L’Héritier de Redclyffe/36

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C. Meyrueis (Volume 2p. 173-199).


CHAPITRE XXXVI.


La matrone, demeurée seule,
Sans qu’il lui restât un soutien,
Dans la première heure de son veuvage,
A pourtant été consolée et elle a consolé,
Par un sourire triste et sans affectation.


Après quatre mois de mariage, et avant d’avoir atteint sa vingt-et-unième année, Amable était veuve, seule avec sa femme de chambre, surprise et effrayée de la voir si calme. On dira qu’elle n’avait pas encore approfondi sa situation ; mais c’est plutôt qu’elle était élevée au-dessus de ce monde par ses pensées. Elle sentait que son Walter était parfaitement heureux, plus heureux que le langage humain ne peut l’exprimer ; accoutumée à se réjouir avec lui, elle n’avait pas encore senti que le bonheur de son époux la laissait seule et dans le deuil.

Elle demeura quelque temps immobile, et fut enfin rappelée à elle-même par le bruit de sanglots violents, de ces sanglots si effrayants chez un homme fort, obligé de céder à la douleur.

Philippe ! se dit-elle, et les paroles de Walter lui revinrent à la mémoire : « Il sera plus malheureux que vous. Je vous le recommande. »

Il faut que j’aille auprès de lui, dit-elle, et, prenant dans ses mains la petite Bible qu’elle avait apportée du lit de Walter, elle descendit, sans réfléchir sur ce qu’elle aurait à dire ou à faire.

Philippe s’était retiré le soir précédent, accablé par le sentiment de son erreur et de son injustice, et pénétré de respect pour le caractère et la conduite de son cousin.

Sa seule consolation était de penser à l’avenir et à l’affection fraternelle qu’il témoignerait à Walter pendant le reste de sa vie. Il était loin de le croire en danger, et le médecin avait cru devoir le laisser dans son erreur, quoiqu’il sût bien ce qui en était.

Il dormit peu, et se sentit très languissant le lendemain matin, mais il se leva dès qu’Arnaud entra dans la chambre, afin de ne pas l’occuper trop longtemps, et pour être prêt à retourner auprès de Walter, si celui-ci le demandait encore. Il augurait bien de n’entendre personne au-dessus de lui, et supposait le malade endormi. C’est ce que crurent aussi les deux domestiques ; mais enfin ils s’alarmèrent de ce silence prolongé, et résolurent de frapper à la porte pour savoir l’état des choses.

Philippe, rempli comme eux d’anxiété, vint à la porte de sa chambre pour écouter ce qui se passait, et ce fut le è morto des Italiens qui lui révéla la triste vérité. Walter mort, Amy veuve, et lui la cause de leur malheur ! Il se traîna vers sa couche et s’y laissa tomber dans un désespoir inexprimable. Ce fut là qu’Amable le trouva dans les convulsions de terribles sanglots.

— Ne pleurez pas… ne pleurez pas ainsi, Philippe ! lui dit-elle d’une voix douce.

Sans la regarder, il fit un geste comme pour la repousser.

— Ne venez pas m’accabler de vos reproches, dit-il en étouffant.

— Non, non, ne parlez pas ainsi. Écoutez-moi. J’ai quelque chose à vous dire de sa part ; écoutez seulement. Si vous saviez comme il était heureux et paisible !

Elle prit une chaise, et s’assit auprès de lui, s’apercevant que ses sanglots devenaient moins violents.

— Il était si heureux, si paisible, répéta-t-elle, que nous devons en être reconnaissants !

Il se retourna et la regarda un instant ; mais il ne put supporter sa vue.

— Vous ne savez pas ce que vous dites ! s’écria-t-il. Non, ne vous inquiétez pas d’un misérable tel que moi !

— Il le faut, il me l’a demandé, répondit Amable. Vous serez plus heureux, Philippe, en pensant à la gloire dont il jouit ! Il n’y aura plus pour lui de ces pénibles combats. Quelle nuit ! Ce serait un péché d’être affligé !

— A-t-il encore parlé de moi ?

— Oui ; voici sa Bible. Votre père la lui avait donnée, et il voulait vous en parler lui-même ; mais il n’a pas pu s’en séparer hier au soir, avant…

Amy s’interrompit en ouvrant le livre et en montrant le nom de son possesseur écrit de la main de l’archidiacre.

— Il l’aime beaucoup, dit-elle. Il s’en sert toujours.

Hélas ! elle n’avait pas encore appris à parler de lui au passé !

Philippe avança la main, mais le désespoir le saisit de nouveau.

— Mon père ! mon père ! Il lui aurait rendu justice. S’il avait vécu, tout ceci ne serait pas arrivé.

— C’est oublié, maintenant, dit-elle. Vous lui avez rendu justice, et vous l’avez rendu heureux. Il me l’a répété souvent. Je ne crois pas qu’il ait jamais passé des heures aussi douces. Il était si paisible, jusqu’au moment qu’il est entré au séjour du bonheur parfait, et qu’il a entendu le chant des anges !

Cette voix sérieuse et calme, prononçant de semblables paroles, finit par apaiser Philippe. Mais il était si ébranlé, qu’il eut de la peine à se remettre. Il demeurait immobile, couché sur le sofa, et Amable restait auprès de lui en silence. Au bout d’un moment on frappa à la porte ; Arnaud se présenta en hésitant. Elle s’approcha de lui et parla à voix basse pour que son cousin ne l’entendît pas.

— Quand faut-il ?…

— Demain, Madame, dit Arnaud en baissant les yeux. Le prêtre consent ; ce sera dans le cimetière. Le frère du ministre est ici, et voudrait savoir si Madame désire…

— Je lui parlerai, dit Amable, qui répugnait à envoyer de semblables messages par des domestiques.

— Laissez-moi aller, s’écria Philippe, qui comprit de quoi il s’agissait et voulait épargner Amable.

— Merci ! dit-elle. Si vous vous en sentez capable.

— Oh ! oui. J’y vais.

— Attendez, lui dit-elle comme il se levait. Vous ne savez pas ce que vous avez à dire.

Il porta la main à son front.

— Il a désiré d’être enseveli ici, et…

Mais il ne put supporter cette nouvelle allusion à la mort de Walter ; et, couvrant sa figure de ses mains, il fut encore saisi d’une violente crise de sanglots.

Amable ne pouvait le quitter dans cet état.

— Priez M. Morris de m’attendre un instant, dit-elle, et elle retourna auprès du sofa jusqu’à ce qu’elle vit de nouveau Philippe couché et immobile.

Alors elle se rendit auprès de M. Morris, devant qui elle parut avec une expression si calme, qu’il en fut presque effrayé ; elle le remercia de vouloir bien l’aider dans ces tristes circonstances. Les funérailles devaient avoir lieu le lendemain, au soleil levant, avant que les villageois commençassent à fêter la Saint-Michel ; M. Morris et Arnaud se chargèrent de tous les détails. Après quoi, ce monsieur lui dit avec embarras que son frère demandait si lady Morville désirait le voir ; mais Amy vit bien que M. Morris trouvait que son frère avait besoin de repos de jour-là. Et, quoiqu’elle eût bien désiré qu’il vînt faire une lecture à elle ou à Philippe, elle refusa dans la crainte de le fatiguer. D’ailleurs Philippe était si peu maître de lui-même, dans ses moments de désespoir, qu’elle n’aurait pas voulu l’exposer à dire devant un étranger des choses que d’ordinaire il cachait avec soin. Après le départ de M. Morris, elle revint auprès de Philippe, mais non sans avoir fait encore une courte visite à la chambre où avait été dernièrement le centre de toutes ses pensées. Un regard… une prière… La belle expression de ces traits qui semblaient pleins de vie était pour elle une consolation ; elle descendit fortifiée et soutenue.

Pendant toute la journée elle prit soin de son cousin, dont le corps et l’âme avaient également besoin de secours. Elle parla, elle lut, elle tâcha de lui donner l’exemple de prendre quelque nourriture, s’occupa de lui, comme s’il avait été le plus à plaindre, et ne s’accorda que quelques instants, qu’elle passa en prières auprès de la dépouille de Walter. Enfin dans la soirée elle eut la consolation de voir s’endormir Philippe ; ce fut alors seulement que, se trouvant seule, éclairée par la triste lumière d’une chandelle, et au milieu d’un profond silence, le sentiment de son isolement vint la saisir.

À ce moment, une voiture s’étant arrêtée devant la porte, elle se rappela, pour la première fois, qu’elle attendait son père et sa mère. Elle se leva doucement, quitta la chambre de Philippe, ferma la porte, et, trouvant Anne dans la pièce voisine, elle l’envoya en bas.

— Allez au-devant de maman, lui dit-elle ; dites-lui que je suis bien, et amenez-les ici.

M. et madame Edmonstone entrèrent, et Amable s’avança au-devant d’eux, la figure légèrement colorée, calme et en tout semblable à ce qu’elle était, en les quittant quatre mois auparavant. Elle leva la main pour leur faire signe de ne pas faire de bruit.

— N’éveillez pas Philippe !

M. Edmonstone fut sur le point de se fâcher, et commença une exclamation de colère, qui fut interrompue par un sanglot. Il saisit sa fille dans ses bras, puis cacha sa figure dans son mouchoir.

Madame Edmonstone, encore stupéfaite de la nouvelle, qu’elle avait apprise à Vicenza, et alarmée de la tranquillité peu naturelle d’Amable, l’embrasa aussi, et attendit avec anxiété de la voir pleurer. Mais elle ne répandit pas une larme, et sa voix était naturelle, quoique faible, quand elle dit à son père qui se promenait par la chambre.

— Papa, s’il vous plaît ! Philippe a été si mal tout le jour.

— Philippe !… bah !… s’écria M. Edmonstone. Comment êtes-vous vous-même ma chère enfant ?

— Très bien, merci, dit-elle. On vous a préparé une chambre.

Madame Edmonstone fut extrêmement alarmée ; elle jugea que la douleur de sa fille était trop profonde pour s’exhaler en larmes ; elle ne fut pas tranquille avant d’avoir obtenu qu’Amable allât se coucher. Elle céda, après avoir recommandé à Arnaud de demeurer auprès du capitaine Morville, et de lui annoncer de sa part, quand il s’éveillerait, l’arrivée de M. et madame Edmonstone, qu’il verrait le lendemain. Et puis, Arnaud, ne lui dites pas à quelle heure demain matin… Il dormira peut-être jusqu’à ce que tout soit terminé. Madame Edmonstone, qui se sentait très impatiente pendant cette conversation, fut bien aise que sa fille la conduisît en haut. Elle entra dans sa petite chambre, ouvrit tranquillement une autre porte, et madame Edmonstone se trouva auprès du lit où gisait la dépouille mortelle de Walter, dont la figure portait déjà l’empreinte de l’immortalité. Cette dame fut extrêmement émue, car elle aimait Walter comme un fils ; mais ses craintes pour Amable ne lui permettaient pas de penser à autre chose.

— N’est-il pas beau ? dit Amy avec un sourire semblable à celui de son époux.

— Chère enfant, vous ne devriez pas être ici, dit madame Edmonstone en cherchant à l’entraîner.

— Laissez-moi seulement prier auprès de lui.

— Je ne sais comment vous le refuser, et cependant je crois que ce n’est pas bien ! Le danger de la contagion est souvent plus grand après ; et vous savez, ma pauvre enfant, que vous avez une raison de vous ménager.

— Allez, maman ; je vous suis ; je n’aurais pas dû vous amener ici ; j’avais oublié ce danger, dit-elle avec la même tranquillité, malgré l’allusion de sa mère.

Elle prit la montre de Walter et un livre, qui était auprès du lit, puis elle rentra dans sa chambre à coucher. Elle remonta la montre, et se laissa déshabiller par sa mère, répondant avec douceur, mais avec indifférence, à toutes les questions sur sa santé. Elle parla peu de Walter ; ce qu’elle dit de lui, elle le dit sans agitation, et enfin elle se mit au lit. Cependant le sommeil ne semblait pas vouloir approcher de ses paupières, et, sous prétexte que la présence de sa mère l’empêchait de dormir, elle obtint d’elle d’aller prendre du repos.

Dès que le jour parut, madame Edmonstone revint auprès de sa fille, et fut vivement effrayée, en la trouvant en robe de mousseline blanche, en chapeau blanc, et avec son grand voile de mariée. Les cheveux blonds d’Amable étaient cachés, et sa figure toujours très pâle, avec une tache colorée sur chacune de ses joues. Elle vit la frayeur de sa mère, et la rassura en parlant avec calme.

— Je n’ai, vous le savez, que des vêtements de couleur, dit-elle, et, si vous me le permettez, j’aimerais à porter ceci.

— Mais, ma chère enfant, vous ne devez pas… vous ne pouvez pas venir !

— C’est près d’ici. Nous y avons été souvent ensemble. Je ne le ferais pas, si je croyais que cela pût me faire du mal ; mais je le désire tant !… Nous devions être chez nous à la Saint-Michel !

Madame Edmonstone céda, espérant la voir enfin pleurer. Mais Amable, qui d’ordinaire versait des larmes pour une bagatelle, n’en avait pas une à répandre dans cette circonstance. Sa douleur était trop profonde, ou peut-être elle ne l’avait pas encore sentie, parce que son esprit était avec celui de son mari. Il était temps de partir, et l’on se réunit dans le long corridor. M. Edmonstone aurait voulu donner le bras à sa fille, mais elle lui dit :

— Je vous demande pardon, mon cher papa ; je ne le pourrais pas.

Elle marcha seule, avec fermeté.

C’était un spectacle étrange que ces funérailles anglaises, si loin de l’Angleterre. Les porteurs étaient des paysans italiens. On avait mis un drap sur le cercueil à défaut de poêle, et cette circonstance, jointe au costume blanc de la jeune veuve, faisait qu’on eût dit les funérailles d’un enfant. Cette impression était augmentée par les blanches vapeurs qui s’élevaient, comme des fantômes, des gorges étroites autour du cimetière, et par les cimes argentées des montagnes qu’éclairait le soleil du matin.

Pareille à l’un de ces nuages, Amable marchait seule et sans larmes, la tête baissée, et son long voile pendant autour d’elle. Ses parents la suivaient, pleurant plus sur elle que sur le défunt, quoique celui-ci leur eût été bien cher, et que sa propre mère n’eût pu l’aimer plus que ne faisait madame Edmonstone. Enfin venaient Anne et Arnaud, sincèrement affligés aussi, surtout Arnaud, qui avait aimé son jeune maître depuis son enfance.

Ils se rendirent dans le coin du cimetière destiné aux étrangers, au pied des collines dont les échos avaient répondu au dernier chant de Walter. La fosse, abritée par un vieux châtaignier, était située dans un endroit qui semblait fait exprès pour lui, si elle n’avait été si loin de sa patrie.

Amy, obéissant à un signe de sa mère, s’assit sur une racine, pendant que le ministre lut le touchant service funèbre, tel qu’il est contenu dans la liturgie anglicane. Puis elle se leva, s’approcha de la fosse, les mains jointes et la tête levée, comme si son esprit eût été en haut, avec celui de son époux.

Elle s’arrêta longtemps au bord de cette fosse, et, au moment où sa mère s’efforçait de l’entraîner, une figure pâle, désespérée, dont la démarche incertaine et le vêtement en désordre dénonçaient le trouble et l’agitation, parut soudain au milieu du petit groupe. Amable se tourna, marcha à sa rencontre, et, posant la main sur son bras, dit tranquillement en le regardant :

— C’est fini, Philippe. Rentrons à la maison.

Sans essayer de lui résister, il obéit instinctivement. On eût dit qu’elle était son ange gardien ; en la voyant ainsi le conduire, madame Edmonstone ne pouvait croire que l’un fût son fier neveu et l’autre sa fille si douce et si timide. En entrant dans le corridor, Amy ouvrit la porte de Philippe et lui dit :

— Couchez-vous à présent ; reposez-vous ; vous n’auriez pas dû sortir. Maman vous fera une lecture.

Madame Edmonstone n’en avait pas envie, mais Amy la regarda et lui dit :

— Oui, chère maman. J’aimerais à être seule quelques instants. Puis elle conduisit son père en haut dans le salon.

— Je vais vous donner ses papiers, dit-elle ; et, le quittant, elle revint bientôt après.

— Voici son testament. Vous me direz s’il y a quelque chose que je doive exécuter tout de suite. Voici une lettre pour M. Markham et une autre pour M. Dixon. Voulez-vous leur écrire en les envoyant ?… Merci, mon cher papa.

Elle approcha un buvard, s’assura s’il y avait de l’encre et des plumes, et le quitta, sans qu’il eût la force de lui répondre.

La tâche de M. Edmonstone était moins difficile à remplir que celle qu’Amable avait donnée à sa mère. Une très grande agitation avait soutenu Philippe jusqu’au cimetière ; mais il eut de la peine à revenir, même avec l’aide d’Arnaud, et, en arrivant à son sofa, il s’était évanoui.

Il fut longtemps sans reprendre connaissance, et quand il ouvrit les yeux et vit madame Edmonstone, il les referma sur le champ, comme s’il eût été incapable de supporter ses regards. Il était plus facile pour cette dame de le traiter convenablement pendant son évanouissement qu’après. Elle ne savait encore rien de sa repentance et de sa confession ; elle savait seulement qu’il avait abusé de sa confiance, entraîné Laura à une dissimulation coupable, et causé la mort de Walter. Elle voyait bien qu’il était malheureux, mais elle ne pouvait pas sonder ses pensées, ni savoir qu’il s’accusait lui-même, et qu’il souffrait encore plus en sa présence. Cependant il était trop malade pour qu’elle pût lui manifester son déplaisir, ni faire autre chose que de chercher à le soulager. Mais elle avait plus pitié de son état que de lui-même ; et lui, qui s’en apercevait, quand il croyait que ses aveux étaient connus, se sentait doublement malheureux, tout en convenant qu’il le méritait bien.

Madame Edmonstone vit que Philippe n’était pas en état d’entendre une lecture, tant il était faible et souffrant. Ainsi, dès qu’elle put consciencieusement lui dire que le repos lui ferait du bien, elle le quitta pour retourner auprès de sa fille.

Amable était sur son lit, sa Bible ouverte auprès d’elle. Elle ne lisait pas, mais elle cherchait de temps en temps un verset sur lequel elle méditait. Elle était calme et sereine ; mais ne pleurerait-elle donc jamais ? Ces beaux yeux, si paisibles, seraient-ils toujours privés de larmes et de sommeil ?

Elle demanda des nouvelles de Philippe, qui, pendant tout le jour, l’occupa beaucoup. Elle n’essaya pas de se lever pour aller auprès de lui, mais elle demandait sans cesse à sa mère d’aller le voir. Ce fut une journée bien fatigante pour la pauvre madame Edmonstone ; elle aurait voulu la passer auprès d’Amable, à l’écouter, à la plaindre. Amy avait beaucoup à dire ; elle désirait faire partager à sa mère la parfaite paix que lui avaient inspirée les dernières heures de son mari ; elle aimait à répéter toutes les circonstances de sa maladie et toutes ses paroles à une personne pour qui elles étaient presque aussi précieuses qu’à elle-même. Elle détournait la tête en parlant, pour ne pas voir les larmes de sa mère ; mais sa voix était parfaitement ferme. Les moments employés de la sorte furent la seule consolation de madame Edmonstone dans cette journée ; et quand elle entendait, dans le corridor, le bruit des pas de son mari, elle était sûre qu’il avait besoin d’elle pour écrire quelque lettre ou pour quelque arrangement. Philippe exigeait aussi des soins, quoique la présence de madame Edmonstone ne parût pas lui faire grand bien. Plus elle était attentive pour lui, plus il voyait qu’elle était blessée, et qu’elle faisait un effort pour lui pardonner. Les manières affectueuses, presque caressantes, qu’elle avait autrefois avec lui, et qu’il n’appréciait pas alors, avaient disparu pour faire place à celles d’une garde-malade soigneuse. Il n’osait pas lui dire un mot qui eût rapport à Laura, pas même parler d’Amable, dont il demandait plutôt des nouvelles à Arnaud.

Vers le soir, son extrême fatigue lui vint en aide. Il dormit toute la nuit, et se réveilla un peu reposé. Arnaud lui dit que lady Morville était assez bien, mais qu’elle n’avait pas dormi. Puis madame Edmonstone vint vers lui, et lui annonça que son oncle viendrait le voir dès qu’il serait levé, s’il se sentait en état de parler d’affaires. Philippe frémit, car, alors seulement, la pensée lui vint qu’il était l’héritier de Redclyffe. La mort qu’il avait causée lui profitait, et il se trouverait propriétaire de cette terre qu’il se rappelait avec horreur avoir convoitée ! Il ne lui manquait plus que ce dernier coup pour l’accabler, et il ne songea pas même que cet héritage pourrait faciliter son mariage. Il avait péché, et il sentait que la richesse n’effacerait pas sa faute ; aussi honorait-il sa tante pour sa froideur, et il ne pouvait supporter l’idée que son oncle viendrait peut-être au-devant de ses désirs.

Après que le premier moment d’émotion fut passé, il lui tarda de voir M. Edmonstone, pour savoir où il en était avec Laura ; et, dès qu’il fut habillé, il fit dire qu’il était prêt, puis il se coucha sur le sofa pour attendre. M. Edmonstone, de son côté, avait besoin de tout son courage. Cependant il ne voulait pas encore parler de Laura, Philippe était trop mal pour cela ; puis il craignait toujours son neveu, et il avait horreur de voir une personne agitée.

Il arriva enfin, et Philippe se leva pour aller à sa rencontre.

— Ne vous levez pas, je vous prie, dit M. Edmonstone avec toute la dignité possible ; demeurez plutôt couché. Ciel ! que vous paraissez malade ! s’écria-t-il, frappé de l’altération de ses traits. Vous avez eu une rude attaque ; mais vous êtes mieux ?

— Oui, mon oncle, merci.

— J’ai pensé qu’il valait mieux vous parler tout de suite, si vous étiez en état de m’entendre. Voici, voici… J’espère que c’est tout à fait légal ; vous en jugerez mieux que moi, et cela vous concerne : c’est le testament du pauvre Walter, que je voudrais vous voir examiner, si vous le pouvez.

— Merci, dit Philippe en tendant la main.

Mais M. Edmonstone retira le papier, et il éprouva fort la patience de son neveu par une foule de phrases inachevées, dans lesquelles il parlait à la fois de regrets, d’espérance, de désappointement. Pendant tout ce temps, le cœur de Philippe battait violemment, parce qu’il croyait toujours qu’il allait être question de Laura. Enfin M. Edmonstone, pensant qu’il avait suffisamment préparé son neveu, lui dit simplement qu’Amable serait probablement mère au printemps.

Alors il s’arrêta, fort inquiet de l’effet qu’auraient produit ses paroles. Mais Philippe se leva, son regard brilla, et il s’écria, comme soulagé d’un grand poids :

— Le ciel soit loué !

— Voilà qui est bien ! répondit M. Edmonstone satisfait. Après tout, ce serait dommage que cela sortît de la branche aînée, et il est généreux à vous de parler ainsi.

— Oh non ! dit Philippe, frémissant à l’apparence d’une louange.

— Bien, bien ! dit son oncle. Vous verrez qu’il a pensé à vous, dans tous les cas. Voici ! J’espèce qu’il est en règle, quoique ce soit une drôle d’idée d’avoir donné la tutelle à cette pauvre petite Amy plutôt qu’à moi. Si j’avais été ici à temps !… Mais c’est la volonté du ciel !… — C’est égal, après tout, si ce n’est pas tout à fait régulier, nous nous comprendrons bien.

Le testament était écrit sur une feuille de papier à lettres, de la main d’Arnaud ; les deux messieurs Morris avaient été témoins, et le mourant l’avait signé d’une main tremblante, le 27 septembre. Amable et Markham étaient nommés exécuteurs testamentaires, et Amable seule tutrice, en cas de naissance d’un enfant. Si c’était un fils, Philippe aurait 10, 000 liv. st. ; sinon il devait avoir tous les meubles, l’argenterie, etc., qui étaient à Redclyffe, excepté les objets que lady Morville choisirait pour elle-même.

Philippe regarda avec amertume ce legs, qui aplanissait pourtant ses principales difficultés, comme un bienfait qu’il n’avait pas mérité. Il lut ensuite une autre clause, qui le couvrit de confusion, tant elle lui reprochait son injustice. C’était un legs de 5, 000 liv. à Elisabeth Wellwood. Les dettes de Sébastien Dixon devaient être payées, et de plus, il y avait un legs de 1, 000 liv. pour la petite Marianne Dixon. Le reste de ses biens personnels, il les donnait à Amable.

Philippe rendit le papier en disant seulement :

— Merci.

Il lui semblait que ce n’était pas à lui de parler, et M. Edmonstone hésita, essaya de le féliciter, s’arrêta court, et demanda si c’était bien en règle.

Philippe regarda le commencement et la fin, répondit que oui, et appuya sa tête sur le sofa, comme si cet examen l’avait beaucoup fatigué.

— Mais que fera Amy ? dit M. Edmonstone. Elle est encore mineure ; faudra-t-il que j’agisse pour elle ?

— Elle sera bientôt majeure, répondit Philippe.

— Au mois de janvier, pauvre enfant ! Qui aurait pu deviner comment cela finirait ? Je pensais peu, au mois de mai… Oh ! qu’ai-je fait ? s’écria-t-il avec effroi, en voyant Philippe se détourner en sanglotant. Je ne voulais pas dire cela ! Maman ! maman !

— Non, non, dit Philippe en se remettant. Ne l’appelez pas, je vous prie. Ce n’est rien.

M. Edmonstone obéit ; mais il n’osa pas renouveler la conversation, et, après s’être un peu promené par la chambre, en faisant craquer ses bottes, il alla écrire.

Cependant Amable avait passé la matinée comme le jour précédent. Elle écrivit une partie d’une lettre à Laura, et alla faire une visite au cimetière, un peu contre l’avis de sa mère ; mais on ne pouvait lui résister. Madame Edmonstone fut bien surprise de l’entendre proposer de rejoindre son père et Philippe, à l’heure du thé.

— Cela vous ferait-il plaisir, ma chère enfant ?

— Il m’a recommandé d’avoir soin de lui, dit Amable.

— Je ne puis trouver qu’il mérite que vous vous tourmentiez ainsi pour lui. Si vous saviez tout…

— Je sais tout, maman, si vous voulez parler de Laura. Vous lui pardonnerez, j’en suis sûre : il est si repentant. Quoi ? n’avez-vous pas reçu sa lettre ? Comment donc avez-vous su ?…

— Je l’ai appris de Laura elle-même. Son agitation, quand il a été malade, l’a trahie. Mais vous dites qu’il a écrit ?

— Oui, maman ; il a tout dit à Walter, et vous a écrit dès qu’il l’a pu, car il se repentait beaucoup. Walter vous a aussi envoyé un long message à ce sujet.

Amable semblait prendre plus d’intérêt à cette affaire qu’à toute autre. Elle exigea que l’on parlât à Philippe le plus tôt possible, disant qu’il devait souffrir beaucoup de cette attente. Madame Edmonstone promit d’en parler à son mari ; cela satisfit Amable, mais elle résolut de voir Philippe ce même soir : elle comprenait seule la profondeur de son repentir, et pourrait rendre moins embarrassant pour lui le temps qu’il aurait à passer avec ses parents.

En effet, sa présence le calmait toujours, et, son père se tenant tranquille, par égard pour elle, la soirée se passa très bien. Madame Edmonstone les soignait tous deux, et, en présence d’Amy, elle pouvait mieux reprendre ses anciennes manières à l’égard de son neveu. Pour lui, il considérait sans cesse la pâle figure de la jeune veuve. Elle avait caché ses longues boucles soyeuses sous un bonnet, ce qui marquait la fin de ses jours heureux. Mais la tristesse de son expression ne diminuait en rien cette sérénité et cette candeur qui avaient toujours été son caractère dominant ; et dans le faible sourire avec lequel elle recevait les témoignages d’affection, il y avait quelque chose qui rappelait le sourire de son mari, auquel cependant elle ne ressemblait ni par les traits, ni par le coloris. Toute la journée, M. Edmonstone s’était senti impatient de quitter Recoara, et sa femme n’était guère moins désireuse de partir que lui, car il lui semblait qu’elle ne sentirait Amable en sûreté que quand elle l’aurait ramenée chez elle. Cependant elle craignait la proposition du départ, plus que le départ même ; et, en dépit de l’impatience de M. Edmonstone, elle ne parla de rien à sa fille avant qu’elle eût ses vêtements de deuil. Mais lorsque, après deux jours de travail, Anne les eut presque complétés, elle prit sur elle de dire qu’il fallait partir.

Amable répondit que Philippe n’était pas encore en état de voyager, et madame Edmonstone, voyant qu’elle ne pouvait se décider à le laisser, dit à celui-ci, sans en prévenir sa fille, qu’il serait à désirer qu’Amable partît le plus tôt possible, mais qu’à cause de lui, elle ne pouvait l’y décider. Il fut, on le comprend, désolé d’être un obstacle, et, la première fois qu’il fut seul avec Amable, il lui dit, avec beaucoup d’insistance, qu’il ne pouvait souffrir de la voir demeurer à cause de lui ; qu’il était presque rétabli ; qu’il voulait quitter bientôt Recoara, pensant qu’un voyage sur mer lui ferait du bien, et qu’il serait bien aise de retrouver les soins du chirurgien de son régiment à Corfou.

Amable soupira, et comprit qu’il fallait céder. Il lui en coûtait beaucoup de quitter cette tombe verte sous le châtaignier, au pied des montagnes blanches ; de quitter ces chambres et ces passages où elle croyait toujours entendre la voix de Walter, cette fenêtre sur laquelle elle avait vu, le soir, se dessiner le profil de son mari, pendant qu’il lui parlait de son bonheur. Mais ces regrets étaient bien inutiles, puisqu’il faudrait partir une fois ; elle sentait qu’il y avait de l’égoïsme à retenir ses parents dans un endroit où régnait la fièvre, et à priver plus longtemps Charles de sa mère. Elle consentit donc à faire ce qu’on voudrait, à condition qu’Arnaud demeurât avec Philippe. Philippe dit que ce n’était pas nécessaire ; mais il céda, pour la tranquilliser, et Arnaud n’objecta rien, quand elle le lui demanda comme une faveur. Il devait demeurer au service de lady Morville, et aller la joindre à Holywell dès que Philippe se serait embarqué.

Pendant tout ce temps, il n’avait pas été question de Laura. Amable demanda plusieurs fois si son père avait parlé, et on lui répondit toujours que non. Le fait est que M. Edmonstone, ne pouvant se décider à aborder ce sujet, prétendait qu’il ne pouvait être question de rien de pareil, quand une semaine à peine s’était écoulée depuis la mort de Walter. D’ailleurs, Philippe n’était pas en état d’entendre des paroles sévères, et Laura devait rougir de penser à celui qui avait été le meurtrier de son frère.

Madame Edmonstone fut donc obligée de dire à Amable que, puisque son père ne voulait pas parler, elle non plus ne le pouvait pas.

— Alors, maman, dit Amable, de l’air décidé qu’elle avait pris dernièrement, il faut que je le fasse. Je vous demande pardon, ajouta-t-elle, mais il le faut. Il ne peut pas ignorer plus longtemps que vous n’avez pas reçu sa lettre, et que Laura a tout dit. Je suis sûre que Walter voudrait que je le fisse ; ainsi, chère maman, n’en soyez pas fâchée.

— Je ne puis être fâchée contre vous !

— Vous me le permettez ?

— Oui, je vous permets de faire tout ce qui ne vous fait pas de mal.

— Et puis-je offrir à Philippe de lui écrire ! Personne d’autre ne le fera, et ce serait si triste pour lui de n’avoir pas de nouvelles !

— Faites ce que vous voudrez, ma chère enfant. Je le plains, sans doute, et je voudrais qu’il se consolât, si c’est possible. Mais, ne me demandez pas, Amy, de rien faire pour lui : il m’a trop cruellement trompée !

Madame Edmonstone quitta la chambre en pleurs. Amable s’approcha de la fenêtre ; elle regarda longtemps le châtaignier, puis le ciel. Ensuite elle s’assit et appuya son front sur sa main en méditant, et, au bout d’un moment, elle se leva, fortifiée, comme si elle avait conversé avec son mari.

Elle ne s’exagérait pas ce que Philippe souffrait. Il n’avait pas entendu parler de Laura ; il ne savait pas comment elle avait supporté la nouvelle de sa maladie, ni ce qui était résulté pour elle des suites de sa confession. Cependant il n’osait point faire de questions dans un pareil moment, car il y avait à peine un an qu’il avait causé à Walter les maux qu’il trouvait si difficiles de supporter. En se rappelant cela, il éprouvait par moment une sorte de satisfaction à être malheureux à son tour ; mais d’autres fois il se sentait tellement torturé, qu’il se croyait menacé de perdre la raison quand il serait laissé seul, avec cette incertitude.

Le jour du départ était arrivé, et les dernières espérances de Philippe s’affaiblissaient de plus en plus. Il essaya de s’oublier lui-même, en aidant à faire quelques préparatifs de voyage ; mais il était trop faible pour cela, et madame Edmonstone exigea qu’il se retirât bientôt dans sa chambre.

Il y était depuis un moment, quand on frappa à sa porte ; Amable entra, vêtue de deuil pour la première fois. Ses vêtements noirs faisaient paraître sa figure plus pâle que d’habitude, et quelques feuilles de châtaignier, qu’elle tenait à la main, faisaient deviner d’où elle venait.

— Je viens chercher un peu de repos auprès de vous, dit-elle en entrant, et vous demander de me rendre un service.

— Tout ce qui sera en mon pouvoir.

— Je suis sûre que vous le ferez avec plaisir, dit-elle, car c’est encore plus pour lui que pour moi. Pourriez-vous, sans vous fatiguer, me traduire ceci en latin ? Je pense qu’il faut que ce soit en latin, puisque la tombe est en pays étranger.

Elle lui remit un papier écrit de sa propre main.

WALTER MORVILLE
de redclyffe, angleterre.
mort la veille de la Saint-Michel, 18…
à l’âge de 21 ans et demi.
Je crois à la communion des saints.

— Voulez-vous, s’il vous plaît, donner la chose à Arnaud quand ce sera prêt ? Il l’enverra à l’homme chargé de faire la croix. J’espère que les habitants le respecteront.

— Je vous remercie, dit Philippe. Mais, quoique je ne veuille rien changer à ce que vous aurez choisi, il y a un passage qui me semblerait bien à propos : « Personne n’a un plus grand amour. »

— Je sais ce que vous voulez dire, dit-elle ; mais le sens de ce passage est trop élevé pour qu’il eût aimé qu’on le lui appliquât.

— Et d’ailleurs, quel droit ai-je de le citer ? dit Philippe avec amertume. Non, écrivez plutôt ces paroles : « Si ton ennemi a soif, donne-lui à boire, et en faisant ainsi tu amasseras des charbons ardents sur sa tête… » Ils brûlent déjà sur la mienne, dit-il en portant la main à son front.

— Ne parlez pas ainsi ; vous savez que, même au plus mauvais moment, il vous regardait comme un ami sincère.

Philippe gémit ; et elle crut devoir passer à un autre sujet.

— J’aime mieux ce que j’ai choisi, dit-elle ; cela fera peut-être du bien à ces Italiens de voir que les protestants ont le même Credo.

Après une pause, pendant laquelle il regardait le papier, elle reprit :

— Voulez-vous m’écrire quelquefois ? Je serais bien aise d’avoir de vos nouvelles.

— Oui, je vous remercie, répondit-il avec un soupir, comme s’il désirait en dire davantage.

Amable reprit :

— Savez-vous qu’ils n’ont pas reçu votre lettre ?

— Ô ciel ! s’écria Philippe en se levant. Ils ne savent donc pas ?

— Pardon ; asseyez-vous, Philippe et écoutez-moi. Ils savent tout ; la pauvre Laura s’est trouvée si malheureuse, en apprenant votre maladie, qu’elle a tout avoué à maman.

Il obéit à la main qui l’invitait à s’asseoir, et regarda Amable attentivement, pendant qu’elle lui expliquait comment les choses s’étaient passées, et qu’elle l’assurait que Laura avait été traitée avec la plus grande douceur.

— Ils lui pardonnent donc ! Amy, que je vous remercie ! Vous m’avez délivré d’un pesant fardeau. Je suis bien aise qu’elle ait parlé la première. Mais pour moi, je vois bien, à travers tous leurs ménagements, de quel œil ils me regardent !

— Ils savent que vous regrettez ce que vous avez fait et que vous avez tout écrit. Ils vous pardonnent, mais ils ne peuvent parler de ces choses à présent.

— Si vous me pardonnez, Amy, dit-il d’une voix rauque, je puis attendre le pardon de tout le monde !

— Chut ! ne parlez pas ainsi. Vous avez été si amical et nous avons tant souffert ensemble, qu’il serait impossible de ne pas oublier le passé. Ainsi vous m’écrirez, et vous me donnerez votre adresse ?

— Vous m’écrirez aussi ? s’écria Philippe avec un mouvement de joie. Amy ! c’est trop de bonté ! Les charbons ardents… Il s’arrêta, en portant de nouveau la main à son front.

— Ne dites plus cela, Philippe. Avez-vous mal à la tête ?

— Pas exactement, mais elle est si remplie de vous, Amy,… de lui… que j’ai connu trop tard… que je n’ai pas voulu comprendre… que j’ai persécuté !… Amy, si vous pouviez vous figurer mon angoisse, vous comprendriez celle du premier meurtrier, quand il dit : « Ma peine est plus forte que je ne puis la supporter. »

— Je ne comprends pas, dit Amy ; car lui, sa repentance le rendait heureux. Sans doute, plus vous souffrez à présent, plus vous serez consolé. Cette Bible, dit-elle, en prenant celle qui avait appartenu à Walter, sera une consolation pour vous, comme elle en a été une pour lui.

Elle prit une plume pour écrire sur ce volume le nom de Philippe au-dessous de celui de son ancien propriétaire.

— Et la date, Amy… Oui, dit-il, comme il la vit écrire : « De la part de W. M. » Mais, mettez aussi : « Et de celle de A. M. » Merci ! Encore une chose, ajouta-t-il très bas. Ce passage que vous m’avez cité quand vous vîntes me chercher… le cœur froissé et brisé.

Comme elle finissait d’écrire, madame Edmonstone entra.

— Amy, tout est prêt, il faut partir. Adieu, Philippe, ajouta-t-elle du ton d’une personne si pressée de partir, qu’il lui semble que les adieux hâtent ce moment. M. Edmonstone était encore plus pressé. Il vint toucher cordialement la main à Philippe, en lui disant de reprendre bien vite sa bonne mine. Amable lui tendit aussi la main. Elle aurait voulu pouvoir prononcer quelques paroles consolantes, mais elle n’en eut pas la force. Elle rougit, baissa son voile et s’éloigna.

Philippe descendit avec eux ; il la vit entrer dans la voiture, où sa mère la suivit. M. Edmonstone se plaça auprès du cocher. Philippe se rappela le gai sourire avec lequel il l’avait vue entrer dans cette voiture, la dernière fois, et le jeune homme agile qui l’avait suivie ; il se rappela aussi le regard amical de Walter, quand il avait essayé une dernière fois de le persuader, et les soupçons injustes, la fierté, avec laquelle il avait repoussé cette dernière chance de réconciliation.

Devait-il revoir encore Amable ? Il gémit et retourna dans son appartement désert.