L’Habitation Saint-Ybars/XLIX

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Imprimerie Franco-Américaine (p. 221-223).

CHAPITRE XLIX

Le Comte Casimir Dziliwieff



Le mari de Nogolka, le comte Casimir Dziliwieff, était un de ces beaux vieillards verts et actifs qui feraient aimer la vie même aux plus indifférents, tant ils la prennent à cœur et s’appliquent à en user noblement. Il avait un caractère chaud et enthousiaste, un esprit large, une volonté de fer. Nogolka, avant d’accepter ses offres, lui avait déclaré franchement qu’il y avait en Amérique un homme qu’elle aimait, et qu’elle l’aimerait tant qu’elle vivrait. Dziliwieff avait admiré cette franchise ; il y avait vu une raison de plus pour s’attacher à Nogolka. Après leur mariage, il ne s’opposa nullement à ce qu’elle continuât à correspondre avec Pélasge. Bien plus, quand Nogolka était empêchée par une raison quelconque d’écrire, il la remplaçait. Peu à peu un échange direct de lettres s’établit entre Dziliwieff et l’ami de sa femme. Plus le vieillard lisait dans la pensée de Pélasge, plus sa confiance en lui augmentait ; il en vint même à désirer de le voir en personne.

Dziliwieff, malgré son âge, nourrissait de vastes projets. Il voulait voir son pays libre et marchant comme les États-Unis, ou au moins comme l’Angleterre, dans la voie du progrès. Dans sa naïveté héroïque, il avait d’abord exposé ses plans de réforme aux jeunes princes de la famille impériale ; on l’avait traité de vieux fou, et on l’avait même menacé de l’envoyer aux mines de Sibérie. Alors, il s’était dit : « Puisqu’ils ne veulent pas entendre raison, il faut agir révolutionnairement. » Et il s’était mis à conspirer. Résolu à sacrifier sa vie, s’il le fallait, pour le triomphe de ses idées, il avait assuré, par de sages dispositions, l’avenir de Nogolka et de ses enfants. Il avait fait passer une grande partie de sa fortune à l’étranger. Un des amis qu’il avait en Suisse, lui avait prêté son nom pour acheter une propriété dans le voisinage de Lausanne. Il faisait donner à son fils une éducation toute républicaine. Deux fois par an, il disparaissait sous un prétexte quelconque ; tandis qu’on le croyait en Hollande ou en Égypte, il rentrait incognito en Russie, pour continuer sa propagande révolutionnaire.

Dziliwieff avait conçu une haute idée du caractère et des capacités de Pélasge. Il s’était dit, plus d’une fois, que si son jeune ami, car il l’appelait ainsi, habitait en Europe, il trouverait en lui un puissant auxiliaire pour l’accomplissement de son projet. Mais Pélasge ne manifestait aucune idée de retour, et il était probable qu’après son mariage il se fixerait irrévocablement en Louisiane. Quand Dziliwieff apprit la mort de Chant-d’Oisel, il se reprit à penser que Pélasge lui serait d’un bien grand secours s’il venait en Suisse. La fin simultanée de Démon et de Blanchette fixa ses idées ; ce qui jusque-là n’avait été qu’une hypothèse devint une espérance. Quand il vit la tristesse froidement désespérée dans laquelle Pélasge s’enfonçait de plus en plus, il se dit :

« Ça marche ; bientôt la poire sera mûre. »

Dziliweiff connaissait à fond le cœur et l’esprit humain ; il savait tout le parti qu’on peut tirer des hommes jeunes encore qui ont bu, jusqu’à la lie, la coupe du malheur. C’était parmi eux qu’il recrutait ses adhérents les plus sûrs ; il les appelait ses morts. Il allait partout cherchant, comme il disait, des morts pour les ressusciter. Il mettait en eux une vie nouvelle, en leur donnant un but à poursuivre ; il leur communiquait sa force de volonté, il les exaltait par la grandeur de la mission qui les appelait, il les pénétrait de cet esprit de persévérance infatigable qui assure, tôt ou tard, le triomphe de la cause à laquelle on s’est voué.