L’Héritage de Charlotte/Livre 03/Chapitre 02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 98-115).

CHAPITRE II

CORRESPONDANCE

Horatio Paget à Philippe Sheldon
« Hôtel Royal, Ullerton, 7 octobre 186…
« Mon cher monsieur,

« Je suis arrivé ici hier au soir juste à temps pour me jeter dans les jambes de Haukehurst, sur la plate-forme, ce qui était une rencontre assez agaçante pour un début.

« Il partait pour le Nord par le train même qui m’a amené de Londres.

« Ce train ne s’arrête qu’à trois stations après Ullerton : Slowport, Black Harbour, et Manchester.

« Je tâcherai de savoir dans laquelle de ces trois villes Haukehurst s’est arrêté.

« Il y avait quelque chose de très-agréable à le voir partir par ce train : cela me laissait le champ libre pour mes opérations.

« Je n’ai éprouvé aucune difficulté en ce qui concerne la découverte de Goodge, le Goodge dont nous avions besoin, et à huit heures, j’étais confortablement assis dans le parloir de ce gentleman, examinant l’affaire des lettres.

« Vous m’accorderez, j’espère, que c’est aller vite en besogne pour un homme qui n’est plus de la première jeunesse.

« M. Goodge est un pasteur méthodiste, une espèce d’individus que j’ai toujours détestée.

« Je l’ai trouvé particulièrement sensible à l’influence de l’argent.

« Je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai eu soin de cacher mon identité à ce personnage.

« J’ai hardiment pris sur moi d’emprunter le nom d’une association de sollicitors établie depuis longtemps à Londres, et pendant toute l’entrevue j’ai affecté un ton assez haut.

« J’ai déclaré à M. Goodge que le jeune homme dont il avait reçu la visite à l’occasion de certaines lettres relatives aux affaires de la famille Haygarth, et tout de suite j’ai vu sur la figure de M. Goodge que j’étais en bonne voie, était une personne peu recommandable, se faisant le complice d’une manœuvre combinée pour porter préjudice à l’un des respectables clients de notre maison. Les mots « de maison » et de « notre » ont été d’un effet magique sur le pasteur méthodiste.

« Comme vous voyez, mon cher monsieur, cette sorte d’affaire ne pouvait être conduite que par un gentleman.

« Les diplomates vulgaires savent rarement comment commencer et ne savent jamais où ils doivent s’arrêter.

« Dans la circonstance actuelle, après cinq minutes de conversation, le pauvre méthodiste était convaincu de mon importance individuelle et collective.

« Mais cela a trop l’air de faire mon éloge ; en conséquence, passons à autre chose, comme dit le poète.

« Quelques mots de plus rendirent M. Goodge très-malléable.

« J’appris de lui que Haukehurst s’était présenté en qualité de clerc attitré de votre frère, mais sous son propre nom.

« C’est un premier point de gagné, puisque cela m’assure que Valentin ne se cache pas ici sous un nom supposé, ce qui me permettra d’agir en conséquence pour la suite des renseignements que j’ai à prendre sur lui,

« Il m’indiqua également l’endroit où résidait Haukehurst lorsqu’il était à Ullerton.

« Il est descendu dans une petite hôtellerie appelée Le Cygne noir.

« Il paraît que cet homme, ce Goodge, possède un paquet de lettres écrites par une certaine Mme Rebecca Haygarth, femme d’un nommé Matthieu Haygarth.

« Il reste à découvrir le lien de parenté entre ce Matthieu et l’ab intestat.

« Il doit être évidemment l’un des anneaux sérieux de la chaîne, sans quoi votre frère ne chercherait pas à se procurer ces lettres.

« Je ne veux pas vous fatiguer avec les détails de notre conversation. En gros, elle se résume à ceci : M. Goodge avait pris l’engagement de livrer les lettres de Mme Haygarth, au nombre de quarante ou environ, à Haukehurst ; coût vingt livres sterling.

« Elles seraient déjà entre les mains de Haukehurst si M. Goodge ne se fût refusé à s’en séparer autrement qu’en échange de la somme.

« Avec vingt livres, je l’ai amené à me laisser lire toutes les lettres et à m’en laisser prendre dix à mon choix.

« Ce ne fut pas sans discussion que j’arrivai à conclure ce marché, mais il me parut certainement avantageux.

« J’ouvris le paquet çà et là, et restai, jusqu’à six heures du matin, assis dans le parloir de M. Goodge à lire les lettres de Mme Haygarth ; une très-fatigante occupation pour un homme de mon âge.

« L’hospitalité de M. Goodge s’est bornée à une tasse de café, et quel café !

« Je me rappelle le moka que j’avais l’habitude de prendre chez Arthur, il y a trente ans, un breuvage de Prométhée qui illuminait la plus sombre tabagie d’un éclair d’esprit ou d’un rayon d’inspiration.

« Je vous envoie, ci-joint, les dix lettres que j’ai choisies.

« Elles me paraissent indiquer assez clairement l’histoire de Mme Haygarth et de son mari ; mais il y a évidemment quelque chose de mystérieux sur l’existence du mari.

« C’est une question qui reste à examiner.

« Tout ce que j’ai à faire pour le présent est de vous tenir aussi bien renseigné que votre frère.

« Vous trouverez peut-être que les lettres ci-jointes, lesquelles sont certainement la crème de la correspondance, et les notes que j’y ai ajoutées, au sujet des lettres restantes, valent à peine ce que je les ai payées.

« Tout ce que je puis répondre à cela, c’est que vous avez obtenu plus pour votre argent que votre frère pour le sien.

« L’hôtel dans lequel j’ai établi mon quartier général n’est qu’à quelques pas de distance de l’hôtellerie plus modeste où est descendu Haukehurst.

« Il doit venir aujourd’hui chez Goodge pour les lettres, par conséquent il n’a pas dû aller bien loin.

« J’ai appris que le nom de Haygarth n’est pas inconnu dans cette ville, attendu qu’il y a une famille de Judson dont quelques membres s’appellent Haygarth-Judson.

« J’ai l’intention d’inviter mon hôtelier, un homme très-supérieur à sa position, à déguster avec moi une bouteille de vin, après que j’aurai pris ma côtelette, ce soir, et j’espère obtenir de lui quelques renseignements.

« En attendant, je resterai enfermé dans ma chambre.

« Il est de la plus grande importance que Haukehurst ne me voie pas.

« Je ne crois pas qu’il m’ait reconnu sur la plate-forme hier au soir, bien que nous fussions aussi près l’un de l’autre que nous pouvions l’être.

« Dites-moi ce que vous pensez des lettres, et croyez moi, mon cher monsieur, votre tout dévoué,

« H. N. C. PAGET

« M. Philippe Sheldon, etc., etc. »


Philippe Sheldon à Horatio Paget
« Bayswater, 8 octobre 186…
« Cher Paget,

« Les lettres sont mystérieuses, et je ne vois pas clairement de quel avantage elles peuvent être pour moi ; mais j’approuve néanmoins complètement ce que vous avez fait.

« Je vous donne carte blanche pour continuer de vous diriger d’après vos propres lumières.

« Tout à vous,
« P. S. »

Horatio Paget à Philippe Sheldon
« Hôtel Royal, Ullerton, 9 octobre 186…
« Mon cher monsieur,

« La culture de mon hôtelier a été très-productive.

« Cet hôtel est le plus ancien de la ville et a été en ligne directe par la même famille, de père en fils, depuis le temps de George II.

« Le grand-père du propriétaire actuel a conversé avec les officiers de Williams, duc de Cumberland, honoré par ses contemporains du sobriquet de Williams-le-Boucher.

« J’ai été obligé d’entendre et de trouver charmantes un grand nombre d’histoires au sujet de Williams-le-Boucher, avant de pouvoir amener mon hôte à la question des Haygarth ; mais il n’était pas plus bavard que beaucoup d’hommes avec lesquels je me suis rencontré dans les dîners, à l’époque où les cercles les plus distingués étaient ouverts à votre très-humble serviteur.

« La famille Haygarth, dont l’ab intestat John Haygarth est le dernier descendant mâle, habite depuis très-longtemps cette ville où elle s’est enrichie en faisant le commerce de l’épicerie, dans un magasin situé à trois cents mètres au plus de la chambre dans laquelle je vous écris.

« Ce bâtiment, encore debout, est curieux par ses vieilles constructions.

« Le dernier des Haygarth qui a tenu cette maison était un Jonathan, dont le fils, Matthieu, a été le père du révérend John Haygarth, décédé dernièrement sans testament.

« Vous reconnaîtrez ainsi que les lettres dont je vous ai fait l’envoi ont beaucoup d’importance, puisqu’elles se rapportent entièrement à ce Matthieu, père de notre intestat.

« Je me suis ensuite informé de la famille Judson, qui descend, à ce qu’il paraît, d’une certaine Ruth Haygarth, mariée à Peter Judson.

« Cette Ruth Haygarth, dont il est question dans les lettres de Matthieu, était son unique sœur ; par conséquent, la tante de l’ab intestat.

« Il appert de cela que c’est dans cette famille Judson que nous devons naturellement chercher celui qui a droit à la fortune du John Haygarth, décédé.

« Pénétré de cette conviction, j’ai continué d’interroger mon hôtelier, avec beaucoup de précaution, au sujet de la filiation, etc., de la famille Judson.

« Entre autres questions, je lui ai demandé, en affectant une complète indifférence, s’il avait jamais entendu dire que les Judson s’attendissent à hériter de quelques biens venant de la famille des Haygarth.

« Cette question, indifférente en apparence, a amené un renseignement qui me paraît avoir une très-grande importance.

« Un certain Théodore Judson, avoué en cette ville, prétend être l’héritier légal des Haygarth ; mais, avant qu’il puisse faire valoir sa prétention, il faut qu’il produise la preuve du décès, sans héritiers, d’un Peter Judson, l’aîné des petits-fils qui ont survécu au fils de Ruth Haygarth, un assez mauvais drôle.

« S’il vit encore, il est présumé être quelque part dans l’Inde, où il est allé comme subrécargue d’un navire de commerce, vers l’année 1841.

« Ce personnage a sur la succession un droit qui passe avant celui de Théodore Judson.

« J’en conclus que ledit Théodore, en sa qualité d’avocat, fera probablement les choses secundum artem, et doit être occupé à faire son possible pour se procurer la preuve nécessaire.

« En attendant, il se trouve les mains liées, et l’ensemble de l’affaire me paraît dans de charmantes conditions pour prêter à la spéculation.

« Mon opinion est donc que votre frère a réellement cette fois rencontré quelque chose de bon, de sérieux.

« Je suis seulement surpris que, au lieu de laisser son agent Haukehurst perdre son temps à courir après de vieilles lettres, qui semblent sans importance pour la preuve à fournir, il n’envoie pas Valentin dans l’Inde à la poursuite de Peter Judson qui, s’il est encore vivant, a le droit d’hériter de la fortune de l’ab intestat, et, en raison de son caractère dissipateur, serait probablement disposé à allouer une belle part à celui qui lui procurerait cette bonne aubaine.

« J’avoue que je ne comprends pas du tout pourquoi votre frère George n’adopte pas ce plan de conduite et pourquoi Valentin est à flâner dans les environs pendant qu’une mine d’or attend au loin qu’on se présente pour l’exploiter.

« Je serai très-aise de savoir ce que vous en pensez, car, maintenant je suis obligé d’avouer que je ne vois pas ce que je puis faire de plus au sujet de cette affaire, à moins que je n’entreprenne la recherche de Peter Judson.

« Je suis, mon cher monsieur, très-sincèrement à vous,

« H. N. C. PAGET. »

Philippe Sheldon à Horatio Paget
« Bayswater, 10 octobre 186…
« Cher Paget,

« Quand un aussi vieux routier que G. S. ne prend pas les chemins battus, il faut en conclure qu’il y a à prendre des chemins meilleurs.

« Vous avez très-bien agi jusqu’à présent ; mais le renseignement que vous avez obtenu de votre hôtelier n’est pas autre chose que ce que vous auriez pu obtenir du premier venu à Ullerton.

« Vous n’avez pas encore découvert le dessous des cartes.

« Rappelez-vous ce que je vous ai dit à Londres.

« G. S. a la clef de ce labyrinthe et ce que vous avez à faire est de vous attacher à la queue de l’habit (au figuré) de son agent V. H.

« Ne placez pas votre confiance dans la prose des vieux hôteliers ; mais continuez de veiller de près le jeune homme et suivez sa trace comme vous l’avez fait pour les lettres.

« Si le Peter Judson qui est allé dans l’Inde, il y a « vingt-trois ans, était l’homme véritablement nécessaire, G. S. n’aurait probablement pas donné vingt livres pour se procurer les lettres de Mme Haygarth.

« Je crois voir que G. est à la recherche d’un héritier dans la branche directe des Haygarth, et, s’il le fait, croyez qu’il a ses raisons pour cela.

« Ne vous troublez pas l’esprit en cherchant à faire des théories à vous, mais tâchez de pénétrer à fond la théorie de G.

« Tout à vous,
« P. S. »

Horatio Paget à Philippe Sheldon
« Hôtel Royal, Ullerton, 12 octobre 186…
« Mon cher monsieur,

« Prenant en considération les avis de votre dernière lettre, je n’ai pas perdu de temps pour les mettre à exécution.

« J’ai à peine besoin de vous dire que faire usage des services d’un espion salarié, et me dégrader en quelque sorte en m’abaissant à son niveau, a eu quelque chose de révoltant pour un homme qui, dans la décadence de sa fortune, a toujours cherché à apporter quelques limites aux outrages que ce rude maître, la nécessité, a pu l’obliger de temps en temps à en commettre envers le respect qu’il se doit à lui-même.

« Néanmoins, pour la poursuite d’une cause que je ne trouve nullement malhonnête, attendu qu’un héritage non réclamé est nécessairement une capture permise à tous, je me suis résigné à cette dégradation temporaire de mes sentiments élevés.

« C’est pourquoi j’ai la confiance que lorsque viendra le moment d’examiner les conséquences pécuniaires que doit avoir pour moi ce pénible et déplaisant travail, la blessure que mon amour-propre a reçue ne manquera pas d’être prise en considération.

« Cet exorde pourra vous paraître un peu long, mais je me devais à moi-même de vous rappeler que vous n’avez pas affaire à un vulgaire mercenaire.

« Mon premier soin, après avoir mûrement réfléchi à vos suggestions, a été de trouver un moyen convenable de surveiller les mouvements de Haukehurst.

« J’ai été d’avis que la personne la plus à même de jouer le rôle d’espion se trouverait dans cette classe d’individus dont l’existence semble destinée à s’écouler aux coins des rues, exerçant cette industrie, que dans le patois de ces espèces on nomme : faire a des commissions ; vous savez, ces hommes ou ces garçons qui sortent des pavés comme d’une trappe, lorsque l’on monte dans une voiture quelconque ou que l’on en descend ; créatures gênantes, s’il en fut, qui se présentent sans être appelées, ouvrent les portières ou étendent sur la rue boueuse un lambeau de leurs sales vêtements, puis se lamentent ensuite, piteusement, pour obtenir un sou.

« Je ne mis pas en doute qu’un de ces gaillards devait exister parmi les gens qui rôdaient autour de l’Hôtel Royal.

« Je ne me trompais pas.

« En m’informant d’un garçon adroit qui pût être à mes ordres à toute heure de la journée, non un domestique de l’hôtel, mais une personne qui fût entièrement à ma disposition, j’appris que l’homme chargé de nettoyer les chaussures à l’hôtel avait un plus jeune frère très-habile dans l’art de faire les commissions et qui serait heureux de se mettre à mes ordres, à un bon prix.

« Il s’en remettait à ma générosité.

« Je sais qu’il n’y a pas d’animaux plus exigeants que ceux qui déclarent s’en rapporter à votre générosité ; mais comme j’avais besoin d’être bien servi, j’étais disposé à bien payer.

« Le jeune décrotteur ne tarda pas à se présenter : un jeune garçon assez éveillé.

« J’en fis immédiatement mon esclave moyennant la promesse de cinq shillings par jour.

« Je lui dis que j’avais le malheur d’avouer pour mon neveu, avec une forte inclination à le désavouer, un mauvais sujet qui se trouvait actuellement dans la ville même.

« Ce neveu, j’avais tout lieu de le croire, était dans une très-mauvaise voie, mais mes sentiments d’affection pour lui ne me permettaient pas de le laisser se perdre sans faire un dernier effort pour le sauver.

« C’est pourquoi je l’avais suivi à Ullerton, où je le croyais amené par les plus tristes intentions et avais besoin en conséquence de me tenir informé de tout ce qu’il ferait.

« Voyant que le jeune décrotteur acceptait cette explication avec une parfaite crédulité, je m’informai s’il se sentait capable de remplir la délicate fonction de se tenir aux aguets, à proximité de l’hôtel du Cygne Noir, ayant l’œil sur la porte de sortie de cet hôtel, dans le but de suivre mon mécréant de neveu partout où il pourrait aller, fût-ce au diable, au delà d’Ullerton.

« Je vis que l’intelligence du jeune garçon serait à la hauteur de la mission, si quelque difficulté imprévue, telle qu’un soupçon de la part de Haukehurst ou autre empêchement ne venait pas y faire obstacle.

« — Pensez-vous que vous puissiez surveiller sans être aperçu ? lui demandai-je.

« — J’en suis à peu près certain, monsieur, répondit mon commissionnaire, qui m’a paru être d’un caractère entreprenant et même audacieux.

« Très-bien ! lui dis-je. Vous allez donc aller à l’hôtel du Cygne Noir. Haukehurst est le nom sous lequel mon neveu y est connu, et il faudra que vous parveniez à le voir.

« Je lui donnai le signalement détaillé de Valentin et d’autres instructions dont je ne veux pas vous fatiguer ; de plus, j’eus soin de lui garnir les poches, afin qu’il fût à même de suivre Haukehurst en chemin de fer ou en voiture s’il le fallait ; puis, je l’expédiai, en lui donnant l’ordre de revenir me trouver dès qu’il aurait vu notre homme dûment réinstallé au Cygne Noir, après ses courses de chaque jour.

« — Et s’il ne sort pas ? suggéra-t-il.

« — Dans ce cas, il faudra vous tenir ferme à votre poste jusqu’à ce que la nuit soit venue, et vous procurer, au sujet de mon malheureux neveu, tous les renseignements que vous pourrez, près des gens de l’hôtel, dis-je. Je suppose que vous n’êtes pas sans connaître quelqu’un au Cygne Noir ?

« Le garçon m’informa dans son grossier langage qu’il y connaissait presque tout le monde ; puis il partit.

« À neuf heures du soir, il reparut devant moi, tout gonflé de l’importance des choses qu’il avait accomplies dans la journée.

« Une heure après m’avoir quitté, il avait vu mon neveu sortir tout droit du Cygne Noir.

« Il l’avait suivi, en premier lieu, jusque chez M. William Judson, dans Ferry Gate, où il avait attendu, en flânant près d’une heure, en ayant soin de se tenir caché au coin d’une rue qui fait l’angle, près de la maison de M. Judson.

« Après avoir quitté la maison de ce gentleman, mon renégat de neveu avait continué son chemin en tenant une lettre à la main.

« Il paraissait très-content (mais ce diable de Haukehurst paraîtrait content même en allant aux galères), il se dirigeait vers Lancaster Road, où il avait été admis à Lochiel Villa, maison appartenant, ainsi que mon Mercure s’en assura auprès d’un garçon boucher qui passait par là, à Mlle Judson, sœur du Williams Judson de Ferry Gate.

« Vous remarquerez que cette ville paraît abonder en membres de la famille Judson.

« Mon messager, avec une adresse digne d’éloges, eut l’idée d’engager une partie de Poquette, je me demande ce que c’est qu’une partie de Poquette, avec quelques enfants qui jouaient sur la route, en vue de la maison de Mlle Judson.

« De là, après un intervalle de plus d’une heure, le décrotteur Mercure vit mon infâme parent sortir et le suivit, toujours avec une extrême précaution, jusqu’à ce qu’il rentrât à l’hôtel du Cygne Noir.

« Là, il flâna dans la cour, favorisé par sa camaraderie avec le garçon d’écurie, jusqu’à huit heures du soir.

« Aucun événement de la moindre importance ne survint pendant cette longue suite d’heures ; mais à huit heures une jeune femme parut avec un paquet envoyé par Mlle Judson à M. Haukehurst.

« Ce paquet était petit et cacheté avec de la cire rouge.

« C’était tout ce dont mon Mercure avait pu s’assurer ; mais c’était quelque chose.

« Je devinai immédiatement que le paquet devait contenir des lettres.

« Je me demandai si ces lettres ou papiers avaient pu être vendus ou seulement prêtés à Haukehurst, et immédiatement aussi je fus d’avis qu’ils avaient dû lui être seulement prêtés.

« Que M. Goodge, le pasteur méthodiste, eût trafiqué des lettres de Mme Matthieu Haygarth, cela se comprend à merveille ; mais il ne me parut pas le moindrement probable qu’une vieille dame comme il faut eût pu être amenée à livrer des papiers ou lettres de famille par aucune considération particulière.

« Non, me dis-je en moi-même, ces documents ont été prêtés et devront être renvoyés.

« J’établis là-dessus mon plan de campagne pour le jour suivant, résolu à avoir communication de ces lettres par l’entremise du porteur ou autrement.

« Je dis au jeune garçon d’être à son poste de bonne heure dans la cour de l’hôtel, le lendemain matin.

« Si mon neveu ne sortait pas de l’hôtellerie, mon agent devrait s’assurer de ce qu’il faisait, pour venir m’en rendre compte.

« — Je vais vous dire pourquoi, mon ami, lui dis-je ; j’ai des raisons pour croire que mon coquin de neveu a quelque méchante intention à l’égard de Mlle Judson, qui est la proche parente d’une jeune dame dont il est, dit-on, très-amoureux. Je crains beaucoup qu’il ne lui envoie quelques lettres à lui écrites par sa folle nièce. Ces lettres peuvent être de nature à blesser au plus haut degré les sentiments de la bonne dame. C’est pour cela qu’il me convient d’intercepter tout ce que cet étourneau pourrait envoyer à Mlle Judson. Vous croyez-vous en état de vous emparer d’un paquet de ce genre, avec un supplément de dix shillings ajoutés aux cinq par jour dont nous sommes déjà convenus ?

« Voilà ce que je dis en termes plus familiers au jeune garçon, qui partit après avoir pris l’engagement de m’apporter toute espèce de paquet que Haukehurst pourrait expédier du Cygne Noir.

« La seule crainte était que celui-ci pût vouloir porter le paquet lui-même, et cette éventualité me paraissait très-désagréablement probable.

« La fortune nous a favorisés ; mon réprouvé de neveu s’était trouvé trop malade pour sortir.

« Il avait confié le paquet de Mme Judson à un domestique qui, à son tour, l’avait confié au garçon d’écurie, lequel s’était déchargé de sa responsabilité en faveur de mon petit Mercure, celui-ci ayant amicalement offert à ce fonctionnaire de lui éviter la peine d’aller jusqu’à Lancaster Road.

« À onze heures du matin le paquet était dans mes mains.

« J’ai employé la plus grande partie de la journée à en examiner le contenu ; il se composait de lettres écrites par Matthieu Haygarth, particulièrement remarquables par leur abominable orthographe ; mais je me rappelle que les lettres de mon propre père laissaient passablement à désirer sous ce rapport.

« Je m’aperçus que ces lettres avaient été numérotées avec soin, probablement par la dame à laquelle elles appartenaient et que chercher à en détourner un trop grand nombre pourrait être dangereux.

« En conséquence je me suis hasardé à retenir une seule feuille insignifiante comme modèle de l’écriture et de la signature de Matthieu Haygarth.

« J’ai pris de nombreuses notes sur tout le reste,

« Il m’apparaît que ces lettres ont rapport à une liaison qu’avait le jeune homme dans sa jeunesse, bien que, je le confesse, il me semble surprenant que, même à cette époque, connue pour le relâchement des mœurs, un homme soit entré dans de pareils détails dans une correspondance avec sa sœur.

« Autres temps, autres mœurs.

« J’ai apporté le plus grand soin dans le choix de mes extraits, et j’espère qu’ils pourront avoir pour vous plus d’utilité que je ne l’imagine en ce moment.

« Je mettrai moi-même à la poste cette lettre et son contenu, bien que cela doive m’obliger à passer devant les fenêtres du Cygne Noir.

« Quant au paquet pour Mlle Judson, je l’enverrai à Lochiel Villa par mon messager, ce soir, quand il fera nuit.

« Je me hâte de fermer ma lettre pour ne pas manquer la poste.

« Sincèrement à vous.
« H. N. C. PAGET

Philippe Sheldon à Horatio Paget
« Cité, 12 octobre 186…
« Cher Paget,

« Revenez de suite à Londres. Vous ne faites que perdre inutilement de l’argent, votre temps, et votre peine.

« À vous,
« P. S. »