L’Héritage de Charlotte/Livre 03/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 115-122).

CHAPITRE III

TROP HABILE POUR UN ROUÉ

Paget revint à Londres, fort surpris de cet appel soudain de son patron et très-désireux de savoir quel nouvel aspect les choses avaient pu prendre pour que son séjour à Ullerton devînt brusquement inutile.

Horatio arriva dans la grande ville une demi-douzaine d’heures avant son ex-protégé : il était très-confortablement installé lorsque Valentin revint au logis.

Le capitaine avait été à la Cité pour voir Sheldon le jour même de son retour, mais il n’avait pu réussir à rencontrer l’agent de change.

La poste du soir lui apporta une lettre de Philippe, qui lui indiquait un rendez-vous à Bayswater pour le lendemain, à trois heures, c’est-à-dire le lendemain du jour où Valentin était revenu d’Ullerton.

Paget se présenta à l’heure exacte à La Pelouse : il fut introduit dans le cabinet de Sheldon, où il trouva ce gentleman grave et pensif, mais néanmoins cordial dans l’accueil qu’il fit au voyageur.

« Asseyez-vous, mon cher Paget, je suis enchanté de vous voir. Votre petit voyage vous a rajeuni de cinq ans, sur ma parole. J’ai été fâché d’apprendre que vous soyez venu sans me rencontrer et que vous m’ayez attendu plus d’une heure, hier. J’ai en ce moment, sur les épaules, passablement d’embarras… on n’a que des embarras dans les affaires, vous savez. Le marquis de Lambeth est apparu sur le marché et a acheté les deux tiers des obligations de l’Emprunt turc, juste au moment où notre maison avait spéculé sur la baisse. Dès que l’on a eu vent du jeu du marquis, les obligations ont monté comme une chandelle romaine. Voilà la vie. J’ai pensé que nous serions plus à notre aise pour causer ici ; on y est plus tranquillement que dans la Cité. Voulez-vous accepter un verre de sherry, avec un manille, je sais que vous aimez les miens ? »

Et l’hospitalier Philippe tira la sonnette sans attendre la réponse de son hôte.

Cette cordialité, cette amabilité conciliante de l’agent de change ne plurent pas à Horatio.

« Il est deux fois trop poli, se dit-il à lui-même, il veut me refaire.

— Maintenant, parlons de cette affaire d’Ullerton, commença Sheldon, lorsque le vin et les cigares furent apportés et qu’il eut rempli un grand verre pour le capitaine ; vous avez réellement très-bien mené les choses. Je ne puis trop faire l’éloge de vos talents diplomatiques ; vous auriez fait rougir de dépit ce… comment s’appelait-il donc déjà… ce conseiller de Napoléon… par l’excellence de votre conduite en cette affaire. Mais malheureusement tout cela n’a abouti à rien. Du commencement à la fin ce n’a été qu’une déception. C’est une de ces oies sauvages auxquelles mon frère George fait la chasse depuis dix ans et qui ne lui ont jamais rien rapporté ni à lui, ni à aucun autre. Je serais plus qu’insensé si je m’occupais plus longtemps d’une semblable folie !

— Hum ! commença le capitaine, il y a du changement !

— Oui vraiment, répondit froidement Sheldon. Je ne disconviens pas que ma conduite peut paraître un peu capricieuse, mais, voyez-vous, George m’avait fait sortir de mon caractère l’autre jour, et j’étais déterminé, je vous l’ai dit, s’il avait rencontré une bonne chance à lui couper l’herbe sous le pied. Toutes vos communications d’Ullerton n’ont fait que me démontrer qu’il n’a rien trouvé de bon et que tout ce que je ferais pour le circonvenir ne ferait que me porter préjudice, vous faire perdre votre temps, et à moi, mon argent. Cette famille Judson paraît innombrable : il est évident pour moi que la fortune de John Haygarth sera un os très-contesté entre les Judson, devant la Haute-Cour de la Chancellerie, pendant un nombre incommensurable d’années. Je pense donc, mon cher Paget, que nous ferons réellement mieux de ne plus nous occuper de cette affaire. Je vous allouerai les honoraires que vous jugerez convenables pour la peine que vous avez prise et nous n’en parlerons plus. Je trouverai pour vous quelque autre occupation aussi bonne, sinon meilleure que celle-ci.

— Vous êtes bien bon, » répliqua le capitaine, très-peu satisfait de la promesse.

Tout cela lui paraissait trop mielleux, trop aimable ; il voyait dans ce subit changement quelque chose de mystérieux.

Qu’un homme capricieux pût abandonner ainsi une spéculation après s’y être engagé avec ardeur, cela eût pu se comprendre, mais Sheldon était l’homme du monde le moins fantaisiste.

« Vous avez dû vous donner extrêmement de peine pour prendre tous ces extraits, dit négligemment l’agent de change, comme Horatio se levait pour partir, blessé et irrité, mais dissimulant sa colère. Pourquoi donc vous en aller sitôt ? Je pensais que vous resteriez pour prendre quelque chose avec nous…

— Non, je vous remercie. J’ai un engagement ailleurs. Oui, je me suis donné un mal extraordinaire pour ces extraits, et il m’est pénible de penser qu’ils ne serviront à rien.

— Je comprends, en effet, que cela doit être assez vexant pour vous. Ces extraits seraient fort intéressants sans doute, comme étude sociale, pour des gens qui se préoccupent de ces sortes de choses, mais au point de vue juridique, ce ne sont que des paperasses sans valeur. Je ne puis comprendre ce que Haukehurst a pu aller faire à Ullerton ; car, ainsi que vous l’avez suggéré vous-même, ce Peter Judson, qui est allé dans l’Inde, doit être le Judson qu’il s’agit de trouver.

— Votre frère peut s’être entendu avec quelque autre membre de la famille Judson. Qui sait s’il n’est pas à la recherche d’un héritier du côté des Haygarth ? » demanda le capitaine en observant attentivement la figure de Sheldon.

Tout en reconnaissant que l’agent de change était un navigateur des plus expérimentés sur le grand fleuve de la vie, il faut aussi reconnaître qu’il n’y avait pas de courant sous l’eau, pas de changement de vent, ou pas de déviation à l’aiguille magnétique que le capitaine ne saisît avec une netteté merveilleuse.

Lorsque Christophe Colomb eut besoin de maintenir la discipline à son bord, il eut la hardiesse d’altérer chaque jour son livre de loch, pour raccourcir aux yeux de son équipage la longueur de la route parcourue, mais nul praticien du livre du loch social n’eût pu dérouter le rusé Horatio.

« Que pensez-vous d’une recherche du côté des Haygarth ? » demanda-t-il de nouveau, car il lui avait semblé qu’à sa première mention du nom de Haygarth Sheldon avait légèrement faibli.

Cette fois, cependant, celui-ci ne trahit aucune émotion, mais sans nul doute il était maintenant sur ses gardes.

« En vérité, je ne vois pas comment il pourrait surgir un réclamant de ce côté-là, dit-il négligemment, vous le voyez vous-même, d’après ce que vous a rapporté votre vieil hôtelier, que je crois être dans le vrai, Jonathan Haygarth n’avait qu’un seul fils, un certain Matthieu, qui s’est marié avec une Rébecca telle et telle, et n’a eu à son tour qu’un seul fils, l’ab intestat John. Cela étant, d’où votre héritier pourrait-il venir, excepté du côté de la sœur de Matthieu, Ruth qui a épousé Peter Judson ?

— Ne peut-il pas se faire que Matthieu se soit marié deux fois et ait eu d’autres enfants ? Les lettres suggèrent certainement l’idée d’une alliance secrète quelconque contractée par Haygarth et l’existence d’une famille à laquelle il paraît avoir été très-attaché. Ma première idée à ce sujet a été que ce pouvait être une simple liaison ; mais s’il en eût été ainsi, j’aurais peine à comprendre la confidence du fait par Matthieu à sa sœur, quelque relâchée qu’eût pu être la morale de cet homme. Les lettres de Mme Matthieu Haygarth font également allusion à un mystère dans la vie de son mari. N’est-il pas à présumer que cette famille cachée a pu être légitime ?

— Cette idée ne me paraît pas très-claire, répondit Sheldon d’un ton pensif. Il me semble très-peu probable qu’un mariage quelconque de Haygarth ait pu rester inconnu aux gens qui habitaient la même ville que lui et en eût-il été ainsi, je doute fort qu’il fût possible de retrouver la trace des héritiers issus d’un pareil mariage. Non, mon cher Paget, j’ai résolu au sujet de cette affaire de m’en laver les mains et de laisser mon frère en paisible possession de son terrain.

— En ce cas, vous consentirez peut-être à me rendre mes notes ?… elles ont de l’intérêt pour moi. »

Là encore une très-légère apparition d’ennui apparut sur le visage de l’agent de change et trahit les pensées qui l’agitaient.

Pour ces navigateurs exercés des mers inconnues il n’y a pas d’oiseau, d’herbe flottante qui n’ait un langage et une signification.

« Je puis vous les rendre si vous en avez besoin, répondit Sheldon ; elles sont à mon bureau. J’en ferai la recherche et je vous les renverrai, ou plutôt venez me voir à la Cité au commencement de la semaine prochaine, et je pourrai en même temps vous remettre un chèque.

— Merci, je n’y manquerai pas.

— Vous avez dit que l’orthographe des lettres originales était bizarre. Je suppose que vos copies sont exactes à cela près, et que, pour les noms propres, vous avez conservé la même manière de les écrire.

— Très-certainement, répliqua le capitaine en ouvrant la porte pour partir et avec un sourire quelque peu sardonique, sourire que Sheldon ne vit pas.

— Je présume qu’il n’y a pas de doute en ce qui concerne le nom de Meynell.

— Pas le moindre. Je vous dis adieu. Ah ! voilà notre jeune ami Haukehurst ! » s’exclama le capitaine avec sa voix d’homme du monde en entrant dans le vestibule au moment où Valentin quittait Diana.

Il donna une poignée de main au jeune homme et ils sortirent ensemble.

C’est ce jour-là que Valentin avait été surpris en entendant le nom de Meynell sortir des lèvres de Philippe.