L’Habitation Saint-Ybars/XL

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Imprimerie Franco-Américaine (p. 177-181).

CHAPITRE XL

Blanchette console Démon



Il n’y avait que Blanchette qui osât attaquer la mélancolie de Démon. Elle s’y prenait indirectement et très adroitement. Elle avait souvent entendu parler de la puissance extraordinaire de la musique sur les Saint-Ybars, mais particulièrement sur Démon. Pour consoler son parrain, elle résolut d’avoir recours à son piano, dès qu’elle pourrait s’y remettre sans blesser les convenances. Elle consulta Pélasge ; sur ce qu’il lui répondit, elle pensa qu’elle pouvait reprendre sa musique. En effet, le piano n’était pas pour elle une simple affaire d’agrément ; Chant-d’Oisel l’avait habituée à le considérer comme un gagne-pain, en cas de nécessité. Blanchette, malgré sa gaîté d’enfant et ses airs de petite folle, était une jeune fille laborieuse qui savait, au besoin, parler raison aussi bien que les personnes les plus sérieuses parmi celles de son âge. Elle avait toujours eu une facilité étonnante à apprendre, et une mémoire vraiment merveilleuse ; elle jouait tout par cœur, même les sonates les plus difficiles et les plus longues. Elle demanda gracieusement à son parrain la permission de reprendre ses études. Il y avait six semaines que Mme Saint-Ybars était morte. Démon consentit à la demande de Blanchette. La première fois qu’il l’entendit, il fut aussi surpris que charmé ; il n’en revenait pas ; il dit à Pélasge :

« Savez-vous que Blanchette est une jeune personne extraordinaire ? quelle facilité et quelle netteté ! elle tire de son piano un volume de son vraiment étonnant, et elle a autant d’expression qu’une femme de trente ans. Voyez-vous cela ! elle interprète Weber et Beethoven comme si elle avait composé leur musique. Je n’ai rien entendu de pareil à Paris ; je fréquentais pourtant beaucoup les concerts. »

Toutes les fois que Blanchette s’asseyait à son piano, elle était sûre de voir Démon entrer dans le salon. Alors, sous prétexte de lui faire entendre des œuvres allemandes, hongroises ou russes qu’il ne connaissait pas, elle jouait des morceaux appropriés à l’état de son esprit. Peu à peu la tristesse de Démon faisait place à une douce rêverie ; une disposition à s’épancher s’emparait de lui. Blanchette allait à lui, et prenant son bras :

« Parrain, disait-elle, voulez-vous que nous fassions une promenade ? j’ai bien envie de respirer le grand air. »

Ils sortaient, marchant au hasard, absorbés dans l’échange de pensées intimes qui les rendaient de plus en plus chers l’un à l’autre. Pour Blanchette, voir Démon et l’aimer ç’avait été une seule et même chose. Elle l’aimait même avant son arrivée ; on avait si souvent parlé devant elle de son excellent cœur, et elle avait eu tant de fois l’occasion d’apprendre à le connaître, en écoutant lire les lettres qu’il écrivait. Il était bien tel qu’elle l’avait vu en esprit ; c’était bien le même regard vif et doux, la même voix, le même sourire, le même air distingué, la même manière de marcher. Aimer Démon en sa présence comme elle l’avait aimé de loin, était une chose toute simple, qui allait de soi, si naturelle enfin qu’elle lui disait sans cesse qu’elle l’aimait bien, qu’elle donnerait sa vie pour qu’il fût heureux.

Démon était comme quelqu’un qui s’est entièrement retiré du monde ; seul avec Blanchette, il était suspendu dans une sorte de somnambulisme, où il se sentait vivre d’une vie délicieuse. C’était pour lui la vraie vie, la vie du cœur et de la pensée. Le passé, avec ses souffrances et ses tristesses, lui paraissait comme une nuit lointaine, nuit traversée de spectres sinistres, reculant et s’effaçant devant une lumière qui s’étendait autour de lui et de Blanchette. Il avait oublié la douleur ; il ne s’en souvenait que lorsque Blanchette n’était pas près de lui. Il éprouvait alors un malaise que l’on pourrait comparer à celui d’une personne cherchant, dans un songe, sa vie qui s’est séparée de son corps.

Démon s’était repris d’attachement pour sa terre natale ; la maison de son grand-père lui paraissait le meilleur endroit du monde pour vivre heureux avec Blanchette. Elle serait sa femme dès que la fin de son deuil aurait dissipé la dernière ombre placée entre eux et le bonheur. En attendant, ils travaillaient ensemble à l’embellissement de la maison et du jardin, ils faisaient ensemble de beaux projets. Au milieu du jour, quand l’ardeur du soleil les empêchait de sortir, ils s’asseyaient sur la galerie, à l’ombre des grands rideaux, et lisaient à haute voix, chacun à son tour. Ensuite, ils descendaient au salon ; là ils se berçaient de musique, là ils se disaient, dans le divin langage des sons, ces choses profondes et mystérieuses que la mélodie et l’harmonie peuvent seules exprimer. Le soir, ils contemplaient ensemble l’immensité semée d’étoiles, les masses sombres de l’horizon, et ce grand fleuve serpentant majestueusement dans le silence, reflétant la lumière opaline du ciel, répandant une fraîcheur salutaire sur les campagnes endormies ; ils s’envolaient ensemble dans l’espace sans bornes, sur les ailes de la rêverie et de l’espérance, ils se perdaient ensemble dans l’infini de l’amour. Ils oubliaient qu’il y a une chaîne qui nous tient tous attachés à la terre, à quelque hauteur que l’on s’élève par l’esprit et le cœur, et que le malheur est le roc inébranlable auquel cette chaîne est rivée.

Cette vie d’enchantement durait depuis six mois : rien n’en troublait le cours, sauf les visites que Démon et Blanchette recevaient de loin en loin, et qu’ils étaient obligés de rendre. Ces visites à recevoir et à rendre, étaient un supplice pour Démon ; mais à peine avait-il repris sa liberté, qu’il oubliait les personnes qu’il avait vues ; tant il s’empressait de se replonger dans le monde d’extase où Blanchette était tout pour lui, et lui tout pour elle !

Pélasge, Mamrie et Lagniape étaient heureux du bonheur de Démon et de Blanchette ; ils le protégeaient autant qu’ils pouvaient contre les importunités des oisifs et des indiscrets.

Démon se souvenait, malgré lui, que deux ou trois fois M. Héhé et M. le duc de Lauzun étaient venus le voir ; le premier lui avait paru passablement goguenard, le second dissimulé et envieux. Un troisième personnage lui avait aussi laissé une impression désagréable. C’était un gentilhomme campagnard fort prétentieux, nommé des Assins. Ce bel esprit avait une opinion prodigieuse de sa valeur personnelle ; il se donnait tant d’importance qu’il n’en laissait aucune aux autres. Il ne parlait jamais que de lui-même, comme si le monde entier eût été créé pour s’occuper exclusivement de M. des Assins. Après une longue et lourde visite dont il assomma Démon, il s’était retiré d’un air piqué. En effet, la tenue réservée et digne de Démon lui avait déplu. Démon n’avait pas même souri à ses jeux de mots ; c’était un crime impardonnable ; il s’était fait un ennemi de M. des Assins. Or, M. des Assins n’était pas un ennemi sans conséquence. Il avait déjà tué deux hommes en duel, un troisième dans une bagarre fort louche, au sortir d’un bal, et estropié un quatrième pour le reste de ses jours. Il s’était promis, après sa visite chez le jeune Saint-Ybars, de s’en venger. Il allait partout répétant que ce beau Monsieur s’en croyait énormément, et qu’il avait besoin d’une leçon.