L’Héritier de Redclyffe/37

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C. Meyrueis (Volume 2p. 200-216).


CHAPITRE XXXVII.


Et vois
Si quelque chose d’enjoué, de frais ou de libre,
Peut se comparer à la calme douceur
De cette pâle forme à moitié endormie ;
C’est pourquoi autour de cette couche chérie
Nous nous arrêtons heure après heure :
L’amour que nous nous portons l’un à l’autre,
Tous les trésors des soucis que nous endurons,
Nous versons tout dans son sein.

(Lyra Innocentium.)


Le frère et les sœurs qui étaient demeurés ensemble à Hollywell avaient passé leur temps fort tristement. Ils n’essayaient pas même de se consoler les uns les autres. Le chagrin de Charlotte était violent et se trahissait par des sanglots qu’elle ne cherchait pas à contenir. Rien ne put la calmer, jusqu’à ce que M. Ross lui fît quelques observations sur cette conduite, et qu’elle apprît combien celle d’Amable était différente. Elle se sentit honteuse alors, et redoubla d’attention envers Charles, qu’elle se reprochait d’avoir négligé.

Cependant Charles avait besoin qu’on lui rendît peu de services. Il préférait qu’on le laissât seul. Après s’être écrié :

— Ma pauvre Amy ! il ne prononça pas un mot de plainte, mais il demeura couché, heure après heure, sans parler, et pensant aux jours fortunés qu’il avait passés lorsqu’il avait Walter pour compagnon, pour ami, puis pour frère… C’était le premier rayon qui eût éclairé son existence et qui lui eût montré qu’elle n’était pas dépourvue de toute joie. Il rêvait aux brillantes promesses qu’il avait cru voir dans l’avenir, à ses espérances pour sa sœur chérie ; et sa douleur augmentait en pensant à elle. C’était le premier chagrin de Charles, et il était bien profond ! Rien ne semblait le consoler un peu que les visites de M. Ross, qui venait le voir chaque jour, et lui disait qu’il avait partagé toute son affection et toute son admiration pour Walter. Il avait surtout admiré son détachement du monde à l’époque de son mariage, alors que tout semblait lui sourire ici-bas.

M. Ross avouait qu’il avait beaucoup compté sur le bonheur de voir ce jeune homme tenir tout ce qu’il promettait ; mais il était allé fleurir plus complétement là où rien ne pouvait arrêter le développement de sa belle âme. « L’espérance semée dans les sillons de la terre allait mûrir dans les cieux. » Charles soupira, disant qu’il était dur de ne pas le voir, et que, quoiqu’on pût lui dire, il ne pouvait s’empêcher de penser à sa sœur. Qu’était le chagrin d’un frère auprès de celui de la jeune veuve ? Mais M. Ross avait une grand confiance en la profonde résignation d’Amable, et lui prédit qu’elle se relèverait de ce coup plus forte qu’auparavant. Charles s’efforçait de le croire et de se consoler ; il lui montrait les lettres qu’il avait reçues, et qui confirmaient l’opinion de M. Ross. Il écoutait avec plaisir ce que le ministre lui disait des regrets de tout le village.

Laura ne cherchait pas, comme son frère et sa sœur, des consolations auprès de M. Ross et de Mary. Elle parlait peu, remplissait tous ses devoirs de ménagère, écrivait des lettres, soignait Charles, et avait l’air profondément triste et abattu. Mais elle ne disait rien, sachant que son frère et sa sœur ne croyaient pas qu’elle aimât Walter autant qu’ils l’aimaient, et Charles ne lui disait rien non plus, étant trop mécontent de Philippe pour savoir comment la consoler.

Ce fut un soulagement pour tous d’apprendre un jour que les voyageurs étaient arrivés en Angleterre, et seraient le soir à la maison. Madame Edmonstone avait pensé qu’il valait mieux arriver tard, pour qu’Amable pût se retirer tout de suite et se coucher dans son ancienne chambre, comme elle le désirait particulièrement.

À la tombée de la nuit, le pauvre Trim avait été enfermé dans la chambre de Charlotte, et Charles et ses sœurs étaient assis autour du feu du salon, se demandant comment ils allaient la recevoir, et se souvenant avec quelle impatience ils avaient attendu cette réunion peu de temps auparavant. Charles se rappelait aussi cette conversation sur la pelouse, et sa question : « Quand nous retrouverons-nous tous les trois ensemble ? » mais il ne disait pas un mot. Laura essaya de lire ; Charlotte entendait sans cesse le bruit des roues. Mais tout était si tranquille que, quand la voiture approcha réellement, on l’entendit sur la route, longtemps avant qu’elle entrât dans l’avenue.

Laura et Charlotte coururent dans le vestibule ; Charles prit des béquilles, mais il tremblait tellement qu’il fut obligé de s’asseoir : dans ce moment il vit entrer les trois voyageurs en noir. Amy appuya sa figure contre la sienne ; mais elle ne parla pas, et ce fut madame Edmonstone qui lui dit :

— Mon Charles ! en le pressant dans ses bras et en versant un torrent de larmes.

Son père avait aussi un léger tremblement dans la voix, quand il lui demanda :

— Eh bien ! Charles, mon garçon, comment avez-vous été sans nous ?

Ils s’assirent, Charles ayant sa sœur auprès de lui, et tenant dans sa main une main moins tremblante que la sienne, quoique brûlante et fiévreuse. Il se pencha en avant pour la regarder ; elle tourna sa figure vers lui comme pour lui répondre. Elle était toujours la même, quoique plus pâle et plus maigre, et ses paupières étaient rougies par le défaut de sommeil ; mais Charles fut presque aussi effrayé que sa mère de sa mélancolique sérénité.

— Avez-vous été bien ? lui dit-elle d’une voix faible, mais qui lui sembla étrangement familière.

— Oui, très bien, merci.

Il y eut une pause suivie d’un échange de questions et de réponses sur diverses petites circonstances du voyage. Puis, madame Edmonstone dit qu’Amy devrait monter dans sa chambre.

— Je n’ai pas vu Trim, dit Amy regardant Charlotte.

— Il est dans ma chambre, répondit-elle.

— J’aimerais à le voir.

Charlotte se hâta de sortir pour essuyer ses larmes.

Le pauvre Trim avait toujours attendu son maître depuis son départ, et, entendant le bruit d’une arrivée, il était impatient de sortir de sa prison. Il s’élança dès qu’elle lui fut ouverte, et grattait à la porte du salon avant que Charlotte fût là pour le faire entrer. Il se précipita dedans et vint poser sa tête sur les genoux d’Amable, en branlant la queue pour lui souhaiter la bienvenue ; il remarqua aussi M. et madame Edmonstone, mais un instant seulement, et il se mit à flairer tout autour de la chambre en cherchant quelque chose ; puis il revint vers la porte et regarda Charlotte pour qu’elle le laissât sortir. Elle le suivit, et, dès qu’elle fut dehors, elle se jeta à genoux ; alors, pressant son front contre sa tête noire et soyeuse, elle murmura : C’est inutile, il ne reviendra pas !

Tout à coup Trim la quitta encore, et s’approcha, en remuant la queue, du porte-manteau qu’elle reconnut aussi bien que lui. Charlotte put à peine retenir un grand éclat de pleurs, en pensant à la joie que c’était autrefois de le voir arriver !

Mais Trim s’était bientôt éloigné du porte-manteau, et, comme la petite fille cherchait à se remettre pour retourner au salon, elle entendit le pauvre animal pleurer devant la porte de la chambre à coucher de son maître. Dans ce moment Amy sortait du salon, et sa sœur, craignant qu’elle n’entendît le chien, courut pour lui ouvrir, et s’enferma avec lui dans l’obscurité, où, assise par terre et caressant ses boucles soyeuses, elle sanglota pendant longtemps.

Cependant Amable était arrivée à sa chambre, et la parcourait des yeux avec un triste sourire. Elle pensait à la dernière prière qu’elle y avait faite le jour de son mariage ; cette prière avait été exaucée, car sûrement la main de son Père céleste l’avait aidée à supporter son affliction.

Quoiqu’elle dît qu’elle était bien, sa mère la fit coucher tout de suite, et Laura l’aida à se déshabiller avec une tendresse respectueuse et craintive. Dès que les deux sœurs se trouvèrent seules ensemble, Amable dit à Laura :

— Philippe est beaucoup mieux.

Laura, qui mettait quelques objets en ordre sur la table, frémit et rougit. Puis, incapable de résister au désir d’entendre parler de lui, elle regarda attentivement sa sœur.

— Il est parti pour Corfou, continua Amable. Il n’a gardé Arnaud que trois jours après notre départ. Arnaud nous a rejoints à Genève, nous disant qu’il avait repris ses forces d’une manière surprenante. Voulez-vous me donner mon panier ? Je vous lirai une partie d’une lettre qu’il m’a écrite.

Laura l’apporta, et Amy, lui prenant la main, la regarda en face.

— Ma chère sœur ! J’ai beaucoup souffert pour vous, ainsi que Walter.

— Amy ! s’écria-t-elle, et Laura ne put retenir ses larmes, elle qui avait tant exhorté Charlotte ! Ma chère sœur !

C’était une grande consolation pour elle d’avoir encore Amy à la maison.

— Papa et maman ont tous deux été très affectueux avec Philippe, poursuivit Amable. Mais ils ne pouvaient parler de cela. C’est moi qui lui ai dit que vous aviez tout avoué, et il en a été bien heureux.

— Il n’a pas été fâché que je l’eusse trahi ? s’écria Laura.

— Oh non ! Il s’est senti fort soulagé, car il était très inquiet de vous, Laura. Il a été si bon pour moi !… dit Amy, d’un ton si pénétré, que Laura fut encore plus touchée, en voyant que sa sœur ne lui en voulait plus. Je vais vous lire ce qu’il me dit. Vous voyez que son écriture est ferme à présent.

Mais Laura observa que sa sœur ne lui montra que l’adresse, gardant le billet pour elle-même et lisant :

« J’ai continué à reprendre des forces depuis votre départ ; ainsi je n’ai plus de raison pour garder Arnaud. Je suis sorti deux fois et je me crois en état de supporter le voyage ; je ne puis demeurer ici plus longtemps. »

Elle n’en lut pas davantage, mais plia le billet en disant :

— J’aime mieux que personne ne voie le reste. Il se reproche tellement d’avoir fait ce malheureux voyage à Sondrio, qu’il dit des choses qui sont pénibles à entendre. Je suis bien aise qu’il soit en état d’aller rejoindre son régiment, car un changement lui fera du bien.

Elle posa sa tête sur l’oreiller, comme si elle en avait dit assez sur ce sujet, et Laura, n’osant pas continuer, descendit auprès de sa mère. Madame Edmonstone était bien aise d’avoir son fils, avec qui elle put parler de Philippe pendant que Laura était absente. Quand celle-ci rentra, madame Edmonstone recommença à parler d’Amy. Elle dit que, pendant tout le voyage, Amy avait été aussi passive et aussi tranquille que possible, couchée dans la voiture et gardant le silence. Seulement, quand on avait commencé à perdre de vue le sommet des montagnes, elle s’était penchée pour les regarder jusqu’à ce qu’elles eussent disparu. Malheureusement elle ne pouvait dormir, et elle n’avait pas encore versé une larme. Madame Edmonstone en était fort inquiète, disant qu’Amy se ressentirait plus tard de ce calme extraordinaire. Enfin elle était arrivée, et, quoi qu’il survînt, ce serait moins malheureux qu’en pays étranger.

Après une autre nuit de repos sans sommeil, Amable se leva à l’heure ordinaire, et s’habilla en costume de veuve dans la même chambre où elle s’était habillée de son costume de mariée. Charles fut surpris de la voir entrer dans le cabinet de toilette avant le déjeûner, comme autrefois ; elle lui fit une lecture, d’une voix aussi ferme que par le passé. Elle déjeuna ensuite avec toute la famille, et remonta avec Laura pour ouvrir son nécessaire de toilette, et en sortir les petits souvenirs qu’elle et son mari avaient achetés sur le continent pour ses parents, son frère et ses sœurs.

Tout cela s’était passé tranquillement, parce qu’elle s’y était préparée d’avance, lorsqu’une circonstance, bien légère, mais inattendue, l’émut considérablement. Charlotte, cherchant tous les moyens de lui faire plaisir, lui fit un bouquet des fleurs qui restaient encore dans le jardin, et, parmi celles-ci, se trouvaient les dernières roses noisettes, cueillies au même rosier dont Walter tenait une branche pendant qu’il lui déclarait son amour.

C’en était trop ! Jusqu’ici elle n’avait pensé à Walter que pour se rappeler sa soif fiévreuse, maintenant apaisée ; et elle s’était réjouie de ce que son esprit était entré dans son repos. Mais cette fois des souvenirs plus anciens se présentèrent à sa mémoire. Elle crut voir cette tournure jeune et dégagée, ces yeux brillants, cette démarche vive et légère ; elle crut entendre cette voix joyeuse et sentir cette main ferme qui l’avait sauvée du précipice. Tout cela se présenta à elle en contraste avec la mort, et, cette dernière pensée effaçant toutes les autres, elle fondit en larmes.

Une fois que ses pleurs eurent commencé à couler, elle ne put les retenir, et les efforts même qu’elle fit pour cela semblaient en augmenter la violence. Elle sanglotait tellement, que Laura, effrayée, fit signe à Charlotte de chercher leur mère ; et, quand celle-ci entra, elle trouva Amy dans une véritable attaque de nerfs. Son faible corps avait été contraint trop longtemps d’obéir à la fermeté de son âme, et la nature reprenait ses droits. Les sanglots, que la fatigue semblait parfois arrêter, recommençaient plus violemment, chaque fois que le bruit d’une porte ou tout autre son éloigné se faisait entendre.

Ce fut vers la nuit seulement que madame Edmonstone fut un peu rassurée au sujet de son enfant, et qu’elle eut le bonheur de la voir s’endormir. Elle dormit profondément, pour la première fois depuis qu’elle était arrivée à Recoara. Mais ce sommeil même ne la remit pas. Elle tomba tout à fait malade, et le docteur Mayerne exigea qu’elle évitât toute espèce de fatigue et d’agitation. Elle était très obéissante, et demanda seulement qu’on lui permît de voir M. Ross, disant qu’elle savait que cela lui ferait du bien, et promettant de le laisser partir dès qu’elle se sentirait fatiguée. Ainsi, quoique madame Edmonstone fût très craintive, elle lui accorda sa demande.

M. Ross vint donc la voir ; il lui fit une lecture dans la Bible, qui rendit à la jeune femme toute sa sérénité.

— Merci ! lui dit-elle quand il eut fini. Parlez-moi un peu à présent.

C’était une demande embarrassante ; mais M. Ross comprit Amy ; il lui adressa des paroles consolantes d’espérance et de foi, et il lui parla des promesses de l’Évangile d’une manière qui lui fit beaucoup de bien, surtout venant du pasteur vénérable qui l’avait baptisée, préparée à la communion, et qui, enfin, avait béni son mariage avec Walter. Quand il eut fini, elle le remercia encore.

— Faites mes amitiés à ma chère Mary, dit-elle. Je voudrais la voir bientôt ; mais je savais que vous me feriez plus de bien que personne, parce que vous pouvez mieux me comprendre.

Elle faisait allusion au veuvage de M. Ross, qui en fut touché ; mais il ne répondit que par un adieu et une bénédiction, promettant de revenir bientôt la voir.

Amable avait bien jugé. La visite de M. Ross lui avait rendu la paix, mieux que toutes les précautions maternelles. Elle se remit un peu, et fut bientôt en état de quitter le lit, et de venir se coucher tout le jour sur le canapé du cabinet de toilette ; mais c’était tout ce qu’elle pouvait faire. Elle était toujours très faible, et ses larmes, si longtemps contenues, ne coulaient que trop aisément. M. Ross revint la voir, et c’était toujours un plaisir pour elle de parler avec lui de Walter, qu’il avait si bien compris. Elle vit aussi Mary Ross, et elle écrivit à Philippe, à Corfou, ainsi qu’à Markham, pour qu’il vînt régler les affaires de la succession. Pauvre Markham ! Il avait vieilli de dix ans, et, après avoir demandé des nouvelles de lady Morville, il sanglota. Il remit à madame Edmonstone un billet et une petite boîte de la part de madame Ashford. Dans ce billet, madame Ashford disait qu’elle avait préparé un petit présent de noce pour lady Morville : c’était une croix faite avec quelques débris du vaisseau naufragé ; elle l’envoyait à madame Edmonstone, pour qu’elle jugeât s’il était à propos de la montrer à sa fille.

Madame Edmonstone la porta sans hésiter à Amable, à qui elle fit un plaisir extrême. Elle la tint longtemps dans ses mains, la mit sur sa petite table, et la fit placer par Charlotte dans différents endroits de la chambre, pour voir où elle irait le mieux. Puis elle voulut la tenir encore, et écrivit à madame Ashford pour la remercier.

Markham était peut-être le plus à plaindre de tous ceux qui portaient le deuil de Walter, car l’affection qu’il avait pour ce jeune homme était extrême : c’était un mélange d’affection féodale et paternelle et d’une grande admiration. Le vieux serviteur ne pouvait se consoler de ce que celui qui était la fleur de la famille eût été ainsi moissonné dans sa jeunesse. C’était aussi un grand chagrin pour lui que Walter fût enseveli si loin de sa famille, et il ne se résignait pas en songeant que tel avait été le désir du défunt. Mais il parut un peu satisfait, en apprenant que l’on placerait dans l’église de Redclyffe une tablette consacrée à la mémoire de Walter, sixième baronnet.

Dans la soirée, Markham fit toutes ses confidences à Charles ; il lui parla des vifs regrets qu’éprouvaient les habitants de Redclyffe. La cloche de l’église avait sonné un glas, au lieu de retentir joyeusement pour saluer les jeunes époux, et il n’y avait pas une famille dans la paroisse qui ne crût avoir perdu un de ses membres. Il parla aussi de toutes les belles qualités de Walter, et des craintes qu’il avait éprouvées à son sujet, aux dernières fêtes de Noël, en pensant que ce jeune homme était trop bon pour ce monde. Enfin il se permit quelques médisances sur le compte du capitaine Morville, ce qui fit du bien à Charles, et en même temps l’amusa, quand il vint à penser combien Markham se reprocherait ces paroles, quand il saurait que le capitaine était fiancé avec Laura.

Dans le courant de la journée suivante, Markham eut aussi une conférence avec lady Morville, dans le cabinet de toilette, et lui apporta deux ou trois précieux paquets, qu’il n’aurait pas voulu remettre en d’autres mains. Il pouvait à peine souffrir de la voir dans son costume de veuve, et ses manières envers elle variaient entre le respect dû à lady Morville de Redclyffe et son affection, presque paternelle, pour la femme de son jeune ami. Pour les pouvoirs légaux d’Amable, Markham les aurait considérés comme une folie, si un autre que Walter les lui avait confiés. Mais il lui trouva tant de bon sens, qu’il en fut surpris et vit venir avec plaisir le moment où elle régnerait à Redclyffe. C’est qu’Amable, au lieu de s’alarmer de tout ce qu’elle avait à faire, ne pensait qu’à une chose à la fois, se disant que Walter l’en avait chargée, et que c’était une preuve de sa confiance. Ainsi donc tout fut prêt pour le moment où elle serait majeure, c’est-à-dire dans le courant de janvier. Quand Markham la quitta, elle fut bien aise d’être seule pour ouvrir les paquets, qui lui rappelaient si vivement son mari. Ils contenaient ses livres favoris, couverts de notes et remplis de marques ; le dessin de Sintram, de Laura, qui avait toujours été dans sa chambre à Oxford ; un rouleau de musique et son petit secrétaire. La première chose qu’elle trouva dans ce meuble fut un caillou brillant, enveloppé d’un morceau de papier, avec cette inscription : « M. A. D., Sept. 18. » Elle se rappela ce qu’il lui avait conté du cadeau de la petite Marianne. Il y avait aussi ses propres lettres, attachées ensemble ; ces quelques lettres qu’elle lui avait écrites pendant le court espace de temps où ils avaient été séparés avant leur mariage ! N’y avait-il que six mois cela !

Puis un gros paquet de celles de Charles et de madame Edmonstone, qu’elle aurait aimé à lire aussi, mais qu’elle garda pour une autre fois. Plusieurs autres papiers, des lettres signées « S. B. Dixon, » qu’elle mit de côté. Des notes sur des lectures qui n’avaient de prix que par la main qui les avaient tracées. Mais, quand elle arriva à la division inférieure, elle y trouva des vers. Il y avait des traductions de poëtes classiques ; le commencement d’un poëme épique sur le roi Arthur, débutant par un orage à Tintagel ; plusieurs fragments de ballades ; les vers qu’on lui avait attribués à Hollywell, et qu’il n’avait jamais voulu montrer. Puis des paroles pour quelques-uns de leurs airs favoris, et quelques récits héroï-comiques de leurs courses et de leurs parties, qui avaient été la propriété de tous. Tout cela avait été composé avant l’année précédente, car il était toujours plus disposé à écrire des vers quand il était triste que quand il était heureux. Il en avait composé un grand nombre dans le temps de son exil ; ils étaient souvent incorrects, mais tous contenaient des pensées élevées, souvent même sublimes, et exprimées avec harmonie et avec grâce. Personne n’eût pu les voir sans convenir qu’elles dénotaient un vrai poëte ; mais ce n’était pas là ce que sa femme y cherchait, quoique cette observation, quand elle la fit plus tard, animât sa figure d’un juste orgueil. Ce qu’elle étudiait avant tout, c’était l’âme de Walter ; ce qu’elle cherchait, c’était le souvenir de ses souffrances et de ses combats.

Elle le trouva bientôt. Elle trouva aussi la preuve des sentiments chrétiens qui l’avaient soutenu dans la lutte. Puis quelques mots qui se rapportaient à elle, qu’il appelait sa Verena. Les lignes qu’il avait écrites le jour de Noël étaient les meilleures. C’étaient les dernières ; car ensuite il avait été trop heureux pour écrire des vers, excepté quelques fragments qu’il avait composé en Suisse, et qu’il lui avait donnés dès qu’elle les avait découverts. Amy était véritablement heureuse, couchée sur son sofa, et seule avec ces papiers. Ils étaient trop sacrés à ses yeux pour qu’elle les montrât à personne, et il se passa même bien des semaines avant qu’elle en fît voir quelques-uns à sa mère. Plus elle les parcourait, plus elle y découvrait de choses, et plus elle apprenait à connaître les profondeurs du cœur de son Walter. Madame Edmonstone avait craint d’abord que ce fût nuisible pour elle de vivre autant avec ces souvenirs, mais elle s’aperçut au contraire qu’ils la soutenaient, et l’aidaient à passer ce triste hiver.

Elle éprouva aussi une vive jouissance en recevant le portrait que M. Shene lui envoya. Elle n’osa pas le regarder pendant un jour ou deux, et attendit de pouvoir le faire avec calme. Ce n’était qu’un croquis, fait plutôt en vue de son usage futur que de l’exactitude des traits. Mais la figure de Walter était une de ces figures que l’on rend mieux en les idéalisant qu’en les copiant. Un artiste ordinaire aurait fait de lui un Morville, mais M. Shene avait saisi l’individu lui-même, avec un de ses regards presque célestes, l’expression de ses lèvres flexibles, la pose de sa tête et cette boucle de cheveux ondoyants ; et il lui avait donné une attitude si animée, qu’on eût dit qu’il allait s’élancer, comme disait Charles. Ce portrait fit tant de plaisir à Amy qu’elle ne le quittait plus. La nuit, elle le posait sur la cheminée avec la croix du naufrage, le dessin de Sintram et la vue de Redclyffe. Le matin, elle apportait tous ces souvenirs dans le cabinet de toilette, et les plaçait vis-à-vis du sofa avant de s’y établir.

Ses journées se passaient toutes à peu près de même. Elle se sentait toujours très faible ; elle était bien aise qu’on ne lui permît pas de descendre. Ce qu’elle désirait uniquement, c’était de se soumettre à ce que sa mère voulait, pensant que c’était peut-être la dernière fois qu’elle recevait ses soins. Elle ne songeait pas à l’avenir, et ne se demandait pas si elle attendait de vivre ou de mourir. Walter lui avait demandé de ne pas souhaiter la mort, et elle croyait ne point former de vœu à cet égard. Mais elle se reposait sur l’idée que sa position était dangereuse, et mettait en ordre toutes ses affaires terrestres. Quelquefois sa mère tâchait de l’intéresser à l’avenir, mais elle gardait alors le silence ; car elle craignait d’espérer, et trouvait plus facile de se soumettre.

Le jour de Noël fut une espèce de fête pour elle, dans sa chambre paisible. Elle était entourée des vers que Walter avait composés dans sa solitude, l’année précédente, à pareil jour, et de ses livres favoris. Elle aussi souffrait moins peut-être qu’une année auparavant ; car, à présent, elle ne craignait plus de se rappeler le son de sa voix, et il lui semblait entrevoir déjà l’arc-en-ciel sur les nuages.