L’Héritage de Charlotte/Livre 05/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 261-270).

CHAPITRE V

DOUBLE SÉCURITÉ

Le lendemain du départ de Mlle Paget, Sheldon rentra chez lui de meilleure heure que d’habitude et trouva Charlotte seule au salon lisant un lourd volume, d’une nature édifiante et instructive, dans le but d’acquérir des connaissances qui lui permissent de mieux comprendre ce prodige de savoir qui avait nom Haukehurst.

Elle était fort disposée à bâiller sur le gros volume qui contenait la description de découvertes récentes se rattachant à l’antiquité.

Son esprit n’était pas encore préparé à comprendre ce qu’il y avait de sublime dans de telles découvertes ; elle n’y voyait qu’une sèche relation d’insignifiantes fouilles dans les sables du désert pour retrouver les traces des empires disparus.

Mlle Halliday releva la tête avec un soupir de fatigue quand son beau-père entra au salon.

Ce n’était pas une pièce qu’il affectionnait particulièrement et elle fut surprise de le voir dans un fauteuil en face d’elle tisonnant le feu comme s’il avait l’intention de prolonger son séjour.

« Vous ne devriez pas lire à la lumière des lampes, ma chère, dit-il, c’est très-mauvais pour la vue.

— Je crois bien que ma vue durera autant que moi, papa, répondit avec insouciance la jeune fille, mais vous êtes bien bon d’avoir cette pensée, et je ne lirai pas davantage. »

Sheldon ne répliqua rien.

Il s’assit en regardant le feu avec cette fixité de regard qui lui était habituelle, le regard de l’homme qui songe et qui calcule.

« Ma chère, dit-il après un temps de silence, il paraît que cette fortune à laquelle vous pouvez avoir des droits bien ou mal fondés, est plus importante que nous ne le pensions d’abord ; en fait, la somme dont il s’agit est considérable. J’ai été et je suis encore particulièrement désireux de vous tenir en garde contre un désappointement, car je sais l’effet que de semblables déceptions peuvent produire sur la vie d’une personne. Les insupportables lenteurs de la procédure devant la Cour de la Chancellerie sont proverbiales, et c’est pourquoi je désire avant tout que vous ne comptiez pas sur cet argent.

— Ce sont des idées que je n’aurai jamais, papa. J’aimerais certainement une belle édition de l’Encyclopédie Britannique pour Valentin, puisqu’on dit que cet ouvrage est très-essentiel à un littérateur, ainsi qu’un cheval, l’exercice du cheval étant, dit-on, très-salutaire pour un homme de lettres. Mais, au delà de cela…

— Nous n’avons guère besoin d’entrer dans ces détails, ma chère. Je désire que vous compreniez les choses sous un aspect plus large. Si, d’un côté, le succès dans la délivrance de l’héritage que nous sommes au moment de réclamer pour vous est incertain, de l’autre cet héritage est considérable. Comme de raison, quand je vous ai fait don de la somme de cinq mille livres, je n’avais aucune idée de la possibilité d’existence d’un pareil héritage.

— Certainement non, papa.

— Mais je découvre maintenant qu’il est dans les choses possibles que vous deveniez une héritière, une femme riche.

— Oh ! papa.

— Dans ce cas, je suis autorisé à conclure que votre mère devrait, dans une certaine mesure, bénéficier de votre bonne fortune.

— En pouvez-vous douter, papa ? Il n’y aurait pas de restriction aux avantages qui devraient résulter pour elle de la fortune qui pourrait m’advenir.

— Je n’en doute pas, ma chère, et c’est guidé par cette idée que je désire vous faire une proposition, à l’avantage éventuel de votre mère.

— Je serai heureuse de faire ce que vous pouvez désirer, papa.

— Il faut que votre acte soit spontané et non accompli pour satisfaire un de mes désirs.

— Que dois-je faire ? demanda Charlotte.

— Eh bien ! ma chère, nous sommes d’accord sur ce point que si vous devez hériter de cet argent, votre mère devra en profiter dans une large mesure. Mais malheureusement le procès à soutenir durera probablement pendant un temps infini ; et pendant ce temps il est dans les limites du possible que votre décès précède celui de votre mère.

— Oui, papa.

— Dans ce cas, votre mère perdrait toute espérance de profiter de ces avantages.

— C’est évident. »

Charlotte ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose de sordide dans cette discussion, dans ces calculs de gain et de perte possibles se liant à sa jeune existence ; mais elle arriva à cette conclusion qu’il était dans la nature des hommes d’affaires de tout voir à un point de vue matériel, et que Sheldon n’était pas plus sordide que tout autre homme de sa classe.

« Eh bien ! papa ? demanda-t-elle après un moment de silence durant lequel elle et son beau-père s’étaient absorbés tous deux dans la contemplation du feu.

— Eh bien ! ma chère, reprit lentement Sheldon, j’ai entendu dire que la manière la plus naturelle et la plus facile de se garder contre toutes les éventualités serait que vous fissiez une assurance sur votre vie au profit de votre mère.

— Non ! non ! papa ! s’écria Charlotte avec une énergie inaccoutumée ; je ferais tout, mais pas cela.

— Quelle peut être votre objection contre un arrangement aussi simple ?

— Je reconnais que ma répugnance semble folle et même puérile, papa ; mais j’ai réellement horreur des assurances sur la vie. Je pense toujours à papa… à mon pauvre papa que j’aimais si tendrement. Il semblait avoir mis à prix sa vie pour nous. Il était si anxieux d’assurer sa vie… Je me rappelle lui avoir entendu parler de cela à Hiley, quand j’étais enfant…, de tout régulariser, comme il disait, dans notre intérêt…, et, vous le savez, bientôt après il est mort.

— Mais, vous ne pouvez pas supposer que cette assurance ait été pour rien dans sa mort ?

— Naturellement non, je ne suis pas aussi enfant que cela ; seulement…

— Seulement, vous avez un préjugé insensé et ridicule contre le seul moyen que vous ayez de mettre votre mère à l’abri d’une éventualité si peu probable qu’elle mérite à peine qu’on y pense. Passez-vous ce caprice. »

Il y avait plus d’irritation dans le ton que dans les expressions mêmes.

Ce ne fut pas ce ton courroucé, mais la mention de l’intérêt de sa mère qui fit impression sur Mlle Halliday : elle commença à considérer son refus comme déraisonnable et égoïste.

« Si vous pensez réellement que je doive assurer ma vie, je le ferai, dit-elle alors ; papa l’a fait pour ceux qu’il aimait, pourquoi aurais-je moins de souci de l’intérêt des autres ? »

Une fois Mlle Halliday amenée à cet ordre d’idées, le reste était aisé.

Il fut convenu entre eux que comme Valentin devait être tenu dans l’ignorance des droits de sa fiancée à une certaine fortune dont on préparait la réclamation devant la Cour de la Chancellerie, on le tiendrait également dans l’ignorance de l’assurance préméditée.

Ce n’était qu’un mystère de plus, et Charlotte avait déjà appris à avoir un secret pour celui qui l’aimait.

« Je suppose qu’avant que nous soyons mariés, je pourrai lui tout dire ? fît-elle observer.

— Certainement, ma chère. Tout ce que je veux, c’est de mettre à l’épreuve sa persévérance et sa prudence. Si le cours des événements prouve qu’il mérite confiance, je me fierai à lui.

— Oh ! je n’ai pas de crainte à ce sujet, papa.

— Naturellement non, ma chère ; mais voyez-vous j’ai vos intérêts à protéger, et je ne puis pas voir ce jeune homme avec vos yeux. Je suis obligé d’être prudent. »

Le spéculateur soupira en disant cela : c’était un soupir de profonde lassitude.

Le remords lui était inconnu ; les fibres délicates sur lesquelles vibre cette corde n’avaient pas été employées dans la fabrication de son cœur. Mais il y a une fatigue morale qui participe de la nature du remords, ce sentiment plus noble, dont il a les angoisses. C’est une fatigue et une prostration de l’esprit, une défaillance du cœur, un ardent désir de se coucher pour mourir. C’est l’accablement du chien battu, bien plus que celui de l’homme découragé.

C’était là ce que Sheldon ressentait, à mesure que les mailles du filet qu’il tissait se multipliaient et devenaient chaque jour plus difficiles à manier.

Le succès, dans l’œuvre qu’il poursuivait, dépendait de bien des éventualités ; au loin brillait le but splendide qu’il voulait atteindre, la possession, sans personne qui la lui disputât, des cent mille livres laissées par John Haygarth ; mais entre l’auteur et le but final de tous ces complots, quel océan de difficultés !

Les mains croisées derrière la tête, Philippe regardait à travers le visage enfantin de la jeune fille, dans l’ombre et l’obscurité.

Dans les calculs qui occupaient sans cesse le cerveau de cet homme, Charlotte n’était qu’un chiffre au milieu d’autres chiffres nombreux. Elle avait sa valeur dans le total ; mais sa beauté, sa jeunesse, son innocence, son amour, sa confiance, n’étaient comptés pour rien et n’influaient en aucune façon la fixation du chiffre pour lequel elle entrait dans la somme de l’addition.

Eût-elle été vieille, laide, désagréable, à peine constituée pour vivre, qu’elle eût représenté exactement le même nombre dans les calculs de Sheldon.

Les grâces qui la rendaient belle étaient des grâces qu’il était inapte à apprécier. Il savait qu’elle était jolie femme, mais il savait aussi que les jolies femmes ne sont pas rares dans les rues de Londres et la différence qui pouvait exister entre sa belle-fille et la dernière des femmes qu’il croisait sur sa route, était moins pour lui qu’un préjugé social.

Quoique le secret dût être gardé à l’égard de Haukehurst, il se mit à l’œuvre sans allures mystérieuses, et il mena l’affaire avec une haute habileté artistique.

Il conduisit sa belle-fille dans les bureaux de Greenwood et Greenwood et expliqua ce qu’il voulait à l’un des directeurs en la présence de Charlotte. S’il appuya un peu plus qu’il ne l’avait fait dans le précédent entretien sur le désir ardent que Mlle Halliday avait de garantir les avantages pécuniaires qu’elle voulait assurer à sa mère, cette jeune personne était trop confiante et trop timide pour le contredire.

Elle lui laissa déclarer, ou plutôt donner à entendre, que cette proposition d’assurance était une idée spontanée de son esprit, une émanation de son cœur affectueux, le résultat naturel du souci presque maladif qu’elle éprouvait pour le bien-être de sa mère.

M. Hargrave Greenwood, de la maison Greenwood et Greenwood, sembla d’abord accueillir froidement la proposition, mais après quelques petits débats, il finit par reconnaître qu’une prévoyance excessive pouvait conseiller d’adopter ce parti.

« Je ne saurais imaginer de garanties d’existence plus assurées, parmi les habitants de Londres, que celles que présente Mlle Sheld…, Mlle Halliday, voulais-je dire. Mais comme cette jeune personne le suggère elle-même, dans le milieu où nous vivons, ces choses sont en dehors des prévisions humaines. S’il y a quelque chose de vrai dans les aphorismes des poètes, j’oserais dire que Mlle Halliday ne saurait s’assurer trop vite, la remarque de Cowper, ou plutôt attendez, je crois qu’elle est de Pope : « Ceux qu’aiment les dieux meurent jeunes, » ne saurait mieux s’appliquer qu’à une aussi charmante personne. Heureusement, les secrétaires des compagnies d’assurances connaissent très-peu les poètes, à moins toutefois que Mlle Halliday ne se rende à la Compagnie Royale, l’Espoir des veuves et des orphelins, dont le secrétaire est un auteur de drames qui tiennent très-bien leur rang à côté des ouvrages des Knowles et des Lytton. »

M. Greenwood, vieux gentleman de l’ancienne école, riait volontiers de ses propres plaisanteries et prenait les choses tout à fait gaiement : il donna à Sheldon une lettre d’introduction auprès du secrétaire de sa compagnie favorite, dont l’importance, selon lui, était considérable.

Ce ne fut pas le seul avantage résultant de l’entrevue.

L’approbation donnée à l’opération par l’homme de loi rassura Charlotte, et quoiqu’elle eût vu ses intentions quelque peu dénaturées, elle sentit qu’une opération qui semblait sage à un homme comme M. Greenwood, qui avait sous ses pieds un tapis de Turquie et qui commandait à des commis d’aussi bonne façon que ceux qu’elle avait vus aller et venir à la voix de leur patron, ne pouvait être que prudente et convenable.

La réalisation de l’assurance ne marcha pas aussi facilement que l’entrevue avec l’homme de loi.

Le docteur auquel Mlle Halliday fut présentée sembla fort satisfait de l’apparence de brillante santé que présentait cette jeune fille, mais dans un entretien ultérieur qu’il eut avec M. Sheldon, il lui adressa plusieurs questions et secoua la tête d’un air grave quand il lui fut dit que le père de Charlotte était mort à trente-sept ans. Néanmoins son visage perdit de son expression sérieuse en apprenant que Halliday était mort d’une fièvre bilieuse.

« M. Halliday est-il mort à Londres ? demanda-t-il.

— Oui.

— Je voudrais… hum !… si c’était possible voir le médecin qui l’a soigné. Ces fièvres ont rarement un dénoûment fatal, à moins qu’il n’y ait quelque cause qui y prédispose.

— Dans le cas qui nous occupe, il n’y en avait aucune.

— Vous parlez avec un peu trop de confiance, monsieur Sheldon, et non comme un homme de la profession.

— Je parle avec une certaine dose de connaissance professionnelle. Je connaissais Halliday depuis de longues années. »

Sheldon oublia de mentionner que Tom était mort dans sa maison et qu’il avait été soigné par lui.

Il est peut-être tout naturel que Sheldon, le spéculateur en réputation, ne désirât pas établir son identité avec Sheldon, le dentiste de Bloomsbury, qui n’avait pas réussi.

Après quelques autres escarmouches, le docteur honoré de la confiance de la compagnie d’assurance la Prudence consentit à reconnaître qu’il n’y avait rien à induire contre la constitution de M. Halliday, de sa mort prématurée, et qu’on pouvait assurer la vie de Charlotte.

Les motifs qui dictaient cette assurance avaient été brièvement exposés dans la lettre d’introduction à M. Greenwood, et parurent suffisants et acceptables aux yeux des directeurs. Aussi, après un délai de quelques jours, l’assurance sur la vie de la jeune personne fut acceptée, et Sheldon serra parmi ses plus importants papiers une enveloppe oblongue renfermant une police d’assurance sur la vie de sa fille pour cinq mille livres.

« Mais il ne s’en tint pas là, et il prit une double sécurité en faisant une seconde assurance sur la vie de la même jeune personne à la compagnie l’Espoir des Veuves et des Orphelins, quelques jours après la première opération.