L’Héritage de Charlotte/Livre 05/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 256-261).

CHAPITRE IV

DIANA DEMANDE UN CONGÉ

Diana informa Mme Sheldon que le désir de son père était qu’elle quittât Bayswater ; mais avant cela, elle avait obtenu le consentement du capitaine à la révélation de son engagement avec celui qui devait être son mari.

« Il ne me convient pas de les quitter d’une façon mystérieuse, papa, dit-elle. J’ai déjà à peu près tout dit à Charlotte, sous le sceau du secret, mais j’aimerais à pouvoir dire à Mme Sheldon que j’ai des motifs sérieux pour la quitter.

— Très-bien, mon amour, puisque vous êtes si étonnamment entichée d’honorabilité, dit le capitaine se rappelant de quelle importance était le mariage de sa fille, et quelle personne difficile à manier il avait rencontrée en elle ; oui, ma chère, comme de juste, je respecte vos honorables sentiments et… vous pouvez dire à Mme Sheldon, ce qui naturellement emporte également M. Sheldon, puisque cette dame n’est qu’un pur zéro, que vous êtes fiancée à un Français, un gentilhomme dans une certaine position. Vous serez, comme de raison, obligée de mentionner son nom, et de là viendront les questions sur la manière dont vous vous êtes rencontrée avec lui, et, sur ma parole, il est très-fâcheux que vous insistiez pour éclairer ces gens. Voyez-vous, ma chère enfant, ce que je dois éviter, pour le moment, c’est toute chance de collision entre les Sheldon et Lenoble.

— Papa ! s’écria Diana avec impatience, pourquoi toutes ces intrigues ?

— Oh ! très-bien, mademoiselle Paget, dites ce que vous voudrez ! s’écria le capitaine, perdant patience devant une telle persistance de perversité. Tout ce que je peux dire, c’est qu’une jeune personne qui refuse du pain et du beurre, est exposée à n’avoir plus que du pain sec, et fort peu peut-être. Je me lave les mains de toute cette affaire… dites tout ce qu’il vous plaira.

— Je ne leur dirai rien de plus que ce qui me paraît actuellement nécessaire, papa, répondit la jeune fille avec calme. Je ne pense pas que M. Sheldon se trouble beaucoup l’esprit au sujet de M. Lenoble. Il semble très-préoccupé de ses affaires.

— Hum !… Sheldon semble tourmenté, inquiet, dites-vous ?

— Eh bien ! oui, papa, C’est ce que j’ai pensé depuis ces derniers mois. Autant que j’en puis juger par l’expression de son visage, quand il reste le soir à la maison, à lire ses journaux, ou à regarder fixement dans le feu, je suis certaine qu’il a des inquiétudes, des tourments même. Mme Sheldon et Charlotte ne semblent pas remarquer ces choses. Elles sont habituées à le voir tranquille et réservé, et elles ne s’aperçoivent pas comme moi du changement qui s’est opéré en lui.

— Ah ! il y a un changement, n’est-ce pas ?

— Oui, un changement bien marqué.

— Pourquoi diable ne m’avoir pas dit cela plus tôt ?

— Pourquoi vous aurais-je dit que M. Sheldon paraît inquiet ? Je ne vous l’aurais pas dit aujourd’hui, si vous n’aviez pas semblé craindre son intervention dans nos affaires. Je ne puis m’empêcher d’observer ces choses, mais il ne me convient pas de jouer le rôle d’un espion.

— Non, mais vous êtes infernalement pointilleuse, vous avez trop de délicatesse dans l’esprit, mon amour, dit le capitaine en se laissant emporter une seconde fois à un mouvement d’impatience. Pardonnez-moi, si je manifeste de l’impatience. Vous envisagez ces choses d’un point de vue plus élevé que ne peut le faire un vieil homme du monde blasé comme moi. Mais si vous voyiez quelque chose de remarquable dans la conduite de M. Sheldon, une autre fois, je vous serais obligé de vous montrer un peu plus communicative. Lui et moi nous avons été associés dans les affaires, voyez-vous, et il est très-important pour moi de savoir ces choses.

— Je n’ai rien observé de remarquable dans la conduite de M. Sheldon, papa, j’ai vu seulement qu’il était pensif et abattu. Et je suppose que ces anxiétés sont communes à tous les hommes dans les affaires. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Georgy reçut la communication de Mlle Paget avec un mélange de lamentations et de félicitations.

« Il est certain que je suis très-heureuse pour vous, Diana, dit-elle. Mais qu’allons-nous devenir sans vous ? voilà ce que j’ignore. Qui verra si le salon a été bien épousseté chaque matin, quand vous serez partie ? Ne vous imaginez pas que je ne suis pas heureuse de penser que vous avez trouvé un établissement avantageux dans la vie, ma chère enfant ? Je ne suis pas assez égoïste pour cela, quoique je puisse dire que je n’ai jamais trouvé personne avec plus de talent naturel pour confectionner de jolis bonnets que vous… celui que je porte a fait l’admiration de tout le monde, même de Nancy, ce matin, pendant que je vérifiais le livre du boucher avec elle, car j’insiste pour le vérifier avec elle toutes les semaines, que cela lui plaise ou non, bien que la façon dont cet homme établit ses comptes est si embrouillée que je sois comme un enfant entre ses mains. Eh bien ! Nancy elle-même l’a admiré et n’a pas pu s’empêcher de remarquer quel air jeune il me donnait. Puis elle est revenue à l’époque où nous étions dans Fitzgeorge Street et elle m’a mis l’esprit à l’envers pour toute la journée. Et maintenant, ma chère, laissez-moi vous adresser mes sincères félicitations. Naturellement vous savez que vous auriez toujours eu votre place à notre foyer, mais être chez les autres n’est pas un héritage, comme dit le proverbe, et par intérêt pour vous, je suis très-heureuse de penser que vous allez avoir une maison à vous. Et maintenant dites-moi comment il est, ce monsieur… Quel est donc son nom ? »

Ce nom, il avait été dit à Mme Sheldon, mais elle l’avait oublié.

Sa grande anxiété, comme celle de Charlotte, était de savoir quel genre d’homme était le futur mari de Diana. Si le bonheur à venir de leur jeune amie avait dépendu de la forme du nez ou de la couleur des yeux de son mari, ces deux dames n’auraient pas été plus anxieuses à ce sujet.

« A-t-il de longs cils et une expression rêveuse dans les yeux comme Valentin ? demanda Charlotte, secrètement convaincue que celui qu’elle aimait était le modèle accompli de toutes les grâces personnelles.

— Porte-t-il des favoris ? demanda Georgy. Je me souviens que, quand j’étais toute jeune fille et que j’allais dans le monde, à Barlingford, j’ai été frappée par les favoris de M. Sheldon. Et je me suis presque fâchée contre papa, qui faisait toujours des remarques railleuses et appelait ces favoris des côtelettes ; mais c’est qu’ils avaient tellement la forme de côtelettes à cette époque… il ne les porte plus ainsi maintenant. »

Mme Sheldon fit une diversion sur la question des favoris, et Diana échappa à la nécessité de décrire son adorateur.

Elle n’aurait jamais pu le dépeindre à Georgy.

Aussitôt qu’elle put reprendre la parole, elle demanda la permission de quitter Bayswater pour aller voir le domaine et la famille de son prétendu.

« Je reviendrai et je resterai auprès de vous aussi longtemps que vous le voudrez, ma chère madame Sheldon, et je vous ferai autant de bonnets que cela vous fera plaisir. Et d’ailleurs je continuerai à vous en faire quand j’habiterai à l’étranger et je vous les enverrai. Ce me sera un bien grand plaisir de pouvoir être de quelque utilité pour une amie qui a été si bonne pour moi. Et peut-être vous imaginerez-vous que les bonnets seront plus jolis, quand vous pourrez dire qu’ils viennent de France.

— Bonne et généreuse enfant ! Et vous n’allez pas partir pour une quinzaine et ne plus revenir, n’est-ce pas, ma chère ? J’ai eu un cuisinier qui m’a fait cela et qui m’a laissée avec un grand dîner sur les bras. Comment m’en suis-je tirée, avec un cuisinier étranger que je payais une guinée et qui employait du beurre à trois shillings la livre comme si c’eût été de la farine, et deux marmitons pour lui servir d’aides !… je n’en sais vraiment rien. Tout cela m’a semblé un rêve. Aussi depuis nous avons tout fait venir de chez le marchand de comestibles et je vous assure qu’en faisant ainsi, vous pouvez ne vous inquiéter de rien, et vous asseoir à votre table l’esprit aussi libre que si vous étiez une invitée, ce qui compense bien toute la dépense. »

Diana promit de ne pas se comporter comme le cuisinier, et deux jours après elle quittait l’embarcadère de London Bridge avec son père et Gustave.

Sheldon s’inquiéta fort peu de ce départ.

Il fut informé du futur mariage de Mlle Paget, et cette nouvelle n’éveilla ni surprise, ni intérêt dans son esprit profondément préoccupé.

« Un Français !… un ami de son père ! dit-il. Quelque aventurier sans doute, » pensa-t-il.

Ce fut toute l’attention qu’il fut capable d’accorder, pour le moment, aux affaires d’amour de Mlle Paget.