais ce qui, en tout temps, porte le plus de ravages dans la simplicité et la bonhomie des plaisirs, c’est le bourgeon, l’indomptable bourgeon. C’est lui qui éclaircit les rangs de ces aimables et honnêtes promeneurs ; c’est lui qui proscrit ces plaisirs sans faste et sans dépense ; c’est lui qui veut que son homme parade sur quelque place publique ; c’est lui qui lui conseille cette moustache et cet éperon, qui n’ont de prix que sur le seuil d’un café ou sur le pavé d’une rue de bon ton ; c’est lui qui lui fait, le dimanche, éviter sa rue, sa boutique, son père lui-même et les lieux où il est ; c’est lui qui lui fait trouver de l’agrément à cette rosse qui le traîne dans un reste de fiacre, jaune comme un vieux revers de botte, jusque dans quelque auberge enfumée ; c’est lui, autant et plus que le plaisir, qui l’éloigne de la société des siens, et qui lui donne ce ton déshonnête, ce propos licencieux dont il réjouit les amis de son choix !

Oui, c’est le bourgeon qui gouverne l’homme ! Si ce n’est de cette façon, c’est d’une autre, et toujours avec plus d’empire à mesure qu’il s’élève en condition. C’est le bourgeon qui fausse ses plaisirs, qui rétrécit son esprit, qui corrompt son cœur. Quand les passions ou les vicissitudes de la vie, quand les malheurs privés ou publics ne couvrent pas sa voix, il domine en maître et l’homme et la société ; les mœurs, les usages, les sentiments de chacun et de tous, se règlent sur sa volonté, ou varient selon ses moindres caprices. Alors les hommes s’isolent ou s’unissent, non pour de vrais griefs ou pour de saintes causes, mais en vertu de misérables avantages, en vertu des faux brillants qui les parent, des nippes qui recouvrent leur âme vide. Alors on les voit secouer leur poussière contre leurs égaux, uniquement épris du désir d’atteindre ceux qui les précèdent ; alors l’indifférence prend la place de la fraternité ; un envieux désir, celle de la sympathie ; et vivre, ce n’est plus aimer, jouir, c’est paraître !

Et si les temps comme les nôtres sont, par la mollesse du bien-être et par la pâleur des spectacles, propres à étendre cet empire du bourgeon, ils le sont encore par la tiédeur des âmes, par la nullité des convictions, et par ce leurre d’égalité dont se repaît une société folle dans ses vœux. Quelle place ne laissent pas au bourgeon, pour croître et se développer sans mesure, ces cœurs où nulle flamme ne couve, où nulle croyance n’a de racines, qu’aucune passion ne remue profondément ! Quelle vaste carrière ne lui ouvre pas ce principe d’égalité, interprété comme il l’est, prêché par ceux qui n’y croient ni ne l’acceptent, avidement reçu par ceux qui ne le comprennent pas, admis comme étant seulement le droit, le devoir, la fureur de s’égaler à plus élevé que soi ! Voyez-les se précipiter tous dans cette lice où, pour s’être coudoyés, froissés, mutilés, les uns n’en sont pas moins en tête, et les autres aux derniers rangs… Au lieu de rester à leur place pour l’améliorer, ils la foulent avec dépit, honteux d’y être, impatients d’en envahir une autre, envieux de s’y pavaner à leur tour. Niais, hommes sans cœur, que meut par ses filets grêles, mais innombrables, la plus mesquine des passions, la vanité !


Le bourgeon est donc, à tout prendre, un triste conseiller, un pitoyable maître ; et, s’il n’est possible de l’extirper jusqu’à la racine, au moins est-ce l’office de l’homme de sens que de le refouler sans cesse, et d’en arrêter les pousses à mesure qu’il les voit poindre.

Depuis vingt ans que je m’emploie à cette œuvre, j’ai, je m’imagine, arrêté quelques jets, refoulé quelques pousses ; mais dirai-je que j’ai réduit à rien mon bourgeon ? Ce serait mentir. Je le sens là, moins vorace peut-être, mais d’honnête grosseur encore, prêt, au moindre signe, à s’étendre en jets luxuriants, à étouffer tous les bons germes auxquels, en le réduisant, j’ai donné place. Chose singulière ! au delà de certaines limites, l’effort tourne contre vous : ne voulant extirper le bourgeon, c’est un bourgeon que vous reformez à côté ; vous dites : Je puis me flatter que je n’ai plus de vanité, et ceci même est une vanité. Aussi, ne pouvant tout faire, j’ai pourvu au plus pressé. Je lui laisse pour amusette mes tableaux, mes livres, en lui interdisant toutefois les préfaces, bien qu’il m’en conseille à chaque fois ; mais il est de plus sérieuses choses que j’ai mises à l’abri de ses atteintes.

Ce sont mes amitiés d’abord. Je veux qu’il n’y ait rien à voir. Je veux que le lien en reste libre, mais fort : je veux que la source en soit profonde, toujours fraîche et pure, à l’abri des zéphyrs et à l’abri des tempêtes ; que ce ne soit point cet inconstant ruisseau qui se lance à chaque pente, qui se divise à tout contour, et dont l’onde, tantôt échauffée, tantôt refroidie, baigne toute fleur, s’imprègne de toute saveur, change selon la couleur du ciel, ou avec le sable de son lit. Je veux aimer dans mon ami son affection pour moi, le charme que j’éprouve à le chérir moi-même, nos souvenirs communs, nos espérances mutuelles, nos entretiens intimes, son cœur connu du mien ; ses vertus qui captivent mon âme, ses talents dont mon esprit tire jouissance, et non point sa voiture, son hôtel, son rang, sa charge, sa puissance ou sa renommée. Je le veux, bourgeon ; ainsi, arrière !

Ce sont mes plaisirs ensuite. Je veux les chercher où mon penchant les trouve, n’importe l’habit des gens et la dorure des lambris. Je veux les goûter simples si je puis, mais vrais toujours, tirant leur saveur de quelques assaisonnements du cœur ou de l’esprit, de quelque attrait vif et honnête, de quelque innocente conquête sur le mal, sur la paresse, sur l’égoïsme ; je veux les goûter dans le plaisir des autres plus que dans le mien propre : car la souveraine joie est celle qui se partage, s’étend, circule, et pénètre le cœur d’une chaleur expansive. Ainsi, bourgeon, arrière ! laisse-moi sous ma charmille avec ces bonnes gens. — Mais vous êtes vu ! — Je m’en soucie. — Mais vous êtes, en manches de chemise ! — J’en suis plus au frais. — Mais vous avez l’air d’être de leur compagnie ! — Je l’entends bien ainsi. — Mais voici une voiture !… — Qu’elle roule. — Mais des citadins qui vous connaissent ! — Salue-les de ma part, et arrière ; bourgeon !

C’est enfin mon bon sens, ma façon ; non-seulement de me conduire, mais de juger les autres, de peser ce qu’ils valent, et de les ranger dans mon estime. Arrière encore, bourgeon ! Tu es le père de la sottise, si tu n’es la sottise elle-même. Arrière ! je vois qui tu me montres, de qui tu m’approches. Il y a du bon, il y a du beau souvent sous ces dehors qui te séduisent ; mais il y a du bon, il y a du beau aussi sous cette bure que tu dédaignes. Avant de peser ces hommes, souffre que l’un et l’autre je les dépouille. Bourgeon, j’avais un oncle dont tu eusses tiré honte plutôt que gloire… j’ai aimé une juive qui n’eût obtenu que tes dédains… Arrière ! à jamais arrière !


Outre mon oncle Tom, moi, et le peintre dont j’ai parlé précédemment, il y avait d’autres locataires dans la maison. Je vais les énumérer en allant du bas en haut, pour arriver ainsi jusqu’à celui qui, le plus près du ciel, en prit le chemin vers ce temps, laissant vacante une belle mansarde au nord, où j’allai m’établir.

Ne me demandez pas, lecteur, ce qu’ont à faire dans mon histoire ces nouveaux personnages. Rien peut-être. Mais, si vous m’avez accompagné jusqu’ici, que vous coûtera une digression de plus ? Vous y êtes accoutumé, et moi j’aurai fait revivre ces figures qui me sont chères, comme l’est toute ressouvenance du jeune âge. À moi donc, antiques locataires, voisins d’autrefois, disparus aujourd’hui de la scène du monde, mais dont mon cœur cultive avec charme le lointain souvenir !

C’était d’abord, sur le même étage que nous, un régent retraité, vieux bonhomme, tout occupé du soin de manger agréablement une paye morte gagnée par quarante années de travaux. Tranquille et jovial épicurien, il arrosait le matin les fleurs d’un petit jardin ; à midi, il faisait régulièrement sa sieste ; et, après son dîner, il se récréait à humer la brise du soir, en compagnie de quelques serins qu’il élevait becquetant, voletant à ses côtés. Toutefois, il n’avait pas entièrement rompu avec son ancien état, et son amusement principal, c’était d’appliquer à toutes choses et à tous venants quelques sentences extraites de ses souvenirs classiques. J’avais jadis passé par ses mains, et je n’étais point insensible à l’agrément prosodique de ses apophthegmes ; aussi m’aimait-il, et il ne lui arrivait guère de me rencontrer sans m’apostropher à sa façon :

Puer, si qua fata aspera rumpas,
Tu Marcellus eris.

Et sa panse rebondie allait, venait, d’un rire long et moelleux, auquel, sans le partager, je portais envie. S’il advenait qu’une ancienne servante lui apportât du village quelque petit présent intéressé :

… Timeo Danaos, et dona ferentes.

Et la panse allait son train. Mais s’agissait-il de son épouse, alors il ne tarissait plus :

Dum comuntur, dum moliuntur, annus est…
… Varium et mutabile semper femina !
… Notumque furens quid femina possit !

Et bien d’autres. Cependant madame faisait des compotes, tout en trouvant le ton de son époux détestable, ce qui portait celui-ci à murmurer :

Melius nil cælibe vitâ.

À l’étage au-dessus, c’était un octogénaire bourru, morose, ancien magistrat de la république. L’été, assis dans une grande bergère, il vivait auprès de sa fenêtre, d’où il contemplait piteusement la rue, voyant à toutes choses la décadence de l’État et la ruine des mœurs : aux maisons reblanchies, aux murs recrépis, aux chapeaux ronds, à la rareté des cadenettes, et surtout à la jeunesse des jeunes gens :


Cuncta terrarum mutata
Præter atrocem animum Catonis,


disait le régent. L’hiver, enfermant ses deux maigres jambes dans des bottes de carton, il vivait au coin de son feu, ne le quittant plus que pour venir tous les mois à sa porte, en bottes de carton toujours, assister quelques mendiants ses contemporains, vieux débris dans lesquels il reconnaissait encore les vestiges du bon temps, les restes vermoulus de cette ancienne république si changée, si déchue.

Au-dessus de ce vieillard morose, vivait très-retirée une famille nombreuse, dont le chef était un géomètre employé au cadastre. Cet homme, à sa planchette tout le jour, passait une partie des nuits sur ses feuilles. Il avait, je m’en souviens, l’orgueil de la gêne laborieuse et indépendante ; et si, de loin en loin, il se permettait en famille une partie de plaisir, il en savourait la jouissance d’un air grave et fier qui m’imposait à moi, jeune homme, un respect mêlé d’admiration.


Dos est magna parentium
Virtus…


disait avec gravité le régent lui-même.

Avant d’arriver à la mansarde, on passait encore devant la demeure d’un joueur de basse. Celui-ci donnait leçon tout le jour, se réservant la nuit pour composer des thèmes sur son instrument :

Modo summâ,
Modo hâc resonat quæ chordis quatuor imâ.

Tout à l’entour du musicien s’ouvraient des chambrettes, des cabinets, loués ou sous-loués à des étudiants qui prenaient leurs repas chez lui. Ces messieurs, grands fumeurs, récitaient leurs cours, chantaient des romances, donnaient du cor, ou jouaient du flageolet, en sorte que dans cette région la symphonie était permanente.

Quousque tandem !!!

Enfin la mansarde dont j’ai parlé.


Cette mansarde était grande, avec un jour magnifique. Le géomètre voulut l’avoir, et moi aussi. On perça une fenêtre, on éleva une cloison, et nous eûmes chacun notre mansarde.

J’y retrouvai la vue du lac et des montagnes. Ma fenêtre se trouvait au niveau et fort près de ces grandes rosaces gothiques qui sont à mi-hauteur des tours de la cathédrale. De cette région élevée, le regard s’étendait sur des toits déserts, tandis que le bruit de la ville mourait avant d’y arriver.

Mais je commençais à atteindre l’âge où ces impressions n’exercent plus leur puissant empire, et chaque jour davantage mon cœur cherchait en lui-même ses émotions et sa vie.

Par cette même cause, mon goût pour l’imitation n’était plus si vif ; il faut à ces penchants un calme que je n’avais plus. Souvent agité, troublé par les vagues mouvements d’une tendresse sans objet, je ne savais plus voir mon modèle, je regardais avec dégoût mon ingrate copie, et, posant le pinceau, je m’abandonnais à ma rêverie pendant des heures entières.

Cette vie intérieure a son charme et son amertume. Si ces songes sont doux, le réveil est triste, sombre ; l’âme rentre dans la réalité, ayant fatigué ou perdu son ressort. Aussi, incapable après ces heures de reprendre mon travail, et non moins incapable de faire renaître les songes, je quittais ma demeure pour aller au dehors promener mon ennui.


Ce fut dans l’une de ces promenades qu’une rencontre fortuite vint me tirer de cet état de langueur et de demi-oisiveté.

Un jour, j’allais rentrer dans ma demeure par la porte qui est du côté de l’église, sous le gros tilleul. Un brillant équipage stationnait auprès. À peine l’eus-je dépassé, qu’une voix, que je reconnus aussitôt, me porta à retourner la tête avec vivacité… — Monsieur Jules ! s’écria la même voix avec émotion.

Dans mon trouble, j’hésitais à m’approcher, lorsque je crus comprendre qu’on m’y invitait. Je rebroussai ; un geste rapide ouvrit la portière, et je me trouvai en présence de l’aimable Lucy. Elle était en habit de deuil, les yeux mouillés de larmes… À cette vue les miennes coulèrent.

Je me souvenais tout à la fois de sa robe blanche, de ses filiales alarmes, des paroles du vieillard, de sa bonté envers moi !… — Oh ! qu’il méritait de vivre, lui dis-je bientôt, et que c’est une cruelle perte, mademoiselle !… Permettez que je donne ces pleurs au souvenir que je conserve de son aimable bonté. Lucy, encore trop émue pour répondre, me pressa la main avec un mouvement dont une gracieuse réserve tempérait la reconnaissante affection.

— J’espère, me dit-elle enfin, que, plus heureux que moi, vous possédez encore monsieur votre oncle… — Il vit, lui dis-je, mais l’âge s’accumule et le courbe vers la terre… Que de fois, mademoiselle, je songeais à votre père !… et chaque jour je comprenais mieux votre tristesse.

Lucy, se tournant alors vers un monsieur qui était assis auprès d’elle, lui expliqua brièvement, en anglais, le hasard auquel elle avait dû de faire ma connaissance et celle de mon oncle, cinq années auparavant, et comment ma vue, en lui rappelant vivement une journée où son père avait été si heureux et si aimable, lui avait causé cette émotion. Elle ajouta quelques mots d’éloge envers moi et envers mon oncle ; et, lorsqu’elle parla de ma condition d’orphelin, je retrouvai dans son expression et dans ses paroles cette compassion qui autrefois m’avait tant ému. Quand elle eut achevé ce récit, le monsieur, qui paraissait ne pas parler français, me tendit la main avec une expression d’affectueuse estime.

Alors Lucy, s’adressant à moi : — Monsieur est mon époux ; c’est le protecteur et l’ami que m’a choisi mon père lui-même… Depuis ce jour où vous le vîtes, monsieur Jules, je ne devais plus le conserver longtemps… Dieu l’a retiré dix-huit mois après… Plus d’une fois il avait souri en se rappelant votre histoire… En quelque temps, ajouta-t-elle, que vous ayez un malheur semblable au mien, je vous prie de m’en instruire… Je veux saluer votre oncle… Quel âge a-t-il ?

— Il entre, madame, dans sa quatre-vingt-cinquième année.

Après quelque silence, sous l’impression de cette réponse : — J’étais venue pour parler au peintre qui a fait le portrait de mon père… Pensez-vous, monsieur Jules, que je pourrai le rencontrer seul ?

— Sans aucun doute, madame. Vous me donnerez vos ordres, et je les transmettrai à mon confrère.

Elle m’interrompit : — Oh ! vous avez donc pu suivre votre penchant !… Eh bien, j’accepte votre offre, et je choisirai mon moment… Mais auparavant, mon époux et moi nous serions désireux de voir vos ouvrages… Habitez-vous cette même maison ?

— Oui, madame… et, quelque confus que je sois de n’avoir à vous montrer que de misérables essais, je n’ai garde de refuser, par amour-propre, l’honneur que vous voulez me faire.

Nous dîmes encore quelques mots. Bientôt je descendis, et la voiture s’éloigna.

Cette rencontre inattendue, en redonnant la vie à d’anciennes et tendres émotions, me tira de l’espèce de langueur où je végétais depuis quelques mois.

Mais l’oserai-je dire ? si j’ai toujours aimé ma juive et chéri sa mémoire, ce fut néanmoins de ce jour que mes regrets perdirent de leur amertume, et que mon âme, comme déliée du passé, recommença à se porter vers l’avenir, doucement chargée d’un souvenir qui lui devenait moins poignant, sans cesser d’être aimable et cher.

Toutefois, cette entrevue n’avait pas été pure de tout nuage. Bien qu’ayant oublié Lucy, bien que n’ayant jamais pu former, même au sein de mes plus folles rêveries, le moindre projet de lui être jamais quelque chose, dès le premier abord, la vue de ce monsieur assis auprès d’elle m’avait été triste ; et lorsque, de la bouche de Lucy, j’appris qu’elle était mariée, des lueurs de trouble et de jalouse peine avaient traversé mon cœur.


Mais ce fut un souffle passager ; avant même de quitter la voiture mon cœur s’était donné à ce monsieur, et je ne voyais plus dans Lucy que son épouse tout aimable, qu’il me permettait de chérir.

Les jours suivants, je vécus de ce souvenir et de l’espoir de revoir bientôt Lucy. J’avais fait quelques copies, entre autres celle de la madone, deux ou trois portraits, puis quelques compositions, la plupart d’une exécution plus que médiocre, mais ne manquant pas de certains indices de talent. Comme l’on peut croire, le bourgeon m’aida avec la plus active complaisance à les disposer à leur avantage, et tout était prêt pour recevoir Lucy, lorsqu’elle arriva en effet. Son mari l’accompagnait.

Encore aujourd’hui, je ne puis songer à cette jeune dame que ce souvenir ne remue mon cœur. Que ne puis-je peindre sous des traits assez aimables cette bonté si vraie, dont son rang, son éclat, son opulence rehaussaient encore le charme ; cette simplicité de sentiments, que n’avaient pu fausser ou contraindre les manières ni les préjugés du grand monde ! Bien qu’une expression de mélancolie lui fût habituelle, le souffle d’un bienveillant sourire réchauffait ses moindres paroles, lorsque déjà la caresse de son regard prêtait à son silence même un attrait pénétrant. Dès qu’elle fut entrée dans ma modeste mansarde, ses premiers mots furent pour m’adresser d’encourageantes félicitations. Elle regardait mes ouvrages avec un intérêt particulier, et, dans tout ce qu’elle en disait en anglais avec son époux, je saisissais une charmante intention de bonté. Un instant, seulement, leurs propos s’échangèrent à voix basse, mais sur un ton et d’un air qui n’étaient propres qu’à me donner ce doux embarras qui accompagne quelque riante attente.

Tandis qu’à la demande de Lucy je retournais toutes mes toiles pour les faire passer sous ses yeux, j’entendis dans le corridor le pas de mon oncle. J’accourus pour lui ouvrir la porte.

Lucy, comme pressentant quelque chose, s’était levée. À la vue de mon vieil oncle, elle alla au-devant de lui ; puis, faisant un retour sur elle-même, elle ne put réprimer son attendrissement. Mon oncle, serein comme toujours, et fidèle à un ancien usage de galanterie, prit la main de cette jeune dame, et, s’étant incliné, il la porta à ses lèvres : — Souffrez, belle dame, lui dit-il, que je vienne vous rendre la visite dont vous m’honorâtes, il y a cinq ans, en me ramenant ce mauvais garçon-là… Je sais, reprit-il en voyant couler les larmes de Lucy, je sais que vous êtes affligée… ce noble vieillard était votre père !… Je sais aussi que voici monsieur votre époux… et digne de l’être, puisqu’il vous l’avait choisi. Le monsieur, en cet instant, serra la main de mon oncle, en l’invitant à s’asseoir sur un siége qu’il avait lui-même approché, pendant que je n’avais d’attention que pour cette scène.

— Monsieur, dit à son tour Lucy, vous pardonnez à mon émotion… Quand à Lausanne je vous vis, vous et mon père, dans la même chambre, tous les deux du même âge à peu près, tous les deux bien nécessaires au bonheur de deux personnes… j’eus alors des pressentiments, que votre présence me rappelle trop vivement en cet instant… Je remercie Dieu de ce qu’il vous a conservé. Si le hasard ne m’eût fait rencontrer monsieur Jules, mon intention était de ne point quitter Genève sans avoir été chercher de vos nouvelles… mais il m’est plus doux de vous voir bien portant comme vous paraissez l’être, et je suis aussi reconnaissante que confuse de ce que, pour me procurer ce plaisir, vous êtes monté jusqu’ici.

— Bonne madame, dit mon oncle, vous êtes une charmante créature ! et c’est plaisir que de vous entendre… À Lausanne, il monta bien, votre père… et il n’en fut pas payé par cet accueil qu’on ne sait faire qu’avec votre voix, vos manières et votre cœur… Chère madame, soyez heureuse… Bientôt, bientôt, je monterai plus haut encore !… si ce n’est que voici mon pauvre Jules qui n’y consent pas…

— Ah ! toujours moins, bon oncle, lui dis-je, tout ému du rapport aussi triste que frappant qu’il y avait maintenant entre ma situation et celle où j’avais vu autrefois Lucy. Et je lisais dans l’expression de cette jeune dame que sa pensée en cet instant rencontrait la mienne.

— Que je ne vous dérange point, reprit mon oncle après quelques propos. Vous regardiez les essais de mon pauvre Jules… je vais vous laisser… Dites, je vous prie, à monsieur que je regrette aujourd’hui de ne pas savoir l’anglais plutôt que l’hébreu… j’aurais eu le plaisir de l’entretenir. Puis, prenant la main de Lucy : — Adieu, dit-il, mon enfant… soyez heureuse… C’est le droit d’un vieillard que d’accompagner de ses bénédictions une aussi jeune dame… ainsi fais-je. Adieu, cher monsieur ; vous êtes unis… je ne vous séparerai plus dans mon souvenir. À ces mots mon oncle Tom, s’étant incliné de nouveau, baisa la main de Lucy, et se retira. Tous trois nous l’accompagnâmes, pénétrés de ce vif sentiment de respect et d’affection qu’impose la vieillesse aimable, et auquel se mêle une mélancolique pensée.

Quand mon oncle se fut éloigné, nous nous assîmes. Lucy parlait de lui ; elle voulait lui trouver des traits de ressemblance avec son père, surtout dans cette sereine gaieté, dans cette politesse si vraie, sous des formes un peu antiques ou familières ; et souvent elle s’arrêtait après ces remarques, comme attristée par l’idée de la perte que me réservait un prochain avenir. Puis, changeant d’objet : — Monsieur Jules, me dit-elle, non sans qu’un souffle de rougeur colorât ses joues, nous avons apporté avec nous ce portrait de mon père que vous connaissez… Notre désir serait d’en avoir deux copies. J’espère que vous voudrez me faire le plaisir de vous charger de ce travail. Votre talent nous est une garantie qu’il répondra à notre attente, quand déjà le souvenir que vous avez conservé de mon père bien-aimé est un motif qui me touche plus encore.


Que l’on juge de ma joie ! Il me fallut en contenir l’expression ; mais Lucy et son époux purent, au travers de mon embarras et de ma confusion, en mesurer toute la vivacité. Ce qui l’augmentait encore, c’est le sentiment que j’avais qu’un pareil travail n’était pas au-dessus de ma portée. Le jour même j’allai prendre le portrait ; et, m’étant mis à l’œuvre, je me vis cette fois bien décidément lancé dans la carrière des beaux-arts.

En d’autres circonstances, ce portrait m’eût inspiré quelque tristesse ; car il refoulait vivement mon imagination dans le passé, pour y retrouver pleins de vie ces deux êtres si chers l’un à l’autre, et maintenant séparés par la mort ; cette jeune fille ornée de ce riant éclat de parure et de jeunesse que les larmes n’ont point encore terni, et Lucy maintenant voilée de tristesse et de deuil… Mais j’étais trop préoccupé par la joie et la reconnaissance, pour que l’impression de ce contraste établît sur moi son empire.

Quelle occupation charmante !… Mon crayon avait à retracer cette figure bien-aimée ; il avait à reproduire les contours de la taille, la gracieuse mollesse de l’attitude… Parfois je m’arrêtais, épris de mon modèle, et, pour quelques instants, l’émotion m’empêchait de poursuivre.


— Bonne madame ! dit mon oncle quand il apprit ces grands événements… je regrette de n’avoir pas su l’anglais plutôt que l’hébreu… Te voilà bien content, mon pauvre Jules !… c’est permis. Il se redressa : — Et que cet ouvrage te fasse honneur ! Qu’on y voie observées les lois du clair-obscur, celles des deux perspectives, tant linéaire qu’aérienne…, et puis, l’entente de l’art…, et puis… Bonne madame ! aussi affectueuse, en vérité, qu’elle est belle !…


Cependant la calèche de Lucy, durant sa dernière visite, avait stationné du côté de la maison qui fait face à l’hôpital, tandis que les équipages qui amenaient les modèles de mon confrère arrivaient par le côté qui fait face à la cathédrale.

Cette circonstance avait attiré l’attention des locataires ; aussi lorsque, après mille conjectures dans lesquelles ils n’avaient eu garde de songer à moi, ils eurent reconnu que cette calèche à armoiries stationnait là à mon intention, la renommée de ma gloire, gloire toute neuve et d’autant plus brillante, monta d’étage en étage, et le vieux régent se prit à dire, en songeant à ses prédictions :

Non ego perfidum
Dixi sacramentum !

— Quel mauvais mot dites-vous là ? interrompit sa femme.

— Odi profanum vulgus
Et arceo.

Faites vos compotes.

— J’avais cru que cinquante années de classe vous ôteraient cette odieuse manie de latinité, qui vous rend insupportable. Ne sauriez-vous laisser là ces sottises, et parler français comme tout le monde ?

— Vous différez fort d’Horace, ma chère, car c’est lui qui a dit :

Nocturnâ versate manu, versate diurnâ ;

et si je vous fais grâce de la nuit, vous pouvez bien m’écouter le jour.

— Horace et tous ces messieurs sont de grands sots, si ce sont eux qui vous ont ainsi formé l’esprit. La nuit, vous ronflez que je n’en puis dormir, et, le jour, vous m’étourdissez de vos calembours.

— Vous calomniez là des beautés que vous ne sauriez comprendre. Songez, ma chère, que si je mange vos compotes, et que je les trouve bonnes, vous pourriez goûter mes hexamètres et leur trouver du parfum…

vellem in amicitiâ sic erravemus.

— Mes compotes sont excellentes, et vos ragoûts détestables !

— Melius nil cælibe vitâ !

Et j’en reviens à mon dire sur ce jeune homme :

Non ego perfidum
Dixi sacramentum !


D’autre part, le joueur de basse et toute sa séquelle (j’ai dit ailleurs que les étudiants vivent à la fenêtre) n’avaient pas manqué de remarquer la brillante calèche. Au moins quinze têtes s’étaient tout à coup montrées aux fenêtres qui donnent sur la rue, regardant curieusement les laquais descendre, ouvrir la portière, et la jeune dame entrer dans l’allée, appuyée sur le bras de son époux. Ici les conjectures avaient commencé : — Chez qui monte-t-elle ?… Serait-ce, avait pensé le musicien, un amateur que la Providence… ? Et toutes les têtes s’étaient reportées vers les fenêtres, mansardes, œils-de-bœuf donnant sur la cour… Lucy montait, Lucy avait franchi l’étage ; décidément cette belle dame allait chez le jeune artiste !!! et ma gloire s’était élevée jusqu’aux astres.

Il n’y eut que le géomètre et sa famille qui s’aperçurent peu de ces grands événements. Le chef de la maison était aux champs, occupé à prendre ses angles ; la mère vaquait aux soins du ménage, tandis que la fille aînée, de l’autre côté de ma cloison, travaillait aux feuilles de son père. Au milieu de cette vie active et austère, il y avait peu de temps à donner aux affaires de la rue et au commérage des voisins.

Cependant mon ouvrage avançait. Levé dès l’aube, je montais à mon atelier pour y travailler avec ardeur jusqu’au déclin du jour.

C’est à ces habitudes laborieuses que je dus de faire quelque connaissance avec le géomètre. À l’aube aussi, il sortait de chez lui avec sa fille ; nous montions ensemble l’escalier ; et, tandis qu’il entrait dans son atelier pour désigner à cette jeune fille les travaux de sa journée, j’allais de mon côté m’établir dans le mien. Le voisinage et cette conformité d’habitudes nous rapprochèrent peu à peu ; malgré tout le prix que cet homme attachait à l’emploi du temps, il en était déjà venu à perdre une ou deux minutes en causeries sur le pas de la porte, lorsque le sujet que nous avions commencé à traiter en montant exigeait impérieusement quelques brèves paroles de plus.

Pendant que nous montions, sa fille montait devant nous, tenant la clef de l’atelier dans sa main. C’était une personne d’une taille agréable et d’une figure noble plutôt que jolie. Toujours tête nue, d’une mise extrêmement simple, ses beaux cheveux, lissés sur le front, étaient, avec sa jeunesse et sa fraîcheur, sa plus réelle parure.

Les traits d’une éducation forte se reconnaissent à tout âge chez ceux qui en ont reçu le bienfait. Bien que soumise et timide, cette jeune fille portait sur son front l’empreinte de cette fierté un peu sauvage qui se peignait avec plus d’énergie sur le visage de son père. Ignorante des manières du monde, elle en avait qui lui étaient propres, nobles et réservées, en telle sorte que, simple comme sa condition, elle n’en avait pas la commune et vulgaire physionomie.

C’était néanmoins une chose singulière et intéressante que de voir cette jeune personne, laborieuse à l’âge du plaisir, vouée sans relâche et presque sans récréation à des travaux d’ordinaire étrangers à son sexe, et, toute jeune qu’elle était, subvenant, en commun avec son père, à l’entretien de la famille.


Je ne tardai pas à devenir assez régulièrement matinal, pour ne jamais être exposé à monter seul à mon atelier. Seulement il arrivait quelquefois que, le géomètre ayant assigné l’ouvrage dès la veille, Henriette montait seule. C’étaient mes mauvais jours ; car, craignant de lui causer un embarras que déjà j’éprouvais moi-même, je ne savais mieux faire alors que de hâter le pas si je me trouvais devant elle, ou de le ralentir si je l’entendais monter devant moi.

Une fois établi dans mon atelier, j’attachais un charme singulier à la présence de mon invisible compagne, trouvant une agréable distraction aux moindres bruits qui me peignaient son pas, son geste ou ses divers mouvements. Aussi, quand l’heure des repas l’appelait à descendre, j’éprouvais une impression d’isolement et d’ennui, de façon que, peu à peu, je m’habituai à m’absenter aux mêmes heures qu’elle.

Au milieu de mes nouvelles distractions, une circonstance me revenait souvent à l’esprit. Les premiers jours, avant mes habitudes matinales, il lui était arrivé quelquefois de chanter une petite ballade durant ses longues heures de travail ; et puis ce chant avait cessé tout à coup, et justement à l’époque où j’avais commencé à l’écouter avec un plaisir plus grand. Était-ce hasard ? était-ce à mon intention ? M’avait-elle assez remarqué déjà pour s’imposer cette réserve ? Cette réserve indiquait-elle qu’elle s’occupât de moi comme je m’occupais d’elle ?

Voilà cent questions, et une foule d’autres, qui me donnaient infiniment à songer, à méditer. Aussi, après mes copies, je n’entrepris plus rien. Mes toiles restèrent oisives, mes pinceaux gisaient épars ; nulle chose n’avait de saveur auprès du sentiment qui alimentait mes journées.


Et ce n’était plus, comme jadis, ces rêveries dont je m’avouais à moi-même le vide et la folie. Cette fois, au contraire, l’idée de mariage s’offrit des premières à ma pensée ; et, dès qu’elle y fut entrée, elle n’en sortit plus.

Heureux âge que celui où j’étais encore ! derniers beaux jours, que doit clore bientôt la saison de l’expérience et de la maturité ! Avant d’avoir encore échangé un mot avec cette jeune fille, je me proposais de l’épouser. Avant d’avoir jamais réfléchi sur cet état austère que les poëtes nous peignent comme le tombeau de l’amour, et les moralistes comme un joug sacré, mais tout pesant de chaînes, je m’y acheminais comme vers une rive toute de fleurs et de parfums. Avant de m’être enquis comment ou de quoi vit un ménage, ou s’élève une famille, déjà, et surtout, je m’occupais de combiner certaines dispositions dont la possibilité facile prêtait à mes désirs tout l’attrait d’une réalité prochaine.

En effet, tout se réduisait à percer une porte dans la cloison… Alors la mansarde de Henriette devenait notre chambre nuptiale, la mienne notre atelier de travail où, elle à ses feuilles, moi à mes toiles, nous coulions des jours filés de paix, de bonheur et d’amour.



Un matin, je songeais à ces choses, accoudé sur ma fenêtre, et regardant machinalement le vieux régent qui arrosait les tulipes de son petit jardin, lorsque Henriette parut tout à coup à la sienne.

Elle ne me cherchait pas, comme je pus le reconnaître à la vive rougeur qui colora subitement ses joues. Toutefois, à moins de laisser voir que ma présence lui causait plus d’impression qu’il ne convenait à sa fierté de l’avouer, elle ne pouvait se retirer subitement. Elle demeura donc ; seulement, pour dissimuler son embarras, elle regardait en face d’elle les nuages flotter dans les airs.

L’occasion était unique d’entrer enfin en conversation avec celle dont je me proposais de faire ma femme. Aussi, faisant un effort extrême pour surmonter une vive émotion :

— Ces tulipes… dis-je au régent…

À peine avais-je prononcé ces deux mots que Henriette retira sa tête, avant que le régent eût levé la sienne, et l’entretien demeura là.


— Ah ! ah ! vous me regardiez faire ? dit le régent. Malin ! je devine votre pensée.

Passe encor de bâtir, mais planter à cet âge !

D’abord ce sont, jeune homme, des tulipes ;

Eh quoi ! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?

Tenez, cette bariolée-ci, qui vaudrait vingt ducats en Hollande, je la destine à mon épouse :

Purpureos spargam flores…

… Le régent citait encore, que, troublé et confus, j’avais déjà refermé ma fenêtre.


Le mauvais succès de cette tentative m’ôta l’envie de la renouveler ; pendant plusieurs semaines, je me bornai à suivre discrètement le cours des habitudes dont j’ai parlé.

Henriette recevait quelques rares visites. Sa mère, lorsque les soins du ménage lui laissaient quelques instants de loisir, montait travailler auprès d’elle. Aussitôt, me rapprochant de la cloison, je retenais mon haleine pour mieux entendre leurs discours.

— Votre père, disait la mère, sera de retour vers six heures. J’ai disposé vos frères pour que nous puissions sortir ensemble.

— Je vous verrai sortir sans moi, ma mère ; car je ne prévois pas que, si je quitte cet ouvrage, il puisse être rendu demain. C’est jeudi, vous le savez, que se paye le terme.

— Vous êtes, ma chère enfant, bien nécessaire à la famille ; je me réjouis que vos frères puissent vous soulager.

— Je m’en réjouis pour mon père.

— Votre père est fort, Dieu merci, et jeune encore. Je ne redoute pour lui que la maladie et l’âge… Vous pourriez nous manquer, Henriette.

— Je suis forte aussi, et j’espère vivre.

— J’y compte, ma chère enfant ; mais l’âge viendra de vous établir.

— Je vous appartiens, ma mère. D’ailleurs j’aime mieux garder cette gêne où nous vivons ensemble que de l’échanger contre une gêne où je vous serais étrangère.

— C’est donc un époux riche que vous voulez, Henriette ?

— Non, ma mère ; car je ne serais pas son égale. Mais je ne veux pas non plus vous ôter mon travail, pour le porter à un maître à qui je ne le dois point.

— Vous avez raison, Henriette, de ne pas prétendre à la richesse. Mais considérez, mon enfant, que votre mère est bien heureuse au milieu de la gêne, et que tout son bonheur lui vient de son maître et de ses enfants. Une pauvreté plus grande encore, mais avec un époux honnête, c’est mieux que de rester fille, Henriette. Le malheur vient du vice, et non de la pauvreté.

— Il y a, ma mère, peu d’hommes comme mon père.


C’était s’approcher beaucoup de moi sans m’apercevoir le moins du monde ; et tel était le sentiment que m’inspirait déjà cette fille vertueuse et fière, que j’en éprouvais un très-chagrin dépit.

L’entretien, d’ailleurs, n’était nullement selon mon goût. Les propos de Henriette annonçaient un cœur, libre à la vérité, mais fort, disposant de lui, et qui, s’il était fait pour se donner sans retour, ne présentait pas de ces côtés tendres et inflammables par lesquels seulement un jeune homme de mon naturel se flattait de pouvoir y trouver accès. La seule chose qui encourageait mes espérances, c’étaient les discours de la mère. Cette bonne dame, en faisant l’éloge de l’honnêteté pauvre, me semblait parler divinement bien, et directement en ma faveur ; car j’étais honnête, mais j’étais surtout pauvre.

Malheureusement Henriette ne dépendait pas uniquement de sa mère ; et, par un trait singulier, mais naturel pourtant, ce caractère de fierté et d’indépendance, qui distinguait les membres de cette famille, s’alliait, dans chacun d’eux, à une libre mais entière soumission à la volonté du chef qui en était l’âme. Le géomètre, homme ferme, austère, laborieux, s’il n’était ni affable dans ses manières, ni courtois dans ses formes, exerçait d’ailleurs sur tous les siens l’empire puissant et respecté de l’exemple, du dévouement, de l’irréprochable vertu. Sa femme l’aimait avec vénération ; et Henriette, à mesure qu’un jugement plus formé lui permettait de comparer son père avec les autres hommes, s’accoutumait à le placer plus haut dans son estime que la plupart d’entre eux : en telle sorte que sa filiale piété, profonde plus encore que tendre, respectueuse plus qu’expansive, avait voué à l’auteur de ses jours une obéissance sans réserve. Ni son cœur ni sa personne ne pouvaient appartenir qu’au préféré d’un père si digne à ses yeux de guider son choix.

J’ai reconnu depuis, et souvent avec ce mouvement d’admiration qui va jusqu’à mouiller l’œil de chaudes larmes, combien était intéressante et vénérable cette humble famille, combien était vraiment grand cet homme obscur ; mais pour lors cette austérité, cette soumission, ces vertus, me semblaient autant d’obstacles à mes vœux. Que m’importait, en effet, que les femmes fussent soumises, si d’autre part je ne savais comment aborder leur maître et seigneur ? Que m’importait que le géomètre fût austère, ferme, laborieux, si ces qualités, qu’assurément il voudrait retrouver dans son gendre, étaient justement celles qui me manquaient ? Restait à lui faire goûter celles que je pouvais avoir en compensation ; mais j’avais peu d’espoir d’y réussir. En effet, l’abord roide de cet homme, son œil fier et susceptible, sa parole brusque et l’ascendant de son caractère m’imposaient en sa présence je ne sais quelle gaucherie où s’effaçaient tous mes avantages.

Ainsi tout était obstacle ; et puis, comme il arrive toujours, chaque obstacle se transformant en un stimulant désir, à force de songer combien il m’était difficile, impossible d’obtenir la main de Henriette, j’arrivais à ne plus former qu’un pressant, qu’un unique vœu, celui d’obtenir cette main.


C’est ce qui me porta à prendre un parti chevaleresque, mais désespéré, celui de brusquer le premier pas, en faisant à ma future l’aveu passionné de mes sentiments. Il ne s’agissait, au fait, que d’épier une occasion favorable. J’épiai donc, et si longtemps, et si bien, que les occasions vinrent à m’être ôtées une à une, avant que j’eusse fait ma déclaration.

Ce fut le matin d’abord. Souvent nous montions seuls ensemble ; et j’en étais déjà venu, auprès de Henriette, à ce point de familiarité, qu’après l’avoir saluée, je lui adressais la parole pour lui demander des nouvelles de son père, ou pour énoncer mon opinion, tantôt sur l’ennui des longues pluies, tantôt sur le charme des belles journées. Dix fois au moins, enhardi par ma hardiesse même, je me mis en devoir d’éclater en aveux significatifs et tendres, lorsqu’à cet instant suprême, la rougeur me montant au visage, et l’émotion m’ôtant la parole, je remis l’affaire à un moment où je me trouverais sans rougeur et sans trouble. Pendant que je prenais ainsi mon temps, le géomètre se mit insensiblement de la partie, et Henriette ne monta plus seule à sa mansarde.

Mais l’amour est si ingénieux ! À l’heure des repas, Henriette descendait et remontait sans être accompagnée ; je m’arrangeai de manière à faire le voyage avec elle. La chose réussit à merveille. Il ne restait plus qu’à me déclarer, lorsque la famille changea brusquement l’heure de ses repas ; et je dus, le soir comme à midi, descendre et remonter seul.

Restait un dernier moyen, hardi à la vérité, mais infaillible : c’était de m’introduire chez Henriette sous quelque prétexte, et là, de donner un libre essor à mes sentiments. Je me mis en chemin bien des fois, et ici encore il ne me restait plus qu’à ne pas rebrousser à chacune, lorsque la mère de Henriette prit peu à peu l’habitude de venir travailler auprès d’elle.


Je dois aux leçons de M. Ratin et à ses pudibondes harangues de n’avoir jamais osé adresser à une femme le moindre propos tendre, durant tout le cours d’une jeunesse où je ne fis d’ailleurs guère autre chose qu’aimer. Cette sotte timidité est un bien dont je reconnais aujourd’hui le prix. Par elle le jeune homme retient et porte jusqu’aux jours de l’hyménée cette pudeur native qui, une fois perdue, ne se recouvre plus ; par elle son cœur demeure jeune, sincère ; il se remplit de mille sentiments vifs et tendres, dont elle comprime l’essor, mais pour lui en faire apporter le pur et riche hommage à celle qui sera la compagne de sa vie.

Mais alors j’en jugeais autrement. Je m’indignais contre moi-même ; et, réfléchissant combien de fois déjà cette incurable timidité avait enchaîné ma langue, lorsque tout me conviait à parler, je commençais à croire que, né gauche et stupide, je finirais par demeurer garçon, faute d’avoir su déclarer mes sentiments. Heureusement le hasard vint à mon aide.

Un matin je me livrais à ces pensées décourageantes, lorsqu’on frappa à ma porte. Je courus ouvrir : c’était Lucy. La visite de cette dame me combla d’aise ; car je savais d’avance quelle serait la grâce flatteuse de son langage, et j’étais bien déterminé à m’imaginer que, de derrière la cloison, Henriette n’en perdrait pas un mot.

Lucy, de retour d’une excursion en Suisse, venait me demander des nouvelles de ses copies. Elle était seule, je les lui présentai ; elle eut l’attention d’en paraître enchantée, ravie, et de prodiguer l’éloge à mes talents. Aussi je ne me sentais pas de joie, lorsque, changeant d’objet : — Vous n’étiez pas hier chez vous, monsieur Jules ?

— Auriez-vous pris la peine de monter jusqu’ici, madame ? Justement, hier matin, mon oncle me fit demander pour sortir avec lui.

— C’est ce que voulut bien m’apprendre une jeune personne qui travaille dans la chambre voisine, et chez qui je me reposai quelques instants. Quel est son nom, je vous prie ?

À cette question, je rougis jusqu’au blanc des yeux. Lucy s’en aperçut, et reprit aussitôt, non sans quelque embarras : — Je vous ai fait étourdiment une question que vous pourriez croire indiscrète, monsieur Jules ;… excusez-moi. Mon unique motif était l’envie de savoir le nom d’une jeune fille dont l’air, l’accueil et les manières m’ont inspiré de l’intérêt.

— Elle se nomme Henriette,… repris-je encore fort troublé. C’est un nom que je ne prononce pas sans émotion, bien que je le prononce sans cesse… Puis, encouragé par l’air dont Lucy m’écoutait, et surtout par l’idée d’avancer, d’achever peut-être le grand travail de ma déclaration : — Puisque j’ai osé vous dire cela, madame, ajoutai-je, je dois, ce me semble, vous en dire davantage… Cette jeune personne, je la vois tous les jours, je travaille tout auprès, je l’aime !… et votre question m’a troublé comme si vous eussiez surpris un secret qui est demeuré jusqu’ici dans le fond de mon cœur… C’est assez en dire pour que vous compreniez quels sont mes sentiments, et quels vœux ils me porteraient à former, si je pouvais me persuader qu’ils fussent agréés…

En cet instant nous fûmes interrompus. C’était l’époux de Lucy. On revint aux copies ; bientôt ils me quittèrent.


Après ce qui venait de se passer, j’avais hâte de me trouver seul. Glorieux, ravi, soulagé, j’admirais que j’eusse osé dire, et si bien, et si à propos. Et que c’est facile ! pensais-je.

Ce qui m’enchantait surtout, c’est que Henriette, libre à chaque instant de protester en se retirant, n’avait quitté sa mansarde qu’après l’arrivée de l’époux de Lucy. Sur cette circonstance j’échafaudais tout un monde de bonheur. Henriette, en écoutant ma déclaration, l’avait accueillie ; Henriette l’avait accueillie, parce que son cœur était à moi. Enfin, comme vers une heure elle ne remonta pas à son ordinaire, je me persuadai aussitôt que, fille aussi soumise que tendre, elle venait de transmettre mes vœux à sa famille, qui en délibérait à cette heure !

J’étais donc en proie aux plus charmantes anxiétés de l’attente, lorsque vers trois heures de l’après-midi j’entendis quelqu’un monter l’escalier. La personne se dirigea d’un pas ferme vers ma porte, qu’elle ouvrit sans façon. C’était le géomètre !


Il paraît que ma physionomie n’était pas dans son état normal. — Ma visite vous fait pâlir, dit-il brusquement ; vous pouviez pourtant vous y attendre.

— Effectivement, monsieur, balbutiai-je, je m’étais flatté…

— Remettez-vous donc, et prenons des siéges.

Nous nous assîmes. — J’ai l’habitude, reprit le géomètre, d’aller droit mon chemin : voici ce qui m’amène. Puis fixant sur moi un regard étincelant de fierté : — Depuis longtemps, monsieur, vos allures me déplaisent. Je croyais m’être suffisamment mis en garde contre elles… Mais ce matin même, et en présence d’une personne tierce, vous avez compromis ma fille !… Que signifie ce manége ?

— Monsieur, tentai-je de répondre, blâmez mon inexpérience, mais ne suspectez pas mes intentions…

— Les bonnes intentions procèdent ouvertement. Or vos façons d’agir sont équivoques, quand déjà votre situation, ce que j’en sais du moins, ne me tranquillise nullement sur vos façons d’agir…

— Vous me faites outrage, monsieur ! interrompis-je avec un accent de vive émotion.

— C’est possible, reprit le géomètre d’un ton calme qui me remplit de crainte ; aussi suis-je prêt à vous faire réparation. Il se peut, en effet, que je vous juge avec sévérité. Il se peut que, timide, inexpérimenté, gauche dans vos allures, vous soyez ferme et honorable dans vos intentions. Eh bien, c’est à vous de me faire la preuve que vos propos, dans tous les cas inconvenants, sont honnêtes du moins, que vous savez où ils peuvent, où ils doivent nécessairement conduire, sous peine d’être inexcusables… Prouvez-moi donc que vous êtes réellement en mesure de vous marier, et aussitôt je rends justice à vos intentions… Que gagnez-vous, monsieur, année commune ?


Cette épouvantable question, que je voyais poindre depuis un moment, m’écrasa comme un coup de foudre. Je ne gagnais rien encore, je ne possédais pas un sou vaillant, et j’avais oublié d’y songer. Si Henriette m’aimait, si Henriette m’était unie, quel besoin d’autres ressources ?… Percer la cloison, et tout était dit. Mais le géomètre raisonnait autrement.

— Je gagne, monsieur, répondis-je tout pâlissant, je gagne… moins sans doute que je ne gagnerai par la suite ; mais j’ai un état…

Il m’interrompit : — C’est justement parce que vous avez un état, et que cet état est celui de peintre, que je précise ma question. Vous n’ignorez pas le proverbe. Votre état donne de la gloire quelquefois ; du pain, pas toujours. Ma fille n’a rien. Qu’avez-vous ? Ou plutôt j’en reviens à ma question : Que gagnez-vous, année commune ?

— Je gagne…

J’allais infailliblement mentir ou me trouver mal, lorsqu’on frappa à ma porte.



Qui est-ce qui aime la péripétie ? Aristote loue la péripétie ; vive Aristote ! Quoi dans l’univers peut valoir une bonne, une bienheureuse péripétie ! Lucy, mon bon génie, ma providence ! ! !

J’avais ouvert. Un domestique en livrée entra, portant deux gros sacs d’argent. Dans mon ravissement, je le laissai faire. Il les posa sur la table, et en ouvrit un, d’où s’échappèrent à flots des écus qu’il se disposa à mettre en piles, pour que je les reconnusse après lui. Puis, me présentant un papier : — Ceci est le bordereau : quinze cents francs, en espèces, pour les deux copies. Milady m’a recommandé de les emporter, ainsi que le modèle, avec la permission de monsieur.

Aussitôt plus de trouble ! — C’est bien, dis-je. Je vais vous remettre ces copies. Puis, me tournant vers le géomètre qui, s’étant levé, avait déjà repris son chapeau : — Comme j’avais l’honneur de vous le dire, monsieur, je gagne année commune…

— Vous avez, interrompit-il, vos affaires, moi les miennes, et cet homme attend. À un autre jour. Et il se retira, au moment où, rempli d’assurance, j’allais parler avec toute l’éloquence d’un amant épris que le ciel lui-même favorise et pousse au succès : — Au diable les géomètres ! m’écriai-je quand il fut parti.


Pour me consoler, je reportai mes regards sur les écus. C’était même, au milieu de mon désappointement, une douce vue. Les piles s’élevaient en colonnade serrée, et je trouvais à cette architecture une grâce merveilleuse. Jamais tant de trésors accumulés n’avaient frappé ma vue ; et, en songeant à Lucy, de qui me venaient tous ces biens, je ne pouvais me lasser de répéter : Généreuse Lucy ! mon bon génie ! En attendant que j’eusse trouvé un bon placement pour ma fortune, je la cachai tout entière dans le poêle, faute d’armoire ; après quoi, je sortis pour savourer, seul et à l’air des champs, la joie qui succédait dans mon cœur à des moments de si vive angoisse. D’ailleurs les événements avaient bien marché depuis le matin ; le temps pressait, et j’éprouvais le besoin de recouvrer promptement assez de calme pour réfléchir aux démarches qui me restaient à faire.

La première, c’était de tout confier à mon oncle, qui ne savait rien encore. Ce qui m’avait jusqu’alors porté à lui cacher mes projets, c’est la certitude où j’étais qu’il n’écouterait que la pensée de me rendre heureux, en facilitant mon établissement par de nouveaux sacrifices de sa part. Cette certitude même, jointe à ce que je savais de l’étroitesse de ses moyens, certaines privations, surtout, qu’il s’était imposées récemment depuis qu’il avait dû pourvoir à mon petit équipage d’artiste, m’avaient fait un devoir sacré de ne plus mettre à l’épreuve sa trop facile générosité. Mais tous ces scrupules tombaient par le fait de l’opulence dont j’étais redevable aux largesses de Lucy, en sorte que je n’avais plus qu’à l’instruire de ce qui s’était passé, et à le prier de mettre le comble à ses bontés, en allant, dès le lendemain, demander pour son neveu la main de Henriette. Nul doute que, s’il me faisait cette faveur, l’autorité de son âge, le poids de son assentiment et la douce cordialité de ses manières ne dussent assurer le succès d’une démarche d’où dépendait la félicité de ma vie. Je résolus de lui parler le soir même.



Je rentrai tard. C’était l’heure du souper : — À table, à table ! bon oncle… J’apporte de grandes nouvelles !

— Je sais, je sais, mon enfant. La vieille me tient au courant… On parle d’écus,… un gros sac,… le Pactole tout entier qui se serait versé chez mon pauvre Jules…

— Le Pactole en personne, bon oncle. Il est dans mon poêle… Mais commençons par nous mettre à table ; car j’ai bien autre chose à vous dire !

Je remarquai que mon oncle, au lieu de relever avec gaieté ces dernières paroles en s’associant à ma joie, comme cela lui était habituel, s’était approché de la table d’un air préoccupé, et en jetant un coup d’œil du côté de la vieille, dont la présence le gênait visiblement, sans qu’il pût prendre sur lui de la congédier. Je fis un signe à Marguerite, qui se retira.

Quand nous fûmes assis à notre place accoutumée :

— C’est que j’ai aussi à te dire… reprit mon oncle. Et il toussa, comme il lui arrivait lorsque, pour exprimer quelque pénible reproche, il fallait qu’il se fît une extrême violence.

— Tu sais… Il s’arrêta, puis changeant encore de tour : — Cette bonne dame est en vérité généreuse, noble dans ses procédés !… C’est un honneur que d’être protégé par une personne d’un aussi digne cœur… un honneur qu’il faut mériter, mon enfant… Te voilà lancé dans la carrière… De l’ordre maintenant, de la conduite, du travail, et nous arriverons à bien… Mais, reprit mon oncle avec un accent plus ferme, honnête ? toujours !… voulant nuire ? jamais ! prenant garde qu’une jeune fille,… c’est sacré !… excepté pour les méchants.

— Je ne comprends pas, bon oncle ! m’écriai-je avec émotion.

— Cette jeune fille,… là-haut ?

— Eh bien ?…

— Tu l’aimes ?

— Ardemment !

— Et voilà, Jules, ce qui n’est pas bien !


À ces mots, que mon oncle prononça avec une sorte de gravité solennelle, je fus, je l’avoue, tenté de rire, présumant que ces alarmes au sujet de mon honnêteté provenaient de quelque commérage de servante dont la vieille aurait cru devoir lui faire la confidence. — Pour cette fois, repris-je, je n’y suis plus du tout ! Cette jeune fille, je l’aime en effet, et je venais vous prier d’aller dès demain auprès de ses parents pour demander sa main au nom de votre neveu. Où est le mal, bon oncle ?

Alors mon oncle : — Tu ?… Comment as-tu dit ?

Tu veux te marier ?… Et tu es cause, dit-il en se levant avec vivacité, que je viens d’affirmer à son père tout justement le contraire !!!

— Perdu ! m’écriai-je, perdu ! Bon oncle, qu’avez-vous fait ?

— Mais j’ai fait… j’ai fait… ce que la loyauté me commandait de faire… Écoute… écoute donc. Tout à l’heure, ce diable d’homme vient chez moi brusquement ; il dit que tu courtises sa fille… il dit que tu as compromis sa fille… il demande ce que peut risquer sa fille, et si tu songes à l’hyménée… Alors je lui réponds qu’au contraire tu t’es juré à toi-même…

— Ah ! perdu ! interrompis-je. Et je me livrai à tout l’emportement du désespoir.


À peine mon oncle Tom eut-il compris que mes intentions étaient pures et mon honnêteté intacte, que, le vif regret d’avoir compromis involontairement mes espérances effaçant chez lui jusqu’à cette prudence réfléchie qui est le propre des vieillards, il fut aussitôt bien plus préoccupé des moyens d’apporter un prompt remède à mon chagrin, que d’apprécier la sagesse ou les convenances du mariage dont je lui parlais alors pour la première fois.

Pendant que j’étais à me désoler : — Voyons, voyons, répétait-il en se promenant dans la chambre… voyons à nous tirer de là… Bon Dieu ! j’aurais dû songer… Ces serments, à ton âge, on les fait… c’est permis,… on les défait, c’est permis aussi… Le mal, c’est qu’au mien on a oublié toutes ces péripéties… Puis, s’approchant de moi : — Courage ! mon pauvre Jules… courage ! Rien n’est perdu… Demain j’irai… j’expliquerai, je démontrerai…

— Demain ? dis-je avec effroi. Ce soir !… ce soir ! bon oncle, en cet instant ! Vous les trouverez rassemblés. Le matin, il sort…

— Mais… bon Dieu ! ce soir !… et puis la jeune fille qui sera là !

— Qu’importe ! ils la feront se retirer, s’ils le jugent à propos. Ce soir, je vous en conjure, bon oncle !

— Allons ! eh bien, va pour ce soir !… Il est pourtant dix heures ; appelle la vieille, pour que je m’habille un peu.

Je profitai des instants pour mettre mon oncle au fait de tout ce qui s’était passé. Bientôt il eut quitté ses pantoufles pour mettre ses souliers à boucles ; je lui ajustai sa perruque, après l’avoir proprement poudrée ; Marguerite et moi nous l’aidâmes à endosser le bel habit marron ; puis je lui donnai sa canne, tout en l’instruisant à la fois et de ce qui s’était passé, et de ce qu’il avait à dire, et de ce qu’il devait répondre. — C’est bien ! c’est bien ! dit mon oncle, que mon babil étourdissait. Et il partit.

Je mis au fait de tout la vieille Marguerite. Elle m’écoutait les larmes aux yeux ; et, durant ces moments de vive attente, elle me tint compagnie, s’associant ingénument à mon anxiété et à mes vœux. À chaque instant, nous ouvrions la porte pour attendre sur l’escalier le retour de mon oncle ; ou bien, rentrant dans la bibliothèque, nous cherchions à saisir quelque chose de ce qui se passait au-dessus de nous.

Au bout d’un quart d’heure, la porte s’ouvrit chez le géomètre ; je reconnus le pas de mon oncle : — Sitôt ! m’écriai-je. Je suis refusé, Marguerite.

— C’est pour demain, dit mon oncle en rentrant, ils n’y sont pas.

Cette réponse me causa le plus vif désappointement.

— Vous les avez donc attendus ?

— Oui, j’ai attendu… mais ils ne rentreront que vers minuit, m’a dit leur fille.

— Vous l’avez donc vue ?…

— Oui ; et ma foi ! c’est une charmante personne, ou je ne m’y connais pas.

Je ne me sentais pas de joie. — Mais que vous a-t-elle dit, mon oncle ? Tout, s’il vous plaît, racontez-moi tout.

— Que je pose cet habit d’abord… et je que je m’asseye… Une charmante, une bien digne fille !… Mes pantoufles, Marguerite…

— Que vous a-t-elle dit, bon oncle ?

— Elle m’a dit,… tiens, pose ma canne,… qu’ils sont allés à un baptême chez un de leurs amis…

— Mais autre chose encore, puisque vous y êtes resté dix-neuf minutes ?

— Oui, oui. Attends… ça me reviendra. D’abord, c’est elle qui m’a ouvert… J’eusse été un revenant, qu’elle n’aurait pas eu plus d’effroi qu’elle en a eu en voyant ma figure. (Il se mit à rire en imitant le geste de Henriette.) N’ayez pas peur, ma belle enfant, lui ai-je dit en lui prenant la main ; entrons, entrons… Alors ses joues se sont couvertes de rougeur, et elle m’a précédé, sans quitter ma main, parce qu’elle voulait, vois-tu, me diriger dans le corridor, comme on fait à un vieillard… Une décente et respectueuse enfant.

— Qui vous aime, qui vous chérit comme tout le monde, bon oncle.

— C’est bien sûr, dit tout bas Marguerite dans l’ombre du vestibule.

— … Comme cela, nous sommes arrivés dans la salle où elle était à coudre, veillant sur une sœur et deux petits frères couchés alentour… À notre venue, l’un d’eux s’est réveillé : — Faites, faites, lui ai-je dit, et après, vous irez me chercher vos parents, c’est à eux que j’en veux.

— Ils n’y sont pas, monsieur, m’a-t-elle répondu en berçant l’enfant… Je te dis tout, comme tu vois,… ou bien veux-tu que j’abrége ?

— Oh ! tout ! tout ! mon oncle… Ne vous riez pas de moi.

— Cela me contrarie, ai-je répondu… ou plutôt cela va contrarier bien vivement la personne qui m’envoie… La pauvre fille, ici, a rougi tellement, que, s’étant levée, elle est retournée pour bercer de nouveau son frère, bien qu’il n’eût bougé cette fois. Alors, plus loin de ma vue :

— Ils reviendront vers minuit, monsieur Tom ; je dois vous le dire, pour que vous ne vous fatiguiez point à les attendre…

— Effectivement, c’est tard… Je remettrai donc ma commission à demain… et, quand vous saurez ce que c’est, je me recommande à vous, ma belle enfant, pour que vous vouliez bien l’appuyer… si toutefois… si toutefois vous nous voulez du bien, et à moi en particulier… à moi qui mourrais tranquille, si j’avais vu auparavant le sort de mon Jules uni au vôtre, son bonheur sous votre garde, et sa jeunesse sous la protection de votre respectable famille…

Je me levai à ces mots pour me précipiter dans les bras de mon oncle, que j’accablais de mes caresses, sans pouvoir exprimer les sentiments qui débordaient de mon cœur…

— Ohé !… mon pauvre Jules !… ohé ! ma perruque !.. ma perruque en pâtit !… Laisse-moi dire… Tu ne sais rien encore… Là ! calmons-nous… là… là…

Cette jeune fille, donc, quand j’ai eu parlé clairement, s’est remise tout à fait : — Monsieur, m’a-t-elle dit d’une voix ferme, vous ne doutez pas que je ne vous respecte et ne vous aime… Je suis touchée des choses que vous me dites, mais embarrassée d’y répondre… Je songe peu à me marier, et j’y vois des obstacles… (ne t’effraye pas)… J’appartiens à mes parents, je leur suis nécessaire, je ne veux ni les abandonner ni leur être à charge… (ne t’effraye donc pas !)… Je ne me marierai qu’à celui qui me croira son égale, qui adoptera ma famille pour la sienne, qui m’offrira son cœur entier et sans partage, comme je lui livrerai le mien… Je ne m’attendais pas à dire jamais ces choses à quelqu’un ; mais votre âge et le respect que je vous porte m’y encouragent. Pour le reste, c’est à mes parents de répondre… je les préviendrai, si vous le désirez, de votre venue…

— S’il vous plaît, ma chère enfant : demain à dix heures… J’aime à trouver autant de sagesse et de vertu dans un si jeune âge… et je n’en conçois qu’un plus vif désir de voir mon neveu agréé à ces conditions, qui, certes, ne lui paraîtront pas dures… Un grand honneur, ma chère enfant… un bien grand honneur que d’entrer dans une famille où se pratiquent tant de vertus… et dès l’âge tendre… Son cœur entier, tout entier… (j’aurais pu lui conter l’histoire de ta juive) et un honnête cœur, je vous le garantis, mon enfant… qui comprendrait quel dépôt lui serait confié, à quelles conditions s’obtient le bonheur, et comment il ne peut résulter que de l’affection commune, de la fidélité commune, du commun concours à tous les devoirs qui naissent de l’état de famille… Et ici, mon bon oncle contrefaisant avec gaieté la formule de la liturgie du mariage : — N’est-ce pas, Jules, ce que vous promettez ?

— Oui, oui, m’écriai-je, et devant Dieu, devant vous ! mon oncle bien-aimé… devant vous !… Et je l’accablai de nouvelles caresses, pendant que la vieille s’essuyait les yeux. Lui seul, heureux du plaisir qu’il faisait, mais serein comme toujours, conservait son calme, mêlant à mes larmes de joie des propos gais et affectueux.


— Te voilà donc marié ? continua mon oncle.

— Plût à Dieu ! bon oncle. Et n’avez-vous plus rien dit ?

— Plus grand’chose. Après cela, je me suis levé, et j’ai voulu voir ses bambins qui dormaient par là… Elle s’est prêtée en riant à me les montrer. Ce que j’admirais, c’est la propreté, le soin, l’ordre, mêlés partout d’une certaine élégance, au milieu d’une simplicité grande. — Vous faites-là leurs robes ? lui ai-je dit… — C’est ma mère, monsieur ; mais, en son absence, j’y travaillais. Alors j’ai pris sa main pour la baiser, et elle a gardé la mienne pareillement pour m’accompagner. C’est moi qui, sur le seuil, lui ai conseillé tout bas de ne pas venir plus avant, si elle ne voulait pas s’exposer à te rencontrer. Elle a rebroussé bien vite. C’est tout. Voici onze heures, allons dormir maintenant.

La vieille sourit. — Tu as raison, Marguerite. Tout le monde ne dormira pas cette nuit ; mais nous deux, ma vieille, nous dormirons pour tout le monde.


Vers minuit, les parents revinrent. En prêtant l’oreille, je pus comprendre qu’il y avait entre les membres de cette famille un débat grave et animé. Vers deux heures ils se levèrent de leurs siéges, et, s’étant séparés, j’entendis les deux époux, retirés dans leur chambre, s’entretenir longtemps encore, jusqu’à ce que tout rentrât enfin dans le silence. Je ne me mis point au lit ; mais, en proie à une vive agitation, j’attendais le jour avec impatience.

Dès que mon oncle Tom fut éveillé, et tandis qu’il s’habillait, je me fis redire toutes les circonstances de sa visite de la veille. Pour me complaire, le bon vieillard les racontait de nouveau une à une, avec un ton de douce sécurité qui, me faisant illusion, ranimait mon espoir et renouvelait mes transports. Toutefois je trouvais trop de réserve aux paroles de Henriette ; et quand je venais à songer aux terribles préventions que ma conduite et les discours de mon oncle avaient dû jeter dans l’esprit susceptible du géomètre, je perdais de nouveau tout l’espoir que je venais de ressaisir.

Cependant dix heures allaient sonner. Avec une anxiété croissante, je rappelai à mon oncle tout ce qu’il avait à dire, et nous convînmes qu’aussitôt sa démarche faite il monterait directement à mon atelier, où j’allai l’attendre.


J’y étais établi depuis quelques instants, lorsqu’on entra dans la chambre de Henriette. Je distinguai le pas de deux personnes, et, à divers signes, je fus bientôt certain que c’était elle et sa mère.

Cette certitude me causa un tel mécompte, que je m’imaginai que tout était perdu. Depuis l’entretien que j’ai rapporté, je m’étais toujours figuré que cette bonne dame, confidente des intimes pensées de Henriette, était disposée à m’accueillir avec faveur, et que, désireuse avant tout de confier sa fille à un jeune homme honnête, elle serait auprès du géomètre mon meilleur avocat, le seul du moins sur lequel je pusse compter. En les voyant donc, elle et sa fille, abandonner la place dans un moment si décisif, et laisser mon oncle à la merci du géomètre, tout imbu de préventions qu’elles ne pouvaient sûrement pas partager au même degré que lui, je jugeai mes vœux repoussés à l’avance. Dans cette situation désespérée, je résolus de profiter des moments pour tenter une dernière ressource : c’était de me présenter devant ces dames, et de m’efforcer, en leur laissant voir toute l’ardeur et la sincérité de mes sentiments, de les intéresser en ma faveur. J’allai frapper à leur porte ; Henriette m’ouvrit.


La propre honte de cette jeune fille, si vivement peinte sur son visage, put seule me faire surmonter la mienne.

— Puis-je, mesdames, leur dis-je d’une voix émue, me présenter quelques instants devant vous ?… — Entrez, monsieur Jules, dit aussitôt la mère. Elle se tut après ces mots, et, me considérant en silence, des larmes commencèrent à ruisseler de ses yeux… — Que vouliez-vous nous dire ? reprit-elle d’une voix triste et altérée par les pleurs.

— Je voulais, madame, avant que votre famille décide de mon sort, vous avoir vue,… vous avoir parlé,… et je suis embarrassé à le faire… Je voulais dire à mademoiselle Henriette que dès longtemps mon unique bonheur est de l’aimer, de l’admirer, d’envier par-dessus toute chose au monde l’honneur d’associer mon sort au sien… à vous, madame, que je vous aimerais comme la mère que je n’ai plus ; que vous confieriez votre fille sans la perdre… que sais-je ? Chère madame, votre vue me pénètre d’émotion et de respect ; j’entends le langage de ces larmes que vous répandez… je crois que je saurai y répondre.

Pendant que je parlais ainsi, Henriette, moins émue, me considérait en écoutant attentivement mes paroles. — Henriette, lui dit sa mère, parlez à ce jeune homme… Vous perdre, mon enfant ! non, je ne saurais aborder cette pensée… vous êtes ma vie !… Jamais, dit Henriette avec une fermeté que tempérait un accent modeste, jamais, maman, je ne me donnerai qu’à celui qui se fera votre fils !… Monsieur, je suis plus embarrassée que vous à parler… Je vous connais peu… Je sais votre demande, et je ne sais pas votre caractère… Je vois beaucoup d’hommes qui passent pour des époux recommandables, et dont je ne ferais pas d’estime… Et puis, quitter mes parents !… Ici la voix de Henriette s’altéra, et ses larmes coulèrent.

— Non ! sans les quitter, sans les quitter jamais, mademoiselle, si du moins ils voulaient m’accueillir…

— Je leur appartiens, monsieur Jules, reprit Henriette avec plus de calme. Je n’ai pas d’expérience, et ils en ont. Je ne vous repousse point ; qu’ils décident, je serai ce qu’ils veulent que je sois…


Dans ce moment la porte s’ouvrit.

— Je ne vous cherchais pas ici ! dit le géomètre en s’adressant à moi. Au surplus, restez ; j’allais vous faire venir.

— Bonjour, ma chère enfant, dit mon oncle Tom en prenant la main de Henriette pour la baiser. Puis se tournant vers la mère : — Et vous, chère madame, courage, courage !… Si vous connaissiez ainsi que moi ce garçon-là depuis vingt-un ans, vous auriez confiance,… comme moi j’ai confiance et plaisir à le voir rechercher cette charmante personne, qui est un vrai joyau… Mais laissons parler celui à qui il appartient.

Mon oncle s’assit ; je demeurai debout auprès de Henriette, et nous écoutâmes le géomètre.

— À dix heures, dit-il, j’ai reçu monsieur Tom. Je rends justice, monsieur Jules, à la sincérité de vos sentiments et à l’honnêteté de vos vues. Mais vous avez un caractère faible, vacillant, timide, là où il convient d’être ouvert : c’est un défaut qui ôte aux intentions honnêtes ce trait de franchise que l’on s’attend à y trouver. Je sais aussi que vous ne possédez rien autre chose que cette somme d’argent que j’ai vue hier. Ainsi vos ressources se réduisent à des espérances, et, sous ce rapport, votre situation manque des garanties que mon devoir est d’exiger. Je comptais en conférer avec vous, mesdames ; mais, puisque tous les intéressés sont ici présents, je vais dire franchement ma pensée.

Messieurs, je n’ai jamais compté sur un gendre riche, je ne l’ai pas désiré, en sorte que la situation de monsieur Jules, telle qu’elle vient de m’être exposée, ne serait point un obstacle à ce qu’il obtînt mon consentement à cette union, si toutefois ces dames y joignaient le leur… Mais, continua-t-il en s’animant, ce à quoi je tiens, je tiens uniquement, c’est au bonheur de ma fille ! et ce bonheur, je le place dans l’affection fidèle, dans la confiance commune, dans le labeur, dans la conduite, dans une vie austère et irréprochable… et je ne le place pas ailleurs. Je sais, messieurs, ce que vaut mon enfant ! et celui qui ne lui apporterait pas tous ces biens serait indigne de l’avoir pour épouse, comme il serait l’objet de toute ma haine et de tout mon mépris.

Le géomètre s’arrêta quelques secondes, non pas attendri, mais profondément ému ; puis, poursuivant avec plus de calme : — Vous comprenez à présent, messieurs, pourquoi je ne tiens pas à la fortune… Ces biens, ces garanties que je demande, que je veux, ils sont plus malaisés à rencontrer que l’or. Monsieur Jules a un état, il est jeune, il travaillera, nous l’aiderons ; là il n’y a pas l’obstacle… Si donc il comprend bien ce qu’il fait et ce à quoi il s’engage, s’il sait l’inestimable prix d’une épouse vertueuse, je lui accorde la main de Henriette, et, me confiant en sa loyauté pour tenir ses promesses, j’ose lui répondre de notre affection paternelle, comme de son propre bonheur.

— Monsieur, dis-je alors avec autant de calme que m’en permettait une aussi émouvante situation, je ratifie toutes les paroles de mon oncle ; je comprends les vôtres, mon cœur ne les oubliera plus… Je vous parle ici non point abusé par l’amour que je porte à mademoiselle Henriette, mais bien certainement soutenu, pressé par l’estime que j’ai pour ses vertus, et par le spectacle, que j’ai sous les yeux, du bonheur plein et vénérable où conduisent les principes que vous professez… Que mademoiselle Henriette et sa mère joignent leur assentiment au vôtre, et je jure ici que votre famille se sera accrue d’un fils qui ne trompera pas votre attente !

Henriette ne dit rien ; mais, s’étant tournée vers moi, elle me tendit sa main avec un mouvement plein de franchise. À ce geste, mon bon oncle quitta son fauteuil, et, chancelant d’années et de joie, il vint nous embrasser tous les deux. Les larmes étaient venues à ses yeux, et les caresses de Henriette les faisaient couler douces et faciles. Le géomètre, conservant seul toute sa fermeté, s’était rapproché de sa femme, et soutenait son courage par des paroles raisonnables et affectueuses.


Quand mon oncle fut retourné à son fauteuil : — Mes amis, dit-il, je vous remercie tous… Ce jour-ci remplit mon dernier vœu. Cette aimable enfant (la mienne à présent) sera heureuse,… c’est chose certaine ;… car vous trouverez dans mon Jules un cœur droit, aimant,… très-capable de comprendre et de remplir tous ses devoirs,… quand même l’humeur est gaie, et la tête aux beaux-arts.

Je dis donc que je vous remercie tous. Maintenant, que je vous dise mes idées, et les choses telles qu’elles sont. C’est ce garçon qui me remplacera. Mon petit bien est à lui. Il est à lui depuis vingt-un ans, dans mon testament… C’est donc lui qui, depuis vingt-un ans, me fait vivre… Il s’arrêta pour sourire.

À ce compte-là, reprit mon oncle, je ne lui coûterai plus bien longtemps, de telle sorte que l’avenir n’est pas nuit close… Ce petit bien, c’est une rente de cent vingt-sept louis, dont le capital est placé sur le meilleur vignoble du canton de Vaud,… sous la protection de Bacchus, comme vous voyez… Il a si bien su faire, que, depuis tantôt cinquante-quatre ans, la rente n’a pas failli une fois de m’arriver par trimestres…

Je dis donc que c’est cent vingt-sept louis… Là-dessus, cinquante, que me coûte ce garçon-là, lui sont assurés dès aujourd’hui… Ils seront livrés par termes, non pas à lui… mais à cette demoiselle, qui m’a paru hier une habile et fidèle ménagère.

Un murmure interrompit mon oncle. Écoutez… écoutez-moi… je vous prie… en tant que je n’ai pas de la force de reste… Ces cinquante louis seront pour faire aller le petit ménage… Mais, comme on dit, il n’y a pas de soupe sans marmite… or mon neveu n’est pas riche en ustensiles… tout son mobilier tiendrait sur ma main… Eh bien, nous voulons avoir, nous aurons nos marmites, notre buffet, nos meubles, et nous recevrons cette jeune dame comme elle en est digne… Voici comment.

Écoutez-moi. Dans ma longue vie, j’ai accumulé beaucoup de bouquins. Je prévois qu’un artiste comme Jules ne saura trop qu’en faire… et moi, il faut bien que je commence à plier bagage… Je connais un Israélite qui m’y aide, avec plaisir, et sans me tromper, parce que je sais le prix de mes denrées… Sur cette somme, dont j’ai déjà une part, nous trouverons de quoi établir ces enfants… Point de façons, point de murmures ; vous me feriez peine en me contrariant.. D’ailleurs j’y trouve une récréation. L’Israélite me tient compagnie… nous lisons de l’hébreu… nous comparons les éditions… et je dis adieu à mes bouquins un à un… en attendant que je vous dise adieu à tous, mes amis.

Je fondais en larmes. Henriette, sa mère, et jusqu’au géomètre, écoutaient avec surprise, le cœur gonflé d’admiration et de tendresse envers le bon vieillard. Bien éloignés d’accepter, nous ne le contrariâmes pas ; mais, nous étant rapprochés de lui, nous l’entourâmes de notre respect et des marques de notre gratitude profonde.


C’est ainsi que j’obtins la main de Henriette. L’avenir a accompli les prédictions de mon oncle et les promesses du géomètre. J’entrai dans une famille où régnaient l’union, l’intimité, le dévouement de tous au bien commun, la plus propre entre toutes à achever de former mon caractère, en me montrant quels sont les biens, simples à la vérité, mais vrais et certains, dont nous éloignent le plus souvent un tour d’esprit romanesque et une imagination prompte à se laisser séduire.

Lucy, avant de repartir pour l’Angleterre, apprit de moi mon prochain mariage, et ce fut pour elle une occasion de me faire une commande qui mit mon ménage à flot pour longtemps. La protection de cette jeune dame me fut aussi utile qu’elle fut constante. Liée avec les plus illustres familles de son pays, elle m’adressait souvent ceux de ses compatriotes que nos sites attirent chaque année, et rarement sa recommandation était stérile. La visite de ces étrangers me donnait un relief qui m’amenait d’autres visiteurs, d’autres commandes ; et, au bout de peu d’années, j’acquis ainsi une aisance qui comblait mon ambition, tout en dépassant les espérances du géomètre. — Beau-père, lui disais-je quelquefois, l’état est bon, c’est votre proverbe qui ne vaut rien.


L’on peut se rappeler que Lucy m’avait dit un jour, les larmes aux yeux : « En quelque temps, monsieur Jules, que vous ayez un malheur semblable au mien, je vous prie de m’en instruire. » Ce malheur arriva environ deux ans après mon mariage ; et, lorsque j’eus rendu les derniers devoirs à mon oncle, j’écrivis à cette jeune dame la lettre suivante :

« Madame,

« Me souvenant de la demande que vous me fîtes il y a deux ans, je viens vous annoncer la mort de mon oncle. C’est sans doute une consolation que votre bonté me ménageait à l’avance ; car, si vous voulûtes bien attacher quelque prix à me rencontrer après la mort de monsieur votre père, jugez, madame, quelle douceur c’est pour moi que d’être certain de trouver en vous quelque sympathie pour la douleur, pour le vide plus grand encore, que j’éprouve.

« J’ai fait, madame, une perte immense : mon oncle m’avait élevé ; il m’avait établi, marié ; mais surtout il m’avait réchauffé sous l’aile de cette bonté parfaite que je ne retrouve nulle part. J’ai perdu cette âme sereine qui présidait à ma vie, cet esprit aimable dont la gaieté si douce et si simple alimentait chaque jour quelques-unes de mes heures ; j’ai perdu tous ces biens, quand à peine je commençais à les apprécier et à les reconnaître… Que je comprends, madame, l’affliction où je vous vis autrefois ! que je m’y associe ! combien de ces larmes que je verse sont communes à votre douleur et à la mienne ! Du moins les vôtres n’eurent rien d’amer ; j’ai entendu votre père rendre un éclatant hommage à votre filiale affection, tandis que mon pauvre oncle s’est éteint avant que je l’eusse mis dans le cas de m’en donner un semblable.

« Qu’il est donc triste, madame, de perdre ces êtres de choix, de voir se rompre cette douce attache qui ne peut plus se renouer sur la terre ! Je m’étonne, je me reproche que de funestes prévisions n’aient pas plus souvent troublé mes heures ; je me souviens que vos yeux se mouillaient à l’avance, pénétrée que vous étiez de l’appréhension d’une perte plus ou moins prochaine, mais dans tous les cas irréparable. Et moi, insouciant de l’avenir, je jouissais, presque sans inquiétude, de tant de rares qualités auxquelles l’âge ajoutait comme un attrait vénérable et sacré.

« Mon bon oncle s’est éteint comme il a vécu, calme, serein, presque gai. Il a vu la mort s’approcher, enchaîner ses membres, le refroidir par degrés, et il semblait jouer avec elle. Tant qu’il l’a pu, il n’a rien changé à ses habitudes ; seulement, quand il est devenu nécessaire qu’il renonçât à ses travaux, il a commencé à nous retenir plus longtemps auprès de lui. Ses souffrances, j’en bénis Dieu ! n’ont jamais été extrêmes, et il les accueillait sans aigreur, comme un hôte importun, mais qu’encore faut-il recevoir et presque traiter avec égard. Pour nous, assis autour de son chevet, nous retenions nos larmes, qui l’eussent affligé plus que ses propres maux, et nous devions parfois sourire aux propos mêmes qui témoignaient de sa souffrance, parce qu’il s’y glissait encore quelques traits de gaieté. C’était pourtant un spectacle digne d’une profonde pitié. Il semble qu’à ces êtres si bons la souffrance soit un outrage, et le cœur se révolte contre un mal barbare qui ne choisit pas entre ses victimes.

« C’est dimanche passé qu’il est mort dans mes bras. À l’ouïe des cloches du matin, il s’est pris à dire : — C’est bien la dernière qui sonne, cette fois… Ce mot a fait couler nos larmes… — Vraiment, a-t-il repris… vous allez me persuader que je n’ai pas assez vécu, mes enfants ; … je suis content ainsi… N’oubliez pas ma vieille Marguerite… Elle a eu grand soin de mes bouquins,… et de moi… Jules, quand tu écriras à cette chère madame (il vous nommait toujours ainsi), ma bénédiction, s’il te plaît, sur elle et sur ses enfants… et que je compte voir son père au séjour des nobles âmes,… si toutefois, a-t-il ajouté, l’on m’admet à l’y visiter.

« Après quelque silence il a repris : Cette mauvaise me trouve plus dur qu’elle n’avait compté,… je lui tiendrai tête jusqu’à ce que j’aie tout fini… Le testament est là, dans le tiroir à gauche… Ma bonne Henriette ! c’était plaisir que de vivre auprès de vous… Mes amitiés à vos honnêtes parents… et montrez-moi encore une fois ce marmot… Ils vont, voyez-vous, m’accabler de questions là-haut, mon frère, ma belle-sœur… Bonnes nouvelles, leur dirai-je, bien bonnes !

« Cependant sa vue s’affaiblissait, son souffle était plus précipité, et à divers signes on pouvait prévoir sa fin prochaine ; mais son discours était net encore, son esprit paisible, et la chaleur douce de son cœur ne devait se dissiper qu’avec sa vie. Vers midi, il m’appela : — Si M. Bernier doit revenir (c’est notre pasteur), voici l’heure, je pense… (je l’envoyai chercher). J’ai eu une longue vie… et j’ai une heureuse mort… je suis au milieu de vous… Où est ta main, mon pauvre Jules ?… Quelques instants après, je lui annonçai l’arrivée du pasteur.

« — Soyez le bien venu, mon cher monsieur Bernier… Nous voici prêts, faites votre ministère… J’ai vendu mon Hippocrate… c’est maintenant l’Israélite qui s’en fait du bien… Mais si j’abandonne ma guenille à cette mauvaise, ainsi ne fais-je pas de mon âme… Je vous la recommande, mon bon monsieur Bernier. Faites, faites… crainte qu’elle ne s’envole… le fil est bien ténu !

« Alors le pasteur a fait une prière remplie d’onction et de bonhomie. — Amen ! a répété mon oncle… Adieu, cher monsieur, au revoir… Je vous recommande ces enfants. Le pasteur, homme âgé aussi, lui a serré la main avec cette affection tranquille qui donne la conviction de se rencontrer bientôt ailleurs, et il s’est retiré. Mon oncle s’est ensuite assoupi. Environ une heure après, il a fait un effort, et, d’une voix bien faible : — Jules !… Henriette !… (il tenait nos mains). Ce sont ses dernières paroles ; son souffle s’est bientôt arrêté.

« Voilà, madame, le simple récit des derniers moments d’un homme bien obscur, étranger au monde, inconnu même à ses propres voisins, mais que je ne puis m’empêcher de ranger parmi les meilleurs d’entre les mortels. Sa longue vie m’apparaît comme le cours d’une onde ignorée, mais bienfaisante, qui rafraîchit les modestes rives qu’elle baigne, et où se mire la douce sérénité d’un ciel riant et sans nuages. Seul témoin, mais non pas seul objet, de cette bonté de tous les jours, de tous les moments, il me semble que mon cœur ne puisse suffire à en chérir, à en vénérer dignement la mémoire, et c’est le besoin de s’en associer un autre, en quelque degré du moins, qui le porte à vous entretenir de ces choses. Permettez-moi, madame, un libre aveu. Vous avez été pour beaucoup dans ma destinée ; votre vue, votre tristesse m’émurent bien vivement jadis ; vos bontés m’ont aplani, si ce n’est fait, ma carrière ; à tous ces titres, je vous chéris autant que je vous respecte. Mais ce qui me pénètre d’un sentiment plus doux et plus profond encore, c’est ce point commun par lequel se touchent, s’égalisent nos destinées, ces deux excellents hommes si chers, si nécessaires à tous deux, que nous pleurons tous deux, et dont la mémoire restera, laissez-moi l’espérer, comme un lien entre vous, madame, et celui qui a le bonheur d’être votre respectueux et reconnaissant serviteur.

« Jules. »




  1. Ce quartier est celui qui avoisine l’église cathédrale de Genève. La maison dont il est ici question est connue sous le nom de maison de la Bourse française, parce qu’elle appartient à un établissement de bienfaisance destiné à secourir les Génevois protestants d’origine française.