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L’Hôpital

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Ollendorff (p. 241-248).


L’Hôpital


On y arrivait par des chemins vagues, bordés de vieilles masures, et son aspect surprenait d’abord, à cause de sa ressemblance avec un couvent. Un long mur gris, avec des fenêtres grillées où pendaient des clématites ; et ce mur percé d’un porche ombragé de glycine, parmi laquelle tintait une grosse cloche pour les entrées et les sorties. Le gardien surveillait la porte à l’intérieur, accoudé contre la fenêtre d’un petit atelier où le serrurier martelait dans un étau les clefs de l’hospice. Sous le cercle d’arbres du jardin, accroupis sur des bancs de pierre, des êtres hâves, coiffés d’un calot blanc, vêtus d’une capote couleur fer, hochaient la tête tout le long du jour. Quand la voiture de l’ambulance s’arrêtait devant le porche, et que la grosse cloche sonnait, on y voyait ces mêmes calots blancs tressauter derrière les barreaux des fenêtres, et se coller contre les hautes vitres des figures jaunes avec des bandes noires de poils. Les sous-officiers, les brigadiers et les soldats étaient tous égaux sous le calot blanc ; ils avaient les mêmes curiosités et souffraient du même ennui. Quelques gradés gardaient le képi et un V de fil d’argent ou de laine rouge coupait les bords de leur capote. Mais on confondait toutes les individualités dans ce groupe d’hommes mornes, à la barbe longue ; ceux qui avaient la bave aux lèvres, grises dans les coins, ou ceux qui s’affaissaient sur leur ventre, parce qu’on leur avait retiré les côtes fracassées dans une chute de cheval, ou ceux qui attendaient la réforme, le pied broyé par un bat-flanc d’écurie, fumaient silencieusement des pipes, serrés l’un contre l’autre, et n’ouvraient la bouche que pour cracher ou pour murmurer : « La classe… »

L’hôpital était mixte — infirmiers et sœurs. Ceux-ci pansaient à la six-quatre et arrachaient les vésicatoires avec des lambeaux de chair ; celles-là, grosses, les joues luisantes, ou minces comme des perches et la face passée au laminoir, rognaient les portions et faisaient balayer les convalescents. Seule la sœur Angèle égayait les malades. Elle était coquette avec sa cornette blanche et sa robe grise plissée. Tout souriait dans sa petite figure d’amour — ses frisons oubliés sur le front, ses yeux doux et moqueurs, son nez à la Roxelane, ses lèvres retroussées ; même le crucifix de cuivre qui émergeait de son sein semblait briller d’une joie discrète. Elle chantait à voix de rossignol gris qui aurait été coiffé d’une huppe blanche. Les hommes de la troupe cherchaient son chant à vêpres, les yeux levés et la bouche ouverte. Ses tours de ronde, les malades se découvraient exprès, parce que sœur Angèle, passant avec sa lanterne entre les lits, comme un oiseau de nuit au vol doux, venait les border d’un geste tendre et uniforme. Le jour, quand elle descendait de la salle des blessés, on allait au retrait pour la guetter, tandis qu’elle faisait la cueillette au potager. De la fenêtre étroite du cabinet lambrissé on voyait voleter la cornette blanche — et plus loin la ville de Vannes et ses murailles longues, et son port effilé comme une lame de couteau d’argent, et plus loin le Pont-Vert près de la baie marine, et les arbres touffus du Conleau aplatis en taches brunes contre le ciel.

On disait que sœur Angèle de son vrai nom s’appelait Odette, — et les sous-officiers le murmuraient volontiers quand elle passait près d’eux. On disait que sœur Angèle avait été modiste à Paris, autrefois : de là sa démarche trottinante. On disait qu’elle était entrée en religion après un grand désespoir d’amour : son fiancé lui était brusquement apparu un soir, ivre, le chapeau sur l’oreille, et lui avait réclamé l’argent de sa semaine. Et l’infirmier Guillaume, potard farceur, prétendait connaître très bien ce fiancé, avoir pris des « purées » avec lui, l’avoir entendu se vanter de mettre n’importe quelle « gigolette au turbin » : c’était le fameux Julot l’Oreille-Mangée, une des Terreurs de Belleville-les-Femmes, seul berger d’un troupeau nombreux qu’il poussait tous les soirs vers Montmartre-les-Hommes et qu’il tondait ras. Or la pauvre petite modiste avait été terrifiée de cette apparition, et, dans une grande crise de larmes, elle avait renoncé à la vie temporelle. Sœur de Saint-Vincent-de-Paul, elle égayait par sa fraîche figure parisienne l’hôpital monotone et faisait sourire à son passage les têtes blêmes sous les bonnets blancs.

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Vers le soir, on apporta un réserviste de ligne, un bloum. On les appelait « bloum » à cause de leurs képis défoncés, ressemblant mieux à un chapeau de civil. Ce vieux « bloum » ne parlait ni ne criait ; hâve, la barbe emmêlée, avec des yeux bêtes, il restait debout, dans son pantalon, en riant d’un rire d’idiot. L’infirmier lui demanda son nom — il répondit : « Sais pas. » La grosse sœur le secoua et le fit coucher. L’aide-major le menaça de le punir. Le major lui promit le cachot. Le médecin en chef de l’hôpital vint lui proposer de le fourrer dans un cabanon avec un lit en planches. Le « bloum » restait hébété ; il roulait la tête sur l’oreiller et grommelait : « Sais pas. »

Le dîner vint, servi par la sœur qui puisait le bouillon fumant dans les grands seaux luisants. Les malades se soulevaient dans leurs lits nouvellement faits, doux et tendus, pour prendre les bols de grosse faïence blanche. En passant, la sœur glissait sur les tables de nuit un grapillon de raisin ou une pêche ; la salle entière s’épanouissait dans le repas du soir. La sœur demanda au « bloum » : « En veux-tu, ours ? » — Le vieux « bloum » grogna : « Sais pas. »

La nuit passa, et la journée suivante ; le « vieux » restait toujours stupide, étendu sur le dos. Et la nuit tomba de nouveau. Dans la salle, une veilleuse brûlait au milieu d’un dôme de porcelaine ; une lueur laiteuse flottait jusqu’au plafond. On entendait ronfler et souffler ; du fond, où s’ouvrait la salle des typhiques, retentissaient des gémissements sourds et des plaintes basses. Tout à coup un bruit s’éleva et augmenta graduellement ; d’abord comme le grincement d’une roue mal graissée, puis comme le ronflement d’une forte toupie, enfin comme le glouglou d’une bouteille versée. Et ce bruit devint persistant et continuel, jaillissant de la poitrine et de la gorge du « bloum, » sans intervalle aucun. On aurait dit d’un homme rempli d’eau, pendu la tête en bas, et qui se viderait avec un gargouillement sans fin.

Les malades, réveillés, s’accoudaient sur leur traversin ; les draps soulevés marquaient les lits de bosses blanches. Beaucoup crièrent : « Assez ! » Un aphasique, couché au fond, répétait opiniâtrement, d’une voix aiguë : « Qu’il est… qu’il est… qu’il est… killé killé killé... » Et, à côté de lui, une loque d’homme, à qui on venait d’ôter le voile du palais, répondait d’une voix sifflante, comme une pompe qui fuit : « Il… est… deux heures. »

Alors la porte du fond s’ouvrit, et une lumière jaune parut sur une tache grise, qui vint en glissant parmi la double haie de lits. Quand le « bloum » vit la lanterne et la cornette blanche, il se mit à hurler :

« Je la vois, cette vache de frangine. Je les connais, les frangines des hospices. C’est tout des vaches qui devraient crever. La mienne est partie dedans. Si jamais je la retrouve, je la gonflerai. Sérieusement. Si elle veut se faire emplâtrer, elle n’a qu’à rappliquer. Elle m’a foutu dans la purée, la goyau — une môme à la manchiquoise — avec son gniasse à la tourte. J’en ai eu des gigolettes à la cloche, après, qui la dégotaient. J’en ai eu qui envoyaient des vannes plus bat que cette trottin à la manque. Et, malgré ça, elle m’est restée dans la poire. Je l’ai dans la couatche. Elle est là. Vache ! »

Il resta la bouche ouverte, anéanti. Sur lui se penchait sœur Angèle. La lumière de la lanterne tomba sur son moignon d’oreille, tandis qu’il roulait la tête, sur une dentelure de chair cicatrisée, souvenir d’un « dos qui lui avait bouffé l’esgourde. »

Dans cette âme hideuse, l’image de la seule fille honnête qu’il eût connue était restée ineffaçable. Il la haïssait, il voulait la « crever » ; s’il l’avait retrouvée, il l’aurait marquée, mais par passion. La petite Odette, la petite modiste, regardait le débris de ce qu’elle avait aimé. Elle regardait sans comprendre, sachant seulement que cet homme était noir de vilenie. Si elle avait autrefois été désinnocentée par ses amies, elle avait maintenant tout oublié. La vie de calme et de dévouement qu’elle avait menée fermait le passé comme un écran. Mais elle voyait bien que ce malade rageur, ce Julot l’Oreille-Mangée qu’elle reconnaissait, terrifiée, l’avait aimée. Bien qu’elle ne dût pas, elle voyait qu’il l’aimait encore. Elle sentait la morsure de son cœur, depuis si longtemps guérie, se rouvrir.

Puis l’homme se remit à râler. La petite sœur resta près du lit, tandis que l’infirmier collait au mourant vingt-cinq ventouses dans le dos et un vésicatoire à la nuque. L’aumônier l’administra sans qu’il en eût conscience. Vers le matin, sœur Angèle était blanche de fatigue. Julot l’Oreille-Mangée sortit ses bras et les agita en croix, criant faiblement : « J’ai peur ! j’ai peur ! » Parmi ses cris, le râle continuait toujours. Il mourut à midi. Dans la petite chambre où on l’avait porté, tandis qu’il hoquetait encore, sœur Angèle l’avait suivi et lui ferma les yeux elle-même, les yeux rouges.

Elle obtint des infirmiers qu’on ne charcuterait pas son corps. Peut-être eût-elle pris plaisir, autrefois, malgré sa douceur, à ce qu’on le coupât par petits morceaux. Et l’après-midi, dans le jardin de l’hôpital, sous le cercle d’arbres, les mêmes hommes mornes, vêtus de leurs capotes couleur fer et coiffés de leurs calots blancs, aplatissaient leurs figures aux vitres du charnier, surpris de ne pas voir tourner les garçons affairés, en tablier, autour du cadavre. Leurs heures se passaient dans cette occupation ; ils en causèrent longtemps, et, inquiétés par tout changement, ils oublièrent même de hocher la tête quand ils passèrent devant sœur Angèle, qui pleurait dans sa pharmacie.