L’Héritage de Charlotte/Livre 07/Chapitre 06

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 66-81).
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Livre VII

CHAPITRE VI

MESURES DÉSESPÉRÉES

Inquiet et fébrile fut le sommeil qui visita Haukehurst pendant cette nuit embaumée de l’été.

Quand il s’éveillait, il était inquiet et malheureux, mais les heures de sommeil étaient plus pénibles encore. Le sommeil ouvrait pour lui la porte à de folles visions, dans lesquelles Charlotte et le docteur Doddleson, l’éditeur du Cheapside, les administrateurs de la bibliothèque du British Museum, Diana et Sheldon figuraient au milieu d’une inextricable confusion de circonstances et de lieux.

À travers ses rêves pénibles, il avait quelque conscience de lui-même et de la chambre où il était couché, de la lune de juillet qui brillait sur lui à travers les vitres des croisées. Oh ! alors, comme elles étaient pleines de tortures ces visions où Charlotte lui apparaissait souriante, radieuse de santé et de bonheur, à une époque où il n’était pas question pour elle de la maladie et pour lui du chagrin qu’il en éprouvait.

Puis venait avec la rapidité du rêve le docteur Doddleson frappant à la porte de la ferme avec l’éditeur du Cheapside.

Puis il se trouvait comme spectateur dans un grand théâtre, ayant les proportions immenses d’un amphithéâtre romain, dans lequel l’auditoire lui semblait être une masse de mouches assistant à la rencontre de deux autres mouches, dans toute la gloire d’une cour représentée par une petite tache de pourpre et d’or brillant aux rayons du soleil. Dans son rêve il n’éprouvait aucune surprise à voir le théâtre où il se passait aussi vaste qu’une arène de gladiateurs.

Puis éclatait une musique composée d’une innombrable quantité de violoncelles et de bassons, et quelqu’un lui disait que c’était la première représentation d’une grande tragédie. Il sentait l’oppression de l’attente, la musique devenait plus grave et plus solennelle, le sombre rideau s’écartait lentement, et il apercevait une scène immense révélant une immense plaine éclairée par la lune, semée de tombes et de pierres tumulaires sans nombre, et sur la première de ces tombes, sans qu’il pût se rendre compte comment sa vue pouvait porter aussi loin, il lisait le nom de Charlotte.

Il s’éveilla en poussant un cri de douleur.

Il faisait grand jour, et les vagues de la mer dansaient gaiement aux rayons du soleil du matin.

Il se leva et s’habilla : un sommeil comme celui qui l’avait visité pendant cette nuit, était plus fatigant que la veille la plus dure.

Il descendit dans le jardin et se promena lentement dans une étroite allée bordée par des buis qui dataient de cent ans ; de pâles lumières se montraient aux fenêtres, et il se demandait quelles étaient celles qui éclairaient le visage de celle qu’il aimait avec tant d’idolâtrie.

« Il y a seulement une année que je l’ai vue pour la première fois, pensa-t-il, une année !… et l’aimer a été mon éducation libérale, la perdre serait ma désolation et mon désespoir. »

À huit heures, Diana vint le chercher pour le déjeuner.

« Verrai-je Charlotte ? demanda-t-il.

— Non, depuis quelque temps elle ne descend plus au déjeuner.

— Quelle nuit a-t-elle passée ?

— Une nuit très-tranquille, à ce qu’elle m’a dit ; mais je ne suis pas bien sûre qu’elle me dise la vérité, elle a si peur de nous inquiéter.

— À ce qu’elle vous a dit, dites-vous ? Vous ne couchez donc pas dans sa chambre, maintenant qu’elle est si malade ?

— Non, je voulais passer la nuit sur un sofa, au pied même de son lit, et j’en avais fait la proposition, mais M. Sheldon s’oppose à ce que je couche dans sa chambre. Il pense que seule elle est plus tranquille, et que l’air de la chambre est plus sain lorsqu’il n’y a qu’une seule personne qui y dort. Sa maladie n’est pas de celles qui demandent une attention constante même pendant la nuit.

— Néanmoins, j’aurais trouvé meilleur pour elle de vous voir auprès d’elle, pour l’égayer et relever son moral.

— Croyez-moi, Valentin, c’était mon désir le plus vif de rester auprès d’elle.

— J’en suis convaincu, ma chère amie, lui répondit-il avec bonté.

— Ce n’est que l’autorité de M. Sheldon, comme homme ayant quelque expérience médicale, qui m’a fait renoncer à satisfaire mon désir.

— Bien, admettons qu’il a raison. Et maintenant, nous pouvons aller déjeuner. »

Le déjeuner fut un triste et pauvre repas : les richesses de la ferme, sous forme d’œufs frais et de jambon soigné à la maison abondaient, mais nul n’avait goût à leur faire honneur.

Valentin se rappelait ses visites à la ferme du comté d’York et toutes les joies qu’il y avait goûtées, et le chagrin qui le torturait maintenant en était plus cruel.

Sheldon consacrait ses méditations du dimanche au cours des valeurs de la Bourse du samedi.

Georgy se plongeait dans la lecture de la biographie d’un prédicateur dissident, lecture qu’elle déclarait très-réconfortante.

Diana et Valentin étaient restés muets, tout à leur inquiétude, et après quelques vaines tentatives pour boire et pour manger, ils se levèrent de table et allèrent se promener au jardin.

Les cloches sonnaient joyeusement dans les tours carrées de l’église qui était tout proche, mais Valentin n’était pas en disposition d’aller à l’église ce matin-là.

Toutes ses pensées n’étaient-elles pas des prières, d’humbles et douloureuses instances, en vue d’obtenir une faveur sans prix ?

« Voulez-vous voir le docteur à son arrivée, et arranger les choses avec lui, de manière à ne pas alarmer Charlotte ? » demanda-t-il à Sheldon.

Celui-ci y consentit et se rendit dans le petit jardin, devant la maison, pour y attendre, en se promenant, le grand docteur Doddleson : la douairière Doddleson, comme l’appelaient quelques incrédules à l’égard de son mérite.

Une voiture prise à Saint-Léonard amena le docteur Doddleson, pendant que les cloches sonnaient pour annoncer l’office du matin.

Sheldon le reçut à la grille et lui expliqua les motifs qui l’avaient fait appeler.

Le docteur se montra plein d’une pompeuse sollicitude pour sa chère jeune malade.

« Réellement, c’est un des cas les plus intéressants que j’aie rencontrés dans ma longue pratique, dit d’un air paternel le médecin du West End. Comme je le disais à l’une de mes très-charmantes clientes, l’aimable et accomplie comtesse de Kassel Kamberterre, pas plus tard que mardi matin. Un cas qui, par sa ressemblance avec les conditions dans lesquelles se trouve la comtesse elle-même, ne pouvait être que grandement intéressant pour elle.

— Véritablement, je vous dois des excuses pour vous avoir fait venir, dit Sheldon, en conduisant le docteur vers la maison. Je n’ai consenti à ce que vous fussiez appelé que pour tranquilliser ce jeune Haukehurst, qui est fiancé à ma belle-fille, un homme en voie de se distinguer, à ce que je crois, dans la carrière qu’il suit, mais exalté et difficile à manier. Il n’y a, en réalité, aucun changement fâcheux, absolument aucun, et comme nous n’avons passé ici que trois jours, il n’y a pas possibilité de constater l’effet produit par le changement de résidence et par l’air de la mer. »

Cela ressemblait à une leçon faite au savant médecin, et il y avait parmi les rivaux professionnels du docteur Doddleson beaucoup de ses confrères qui prétendaient qu’il n’était pas lent à s’emparer du thème qui lui était fourni, n’étant influencé par aucune idée qui lui fût personnelle.

Charlotte avait été installée près de la fenêtre ouverte dans le salon, et c’est là que M. Doddleson la vit en présence de Sheldon et de Georgy, et le digne docteur, employant le jargon habituel de son art, abonda dans le sens de l’opinion qui lui avait été exprimée, avec toute la déférence due à Sheldon.

Pour Georgy, cette entrevue dans laquelle les opinions de Sheldon avaient été pompeusement reproduites par le médecin, fut encore plus réconfortante que la sainte vie du ministre dissident.

Diana et Valentin se promenaient dans le jardin, pendant que le docteur voyait sa malade.

La lourde phraséologie du docteur Doddleson leur arrivait comme le bourdonnement d’une abeille.

C’était un soulagement pour Valentin de savoir le médecin auprès de la malade, mais il n’avait pas l’intention de le laisser repartir sans l’avoir interrogé.

« Je ne veux pas d’information de seconde main, je veux entendre l’opinion de cet homme de sa propre bouche, » se dit-il.

Il passa sur le devant de la maison aussitôt que le bourdonnement eut cessé et se trouva sur leur passage, quand le docteur Doddleson et Sheldon sortirent.

« Si vous ne vous y opposez pas, monsieur Sheldon, je désirerais adresser quelques questions au docteur Doddleson.

— Je ne m’y oppose nullement, répliqua le spéculateur, mais c’est une chose si contraire à toutes les habitudes, que je doute que le docteur Doddleson y consente. »

Et il adressa un regard au docteur qui semblait dire :

« Pourrez-vous vraiment satisfaire à une demande aussi contraire à tous les usages ? »

Mais le vieux Doddleson était éminemment bon.

« C’est là le fiancé de notre jeune amie, dit-il, de cette chère… chère enfant… »

Puis il tourna le regard de ses yeux d’un bleu pâle, qui clignotaient sous ses lunettes, sur Valentin, pendant que celui-ci l’observait pour prendre sa mesure, autant qu’il est possible de prendre la mesure intellectuelle et morale d’un homme en le regardant dans les yeux.

« Et c’est là l’homme qui a été choisi pour arracher ma bien-aimée aux griffes de la mort, » se dit-il la rage au cœur.

« C’est là le fiancé de notre jeune malade ? Quel couple intéressant ! » répétait le docteur de son ton doucereux.

Les trois hommes se mirent à se promener dans le jardin derrière la maison, Sheldon se tenant derrière le docteur.

« Pour l’amour de Dieu, dites-moi la vérité, docteur ! dit Valentin d’une voix grave, aussitôt qu’ils furent assez loin de la maison pour ne pas être entendus. Je suis un homme et je puis entendre ce que vous pouvez avoir de plus terrible à dire.

— Mais réellement, Haukehurst, il n’y a rien qui justifie cette manière de prendre les choses. Le docteur est d’accord avec moi qu’il n’y a qu’une excessive langueur et rien de plus.

— Cela ne fait pas de doute, dit le docteur avec calme.

— Et le docteur est également d’avis avec moi qu’il y a tout à attendre de l’action réparatrice de l’air de la mer.

— Indubitablement, dit le docteur en inclinant gravement la tête en signe d’assentiment.

— Et c’est tout, demanda Valentin découragé.

— Mon cher monsieur, que puis-je dire de plus ? dit le médecin. Comme mon bon ami M. Sheldon vient de le faire remarquer, nous sommes en face d’une excessive langueur, et comme mon bon ami M. Sheldon l’a dit ensuite, il faut attendre les effets du changement d’air. L’effet vivifiant de la brise de mer, l’aspect réjouissant d’un pays nouveau… le docteur Nature, mon cher monsieur, est le coadjuteur le plus précieux.

— Et vous ne pensez pas que votre malade soit plus mal, docteur Doddleson ?

— Le docteur vient de laisser Mme Sheldon toute rassérénée par l’assurance qu’il lui a donnée que sa fille était mieux, dit Sheldon.

— Non, non, s’écria le docteur Doddleson. En cela, mon bon ami M. Sheldon n’est pas complètement exact. J’ai dit que notre malade n’était pas visiblement plus mal. Je n’aurais pu dire qu’elle était mieux. Il y a une dilatation des pupilles que je n’arrive pas à s’expliquer complètement.

— Excitation mentale, dit un peu vivement Sheldon. Charlotte est nerveuse à l’excès et votre arrivée soudaine a dû nécessairement agir sur ses nerfs.

— Indubitablement, reprit le docteur, et il est de toute évidence qu’une telle dilatation des pupilles pourrait, dans de certaines circonstances, être occasionnée par une excitation mentale. Je regrette de trouver notre malade sujette à des vertiges…

— Effet d’imagination, insinua Sheldon.

— … Qui sont, sans doute, dans une certaine mesure, attribuables à des dispositions hypocondriaques de l’esprit, continua le docteur de sa voix pâteuse. J’ai le regret de reconnaître que ces vertiges ont quelque peu augmenté dans ces derniers temps. Mais il ne faut pas moins compter sur le docteur Nature. Des bains de mer chauds, si on peut les apporter dans la chambre de la malade, et de temps en temps des immersions dans la vague à la mer feront merveille. »

Valentin ne poussa pas plus loin ses questions, et le médecin partit dans la voiture louée à Saint-Léonard pour mettre à profit son excursion en allant faire visite à deux ou trois douairières, qui seraient sans doute fort heureuses de voir arriver leur docteur favori.

« Eh bien ! Haukehurst, dit Sheldon quand le véhicule se fut éloigné, j’espère que vous êtes satisfait maintenant ?…

— Satisfait ?… s’écria Valentin. Oui, satisfait de savoir que votre fille est assassinée !

— Assassinée ! » répéta le spéculateur d’une voix sourde et défaillante.

Valentin ne s’aperçut pas du changement.

« Oui, assassinée, sacrifiée à l’insuffisance de ce vieil idiot qui vient de nous quitter. »

Sheldon respira plus librement.

« Quoi ! s’écria-t-il, vous doutez de la science du docteur Doddleson ?

— Y croyez-vous donc, vous ? Non, je ne puis penser qu’un homme doué de votre perspicacité en toutes choses, à demi-médecin lui-même, puisse être dupe de ce sot imposteur. Et c’est au jugement d’un tel homme que l’existence de celle que j’aime a été confiée, et c’est cet homme que j’ai attendu avec confiance, espérant qu’il avait la puissance de sauver mon trésor. Grand Dieu ! à quelle branche pourrie peut-on se raccrocher !… et parmi les éminents docteurs de Londres, c’est celui que vous avez choisi !

— Je dois hautement protester contre cette extravagante sortie, Haukehurst, dit Sheldon, J’ai la responsabilité du choix que j’ai fait ; et je ne souffrirai pas que ce choix soit attaqué par vous de cette outrageante et violente façon. Votre anxiété au sujet de Charlotte peut excuser beaucoup de choses, mais elle ne peut excuser pareille chose, et si vous ne pouvez pas vous contenir mieux que cela, je serai obligé de vous prier de vous abstenir de vous présenter dans ma demeure, tant que le rétablissement de Charlotte n’aura pas mis fin au retour de pareils emportements.

— Croyez-vous à la science du docteur Doddleson ? demanda Valentin avec obstination. Je veux, à tout prix, avoir une réponse à ma question.

— Très-positivement, oui, et ma confiance est partagée par tout le monde médical. Le choix que j’ai fait de cet habile praticien pour traiter Charlotte a été guidé par sa réputation qui est aussi bien établie comme médecin que comme homme consciencieux. Ses opinions sont aussi profondément raisonnées qu’elles sont dignes d’inspirer confiance.

— Ses opinions ! s’écria Valentin avec un rire amer. Au nom du ciel, qu’appelez-vous ses opinions ?… Les seules opinions que j’ai pu tirer de lui ce matin n’étaient que l’écho des vôtres. Et l’homme en lui-même ?… J’ai pris sa mesure avant de lui adresser mes questions, et la physiologie est une science menteuse, ou cet homme n’est pas autre chose qu’un imposteur !

— Sa position répond à cette appréciation.

— Sa position ne répond à rien. Il n’est pas le premier imposteur qui ait acquis une position, et très-probablement il ne sera pas le dernier. Il faut me pardonner, si je parle avec un peu de violence, monsieur Sheldon. Mes sentiments sont trop profonds pour que je puisse me rappeler les convenances de ma position. La chère fille qui est entre la vie et la mort est ma future. Comme votre belle-fille, elle vous est très-chère, je n’en doute pas, et vous êtes anxieux de faire votre devoir. Mais elle est tout au monde pour moi, mon doux souvenir du passé, mon seul espoir pour l’avenir. Je ne veux pas la confier aux soins du docteur Doddleson, je revendique le droit de lui choisir un autre médecin, qui s’adjoindra à celui qui a votre confiance, s’il le faut, je n’ai pas l’intention d’offenser le médecin de votre choix.

— C’est une complète absurdité, dit Sheldon.

— C’est une absurdité qu’il faut me passer, répliqua Valentin d’un ton résolu. L’enjeu de la partie est trop sérieux pour la jouer avec négligence. Je vais partir pour Londres à l’instant et en ramener un autre médecin.

— Connaissez-vous quelque grand homme ?

— Non, mais j’en trouverai un.

— Si vous partez aujourd’hui, vous alarmerez infailliblement Charlotte.

— C’est vrai, et je lui causerai un désappointement par-dessus le marché. Mais, dans l’état des choses, je suppose que je puis agir demain aussi bien qu’aujourd’hui ?

— Positivement.

— Je partirai demain, par le premier train, et je reviendrai avec le docteur dans l’après-midi. Oui, je partirai demain. »

Sheldon respira plus librement.

Il y a des circonstances où gagner le temps de réfléchir est le point essentiel ; des circonstances où un sursis vaut une grâce.

« Je vous en prie, examinons la question tranquillement, dit-il avec un léger soupir de fatigue. Il n’y a pas de motif à toute cette agitation. Vous pouvez partir demain, par le premier train, dites-vous ? Si vous trouvez quelque satisfaction à amener un médecin, amenez-en un, amenez-en une demi-douzaine, si cela vous plaît. Mais, pour la dernière fois, je vous en avertis, tout ce qui tend à alarmer Charlotte, est ce qu’il y a de plus contraire à son rétablissement.

— Je le sais. Elle ne sera pas effrayée, mais nous aurons de meilleurs conseils que ceux du docteur Doddleson. Et maintenant je rentre. Elle s’étonnerait de mon absence. »

Il retourna dans la pièce gaie et bien aérée où Charlotte était assisse le dos soutenu par des oreillers, le visage plus pâle, l’air plus languissant que la veille à ce qu’il semblait à Valentin.

Diana était près d’elle, tendre et attentive, et de l’autre côté de la fenêtre était assisse Mme Sheldon avec la biographie du ministre dissident ouverte sur les genoux.

Pendant toute la journée Valentin joua son rôle bravement.

Il était pénible et cruel à jouer ce rôle d’espérance et de confiance, avec le cœur torturé par d’indicibles frayeurs.

Il lut l’Épître et l’Évangile du jour à sa bien-aimée, puis quelques chapitres de Saint-Jean, ces chapitres profondément tristes qu’on récite aux approches de l’agonie.

C’était Charlotte qui avait choisi ces chapitres, et son fiancé n’avait pas d’excuse à présenter pour discuter son choix.

C’était la première fois qu’ils s’unissaient dans l’exercice d’un devoir religieux et leurs cœurs étaient profondément touchés par cette pensée.

« Comme il faut que nos entretiens aient été frivoles, Valentin, pour que nous trouvions si nouveau de lire ensemble ces belles paroles. »

Sa tête était à demi supportée par les oreillers, reposant à demi sur l’épaule de son ami, et ses yeux suivaient les lignes à mesure qu’il lisait d’une voix basse, calme, mais qui ne faiblit pas un seul instant.

De bonne heure, dans la soirée, Charlotte se retira épuisée par la fatigue de la journée, malgré le bonheur qu’elle trouvait dans la société de Valentin.

Plus tard, quand la nuit fut venue, Diana redescendit, apportant la nouvelle que la malade dormait d’un sommeil paisible.

Mme Sheldon sommeillait dans son fauteuil, la biographie du ministre dissident était tombée à terre, et Valentin était debout, les bras croisés, appuyé contre l’embrasure de la fenêtre, regardant dans le jardin envahi par les ombres du soir.

Sheldon leur avait tenu fort peu compagnie ; il avait été dehors toute la journée.

Il était sorti immédiatement après son entretien avec Valentin, pour aller faire sur le rivage une excursion qui avait duré jusqu’à l’heure du dîner.

Après le dîner, il resta dans la chambre où le repas avait été pris, et il y était encore en ce moment. La lumière des bougies, à laquelle il lisait les journaux, brillait au dehors.

« Voulez-vous venir faire un tour de promenade avec moi, Diana ? » demanda Valentin.

Mlle Paget y consentit avec empressement, et ils sortirent dans le jardin, dans lequel ils s’enfoncèrent hors de la portée des oreilles de Sheldon, dans le cas où il lui aurait plu d’ouvrir sa fenêtre et d’écouter.

« J’ai besoin de vous expliquer mes plans au sujet de Charlotte, commença Valentin. Je pars demain pour Londres pour chercher un médecin plus capable que le docteur Doddleson. J’aurai trouvé mon homme au bout d’une heure ou deux, et si la chose est possible, je reviendrai, le soir avec lui. Il n’y a aucun sujet de craindre que le mal empire ; mais si un changement de ce genre se produisait, je compte sur vous pour vous empresser de m’en faire parvenir la nouvelle. Je suppose que vous pourriez trouver ici une voiture si vous en aviez besoin ?

— Je puis me rendre à Saint-Léonard, si c’est là ce que vous voulez dire, répondit vivement Mlle Paget. Je pense qu’on peut se procurer une voiture ; dans le cas contraire, je puis faire la course à pied ; quelques milles à faire soit le jour, soit la nuit, ne m’effraient pas. S’il survenait un changement, Valentin, ce dont Dieu nous préserve, je vous en avertirais par un télégramme.

— Vous ferez bien de l’adresser à mon cercle ; c’est un point plus central que mon logement, et plus rapproché de l’embarcadère. J’y passerai deux ou trois fois dans le courant de la journée,

— Vous pouvez compter sur ma vigilance, Valentin. Je ne croyais pas qu’il fût dans ma nature d’aimer personne comme j’aime Charlotte. »

Les lettres de Gustave, restées sur la table sans qu’elle y eût répondu, témoignaient de la nature absorbante de l’affection qu’elle portait à la jeune malade, et qui lui faisait regarder tout autre amour comme sacrilège.

Elle prolongea sa veille fort tard pour répondre à la dernière lettre de Gustave qui exprimait ses plaintes douloureuses :

« Vous m’avez oublié. Oh ! que j’ai été insensé de me fier à votre amour ! Ne suis-je pas vieux et grisonnant comparé à tant de jeunesse, de fraîcheur, moi, un vénérable radoteur de trente-cinq ans. Qu’ai-je à aller rêver amour et mariage ? Fi ! je m’humilie dans la poussière devant vos pieds mignons, et je vous invite à me fouler d’un pied cruel. Mais, si vous ne répondez pas à mes lettres, je viendrai à Barrow. Je braverai ce terrible Sheldon, un bataillon de Sheldon encore plus féroces, les plus féroces du monde, pour me rapprocher de vous. »

« Croyez-moi, cher Gustave, je n’oublie pas, » répondit Diana à ces remontrances sério-comiques. « J’ai eu un véritable chagrin à quitter Londres et pour vous et pour mon père. Mais ma sœur d’adoption l’emporte sur tout en ce moment. Ne lui reprochez pas mes soins et mon amour, car elle peut n’avoir pas longtemps à les réclamer. Il n’y a que du chagrin dans nos cœurs, chagrin pour le présent, crainte pour l’avenir. »