L’Héritage de Charlotte/Livre 07/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 51-66).
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Livre VII

CHAPITRE V

À BARROW

Lé soleil d’été brillait sur le village de Barrow quand Charlotte y arriva avec Mme Sheldon et Diana.

Sheldon devait venir le jour même par un autre train et Valentin devait arriver dans deux jours pour passer auprès de sa bien-aimée l’intervalle qui sépare le samedi du lundi. Il avait vu les voyageuses monter en wagon à l’embarcadère du Pont de Londres, mais Sheldon y était également, et les amoureux n’avaient pas trouvé l’occasion d’avoir entre eux un entretien confidentiel.

De tous les villages du comté de Sussex, Barrow est peut-être le plus joli.

La vieille église saxonne, les fermes et les chaumières champêtres, répandues çà et là, sont bâties sur le versant de la montagne et la vaste étendue de l’Océan se déploie sous les fenêtres des habitations. Les roses et les fuchsias qui ornent les jardins gagnent en éclat par le contraste de cette immense nappe bleuâtre. La brise de mer se mêle au parfum du foin fraichement fauché et aux odeurs des étables.

L’alouette chantait en s’élevant dans le ciel au-dessus du clocher du village et les mouettes se jouaient dans les rayons du soleil au-dessus de l’azur de la mer. Les pêcheurs et les cultivateurs habitaient les chaumières bâties à côté les unes des autres sur le bord de la route qui contournait le flanc de la montagne.

Cette route à travers la montagne, vue par une après-midi de juillet, semblait presque à Charlotte la route du paradis.

« On dirait le chemin du ciel, Diana ! » s’écria-t-elle les yeux fixés sur les tours carrées de la vieille église saxonne.

Elle s’étonnait de voir les yeux de Diana se mouiller de larmes en l’entendant parler ainsi.

Mlle Paget essuya vivement ses yeux du revers de sa main et sourit à son amie.

« Oui, chère, ce village est très-joli, n’est-ce pas !

— Il a l’air effroyablement ennuyeux ! dit Mme Sheldon avec un frisson ; Diana, il n’y a pas une boutique. Où ferons-nous nos provisions ? Je l’avais dit à M. Sheldon, Saint-Léonard eût été bien plus convenable pour nous.

— Oh ! maman, Saint-Léonard est le type de tout ce qu’il y a d’insignifiant et de vulgaire, comparé à ce charmant village si rustique ! Tenez, regardez cette cabane de pêcheurs avec ces filets qui sèchent au soleil, c’est un vrai tableau de Hook.

— Quelle utilité d’aller se confiner au milieu des cabanes de pêcheurs, Charlotte ? demanda Mme Sheldon avec un peu d’aigreur. Les filets de pêcheurs ne nous fourniront pas notre viande de boucherie. Où irons-nous chercher nos rôtis de mouton ?… M. Doddleson attache une si grande importance aux rôtis de mouton.

— L’air de la mer me fera plus de bien, maman, que tous les moutons qu’on a pu faire rôtir dans le monde. Oh ! chère, c’est là notre petite ferme ? s’écria Charlotte, lorsque la voiture s’arrêta devant une petite grille très-pittoresque. Quel amour de maison ! quels délicieux petits carreaux ! quels charmants rideaux blancs ! et cette vache qui me regarde d’un air si amical de l’autre côté de la grille ! Oh ! comme nous serons heureux de vivre ici.

— Diana, s’écria Mme Sheldon d’un ton solennel, nous n’avons pas passé devant une seule boutique, il n’y a pas même un bureau de poste, et quant à la mercerie, je suis certaine que nos effets auraient le temps de tomber en loques, avant que nous ayons pu trouver un mètre d’étoffe à doublure ! »

La ferme était une de ces demeures idéales qui, pour les citadins, semblent aussi belles que les chambres à ciel de saphir de la maison de Salomon.

Charlotte était ravie de l’idée que cette demeure allait être la sienne pendant une quinzaine de jours.

« Je voudrais m’installer ici pour toujours, dit-elle, quand les deux jeunes filles visitèrent leurs chambres, qui exhalaient un parfum de lavande et de rose. Qui voudrait retourner à cet insipide Bayswater en sortant d’ici ? Valentin et moi nous pourrons venir nous établir ici après notre mariage. Cet endroit vaut mieux que Wimbledon. De grandes pensées lui viendront au fracas puissant des vagues soulevées par la tempête, et dans les jours de calme le murmure de l’onde lui inspirera de gracieuses fantaisies. À vivre ici, tout homme deviendrait poète. Je suis certaine que moi-même je réussirais à écrire un roman, si je séjournais ici assez longtemps. »

Après cela elles arrangèrent le joli petit salon.

Elles placèrent près de la fenêtre un fauteuil pour Charlotte, et en face un autre fauteuil pour Mme Sheldon ; entre les deux fauteuils, elles disposèrent une petite table pour les livres, les fleurs, les travaux d’aiguille, et tous les petits riens si nécessaires à l’existence féminine.

Puis, pendant que Mme Sheldon faisait l’inspection des chambres pour y trouver des défauts et accumulait les critiques comme pour prouver des facultés d’invention qu’on ne lui avait pas soupçonnées jusqu’alors, Charlotte et Diana exploraient le jardin et donnaient un coup d’œil à la cour de la ferme, où la vache les regardait comme elle l’avait fait lorsque la voiture s’était arrêtée à la grille, et comme si elle n’était pas encore revenue de l’étonnement qu’avait causé à son esprit rustique cette circonstance phénoménale.

Mais Charlotte se sentit tout à coup fatiguée, puis elle fut prise d’un de ces étranges étourdissements qui étaient l’un des fréquents symptômes de son mal.

Diana l’aida à rentrer à la maison et l’établit dans un bon fauteuil.

« Il faut que je sois bien malade, dit-elle d’un ton plaintif, car la nouveauté même de cette jolie demeure ne peut me rendre heureuse longtemps. »

Sheldon arriva dans la soirée avec un approvisionnement des potions que Charlotte prenait trois fois par jour : il s’était rappelé qu’il n’y avait pas de pharmacien à Barrow, et qu’on serait obligé d’envoyer à Saint-Léonard pour se procurer les potions, et c’est pourquoi il avait pris une provision de cet inoffensif tonique.

« C’est bien de la bonté à vous d’avoir pensé à cela, quoique réellement je ne pense pas que cela me fasse le moindre bien, dit Charlotte. Nancy avait coutume d’aller chercher mes potions à Bayswater. Elle s’était fait presque un devoir d’aller elle-même chez le pharmacien.

— En vérité ! s’écria Sheldon, Nancy s’inquiétait de vos médicaments ?

— Oui, papa, et beaucoup aussi à mon sujet. Si j’avais été sa fille, elle n’aurait pas pu paraître plus tourmentée. »

Le spéculateur prit bonne note de ce fait : Mme Woolper faisait l’officieuse, n’était-elle pas aussi soupçonneuse ? Les personnes de ce caractère sont gênantes.

« Je pense que quelques semaines dans un workhouse, feraient du bien à cette vieille femme, se dit-il à lui-même. Il y a des gens qui ne savent jamais quand ils sont bien. »

L’après-midi du samedi arriva en son temps, mais après un long et pénible intervalle, à ce qu’il sembla à Charlotte, pour laquelle le temps marchait lentement, tant était pénible la lassitude causée par sa maladie.

De temps en temps une émotion passagère ramenait un peu de son ancienne animation à son visage, un peu de son ancienne gaieté, mais cet éclat passait vite et la langueur maladive reparaissait très-visiblement.

Juste à l’heure à laquelle il était attendu, Haukekurst apparut, dans les plus heureuses dispositions d’esprit, chargé de nouveaux magazines, ravi du village, enchanté du jardin et de la vue de la mer, la parole animée et la tête pleine de nouvelles à raconter à sa bien-aimée.

Tel livre n’avait pas réussi, telle et telle comédie avait fait un fiasco complet. Le roman de Jones avait porté coup ; le tableau de Brown était l’œuvre dont on parlait cette année ; et Charlotte devrait voir le tableau acclamé et la pièce tombée quand elle reviendrait à Londres.

Pendant une heure les amoureux restèrent à causer ensemble dans le petit salon de la ferme, ayant devant eux la mer et les fleurs du jardin, pendant qu’une alouette faisait entendre son chant en s’élevant dans le ciel calme et bleu.

La voix de Charlotte avait quelque chose de languissant, malgré le bonheur parfait qu’elle éprouvait à être ainsi assise, ayant auprès d’elle celui qu’elle aimait ; mais l’entrain de Valentin ne se démentait pas un instant, et, quand Mme Sheldon lui donnait à entendre qu’une trop longue conversation pouvait fatiguer la malade, il quittait le salon le sourire sur les lèvres et en promettant à sa fiancée de revenir après une promenade d’une heure.

Sa promenade ne le conduisait pas loin. Il allait tout droit à un petit kiosque construit dans le lieu le plus écarté du jardin, et Diana l’y suivait.

Elle avait appris à comprendre le langage de sa physionomie au temps de leur ancienne camaraderie, et elle avait surpris un regard au moment où il quittait le salon, qui lui disait la lutte intérieure qu’il soutenait et ce qu’il lui en coûtait de paraître aussi gai.

« Il ne faut pas vous laisser abattre, Valentin, » dit-elle, quand ils furent assis dans le petit kiosque, ou il s’était assis avec découragement, les coudes appuyés sur la table rustique.

Il ne répondit rien.

« Vous ne la trouvez pas plus mal… beaucoup plus mal, Valentin ?

— Plus mal ?… J’ai lu la mort dans ses yeux ! » s’écria-t-il.

Et il laissa tomber sa tête dans ses mains et sanglota amèrement.

Diana restait assise auprès de lui, surveillant cette explosion de douleur.

Quand la tempête de larmes fut apaisée, elle s’efforça de le consoler de son mieux.

Le changement qu’il avait remarqué n’était pas aussi visible pour elle. Il avait espéré que l’air de la mer aurait un magique pouvoir pour rendre des forces à la malade.

Il était arrivé le cœur plein d’espoir, et au lieu d’un commencement d’amélioration, il voyait les progrès du mal.

« Pourquoi M. Sheldon n’a-t-il pas envoyé chercher le docteur…, demanda-t-il avec indignation, le docteur qui la soigne ? Il aurait pu lui envoyer un télégramme.

— Charlotte prend les médicaments prescrits par M. Doddleson, dit Diana, et toutes ses prescriptions sont exactement suivies.

— Pourquoi alors son état empire-t-il ? Le docteur devrait la voir tous les jours… toutes les heures si cela est nécessaire. Et s’il ne peut la guérir, il faut appeler un autre médecin. Grand Dieu, Diana ! devons-nous la laisser ainsi se flétrir et périr sous nos yeux ? Je vais partir à l’instant pour Londres et je ramènerai ce docteur Doddleson avec moi par l’express.

— Votre départ pour Londres chagrinerait et alarmerait Charlotte ; vous pouvez envoyer un télégramme au docteur, ou tout au moins M. Sheldon peut le faire. Il ne serait pas convenable à vous d’agir sans sa permission.

— Il ne serait pas convenable… répéta Valentin avec véhémence. Pensez-vous que je vais faire le pointilleux et m’arrêter à considérer ce qui convient ou ce qui ne convient pas ?

— Avant tout il faut éviter d’alarmer Charlotte, insista Diana.

— Croyez-vous que je ne le sache pas ? croyez-vous que je ne le sentais pas tout à l’heure, quand, assis auprès d’elle, je lui débitais des billevesées à propos de livres, de tableaux, et de pièces de théâtres, pendant que chaque regard furtif que je jetais sur son visage était comme un coup de poignard qui m’entrait dans le cœur ? Je ne l’alarmerai pas ; je consulterai M. Sheldon, je ferai tout, tout pour la sauver. Pour la sauver !… Oh ! mon Dieu, en sommes-nous arrivés là ? »

Il devint plus calme sous l’influence de Diana, et il rentra lentement à la maison.

Il avait évité de passer devant la fenêtre ouverte près de laquelle était assise Charlotte ; il ne s’était pas encore préparé à rencontrer ses regards interrogateurs.

Il se rendit dans la pièce où l’on devait dîner, une pièce plus sombre et plus triste que le salon, et là il trouva Sheldon lisant un journal, une de ces éternelles feuilles traitant des fluctuations du marché des valeurs.

Le spéculateur n’avait fait qu’entrer et sortir de la maison toute la journée, tantôt allant faire un tour sur le rivage, tantôt restant appuyé contre la grille du jardin, méditatif et silencieux comme la vache qui regardait Charlotte, tantôt se promenant dans les allées du jardin, les mains dans ses poches et la tête inclinée sur sa poitrine.

Diana qui, dans son inquiétude, surveillait tous les mouvements de Sheldon, avait remarqué son agitation et y avait vu l’indice d’une anxiété croissante : elle savait qu’il avait quelque connaissance médicale, s’il ne jugeait pas convenable de s’en prévaloir, il devait, par conséquent, être un meilleur juge de l’état de la santé de Charlotte que des observateurs complétement ignorants : s’il était inquiet, c’est qu’il y avait une cause réelle d’inquiétude. C’est pour cela, et pour cela seulement que Diana l’épiait.

« Il doit l’aimer plus que je ne l’aurais cru capable d’aimer qui que ce soit, se dit Mlle Paget, chère fille !… les cœurs les plus froids sont touchés par son aimable nature ! »

Sheldon leva les yeux à l’entrée de Valentin et salua son visiteur d’un mouvement de tête amical.

« Enchanté de vous voir, Haukehurst, dit-il. Semper fidelis, toujours le modèle des amants dévoués. Mais, quel air de tristesse !

— Je n’ai, je pense, que trop sujet d’avoir l’air triste, répondit gravement Valentin. J’ai vu Charlotte.

— oui, et ne trouvez-vous pas qu’il y a du mieux ? un mieux graduel, comme de raison… Ces sortes de langueurs constitutionnelles ne se secouent pas en un clin d’œil. Mais certainement vous la trouvez mieux, plus brillante…

— Oui, brillante de cet éclat qui n’appartient plus à la terre. Que Dieu me vienne en aide ! Je… je suis un peu enfant… le plus grand des lâches… le… »

Il fit un grand effort et parvint à dominer le sanglot qui allait étouffer sa voix.

« Monsieur Sheldon, continua-t-il tranquillement, je crois votre belle-fille mourante…

— Mourante ! Grand Dieu ! mon cher Haukehurst, cette alarme est bien… bien prématurée. Il n’y a pas de sujet de crainte, quant à présent… aucun sujet. Je vous en donne ma parole, comme médecin.

— Aucune cause de crainte, quant à présent ?… Ce qui signifie que ma bien-aimée ne me sera pas enlevée cette nuit, ou demain matin. J’aurai quelques jours pour respirer, oui, je vous comprends. L’arrêt est prononcé. J’ai vu la mort sur son visage aujourd’hui.

— Mon cher Haukehurst…

— Mon cher Sheldon, par pitié, ne me traitez pas pomme si j’étais une femme ou un enfant. Faites-moi connaître son sort. Si… si… la plus grande de toutes les calamités que la main de Dieu peut faire tomber sur moi en punition de mes fautes passées, doit me frapper, si ce mortel chagrin doit m’atteindre, donnez-moi la force de le supporter en homme. Que je meure sans bandeau sur les yeux. Oh ! cher et bel ange rédempteur des fautes de ma vie mal employée ! n’avez-vous été envoyé d’en haut que pour briller un moment à mes yeux, et repartir après votre mission rédemptrice accomplie !

— Bonté céleste ! pensa Sheldon, quelles absurdités ces écrivains sont susceptibles de débiter ! »

Il n’était en aucune façon touché de l’angoisse du pauvre amoureux, toute réelle qu’elle était : un pareil chagrin était en dehors du cercle dans lequel ses pensées évoluaient. Cette manifestation de douleur lui était désagréable. Elle agaçait péniblement ses nerfs, comme les discours du pauvre Tom au temps jadis, quand l’honnête fermier était couché sur son lit de mort ; la présence du jeune homme, l’anxiété du jeune homme lui causaient un désagrément du même genre.

« Dites-moi la vérité, monsieur Sheldon, dit alors Valentin en se contenant, reste-t-il de l’espoir, le moindre espoir pour ma pauvre chérie ? »

Sheldon réfléchit un moment avant de répondre, il projeta en avant sa lèvre inférieure, contracta ses sourcils avec cet air de profonde méditation qu’il aurait pris s’il eût été consulté sur les mérites relatifs d’une première ou d’une seconde émission d’obligations d’une compagnie de chemin de fer d’une solvabilité douteuse.

« Vous m’adressez là une question embarrassante, Haukehurst, dit-il enfin, si vous me demandez simplement si je suis satisfait du tour qu’a pris la maladie de Charlotte depuis quelques semaines, je vous répondrai franchement que je n’en suis pas content du tout. Il y a un manque de ton persistant, un affaiblissement visible des forces vitales qui, je le confesse, m’a causé quelque inquiétude. Voyez-vous, le fait positif est que nous sommes en présence d’une faiblesse radicale de constitution qui, comme Mlle Paget elle-même, jeune personne très-perspicace et très-intelligente, l’a fort bien observé, est une faiblesse de constitution héréditaire, contre laquelle la médecine est parfois impuissante. Vous n’avez pas à craindre une négligence de ma part, Haukehurst, tout ce qui est possible sera fait. Les prescriptions du docteur Doddleson sont fidèlement observées et…

— Mais ce docteur Doddleson est-il de force à lutter contre la maladie ? demanda Valentin. Je ne l’ai jamais entendu citer comme un bien grand homme.

— C’est ce qui prouve que vous n’entendez rien à la profession médicale.

— Je n’y entends rien en effet. Jamais de ma vie je n’ai eu besoin d’avoir recours aux médecins. Et vous pensez que ce docteur Doddleson est véritablement habile ?

— La position qu’il occupe est une réponse suffisante à votre question.

— Voulez-vous me permettre de l’appeler ici par le télégraphe, cette après-midi, immédiatement ?

— Vous ne pouvez envoyer un télégramme de ce village.

— Non, mais de Saint-Léonard cela est possible. Pensez-vous qu’une promenade de quatre ou cinq milles puisse m’effrayer ?

— Mais pourquoi faite venir le docteur Doddleson ? Le traitement qu’il a prescrit est celui que nous suivons à la lettre. Le faire venir ici serait une pure folie. La maladie de notre pauvre Charlotte est fort loin de présenter des symptômes alarmants.

— Vous ne pouvez voir le changement opéré en elle, comme je le vois, s’écria Valentin douloureusement. Par pitié, monsieur Sheldon, laissez-moi, en cela, agir à ma guise. Je ne puis rester là à voir ma bien-aimée dépérir, sans rien faire pour la sauver. Laissez-moi appeler cet homme, laissez-moi le voir moi-même et entendre ce qu’il dit. Vous ne pouvez avoir d’objection à faire contre sa venue, puisque c’est celui que vous avez choisi vous-même pour donner ses soins à Charlotte. Ce n’est qu’une question de dépense, laissez-moi en faire mon affaire personnelle.

— Je puis subvenir aux dépenses du traitement médical de ma belle-fille, sans avoir recours à votre bourse, monsieur Haukehurst, dit le spéculateur offensé dans son orgueil. Il y a un élément dans cette affaire que vous semblez ignorer.

— Quel est-il ?

— C’est l’alarme que l’arrivée d’un médecin venant de Londres doit causer à la malade.

— Il n’est pas à craindre que cela lui cause une alarme. On lui dira que le docteur Doddleson est venu dans le pays pour y prendre le repos du dimanche. La visite semblera faite en passant. C’est une chose qu’il sera très-facile d’arranger avec le docteur avant qu’il ne voie la malade.

— Comme il vous plaira, monsieur Haukehurst, répondit le spéculateur froidement. Je regarde cette visite comme n’étant en aucune façon nécessaire. Mais si la venue du docteur Doddleson peut vous donner une satisfaction, qu’il vienne. La dépense occasionnée par son déplacement n’est pas une considération pour moi. Ma position vis-à-vis de la fille de ma femme fait peser sur moi une grande responsabilité ; et je suis prêt à m’acquitter de tous les devoirs que cette position m’impose.

— Vous êtes bien bon, votre conduite à l’égard de charlotte et de moi est au-dessus de tous les éloges. Il est tout à fait possible que mes inquiétudes soient exagérées, mais j’ai vu une expression sur ce cher visage… Non, je ne puis oublier cette expression, elle a glacé mon cœur de terreur. Je vais me rendre à l’instant à Saint-Léonard. Je dirai à Charlotte que je suis obligé d’envoyer un télégramme à mon imprimeur au sujet de ma copie. Vous ne vous opposez pas à cet innocent mensonge ?…

— Nullement. L’essentiel, c’est que Charlotte ne soit pas alarmée. Vous feriez mieux de rester à dîner, vous aurez le temps d’envoyer votre télégramme après le dîner.

— Non, répondit Valentin, je ne veux pas courir ce risque… je ne pourrais ni manger, ni boire, tant que je n’aurai rien fait pour diminuer mon anxiété. »

Il revint dans la pièce où Charlotte était assise devant la fenêtre ouverte, d’où lui venait le murmure des vagues, le bourdonnement des abeilles, les chants des oiseaux, toutes les voix qui forment le chœur harmonieux qui s’élève de la nature heureuse.

« Oh ! mon Dieu, voudriez-vous l’enlever d’un monde si beau, se dit-il, et changer, pour moi, toutes ces splendeurs en ténèbres et en désolation ? »

Son âme se révoltait contre l’idée de la mort.

Pour la sauver, pour l’arracher des mains de la mort, il était prêt à tout promettre, à tout faire.

« Tous mes jours, je les consacrerai à ton service, si tu me la conserves, dit-il à Dieu du fond de son cœur. Si tu ne l’épargnes pas, je suis un infidèle, un païen, le plus vil et le plus audacieux des pécheurs. Mieux vaut servir Satan qu’un Dieu qui pourrait m’infliger une pareille affliction. »

Valentin raconta son histoire sur l’imprimeur et sa copie pour le Cheapside, au sujet de laquelle il y avait une absurde erreur qu’il ne pouvait réparer qu’à l’aide d’un télégramme.

L’invention n’était pas bien habile, mais Charlotte ne s’aperçut pas de ce qu’il y avait de vague dans cette histoire, elle ne pensa qu’à une chose, c’est que Valentin allait être obligé de la quitter pendant quelques heures.

« La soirée me paraîtra bien longue sans vous, dit-elle, et ce qu’il y a de plus triste dans ma maladie, c’est que le temps me paraît bien long et bien fatigant. Diana est la meilleure et la plus tendre des amies. Elle fait tout pour m’amuser ; elle me fait la lecture pendant des heures, quoique je sache que souvent elle doit être fatiguée de lire ainsi à haute voix et si longtemps. Mais les livres même que j’aimais tant autrefois, ne m’amusent plus. Les mots flottent indistinctement dans mon cerveau, toutes sortes de mots étranges se mêlent aux personnages du livre. Diana m’a lu la Fiancée de Lammermoor toute cette matinée ; mais la peine et l’ennui que je ressens semblaient déteindre sur Lucie et Edgar, et ce cher roman ne m’a pas causé de plaisir.

— Ma chère, vous êtes trop faible pour entendre Diana vous faire la lecture ; il est bien aimable à elle de s’efforcer de vous amuser, mais il vaudrait mieux pour vous de prendre un repos complet. Tout effort mental peut retarder votre rétablissement. »

Il s’était placé derrière sa chaise et il était penché sur les oreillers pour lui parler : il ne se sentait pas la force nécessaire pour commander à sa physionomie en ce moment ; il se penchait jusqu’à ce que ses lèvres rencontrassent la chevelure brune de sa bien-aimée, et il baisait avec passion leurs douces tresses.

La pensée lui vint qu’un jour pouvait venir où il embrasserait encore ces doux cheveux bruns avec une passion plus vive, une peine plus cruelle… quand Charlotte n’aurait plus connaissance de ses baisers… n’aurait plus de pitié pour sa peine.

« Oh ! Valentin ! s’écria Charlotte, vous pleurez, je vois votre visage dans la glace. »

Il avait oublié la glace, le petit miroir de style empire, avec un aigle aux ailes déployées qui surmontait une petite toilette.

« Je ne suis pas si mal, cher, non, en vérité, continua la jeune fille en se tournant sur son siège avec un grand effort et en saisissant la main de son fiancé. Il ne faut pas m’affliger ainsi, Valentin, cher Valentin ! Je serais mieux si je pouvais croire que prochainement je ne dois pas être séparée de vous. »

Il était complétement vaincu pour le moment.

Il ensevelit sa tête dans les oreillers et s’efforça d’étouffer les sanglots qui voulaient éclater ; puis, après un moment de rude combat, il releva la tête pour baiser la malade au front.

« Non, ma chérie, cela ne sera pas, si l’amour peut quelque chose pour vous défendre et vous garder. Non, je ne puis croire que Dieu veuille vous séparer de moi. Le ciel est la demeure qui vous convient, mais de doux esprits comme le vôtre laisseraient un vide trop douloureux sur la terre. Je serai brave, ma chérie, brave et plein d’espoir dans la miséricorde céleste. Et maintenant, il faut que j’aille au télégraphe pour avertir mon ennuyeux imprimeur. Au revoir ! »

Il sortit précipitamment de la ferme et parcourut avec une rapidité étonnante l’agréable route bordée à sa gauche par des champs de blé d’un beau vert et à sa droite par la vaste étendue de la mer.

« Je trouverai une voiture pour me ramener de Saint-Léonard, se dit-il. Ce serait du temps perdu que d’en chercher une ici. »

Il arriva à la station de Saint-Léonard une heure après avoir quitté la ferme.

Il expédia son télégramme au nom de Sheldon en ayant le soin de rédiger d’une façon très-pressante.