L’Héritier de Redclyffe/42

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C. Meyrueis (Volume 2p. 277-287).


CHAPITRE XLII.


Elle ne changea pas quand vint le chagrin ;
Un chagrin qui eût effrayé l’homme le plus ferme.
On aurait dit qu’elle gardait sa flamme
Pour nous consoler jusqu’alors ;

Mais le chagrin passa, et les autres sourirent
Encore une fois avec bonheur ;
Et elle retrouva le doux esprit
Qu’elle avait toujours eu auparavant.

(S. R.)


Le mariage de Philippe ne pouvait avoir lieu tout de suite. Personne ne dit, mais tout le monde sentit, qu’il ne devait pas en être question avant que la première année du deuil d’Amable fût passée. Cependant Philippe demeurait à Hollywell, recouvrant ses forces, qui faisaient plus de progrès en une semaine qu’elles n’en avaient fait en six à Saint-Mildred. Plus sa santé se rétablissait, plus ses facultés affaiblies se fortifiaient ; il fut bientôt en état de s’occuper d’affaires. Il aimait surtout à causer avec M. Ross, dont la conversation lui faisait toujours du bien.

Cependant il ne pouvait pas encore supporter la pensée d’aller à Redclyffe. Il s’était toujours occupé avec une peine évidente des affaires qui avaient rapport à cette terre. Amable craignait qu’il ne la négligeât, et madame Edmonstone se demandait s’il comptait passer tout l’été à Hollywell. Enfin il reçut un jour une lettre de lord Thorndale, qui lui disait que son frère, le député de Moorworth, avait envie depuis longtemps de se faire remplacer ; il avait dernièrement différé de le faire, espérant que Philippe Morville pourrait lui succéder. Moorworth était dans les mains des familles Thorndale et Morville, et lord Thorndale, en conseillant à Philippe de se présenter tout de suite, l’invitait à venir demeurer chez lui, au lieu d’aller à Redclyffe.

Dès sa jeunesse Philippe avait ambitionné un siége au parlement, et ce fut une des raisons qui le faisaient hésiter ; car on eût dit que tous ses vœux allaient être exaucés, comme pour le punir. Il sentait bien qu’une fois chargé de cette malheureuse fortune, il devait en faire le meilleur usage qu’il pourrait et ne pas chercher le luxe et le repos, mais se mettre en avant là où les honnêtes gens sont nécessaires. Mais il craignait son ancien amour des distinctions. Il craignait aussi la vie de Londres pour Laura, et pensait qu’il l’exposerait à beaucoup d’inquiétude, car, une fois élu, il ne voudrait pas, malgré sa mauvaise santé, être un membre inactif.

Il finit par demander à Laura son avis. Elle se sentit partagée entre la crainte qu’il ne se fatiguât trop, et le désir qu’il eût une occasion de déployer ses talents. Amable et Charles, consultés à leur tout, dirent tous deux que la vie de Londres serait meilleure pour Philippe que la solitude de Redclyffe, et qu’il avait besoin de s’occuper pour se distraire. Leur persuasion se trouvant conforme à celle du docteur Mayerne, elle prévalut.

Philippe se rendit chez lord Thorndale, et fut nommé sans opposition. Markham envoya son neveu pour régler quelques affaires avec lui, car il ne pouvait supporter l’idée de le voir. Il avait été furieux d’apprendre qu’il dût épouser l’autre miss Edmonstone, et pensait que c’était faire un outrage à lady Morville de s’occuper d’un mariage dans la maison où elle vivait. C’était sur elle qu’il avait reporté toute son affection pour la famille Morville, et il la supposait très affligée de n’avoir pas un fils. Il est vrai qu’il ne disait rien contre M. Morville, mais M. Ashford présumait qu’il ne serait pas aimable avec le nouveau maître.

M. et madame Ashford avaient aussi un peu de peine à croire qu’il fût digne de son prédécesseur ; cependant ils en avaient ouï dire tant de bien, qu’ils étaient fâchés de voir toute la paroisse mal disposée à son égard. Enfin on annonça son arrivée. Comme l’autre fois, James Thorndale l’amena, et se rendit chez madame Ashford, pendant que son ami s’occupait d’affaires avec Markham. Philippe ne voulut pas aller au château, et régla seulement différentes choses, puis se rendit à Cove, et fit ensuite une visite de dix minutes à madame Ashford.

Quelques jours après, le vieux James Robinson disait partout que le nouveau propriétaire regrettait autant M. Walter que qui que ce fût, car il était devenu pâle comme la mort en prononçant son nom et en faisant à Ben sa commission.

— Pour le pauvre Ben, ajouta le vieillard, il a pleuré comme un enfant, en apprenant que M. Walter avait pensé à lui sur son lit de mort.

Il ne croyait pas qu’après cela Ben retombât jamais dans ses anciennes fautes.

Markham bouda longtemps les Robinson et les traita d’adorateurs du soleil levant. Pour lui, il était loin de tomber dans cette idolâtrie ; il eut bien de la peine à convenir que le nouveau propriétaire voulait se conformer en tout aux vues de son jeune prédécesseur.

Philippe partit bientôt pour Londres, où l’on put présumer, par ses premiers essais, qu’il se distinguerait autant que Laura et Marguerite pourraient le désirer. Laura craignait pour lui l’excès du travail, d’autant plus qu’ayant peu d’argent à sa disposition, il vivait dans un petit appartement, ne voyait personne et n’avait pas de cheval. Mais elle fut bientôt rassurée ; il vint passer un jour ou deux à Hollywell, et put voir que, s’il n’avait pas repris beaucoup de force et de couleur, il était plus actif, plus animé, et très occupé de politique. Malheureusement, comme Philippe le remarqua dès son arrivée, Amable était moins bien qu’à l’époque du baptême. Elle avait fait alors un trop grand effort sur elle-même, et, quoiqu’elle ne fût pas indisposée, elle était triste et abattue, incapable d’entendre de la musique ou de regarder une fleur, et souffrant beaucoup des souvenirs que la saison lui rappelait. La moindre chose la fatiguait ; elle ne s’intéressait qu’à son enfant et à une jeune veuve du village, atteinte d’une maladie de langueur.

Elle craignait la société, évitait les visites et paraissait contrariée, quand son père amenait quelqu’un à dîner. Cependant, comme il voyait avec peine qu’elle restât dans sa chambre, elle descendait pour lui plaire.

Quand il y avait un grand dîner, elle n’était pas tenue d’y assister. M. Edmonstone en donna un pendant la visite de Philippe, pour avoir le plaisir de présenter le député de Moorworth à ses amis.

Après le dîner, Charlotte vint prier Mary Ross d’aller auprès d’Amy. Ne la trouvant pas dans le cabinet de toilette, elle frappa à la porte de sa chambre.

— Entrez, dit-on doucement.

Elle ouvrit la porte, et vit devant la fenêtre, entourée de roses grimpantes, la petite tête d’Amable, coiffée de son bonnet de veuve, qui se dessinait sur le bleu du ciel, pendant qu’elle veillait sur le berceau de son enfant endormi.

— Je vous remercie d’être venue, dit-elle ; j’ai pensé que vous ne regretteriez pas trop de rester un peu avec moi et ma fille. J’ai envoyé Anne à la promenade.

— Qu’elle est jolie ! dit Mary en se baissant sur le berceau. Le sommeil lui donne des couleurs ; elle fait beaucoup de progrès.

— Pauvre petite ! dit Amy en soupirant.

— Vous êtes fatiguée, Amy ? dit Mary en s’asseyant, et en ramassant le petit bas de laine qu’Amable tricotait.

— Non, merci, dit-elle avec un autre soupir.

— Je crois que vous l’êtes ; êtes-vous retournée chez Alice Lambsden ?

— Cela ne me fatigue pas.

Sa voix, qu’elle évitait d’élever, pour ne pas éveiller son enfant, paraissait singulièrement mélancolique.

— Je suis moins fatiguée, je crois, du peu que je fais, que de la longue perspective de vie que je vois devant moi.

Le cœur de Mary était trop plein pour qu’elle pût répondre autrement que par un regard vers le berceau.

— Oui, dit Amable ; il faudra que je le remplace auprès d’elle ; mais je plains tant sa pauvre petite de grandir sans l’avoir connu !

Amy s’approcha du berceau.

— S’il l’avait vue ! Si seulement il lui avait donné un baiser ! Mais hélas, moi seule je pourrai lui dire un peu ce qu’il était !

Elle revint à sa place et continua :

— Non, je ne désire pas être comme la pauvre Alice ! Je ne le désire pas, à cause de cette enfant. Mais, Mary, depuis que je suis guérie, je vois combien j’avais compté sur la mort. Il me semblait que j’irais auprès de lui, au printemps, s’il ne pouvait revenir auprès de moi.

— Cette enfant vous console, sans doute !

— Oui, cette chère petite ! Quand je la vis pour la première fois, il me sembla que c’était lui ! Par moments il me le semble encore, et ce sera toujours plus ainsi. Je suis très heureuse de l’avoir, et, quoique je sois parfois triste et malheureuse, je ne voudrais pas que les choses fussent allées autrement.

— Vous avez raison.

— Mary, quand je m’éveille après avoir rêvé de lui, après avoir cru entendre sa voix, sentir sa main, alors il ne me reste d’autre consolation que de prendre notre enfant et de la serrer dans mes bras.

— Chère Amable ! Ces sentiments sont très naturels.

— J’espère qu’ils ne sont pas coupables ; car, au fond, je suis résignée ; je sais que ce coup est venu du ciel. Il m’arrive même parfois d’être heureuse, quand je suis seule ou à l’église ; mais d’autres fois je me le représente tel qu’il était dans sa force, lorsqu’il nous arrivait par un beau jour d’été… Ah ! si seulement je pouvais assez me surmonter pour ne pas me rendre désagréable à tout le monde !

— Chère enfant ! dit Mary, ne pouvant s’empêcher de sourire.

— J’inquiète maman par ma tristesse, et je les empêche d’être gais là-bas… papa,… Charlotte,… tout le monde… Ils sont si bons pour moi ! Cependant, quand je sens qu’ils m’observent tous, pour voir si je suis gaie, cela me rend plus triste ; ou, si je fais un effort sur moi-même, je m’en ressens après, et maman est tourmentée. — Oh ! voilà cette petite fille qui s’éveille !

— Je n’aurais pas dû venir la déranger.

— C’est égal, elle ne dort jamais longtemps à ces heures. Chut, chut, ma petite… — Non ?… Il paraît qu’il faut vous lever. Venez donc montrer à votre marraine vos beaux yeux éveillés.

Quand Mary quitta la chambre, ce fut avec la conviction que ces longs cils noirs, trop marqués pour être jolis chez une si jeune enfant, consoleraient mieux Amy que toute autre chose au monde. Vers la fin de la soirée Laura vint à son tour dans la chambre de sa sœur. Elle avait repris l’air accablé qu’elle avait souvent autrefois. Amable lui demanda si la soirée l’avait fatiguée.

— Oui,… non,… je ne sais… C’était, je crois, une soirée comme les autres.

— Mais vous êtes lasse, dit Amable. Vous avez été trop longtemps à cheval avec Philippe.

— Non, je ne crois pas, dit Laura, d’un air toujours mécontent.

— Non ? chère Laura, je suis sûre que quelque chose vous a fait de la peine ; et, à force de douces paroles, elle finit par obtenir la confiance de Laura. Elle avoua que Philippe lui avait reproché de se faire une idole de lui. Il ne lui avait pas fait ce reproche durement, mais il avait prononcé ce mot d’une manière qui n’était agréable ni pour elle, ni pour lui.

— Je comprends sa pensée, dit Amable. Il a peur de lui-même et craint d’être trop admiré.

— Mais comment puis-je ne pas l’admirer ? dit Laura les larmes aux yeux. Il ne peut m’empêcher de le mettre au premier rang, de ne rien aimer autant que lui.

— Non, non, pas au premier rang, ma sœur ; car alors que feriez-vous si vous deveniez comme moi ? Ne vous détournez pas de moi ; mais je n’aurais jamais supporté ma douleur, si mon cher Walter lui-même ne m’avait pas répété dès le commencement que nous ne devions pas être la première affection l’un de l’autre.

— Je voulais dire la première affection terrestre, reprit Laura ; mais elle ne sentait pas ainsi dans son cœur. Elle savait que c’était son devoir, et croyait l’accomplir.

— S’il n’est pas le premier objet de votre affection, vous verrez ses défauts, et vous pourrez l’aider…

— Quoi, s’écria Laura, avez-vous jamais cru que Walter ait eu quelque tort ?

— Oui, Laura, répondit-elle en rougissant ; je n’aurais pu sans cela comprendre son repentir. Ainsi, ma chère sœur, permettez-moi de vous le dire, il vaudra beaucoup mieux pour Philippe et pour vous que vous voyiez la vérité.

— Je croyais que vous lui aviez pardonné, murmura Laura.

— L’idée de pardon implique celle de faute, Laura. Je n’aurais pu le consoler, si je n’avais su qu’il avait besoin de consolations. Il ne peut lui être agréable que vous croyiez sa repentance vaine.

— Elle est noble et grande.

— Mais elle serait inutile, si elle était sans objet. C’est pourquoi, ma chère Laura, permettez-moi de vous le dire, si vous vouliez convenir qu’il vous a entraînée à commettre une faute, si vous vouliez en convenir devant notre mère, votre mariage aurait lieu sous de plus heureux auspices.

— Je n’aurais jamais pu le trahir sans y être forcée, dit Laura. Vous savez, Amy, que nous ne nous étions rien promis ; nous ne nous sommes jamais écrit, nous avons fait une seule promenade ensemble, et il était inutile qu’il parlât avant que sa position fût changée.

— Cependant, Laura, quelque chose pesait sur sa conscience quand il s’est cru mourant !

— C’était la seule apparence de faute qu’il pût se reprocher ; ses scrupules étaient nobles et généreux !

Elle parlait avec tant de vivacité, que l’enfant s’éveilla encore et interrompit de nouveau la conversation. Elle se retira, mais, quoique son amour fût excessif, il ne lui donnait aucun repos. Pour Philippe, il l’aimait toujours autant, cependant il sentait parfois qu’elle n’était pas une aide pour lui. Elle était trop revenue à ses anciennes idées, sans les lui rappeler toutefois d’une manière aussi pénible que madame Henley.