L’Héritage de Charlotte/Livre 02/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 66-75).


LIVRE DEUXIÈME

LA DESCENTE



CHAPITRE I

LE SORT DE SUSAN LENOBLE

Sept ans après cette malheureuse soirée d’été, où Gustave fut chassé par son père, un homme, une femme, et un petit garçon de cinq ans, faisaient une connaissance sérieuse avec la misère, dans une mansarde, sous les toits, au beau milieu des cheminées de la ville de Rouen.

Ils vivaient isolés comme dans une forêt et personne ne les connaissait.

L’homme, sous les coups de l’adversité, était devenu plus fier que jamais ; la maladie aussi l’avait saisi au collet : il se mourait.

La femme ne vivait que pour son mari et son enfant.

L’homme, c’était Gustave Lenoble.

Le monde avait usé de rigueur envers lui depuis qu’il avait confié sa destinée à la femme qu’il aimait,

Pendant toutes ces années, aucune colombe porteuse d’un rameau d’olivier n’avait traversé le gouffre qui séparait l’enfant prodigue de son père.

Le seigneur de Beaubocage avait été de marbre : un vieillard à l’esprit étroit, vivant dans la gêne, et possédé d’une idée unique qui l’absorbait, était le dernier des hommes dont on pût espérer le pardon.

Les prières et les larmes de sa fille avaient été inutiles : les portes de cette demeure sans joie, au milieu des prairies qui avoisinaient Vire, étaient restées fermées au coupable.

Fût-il venu lui-même implorer son pardon, il ne l’aurait pas obtenu ; mais il ne vint pas.

« Mon père m’aurait vendu comme un nègre, disait-il, dans les rares occasions où il parlait de ses anciennes blessures ; je suis heureux d’avoir échappé à ce honteux marché. »

En réalité, il s’en trouvait heureux : la pauvreté lui paraissait plus facile à supporter que la triste prospérité de Cotenoir, avec une femme qu’il n’aurait pu aimer.

Les qualités distinctives de l’esprit de cet homme étaient le courage et la constance.

Il y a ainsi dans le monde de nobles âmes, dont les unes sont destinées à briller d’un éclat surnaturel, les autres à se consumer et à mourir dans les profondeurs sociales plus sombres que les plus profonds abîmes de l’Océan.

L’amour de Gustave pour la femme qu’il avait choisie ne varia jamais : il travaillait pour elle, il se privait pour elle, il luttait contre le désespoir pour l’amour d’elle ; et ce fut seulement lorsque ses forces physiques l’abandonnèrent, que l’obscur soldat commença à reculer et à faiblir dans l’amère bataille de la vie.

Tout avait mal tourné pour lui.

Il avait cherché à se faire un sort comme avocat à Paris, à Caen, à Rouen ; mais les clients n’étaient pas venus.

Il avait travaillé comme employé dans plusieurs maisons de commerce.

Susan et lui avaient vécu comme ils avaient pu pendant les sept années qui s’étaient écoulées depuis leur mariage.

Ils avaient l’un pour l’autre une affection que chaque nouveau chagrin semblait accroître ; l’amour même ne parut jamais disposé à déployer ses ailes pour s’enfuir par la fenêtre, bien que la misère vînt chaque jour frapper à leur porte et s’asseoir à leur foyer comme un hôte inévitable et familier.

La mère et la sœur s’ingéniaient pour venir en aide au malheureux réprouvé, en ramassant les miettes de leur pauvre ménage !

Le vieillard, aigri par la douleur, était devenu, en vieillissant, d’une avarice sordide, et la vie des deux femmes était aussi douloureuse que sans espoir.

Par d’innocents mensonges, de légers artifices, de petites falsifications dans leurs comptes, elles parvenaient à grappiller de temps en temps quelques louis pour les envoyer à l’exilé aux abois.

Elles trouvaient aussi moyen de correspondre secrètement avec Gustave, et elles furent informées de la naissance de son fils.

« Ah ! si tu voyais comme il est beau, » écrivait le père, « cet enfant du pur et véritable, amour, tu ne regretterais pas plus longtemps mon manque de foi envers Madelon Frehlter. Je ne savais pas jusqu’à présent à quel point les enfants peuvent ressembler à des anges. Je ne savais pas combien sont vrais, profondément vrais, les anges de Raphaël et de Murillo. Tu connais le tableau de l’Assomption de Murillo, qui est au Louvre. Si tu peux te le rappeler, chère mère, tu n’as qu’à te représenter la figure de l’un des chérubins qui sont aux pieds de la Vierge et tu auras le portrait de mon fils. Il ouvre les yeux et me regarde pendant que je t’écris. Ah ! si lui et moi et ma Susan étions avec toi dans le petit salon de Beaubocage… ma sœur, Susan, toi, et moi, réunis autour du berceau de mon chéri !… Il est né dans la misère, mais sa naissance nous a rendus bien heureux ! »

Le sentiment exprimé par cette lettre n’était ni factice, ni passager.

Gustave eut pour cet enfant une invariable tendresse ; il n’était véritablement pas dans sa nature de changer.

Le cher petit était sa consolation dans ses chagrins, sa joie dans ses courts intervalles de prospérité.

Quand la bataille approcha de sa fin, quand il commença à se sentir vaincu, sa plus grande anxiété, ses inquiétudes incessantes étaient pour sa femme et son enfant.

Quant à Susan, la pensée d’être séparée de lui était un désespoir trop profond pour que les pleurs pussent la soulager.

Elle n’eût pas été femme si elle n’eût pas éprouvé pour son mari une affection plus qu’ordinaire.

Elle observait le changement que la maladie apportait sur sa mâle et franche physionomie, et peu à peu la terrible vérité devint évidente pour elle : l’heure était proche où il lui serait enlevé.

« Si tu pouvais avoir quelque repos, Gustave, et un meilleur traitement, tu reprendrais bien vite tes forces. Je suis sûre que ton père ne refuserait pas de te pardonner maintenant. Écris-lui, cher Gustave. Va à Beaubocage, afin que ta mère et ta sœur puissent te donner leurs soins. Je resterai ici avec le petit. L’on oubliera que tu as une femme et un enfant.

— Non, ma chérie, je ne veux pas te quitter, même un jour, pour racheter l’affection de mon père. J’aimerais mieux être ici avec vous que sans vous dans la plus somptueuse demeure du monde. Mais il nous faut considérer l’avenir, Susan, il faut que nous soyons courageux et prudents pour l’amour du petit. Tu n’es pas assez forte pour que tu puisses aveuglément compter sur toi seule pour le protéger. J’ai écrit une lettre pour mon père. Il s’est montré dur envers moi, cruel et inexorable au delà de tout ce que je pouvais redouter. Je sais cependant qu’il n’est pas entièrement dépourvu de cœur. Quand je ne serai plus, tu prendras la lettre d’une main, l’enfant de l’autre, et vous irez à Beaubocage. J’ai la confiance qu’il adoptera l’enfant et que le cher petit lui donnera la consolation et le bonheur qu’il avait espérés de moi. Il doit être très-isolé ; je ne puis douter que son cœur s’attendrisse lorsqu’il verra la figure de l’enfant et apprendra que son fils n’est plus. Quant à toi, ma pauvre chérie, je ne vois d’espoir que dans la vieille demeure du comté d’York, chez les amis que tu as peur de revoir.

— Je n’éprouve plus cette crainte, dit sa femme avec énergie. Je n’osais pas retourner près d’eux, il y a sept ans, mais je suis ta femme et je le puis maintenant.

— Ah ! je rends grâce à Dieu, puisque mon pauvre nom peut t’être de quelque utilité.

— Oui, cher ami, j’irai les retrouver dès demain.

— Demain !

— Oui, dès demain, Gustave. Il y a eu de ma part égoïsme et cruauté à différer aussi longtemps. La crainte d’affronter les reproches de ma sœur a été assez forte pour m’en empêcher, quand un peu de courage aurait pu me procurer le moyen de te venir en aide. Toi seul as supporté le fardeau et je n’ai rien fait de mon côté. Oh ! quelle misérable j’ai été de rester oisive en te voyant souffrir sans faire un effort pour te soulager.

— Mais, ma bien chérie, tu n’es pas restée oisive ; tu as été la plus tendre et la plus entendue des femmes ; tu m’as aidé, au contraire, à porter mon fardeau… Bien plus encore, ma chérie, tu l’as rendu doux à supporter.

— Je veux essayer d’alléger ce fardeau, Gustave ! s’écria Susan avec chaleur. Oh ! pourquoi… pourquoi ne l’ai-je pas fait plus tôt ! Ma sœur et son mari sont en bonne position, riches peut-être… S’ils vivent encore, si de cruels changements ne sont pas arrivés à Newhall, ils pourront nous aider… ils pourront peut-être même nous donner asile. Je partirai pour l’Angleterre dès demain.

— Non, ma chérie, tu n’es pas assez forte pour entreprendre un aussi long voyage. Il me semble que tu as une heureuse pensée en songeant à tes riches parents, mais tu ne peux pas faire seule un pareil voyage. Tu pourrais leur écrire.

— Non, Gustave, je ne veux pas me fier à une lettre. J’irai. Je n’aurai aucune peine à m’humilier pour l’amour de toi. J’irai droit à ma sœur. Je sais combien son cœur est tendre et compatissant. »

La discussion fut longue, mais Susan persista dans sa résolution.

Pour se procurer l’argent nécessaire au voyage elle fit des efforts vraiment héroïques ; elle alla au mont-de-piété porter le dernier de ses petits trésors, le cher petit ornement dont elle n’avait jamais voulu se séparer, même lorsque la faim l’avait affolée, l’alliance, l’anneau de mariage que Gustave avait mis à son doigt devant Dieu ; ce double cercle symbolique sur un côté duquel était gravé son nom et sur l’autre celui de son mari. Pour quelques francs, elle l’engagea, afin de compléter l’argent dont elle avait besoin pour le voyage.

Ce qu’il lui en coûta pour le faire, ce qu’il lui en coûta pour se séparer de son mari malade et de son seul enfant, qui pourrait le dire ?

Il y a des angoisses qui ne peuvent être mesurées, des agonies qui dépassent les limites de l’horrible.

Elle partit.

Deux bonnes âmes, un ouvrier et une femme, logés dans une mansarde voisine, promirent de prendre soin du malade et de l’enfant : il n’y a pas de situation, si désolée qu’elle soit, dans laquelle un enfant ne puisse trouver un ami.

Le voyage fut long, fatigant ; la souffrance de son pauvre cœur malade fut presque insupportable, ce cœur si accablé, que l’espérance même pouvait à peine le soutenir.

Le temps était humide et couvert, bien qu’au cœur de l’été : la voyageuse solitaire prit froid et arriva à Londres avec la fièvre.

Malade, faible, sans secours, la grande ville lui parut d’une inexprimable tristesse, la plus dure de toutes les mères au cœur de pierre pour cette misérable orpheline.

Elle ne put aller plus loin que la sombre hôtellerie de la Cité, où la déposa la voiture publique de Southampton : elle était venue par le Havre.

Là, elle se sentit accablée et eut à peine assez de force pour écrire une lettre incohérente à sa sœur, Mme Halliday, à la ferme de Newhall, près Huxter’s Cross, comté d’York.

Là sœur arriva aussi vite que la meilleure diligence de la grande route du Nord put l’amener ; il y avait une joie infinie dans son honnête cœur fraternel en apprenant le retour de la pécheresse repentante.

Quatorze années s’étaient écoulées depuis que la jeune beauté, élevée à la ville, avait fui avec le plus indigne des hommes, le plus roué des coureurs d’aventures ; et les nouvelles de Susan, sur lesquelles on ne comptait plus, l’avaient saisie comme l’aurait fait un messager venu de la tombe.

Hélas ! pour le malheur de Susan, la faute de sa jeunesse l’avait à tout jamais mise dans une fausse voie sur le chemin de la vie.

Lorsqu’arriva la bonne Mme Halliday, la femme de Gustave n’était plus en état de recevoir ses secours. Une sorte de délire la tenait. Elle s’imaginait être encore fille ; elle croyait qu’elle venait d’abandonner sa paisible demeure ; elle se livrait absolument, follement, uniquement aux remords.

Le souvenir de ses sept années de mariage semblait s’être effacé de son esprit. Elle ne parlait dans sa fièvre que de l’infamie de Kingdon, de sa propre folie, de ses vains regrets, de son ardent désir d’obtenir son pardon ; mais de son mari qui se mourait dans une mansarde à Rouen, elle ne dit pas un mot.

Et ce fut ainsi, la tête appuyée pesamment sur le sein de sa sœur, qu’elle rendit le dernier soupir, sans avoir pu raconter son histoire, sans qu’un anneau à son doigt amaigri pût témoigner qu’elle mourait mariée à un honnête homme.

Ni lettres ni papiers, dans sa pauvre petite malle, ne vinrent jeter la moindre lueur sur les quatorze années qu’elle avait passées dans l’abandon, l’oubli.

Mme Halliday resta à Londres jusqu’à ce qu’elle eût vu sa sœur enterrée dans le tranquille cimetière de la Cité, où reposait sa famille ; on y choisit un coin obscur où elle pût reposer oubliée et inconnue.

On ne voulut pas cependant que cet oubli fût entier, absolu.

Mme Halliday ne pouvait abandonner sans y laisser un souvenir la tombe de la sœur qu’elle avait aimée.

Sur la pierre qui recouvrait le tombeau de la femme de Gustave, on grava son nom de fille.

Puis, à la suite de cette mention, on ajouta deux ou trois lignes de banalités, vous savez, ces banalités qui se débitent partout sur le compte des pécheurs, des pécheresses qui se repentent.