L’Héritier de Redclyffe/41

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C. Meyrueis (Volume 2p. 268-276).


CHAPITRE XLI.


Le toit d’un étranger pour abriter ta tête,
Le pied d’un étranger pour fouler ta bombe ;
Des rocs et des déserts, les Alpes et la mer,
S’étendant entre toi et ta patrie.

(Sewell.)


Le jour suivant, il tardait beaucoup à Mary Ross d’avoir des nouvelles de Hollywell ; elle eut un peu de peine à fixer son attention sur sa classe à l’école. Laura et Charlotte arrivèrent à l’heure ordinaire, et lui dirent qu’Amy était très bien.

— Le capitaine Morville est-il arrivé ? se demanda Mary… Je ne puis rien deviner sur la figure de Laura. N’importe, Charles me dira tout après le service.

La première chose qu’elle vit, en sortant de l’école, ce fut le petit phaéton avec Charles et le capitaine lui-même. Charlotte, qui était très animée, eut le temps de lui dire, pendant que sa sœur était un peu éloignée :

— Tout est arrangé, Mary, et je plains beaucoup Philippe.

Heureusement Mary comprit le sens de cette phrase ; au besoin, la figure altérée du capitaine l’y aurait aidée.

— Je ne vis jamais une personne aussi changée, dit-elle à Charles, qui entra un moment chez M. Ross avant le service.

— Et cependant il est bien mieux aujourd’hui qu’hier. Il a repris un peu ses manières posées, et il semble au moins l’ombre de lui-même, quoiqu’il ait perdu toute la bonne opinion qu’il avait de sa chère personne, et qu’il soit très reconnaissant des attentions que nous lui témoignons.

— Il est bien pâle et bien maigre. Le croyez-vous guéri ?

— Il en est bien loin ! Cependant il est passablement aujourd’hui, et souffre moins de son éternel mal de tête. J’espère qu’il s’en délivrera sans retrouver, avec la santé, son ancien caractère. Ce n’est qu’à cette condition que je pourrai lui pardonner d’être parrain à ma place. — À propos, on baptisera aussi aujourd’hui le filleul d’Amy.

— Quel filleul ?

— Ne savez-vous pas que M. et madame Ashford lui ont fait demander la permission de donner à leur petit garçon ce nom que nous n’entendrons plus, et qu’Amy leur a offert d’être sa marraine ? Pauvre Markham ! Comment pourra-t-il le supporter ? Il est comme fou de douleur, et m’a écrit qu’il aurait voulu n’avoir plus rien à faire avec Redclyffe, sans le désir de… Et quand on pense à tout le mal qu’il m’a dit du capitaine !

L’après-midi était belle, et le soleil du printemps salua de ses rayons le petit enfant qu’on apportait à l’église. Bien des regards suivirent la jeune mère, que plusieurs n’avaient pas revue depuis le jour où, nouvelle mariée, elle était sortie de cette même église appuyée sur le bras de son époux. À ces regards de compassion pour la petite Amy Edmonstone (on avait à peine perdu l’habitude de l’appeler ainsi), se joignaient bien des regrets pour le jeune homme mort loin de sa partie, et que chacun aimait dans le voisinage. On plaignait aussi cette pauvre petite orpheline, qui ne pouvait pas encore sentir son malheur.

Amy tint son enfant sur ses genoux jusqu’au moment du baptême. Elle était éveillée, et Amable, sachant qu’elle était plus tranquille dans ses bras que dans ceux d’une autre personne, voulut la tenir elle-même pendant toute la cérémonie. Elle s’avança d’un air grave et paisible, car elle ne se sentait pas seule ; elle goûtait une parfaite joie d’offrir à Dieu son plus précieux trésor. Au moment où l’enfant fut baptisé par M. Ross, Amable crut découvrir sur cette petite figure une ressemblance qu’elle y avait toujours vainement cherchée. Elle n’aurait pu dire en quoi elle consistait, mais c’était une ressemblance plus vivante que celle d’un portrait. Après la bénédiction, elle se retira fortifiée, sentant qu’elle avait une grande tâche à remplir : élever cet enfant avant d’être réunie à son époux. Cette pensée la soutenait, en entrant dans l’époque de calme, qui devait suivre l’année si agitée qu’elle venait de traverser, année mémorable, où elle avait éprouvé les plus grandes joies et les plus profondes douleurs. Il en était tout autrement de Laura. Pour elle, les craintes et le doute étaient passés, et le printemps de la vie commençait à poindre.

Philippe et Laura pouvaient s’aimer sans crainte ; tout était pardonné, et leur conscience était à l’aise. Cependant, comme disait Charles, ils n’avaient pas l’air aussi amoureux qu’ils auraient dû l’être après leur longue séparation.

C’est que, si leur amour avait été désintéressé et romanesque, il avait toujours été trop sérieux, trop profond, pour ressembler à tous les autres. Ils s’étaient aimés comme deux époux, et Laura s’était soumise à Philippe au point d’oublier tous ses autres devoirs. Aussi fut-elle extrêmement surprise lorsque, au sortir de East-Hill, il lui dit, dès qu’il put lui parler sans témoins :

— Laura, vous avez plus à me pardonner que tous les autres.

— Ne parlez pas ainsi, Philippe, je vous prie. Croyez-vous que je n’aurais pas supporté pour vous de bien plus grandes souffrances ? J’ai tout oublié.

— Je ne parle pas seulement de vos souffrances, Laura, quoique je puisse à peine en soutenir la pensée. Mais je veux dire que vous avez à me pardonner d’avoir profité de votre confiance en moi pour vous entraîner dans l’erreur.

— Vous n’aviez exigé aucune promesse, murmura Laura.

— Laura, par pitié, ne me rappelez pas mes détestables sophismes, s’écria Philippe, comme s’il eût été incapable de se contenir. Laissons ces pensées à ma sœur.

Puis, prenant un ton plus doux :

— Je me trompais, et je vous ai conduit à vous tromper vous-même. Vous n’aviez pas assez d’expérience pour voir où je vous conduisais ; et vous vous êtes laissée entraîner au mal. Et, quand l’approche de la mort éclaira ma conscience, je ne pus qu’avouer ma faute et vous en laisser porter la conséquence. Laura, quand je pense à ma conduite envers vous, je la trouve encore plus coupable que ma conduite envers… votre beau-frère.

Ces douloureuses paroles étaient quelque chose de tout nouveau et d’effrayent pour Laura.

— Ne parlez pas ainsi, dit-elle. Votre intention était bonne ! Vous étiez dans l’erreur.

— Si je pouvais encore le croire ! Mais ce que je prenais pour une bonne intention… c’était un prétexte pour mon inimitié… Vous ne pouvez le comprendre !

Laura hasarda de dire que les apparences étaient contre Walter ; mais il ne voulut pas l’écouter.

— Si elles étaient contre lui, j’en triomphais. Je vois bien à présent que si j’avais eu le plus petit désir de connaître la vérité, je l’aurais découverte. Si j’avais été à Saint-Mildred pour l’interroger amicalement… voir et entendre Wellwood… mais il est trop tard… et je deviendrais fou si je m’arrêtais trop souvent à ces deux dernières années.

— Rappelez-vous, lui dit encore Laura, que ce cher Walter lui-même reconnaissait votre bonne intention. Ah ! la manière dont il vous défendait était ma seule consolation.

— C’est là l’aiguillon le plus aigu, et cependant le baume le plus adoucissant, dit Philippe. Voyez, Laura, et il lui montra la première page de sa petite Bible.

— Cher Walter ! murmura-t-elle en laissant couler ses larmes. Il fut si amical pour moi le jour de son mariage, où j’étais si malheureuse !

— Amy vous a-t-elle répété les dernières paroles qu’il m’adressa ?

— Non, dit Laura.

— Dieu vous bénisse, ainsi que ma sœur ! répéta-t-il, si bas qu’elle put à peine l’entendre.

— Amy aura voulu que vous me le disiez vous-même. Chère sœur !… Philippe, comment pouvons-nous parler d’elle ?

— Comme d’un ange de pardon, répondit-il.

— Si vous saviez ce qu’elle a été pour moi tout l’hiver ! dit Laura. En entrant dans sa chambre, je me trouvais toujours fortifiée et consolée.

— Quand elle m’a quittée à Recoara, il m’a semblé que mon ange gardien s’éloignait.

— Oui, ce devait être affreux pour vous.

— Ne m’en parlez pas ! s’écria Philippe. Je me rappelle seulement le tumulte horrible de mon âme ! Parlez-moi de vous-même, dites-moi que vous ne m’en voulez plus !

— Oh non ! répondit Laura, d’ailleurs tout cela est fini !

— Fini !… Je crains, Laura, qu’en unissant votre sort au mien vos chagrins ne soient pas finis. Vous épouserez un homme affligé, plein de remords, brisé dans son cœur et dans son corps, tourmenté par les plus amers souvenirs, et contraint d’accepter un héritage qui semble lui venir comme la prospérité vient au méchant. Laura, vous voulez accepter tout cela ?… Alors votre amour sera ma seule consolation pendant le reste de ma vie.

Laura ne pouvait entendre de semblables paroles sans frissonner à la fois de joie et de douleur ; elle ne pouvait croire si coupable l’homme qu’elle admirait, et, si elle cessa de le contredire quand il s’accusait, ce fut pour ne pas l’affliger ; elle se contentait de le calmer en parlant affectueusement de Walter et d’Amy.

On avait invité pour le jour du baptême M. Ross et sa fille ainsi que le docteur Mayerne. On ne pouvait se passer de lui, après tous les services qu’il avait rendus pendant l’hiver à la famille. M. Edmonstone eut le plaisir de lui dire qu’il y aurait bientôt un autre mariage dans la maison : c’était une ancienne inclination, une constance digne des romans ; il avait dès longtemps deviné ce mystère, quand sa femme s’inquiétait en voyant la pâleur de Laura.

Le docteur ne fut pas non plus très surpris de cette nouvelle ; mais, sachant quels étaient les sentiments de Charles pour Philippe l’hiver précédent, il lui tardait de voir ce qu’il pensait de ce mariage. Charles en parla de la manière la plus cordiale.

— Eh bien ! docteur, vous savez la nouvelle ?

— Ils sont faits l’un pour l’autre, répondit le docteur. En les voyant ensemble, on dirait le premier chapitre d’un roman.

Quand madame Edmonstone entra, le docteur fut un peu surpris de la manière dont elle reçut ses félicitations ; sans doute elle pensait au pauvre Walter, ou craignait que la vue des deux fiancés ne fît de la peine à lady Morville, car elle était plus froide que d’habitude. À dîner, M. Edmonstone était de très bonne humeur, heureux du rétablissement d’Amy, content d’avoir encore un jeune homme dans la maison, content de voir deux amoureux, et de songer que du moins Laura serait la maîtresse de Redclyffe, puisque cette terre ne pouvait appartenir à l’enfant d’Amy. Sa femme, qui était sans inquiétude au sujet de sa seconde fille, faisait de son mieux pour sourire et pour parler, quoiqu’elle pensât bien souvent au père qui n’assistait pas au baptême de son enfant. Charles éprouva sans doutes les mêmes sentiments ; mais, il les cachait sous une apparence de gaieté et se permettait force plaisanteries ; Charlotte reprenait rapidement son humeur enjouée ; Philippe et Laura étaient seuls graves et silencieux. Cette dernière était surtout affligée de voir Philippe si fatigué pour être venu à pied d’East-Hill. Au reste, les autres convives étaient assez animés pour qu’ils pussent garder le silence ; M. Edmonstone but à la santé de mademoiselle Morville, et porta un morceau du gâteau de baptême à sa maman, qui était demeurée au salon.

Amable était assise au coin du feu, se disant qu’il faudrait à l’avenir qu’elle prît part aux fêtes de la famille, et désirant ne pas attrister le baptême de son enfant en restant seule à l’écart. Mais tout autre que M. Edmonstone aurait vu plus de tristesse que de gaieté dans le sourire avec lequel elle remercia son père.