Pour Milo

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Ollendorff (p. 229-240).


Pour Milo


Je vais vous dire ce que je suis : un homme très tranquille et vivant d’un peu d’argent que je gagne dans mon commerce. J’ai appris de la politique avec les vieux camarades qui jouent aux boules, sur le soir, près du port, et si j’ai bien compris, je dois être un bourgeois. Sûr, j’ai un peu de bien, et deux petits qui bâillent au soleil, et une bonne femme que j’aime du fond de mon cœur ; sûr, je fume ma pipe, sur le banc goudronné à gauche de ma porte ; j’ai du tabac dans ma vessie, comme un monsieur — et si je ne bourre pas ma horn butun de la même façon que les autres, c’est que je n’ai plus de bras droit. Voilà aussi pourquoi c’est ma femme qui écrit pour moi ; mais je regarde par-dessus son épaule, et je vois si elle met tout, tel que je le dis. Je suis un peu tatillon pour cela ; je regarde bien aussi à la maison de ville pour voir si le secrétaire de M. le maire inscrit exactement, quand je donne mon avis. Si les gens du pays m’ont envoyé au conseil, je ne veux point les tromper sur leurs affaires ; je ne veux point non plus tromper mon gars, quand il lira ceci plus tard, après ses années d’école, mon petit gars qui me regarde, le derrière dans mon écopette, en suçant son pouce.

Pourquoi je raconte mon histoire, c’est une idée qui m’est venue ainsi que je vais dire. Les camarades prétendent qu’un bourgeois est à l’aise sans avoir travaillé, qu’il mange censément le pain que lui font les autres, qu’il est né coiffé pour licher pleine gamelle, tandis que ceux qui peinent râclent les pots vides. La journée finie, quand je me couche dans mon bahut, sur un bon matelas bourré de varech qui sent fort, et que je regarde à la chandelle ma boutique, je me demande quelquefois pourquoi je suis heureux, cossu, bien au chaud avec ma bonne petite femme, un beau garçon qui tire sur ses cinq ans et une jeune demoiselle qui prend des airs pour dix, bien qu’elle n’en ait que deux, — tandis qu’il y a de pauvres chemineaux qui battent la route à grands coups de semelle et dorment au frais avec un oreiller de souliers ferrés. Ça me tient bien fort, ces idées-là, avant de souffler ma chandelle (nous avons bien des bougies — mais ma femme les garde pour les pratiques). Il y a comme un judas entre la chambre et la boutique, juste au-dessus du comptoir ; je vois jusque dans la rue entre les paquets de millet qui pendent du plafond avec les saucisses fumées et les morues sèches, jusque sur les petites bouteilles pleines de boulettes rouges, blanches et bleues, sur les images d’Épinal, et les pipes en sucre d’orge, et les pétards ficelés, et les harengs saurs qui montrent leur ventre luisant comme un gilet d’or dans une redingote verte, et les pelotes de ficelle jaune, et les mèches à briquet soufrées, paquetées en nœuds comme des boyaux orangés de poisson. Tout cela est à moitié dans l’ombre ; le vent qui passe sous la porte fait trembler un peu la flamme rouge de la lumière ; ça fait un filet de fumée qui lèche la poutre du milieu — et je vois reluire au-dessus de la coiffe blanche de ma femme les bords de toutes les boîtes d’étain. On dirait que la boutique est pleine d’or et d’argent ; du millet d’or pâle au plafond, et des boudins d’or rouge, des harengs d’or jaune et d’or vert, des balais neufs avec des cheveux en paille d’or, des sucres d’orge en or transparent et des oranges d’or massif ; et puis de belles boîtes d’argent où il y a du café, du poivre et de la cannelle, des casseroles luisantes comme des sous neufs ; ça réjouit le cœur.

Je ne lui disais rien, à elle, après que nous étions pelotonnés sous la courtepointe, par les nuits de rafale, quand on se serre contre les bords de son lit et contre le mur tiède. C’est là que ça me pinçait le plus dans le cœur. On entend très bien de chez nous les grandes lames qui se brisent, et des fois, le jour, les paquets d’embrun viennent jusque sur la table à détailler, quand on a vent d’ouest. C’est un bruit qui tire les pensées tristes du fond de vous-même, et vous ramène dessus sans qu’on puisse s’en dépêtrer ; si bien qu’elles seraient amères comme du fiel, il faudrait rester à les remâcher pendant des heures. Pourquoi je ne disais rien à ma femme, c’est que j’aurais eu l’air de lui faire reproche du bien qu’elle m’avait apporté. Seulement elle est fine, ma femme, et rusée, et elle sait vous retourner, et elle voyait bien du coin de l’œil que ça n’allait pas comme ça devrait ; un matin elle me regarde un peu de temps et puis elle me dit :

— Mathurin, tu ne veux donc pas dire à ta Jacquette ce que tu as ?

Juste comme je me retourne, je la vois sourire, avec deux fossettes dans son menton, et ça me rappelle le sourire de la première fois — mais patience.

Tout ça me remonte à la tête, et je la tiens serrée contre mon cœur — ça se trouve bien, c’est mon bras gauche, et je lui répondis : « Si, ma Jacquette, ne te fais pas de peine, je m’en vais t’expliquer. Je ne veux pas que le gars plus tard se croie le fils d’un bourgeois épicier, qui n’a jamais rien fait de sa vie que mettre du café dans un moulin à moudre et verser de l’huile d’œillette dans les burettes ; il ne voudrait jamais travailler ; ce ne serait pas un vrai Breton. Et moi-même, souvent, je pense aux pauvres trimardeurs de grand chemin.

— Et quoi ! Matthô, crie Jacquette en déposant le bas qu’elle tricotait, tu n’es pas fou pour rêver des choses pareilles ! Qui mieux que toi a mérité de vivre tranquille, avec sa femme et ses enfants, et du pain sur la planche pour les sept jours de la semaine ? Est-ce que nous avons tort, puisque nous avons les moyens, de manger à notre faim ? S’il y a un morceau de petit-salé dans nos pommes de terre, c’est que nous pouvons le couper après la pièce qui pend là-bas ; nous ne demandons pas aux autres les œufs que pondent nos poules, et Milo est culotté tous les jours que Dieu fait. Jésus ! il les troue, ses culottes ; mais nous avons des aiguilles et du fil, et des doigts pour raccommoder. Seulement, d’un côté, tu as raison. Personne au monde ne sait ce que tu as fait, que moi ; et il faut que Milo apprenne que les alouettes ne vous tombent pas toutes rôties dans le bec, que tu as sué et peiné pour être heureux, mon chéri, et que tu y as laissé un bras, mon brave. Il faut que Milo puisse toujours se souvenir que son père a travaillé dur — et qu’autrement il ne mangerait pas du fricot trois fois la semaine et qu’il n’aurait pas un cochon au saloir. La bourgeoisie est un mal, vois-tu, Matthô, quand on ne l’a pas méritée ; mais quand on a donné un peu de sa vie pour gagner son chez soi, personne n’a rien à vous dire. Et m’est avis, Matthô, que tu as mis ta vie en péril, et que tu as échappé au danger de mort, et que si tu ne peux plus tailler les pièces de bois à l’arsenal, c’est que les Prussiens ont taillé le bras qui menait la hache. Et puisque tu ne peux pas écrire ton histoire, tu me la raconteras telle que nous la connaissons tous deux, mais avec les mots que tu connais mieux que moi, et je la copierai sur un cahier pour que Milo puisse la lire un jour. »

Ici, il faut vous dire que j’ai embrassé ma femme ; elle a des joues roses comme une pomme d’api. Maintenant encore, elle ne voulait pas le mettre sur le papier ; elle dit que ça la ferait rougir. Mais je veux que tout le monde sache comme je l’aime tout plein ; la récompense de mes peines, c’est ma petite femme Jacquette. Je vais vous expliquer comment nous sommes pour écrire. Je me promène dans la chambre en fumant ma pipe ; Jacquette écrit à la table ; mon petit gars Milo nous regarde avec ses yeux ronds — et notre Marianne ronronne tout doucement dans son berceau d’osier ; elle a une mignonne figure bouffie, et ses petits yeux en trous de vrille sont fermés. S’il plaît à Dieu, ce sera une belle fille. Nous avons un poêle aussi, et des châtaignes qui grillent ; Jacquette en grignote de temps en temps pour se reposer ; et ça n’est pas défendu non plus de se rafraîchir le gosier avec une bonne bolée de cidre. Le plancher a été lavé au savon ; il y a de grandes raies brunes parmi les nœuds du sapin ; ça réjouit le cœur d’avoir une chambre propre ; et l’air est tout embaumé par les épices du magasin.

Je veux commencer par dire pourquoi je n’ai pas servi dans la flotte.

À Port-Navalo, nous ne partons guère pour la grande pêche. Les gens du pays plus bas, vers La Turballe, Piriac, Billiers et Mesquer, vont aux bancs de Terre-Neuve prendre la morue ; ici nous pêchons au chalut dans la mer du Morbihan et dans la pleine eau entre Belle-Île, Houat et Hœdic ; nous faisons la sardine. Vient donc la conscription où nous aimons mieux, comme sardiniers, faire notre temps à terre que partir au loin dans les pays brûlés, d’où on revient avec la figure passée au jus de tabac. L’huile de bras qu’on donne dans le métier à filer le filin des filets, quand on prend la culotte rouge ou le pantalon à basane, on la donne pareil à épauler le flingot ou à tirer les caissons.

Je suis donc parti en 1870, fin novembre, avec le corps de Vannes. Le noroît ventait dur ; une bise à couper les doigts ; on nous embarquait dans les fourgons comme du bétail. Ça soufflait dans les fils du télégraphe et les roues grinçaient des chansons marines avec le refrain des plaques tournantes. Toute la journée et toute la nuit nous passions d’un train dans un autre ; les sous-officiers juraient et sacraient ; et lorsque l’aube grise monta vers le ciel jaune, nos articulations étaient engourdies et nos ongles bleus de froid. Il y avait dans mon fourgon un sabotier de Gourin qui avait les yeux étriqués, les cheveux toux et la figure piquée de points ; il avait bu trop de raide avant de partir et il répétait tout le temps : « Hé madous, éozur ! » Le plancher du fourgon, au moment où nous débarquions, était gras de taches à force du jus de chiques.

Devant le train arrêté, la campagne était toute plate, sans haies comme en Bretagne ; mais il y avait des champs à perte de vue, un peu couverts de brouillard, avec des pointes de chaumes coupées ras et des mottes de terre gelées. Le temps de prendre les sacs et les fusils, l’officier avait commandé « en avant. » Le sabotier roux trébuchait ; et un autre grand diable le poussait de temps à autre. Celui-là avait les cheveux tellement blonds qu’il paraissait ne pas avoir de sourcils, et sa tête rasée semblait nue. À mesure que nous avancions, on entendait des coups sourds et souvent comme le bruit d’une toile qu’on déchirerait, et d’une voile qui prend un ris et claque sur la vergue. À gauche, le long d’une route, il y avait cinq ou six maisons, et on fit faire halte. Nous devions nous porter là et attendre les ordres. Les Prussiens y avaient passé la veille ; le crépi des murs était émietté par les balles ; les barrières défoncées ; dans les lucarnes on voyait des matelas éventrés ; dans l’embrasure des portes, des chaises amoncelées et cassées. Trois poules picoraient autour d’un sac de grains déchiré.

Notre sergent poussa la porte d’une ferme ; elle ne tenait plus qu’à un gond. Tout était sombre à l’intérieur, et on n’entendait que le grésillement du feu demi-mort et quelqu’un qui sanglotait. C’était une fille qui nous tournait le dos, agenouillée contre la pierre de l’âtre. Sa chemise de toile bouffait entre les lacets de son corsage. Les pas la réveillèrent, et elle se releva en essuyant les larmes qui lui bouchaient les yeux.

« Je n’ai plus rien, dit-elle en s’avançant ; ils ont tout emporté. Mon père et mon frère avaient un fusil dans le grenier ; ils les ont attachés et emmenés. J’ai pleuré et crié ; à quoi bon ? Je sais qu’on va les fusiller ; on les a conduits au bourg. Quand ils reviendront, je prendrai l’autre fusil qui est caché sous la huche et j’en canarderai un. Ils me tueront aussi ; je n’ai plus rien à faire sur terre ; j’ai tout perdu.

— Allons, dit le sergent, ne te désole pas, la fille. On va rallumer le feu et tâcher moyen de tout arranger. »

Mais quand nous eûmes mangé la soupe (c’était un morceau de lard salé), nous vîmes bien qu’il n’y avait rien à faire. Les Prussiens étaient au village, et il y avait des francs-tireurs dans la campagne. — La fille s’était jetée par terre, entre la huche et le mur ; elle pleurait à fendre l’âme.

Toute la mariénée, toute la ressiée, une petite pluie fine tomba contre les carreaux. Après avoir graissé mon fusil, je m’étais assis dans un coin et je réfléchissais. Les camarades étaient couchés en rond devant la cheminée ; le sergent sifflait contre la fenêtre et regardait la campagne. J’allai tout doucement jusqu’à la huche ; la fille pleurait toujours.

« Avez-vous une lanterne, lui dis-je à l’oreille ? »

Elle me regarda avec des yeux éteints, et me dit : « Dans la huche, à droite. »

Je pris une lanterne de fer-blanc ; je l’allumai et je sortis. Pourquoi je m’en allais, c’était une manière d’idée qui m’était venue, pas claire, bien sûr, et contre le règlement ; mais ça me tirait le cœur de voir une garçaille comme cela, blanche et blonde, pleurer à se rougir les yeux. La grand’route menait droit sur le bourg ; je sautai dans les champs, et je la suivis en fermant ma lanterne. Le temps s’était refroidi encore, et il neigeait maintenant à petits flocons. Malgré la nuit, je vis que la route traversait le mitan du village, avec les maisons de chaque côté, le dos aux terres. Comme chez nous, souvent, le bûcher tenait le fond, avec une lucarne carrée sur le mur, par où on entendait bien ce qui se passait dans la salle. Il y avait des maisons où on ronflait — d’autres où j’entendais des pas réguliers — et à une où on riait fort je m’accoudai et j’écoutai. Une grosse voix, un peu éraillée, disait : « Kanaillen francs-tireurs ! Morgen kapout ! » Je n’avais compris que le mot francs-tireurs ; j’écartai doucement les bûches avec ma baïonnette, et je regardai. Deux paysans, l’un jeune, l’autre vieux, étaient debout, tête nue, les mains liées, leur blouse bleue flottante ; un jeune sous-lieutenant se tirait la moustache, assis à une table, près de la chandelle ; et c’était un vieux sergent qui leur parlait. Deux autres hommes étaient devant le feu.

L’idée me vint tout de suite. Je courus sans bruit à l’entrée du village ; j’accrochai la lanterne dans un arbre et je tirai la planchette à coulisse. La lumière jaune brillait dans les branches : ça faisait un rond éclairé sur la neige, et tout autour elle était bleue. Puis, prenant la baïonnette, je lâchai un coup de fusil et je courus à perte d’haleine jusqu’à la maison. Ce fut un remue-ménage ; des Wer da ? Was ist das ? Sacherment ! Schnell, heraus ! Un cliquetis d’armes. Une décharge sur ma lanterne. Par la lucarne, je vis que le sous-lieutenant et le sergent étaient dans la bagarre. Je ne fis qu’un bond à la porte, et je sautai dans la salle ; un coup de tête breton dans l’estomac du premier soldat ; un coup de baïonnette dans le ventre du second ; tout de suite je coupai les cordes des deux paysans et je leur dis : « Pas une minute, courons ! »

Quelques secondes après nous galopions dans la neige, par les champs. Mais on nous avait vus : trois taches noires sur un tapis blanc. J’entendis des holla ! et des balles sifflaient sur nos têtes ; tout à coup je sentis comme un grand coup de garcette à mon bras droit, et il tomba tout de suite, très pesant, sur mon côté. Je soufflai aux deux autres : « Derrière la haie, dans le fossé. »

Nous y tombâmes tous trois, sous l’averse de neige. Les Prussiens nous cherchaient droit devant : les flocons pleuvaient si serrés qu’on ne voyait plus nos pas. Mais nous sommes restés là toute la nuit, dans un froid mortel : mon bras était engourdi ; le sang qui encroûtait ma manche, noir et gelé. Le matin, notre bataillon qui poussait en avant, pour déloger les Allemands, nous entendit appeler dans le fossé ; et on nous aida jusqu’à la maison des deux hommes que j’avais tirés d’affaire. C’est là que l’on m’a couché ; là que j’ai eu la fièvre si fort que je déraisonnais ; c’est là qu’un chirurgien-major m’a coupé mon pauvre bras droit ; mais c’est là aussi, Jacquette, que tu m’as regardé avec ton sourire que tu as toujours — et c’est là que nous nous sommes promis… Je me rappelle que le sergent me regardait, en clignotant des yeux et en disant : « Mauvais soldat — brave garçon tout de même ! » et que toi, Jacquette, tu m’embrassais ma main gauche, pour avoir sauvé ton père et ton frère.

Et ce qu’il me reste à raconter pour Milo n’est plus grand’chose. Nous nous sommes promis là-bas, dans le pays de Beauce, et nous avons été mariés à Port-Navalo. Tu m’as pris parce que ça t’avait mouillé le cœur que je sauve tes parents en y perdant un bras ; et moi je t’aimais parce que tu étais blanche, douce et bonne. Maintenant, nous sommes heureux dans notre trou sur la côte, avec Milo et la petite Marianne, parmi la bonne odeur des épices et l’embrun qui fleure la mer ; et si nous nous sentons contents, l’hiver, quand le vent d’ouest souffle par-dessus les roches sauvages d’Houat jusqu’aux fenêtres bourrelées de chez nous, — c’est bien vrai qu’il ne faut pas en avoir honte, comme tu dis, Jacquette ; car nous avons peiné pour l’être.