L’Héritage de Charlotte/Livre 02/Chapitre 02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 75-84).

CHAPITRE II

PARDONNÉ TROP TARD

Pendant une semaine de longs jours, de longues nuits, on ne put ouvrir ou fermer une porte dans la vieille maison où Gustave se mourait sans éveiller en lui un espoir soudain ; mais le bruit des pas s’éteignit, les portes s’ouvrirent et se fermèrent sans que la voyageuse revînt au logis.

Le petit garçon, le charmant petit enfant qui semblait avoir hérité de toute la noblesse native de son père, ne cessait de demander sa mère.

Le père souffrait, souffrait horriblement.

Que lui était-il arrivé ?

La pensée qu’elle eût pu abandonner lui et son enfant ne lui vint même pas à l’esprit : cette goutte de poison n’entra heureusement pas dans sa coupe.

L’amertume de la mort eût été douce en comparaison de la morsure cruelle d’une semblable supposition.

Elle ne revenait pas.

Quelque événement fatal avait dû fondre sur elle… la mort peut-être, car si elle vivait encore, si elle avait encore la raison, elle aurait écrit, fait un signe !

Le malade attendit une semaine encore après le jour où il avait commencé à espérer.

À la fin de cette affreuse semaine, il se leva, pouvant à peine se soutenir, et sortit pour s’informer, chercher par la ville de Rouen celle que l’instinct de son cœur lui disait en être bien loin, aussi loin que la mort l’est de la vie.

Il alla à la cour des messageries et attendit là longtemps, au milieu du tapage que faisaient les diligences qui entraient, sortaient.

Il était comme fou.

Les voyageurs allaient et venaient, le bousculaient, quelquefois l’injuriaient.

La nuit venue, il retourna à sa mansarde : tout y était tranquille ; le petit garçon dormait côte à côte avec les enfants du voisin.

Gustave alluma sa chandelle, le dernier bout qui lui restait.

« Tu dureras autant que moi, » dit-il avec un pâle sourire.

Il s’assit à la petite table, écarta les fioles de médecine, chercha une feuille de papier à lettre, et se mit à écrire.

Il écrivit à sa mère, il lui dit qu’il se sentait mourir, et que le moment était venu où il fallait qu’elle vînt au secours de l’enfant orphelin de son fils.

Dans cette lettre il en mit une pour son père, la lettre dont il avait parlé à sa femme et qu’il avait écrite dans les premiers jours de sa maladie.

Il adressa ce paquet à Mlle Lenoble, à Beaubocage.

Désormais le secret n’était plus nécessaire.

« Lorsque ces lettres seront remises, pensa-t-il, je ne craindrai plus le blâme et n’aurai que faire du pardon. »

Le lendemain matin il était mort.

Les voisins mirent la lettre à la poste ; ils consolèrent et soignèrent l’enfant pendant deux jours.

Puis, arriva une dame très-triste, très-peu bruyante, qui pleura amèrement dans la mansarde où gisait Gustave ; elle prit toutes les mesures nécessaires pour faire rendre les derniers devoirs au mort : elle commanda un enterrement modeste, mais non trop misérable.

« C’était mon frère, dit-elle aux bons voisins, ma mère et moi nous avons fait tout ce que nous avons pu pour lui venir en aide ; mais nous ne nous doutions pas de son dénûment. Le brave cœur a voulu nous épargner ce chagrin. »

Elle les remercia de la manière la plus affectueuse pour leur charité envers celui qui n’était plus, et elle suivit avec eux, à pied, le cercueil de son frère dans les étroites rues de la ville, jusqu’à sa dernière demeure.

Jusqu’à ce que tout fût fini, la dame, âgée d’une trentaine d’années au plus, et qui, dans sa placide beauté, ressemblait à une religieuse, ne s’abandonna à aucun transport d’affection pour son neveu orphelin ; mais, lorsque les derniers devoirs eurent été accomplis, elle prit le petit sur ses genoux, le serra contre son sein, et simplement lui donna son cœur, comme longtemps auparavant elle l’avait donné à son père.

Cette bonne créature était de celles qui éprouvent le besoin d’avoir un autel sur lequel elles puissent offrir le sacrifice journalier d’elles-mêmes : elle se préoccupait maintenant des soins qu’elle donnerait à l’enfant et aussi à la veuve qu’elle pensait voir revenir d’un jour à l’autre.

Cydalise attendit à Rouen le retour de Susan, pendant plusieurs jours après les funérailles.

Elle avait heureusement une ancienne compagne de pension, confortablement établie dans cette ville : elle trouva chez elle un asile.

Personne, si ce n’est sa mère et cette amie, dans laquelle elle pouvait avoir confiance, ne sut rien de ce qui l’avait amenée à Rouen.

Pendant sept ans, le père n’avait pas prononcé le nom de son fils une seule fois, pas une seule fois.

Trois semaines après le départ de Susan pour l’Angleterre, Mlle Lenoble perdit tout espoir de la voir revenir.

Les voisins, eux aussi, n’y comptaient plus.

« Elle avait la mort peinte sur le visage lorsqu’elle est partie, dit la femme de l’ouvrier. Je lui ai dit qu’elle n’aurait pas la force de faire ce voyage, mais elle a voulu partir. Il n’y a pas eu moyen de l’en empêcher. Elle avait là-bas de riches amis qui pouvaient venir en aide à son mari. C’est pour cela qu’elle s’en est allée. Cette pensée semblait lui donner une sorte de fièvre et en même temps la force que la fièvre donne.

— Et il n’est venu aucune lettre… rien ?

— Rien, mademoiselle. »

Cydalise se décida alors à retourner à Beaubocage : elle ne pouvait guère laisser plus longtemps l’enfant aux voisins, même en payant la dépense qu’il occasionnait, ce qu’elle voulut absolument faire, bien qu’ils résistassent à accepter une récompense pour avoir partagé leur pot au feu et leur pain bis.

Elle se décida à un acte téméraire : à emmener avec elle le fils de son frère, se confiant pour le reste à la Providence, à la chance d’un réveil soudain de la nature, dans un cœur qui, pendant si longtemps, avait langui dans une sorte de torpeur qui ressemblait à la mort.

Ce petit garçon eut un gros chagrin de ne plus voir ces figures familières, de ne plus entendre ces voix caressantes qui avaient si subitement disparu de sa vie ; mais la voix de sa tante était douce, tendre, et elle avait un son qui lui rappelait Celle de son père.

Ils quittèrent Rouen dans la lourde voiture publique qui faisait le service entre Rouen et Vire.

« Il ne faudra pas que tu m’appelles ma tante d’ici à quelque temps, mon petit chéri, » lui dit-elle.

Ah ! quelles larmes amères versèrent les deux femmes sur les doux cheveux blonds de la petite tête quand elles furent seules avec lui, à Beaubocage, dans la chambre de la tourelle, sur les murs blancs de laquelle les yeux de Cydalise s’étaient ouverts presque chaque matin pendant toute la durée de sa pure et monotone existence.

« Pourquoi tu pleures, madame ? demandait l’enfant à sa grand’mère, pendant que celle-ci le serrait dans ses bras en l’inondant de larmes ; qu’est-ce qu’on a fait à papa… et à maman aussi ? Elle est partie, mais elle m’a dit qu’elle reviendrait tout de suite… tout de suite ! Et puis, il s’est passé des jours, et, après, on a enfermé papa dans sa chambre en me défendant d’y aller, et maman n’est pas revenue, bien que j’aie prié la bonne Sainte Vierge pour qu’elle revînt.

— Cher enfant, ton père et ta mère sont dans un monde meilleur que celui-ci, où ils ont eu tant de chagrin, lui répondait Mme Lenoble.

— Oui, ils avaient bien souvent du chagrin, murmura l’enfant d’un air pensif ; c’était à cause de l’argent ; mais, alors, quand ils n’avaient pas d’argent, maman pleurait et elle m’embrassait, et elle embrassait papa, et mon bon papa nous embrassait tous les deux, et nous finissions toujours par être heureux. »

François Lenoble se trouvait heureusement absent ce jour-là.

Les femmes se laissèrent aller librement à leur douleur, mais ce fut un chagrin mêlé d’une joie étrange, amère, qui était presque du bonheur.

Le seigneur de Beaubocage avait été dîner, comme cela lui arrivait souvent, chez son vieil ami le baron Frehlter, car le manquement à la parole donnée qui avait séparé pendant tant d’années le père et le fils, n’avait pas brouillé les deux amis ; le baron avait même été assez généreux pour plaider la cause du banni.

« L’homme n’est pas maître de ses affections, mon ami, insistait-il, et il y a eu plus de loyauté de la part de votre fils de manquer à sa parole avant le mariage qu’après. »

Mlle Frehlter, du reste, n’avait nullement manifesté qu’elle eût le cœur brisé : elle en avait été passablement indignée et s’était montrée moins tolérante que jamais envers le curé et le chien de sa mère pendant sa courte période de deuil.

Elle avait néanmoins recouvré très-vite sa bonne humeur en se voyant courtisée par un jeune sous-lieuternant de cavalerie qui était en garnison à Vire, le rejeton d’une plus grande maison que celle des Lenoble, et dont la bonne tournure ainsi que le haut lignage avaient en définitive prévalu auprès du baron.

Ce dernier n’avait pas une trop bonne opinion du gendre qu’on voulait lui imposer, mais la tranquillité était, avec une quantité illimitée de tabac à fumer, le plus grand bien auquel aspirait son esprit germanique ; et pour sa tranquillité dans le présent il se trouva disposé à hasarder le bonheur de sa fille dans l’avenir.

« Celui-là est très-brillant, disait-il en parlant de M. de Nérague, le jeune lieutenant, mais ce n’est pas un garçon solide comme Gustave. Votre fils est honnête, franc, c’est un brave cœur. C’est pour cela que j’aurais voulu lui donner Madelon. Mais c’est la Providence qui dispose, comme nous le dit souvent le bon abbé Saint-Velours, et il faut savoir nous résigner. Le jeune de Nérague plaît à ma fille, et il faut que j’en passe par là ; bien que pour moi il sente trop la caserne, mon ami. »

Cette odeur de caserne qui distinguait le sous-lieutenant Paul de Nérague, devint plus odieuse après son mariage avec la vertueuse Madelon, lorsqu’il fut établi, niché, comme il appelait cela, dans un très-confortable, bien qu’un peu sombre appartement à Cotenoir.

— Son goût pour le sexe, comme il disait, sa facilité à inviter tout le régiment à dîner, à souper, à prendre des grogs, de la bière chez le beau-père, ses façons cavalières avec les servantes qu’il embrassait comme du pain dans les couloirs, disant que c’était pour le principe, la franchise tapageuse de ses allures, frappèrent de stupeur Mme Frehlter et sa fille.

Aussi la vieille dame fut-elle enchantée d’apprendre que le régiment du turbulent Paul s’en allait guerroyer en Afrique.

La vertueuse Madelon était trop stoïque pour pleurer son époux ; mais, malgré son stoïcisme, elle ne fut pas à l’abri des mortelles atteintes de la jalousie, et elle ne pouvait écarter de son esprit des visions de demoiselles plus ou moins voilées de l’Orient assiégeant le cœur trop inflammable du lieutenant de Nérague.

Le jeune officier était encore absent à l’époque où Cydalise revint de Rouen avec l’enfant de son frère.

Le petit garçon dormait paisiblement dans un berceau à côté du lit de sa tante (ce berceau avait été celui de son père trente ans auparavant), lorsque Lenoble revint ce soir-là de Cotenoir.

Ce fut seulement le lendemain qu’il vit l’enfant.

Il avait fait sa tournée ordinaire du matin dans le verger et le jardin, lorsque, en entrant dans le salon, il aperçut le petit garçon assis à côté du fauteuil de sa mère jouant avec des dominos.

Quelque chose, peut-être la ressemblance avec son fils, l’habillement noir du petit, car Cydalise avait trouvé moyen de lui procurer un costume de deuil convenable, frappa subitement le cœur du vieillard.

« Quel est cet enfant ? demanda-t-il avec une étrange vivacité.

— Le fils unique de ton fils Gustave, répondit doucement sa femme ; son fils orphelin. »

François Lenoble la regarda, puis ensuite l’enfant.

Il essaya de parler, il ne le put pas ; il fit un signe de tête, puis s’affaissa lourdement dans un fauteuil, en sanglotant tout haut.

Jusqu’à ce moment, nul ne l’avait jamais vu pleurer le fils qu’il avait chassé de sa maison, et, à ce qu’il semblait, chassé également de son affection.

Jamais un soupir n’avait trahi la profondeur de la blessure qu’il avait endurée silencieusement, obstinément pendant tant d’années.

Les deux femmes le laissèrent donner un libre cours à sa douleur, sans chercher à lui offrir de vaines consolations : elles restèrent debout, près de lui, le plaignant en silence.

Le petit garçon ouvrit de grands yeux étonnés, et enfin se glissa jusque dans les bras du père accablé.

« Pourquoi pleurez-vous, pauvre homme ? lui demanda-t-il ; vous n’avez pas perdu, comme moi, votre papa et votre maman ? Laissez-moi rester seul avec vous, je serai votre petit garçon, voulez-vous ?… Elle m’a dit de vous dire cela, ajouta-t-il en indiquant Cydalise. Je l’ai bien dit, n’est-ce pas ? demanda-t-il à celle-ci. Je crois que je vous aimerai parce que vous ressemblez à mon papa, bien que vous soyez plus vieux et plus laid, » conclut le petit avec une naïveté d’ange.

Le seigneur de Beaubocage fit un effort pour surmonter sa douleur.

Beaubocage !… Cotenoir !…

Ah ! combien ces deux noms, si magiques autrefois, lui parurent vains, insignifiants, aujourd’hui que la vie de son fils avait été sacrifiée à une aussi méprisable ambition, à une passion aussi mesquine !

Il prit l’enfant sur ses genoux et l’embrassa tendrement.

Sa pensée se reporta de vingt-cinq ans en arrière, pendant que ses lèvres pressaient la charmante petite tête, il croyait voir son propre fils, ce fils qu’il avait chassé, mêlant ses doux cheveux avec sa rude barbe grise.

« Mon enfant, murmura-t-il doucement, ma seule crainte est de t’aimer trop, d’avoir pour toi autant de faiblesse et d’indulgence que j’ai eu de rigueur pour ton père. Rien n’est plus difficile à l’humanité que de rester dans les limites de la justice. »

Il dit cela à lui-même plutôt qu’à l’enfant.

« Dis-moi ton nom, mon petit ? demanda-t-il après quelques instants de pensive méditation.

— J’ai deux noms, monsieur.

— Il faut que tu m’appelles grand-papa. Quels sont ces deux noms ?

— François-Gustave.

— Je t’appellerai Gustave.

— Mais papa m’appelait toujours François ; maman disait que c’était le nom d’un homme cruel, mais papa disait qu’il aimait ce nom-là.

— Ah ! assez !… mon petit !… s’écria tout à coup le maître de Beaubocage ; tu ne sais pas à quel point tu enfonces le poignard dans mon pauvre vieux cœur. »