L’Hallali (Lemonnier)/17
XVII
La terre eut besoin de bras. Jean-Norbert et le valet suaient les eaux de leur corps sous le chaud soleil, bêchant, fumant, plantant la pomme de terre, se donnant du mal. Maigres et mal nourris, ils se séchaient au travail, les os en têtes de clou sous la chemise râpeuse. Par là-dessus, cent ennuis : des gens, toujours, arrivaient réclamer le paiement des petits emprunts soutirés par le Vieux. L’ire du paysan alors bouillonnait : il les chassait, sa fourche ou sa bêche à la main. Mais, une fois, un homme d’un village d’en dessous, outré de son refus, le prit à bras-le-corps et le précipita dans la mare aux fumiers, heureusement peu profonde. Sa taciturnité avait encore augmenté ; il ne desserrait plus les dents des jours entiers.
— Bien sûr que tu as quelque chose, mon bon homme, lui disait Barbe. C’est-il que tu as une peine sur le cœur et qu’on t’a fait du mal ? Tu ne manges plus ; la nuit, t’as le cauchemar. L’autre fois, tu as manqué m’étrangler ; tout ça n’est pas naturel.
Jean-Norbert remuait les épaules, hochant la tête et ne répondant pas. Cependant l’année s’annoncait bien ; à Pâques, le marchand de porcs avait passé. Il était assuré de vendre bon prix son foin. On comptait, en outre, sur une belle récolte de pommes. C’étaient là plutôt des sujets de contentement ; mais il pensait que tant que Monsieur vivrait, ni lui ni les siens ne connaîtraient la sécurité. Cette vie tenace du Vieux, bâtie à tenons et à mortaises, s’enfonçait comme une poutre en travers de la leur.
Un dimanche matin, après la messe, il s’attarda dans l’église : il avait acheté un cierge chez le sacristain ; il l’alluma devant la statue de saint Antoine ; et à deux genoux, touchant du front les dalles, il pria pour que son vœu fût exaucé. Il ne demandait pas la mort de Monsieur après tout, mais qu’un mal le clouât sur son lit jusqu’à l’heure des Sacrements. S’il lui arrivait de penser plus loin, aussitôt il faisait le signe de croix en se frappant le creux de l’estomac et marmottait un mea culpa. Il n’aimait pas regarder le vieux fusil à son clou dans le mur de la cuisine. Cependant, comme un soir il rentrait, il ne vit plus que le clou et tressaillit. Guilleminette lui dit que Sybille avait décroché l’arme pour aller tirer dans le bois. Il sortit, traversa la cour et prêta l’oreille : il entendit partir deux coups ; son cœur battit fortement.
Elle aussi était retombée à un mutisme sauvage dans cette maison du silence où, à peu près la seule, Barbe, toujours geignant, se dolentant, émettait un son de voix humaine. Là-haut, quelqu’un parlait bien, comme de par delà la vie, en grognant, riant, tapant des coups dans les boiseries ; celui-là avait l’air de s’entretenir avec une présence inconnue. La femme de Jean-Norbert alors se signait, songeant que ce pouvait être le diable.
Du reste, comme par le passé, le pas nocturne des nuits entières sourdement résonnait au cœur de la maison avec la régularité d’un pendule. Et c’était comme aux premiers jours : Jean-Norbert demeurait là à écouter l’ogre abattre ses kilomètres, usant les solives du râpement de ses talons sans trêve, comme par expiation de quelque péché inconnu.
La hargne plus que jamais les divisa. Le paysan s’étant mis à rogner encore sur le manger déjà si précaire, le baron menaça de flanquer le ménage à la porte et de vivre là tout seul, comme un ragot dans sa bauge. Jean-Norbert l’écoutait parler, sa casquette à la main, d’une si piteuse mine que Sybille, intervenant soudain, violemment déclara que s’il fallait que quelqu’un sortît, c’était à lui à tourner les talons.
Au grand étonnement de Barbe qui s’attendait à voir la maison leur tomber sur les épaules, M. de Quevauquant se mit à rire aux éclats en tapant ses mains l’une dans l’autre.
— Au moins, toi, tu as de qui tenir, satanée femelle, s’écria-t-il. Le sang et le feu te sortent par les naseaux, comme à cette grande cavale qu’était ta bisaïeule. Mais il y a ici quelqu’un qui a la tête encore plus dure que la tienne et celle-là, on la cognerait contre la pierre des tombes, ce seraient les tombes qui voleraient en éclats.
Cette rodomontade lâchée, il quitta la maison et ne reparut plus de toute la semaine. Sybille eût été d’avis de raser le château plutôt que de tenter une réconciliation. Mais le baron, ayant envoyé dire par le messager qu’il consentait à réintégrer le logis, à condition que son fils vînt lui faire amende honorable, Jean-Norbert partit pour le village et publiquement, en grande humilité, lui demanda pardon. Il rentra en roulant son chapelet entre ses doigts et priant à bouche scellée, d’une foi sombre. La grande main violente encore une fois pesa. Le Vieux put tout à l’aise faire ses folies : Jean-Norbert ne disait rien, soumis et résigné, le dos en boule comme un hérisson.
— Laisse faire, ma fille, disait Barbe à Sybille. Je connais mon bon homme, sûrement il a son idée.
— Moi aussi, j’ai la mienne.
Visiblement, Sybille se consumait d’un feu qui la rendait farouche et colérique ; son humeur, à mesure plus assombrie, décelait les ravages d’un mal qui était son secret. Une fièvre noire lui cavait les yeux. Sa mère affirma qu’elle avait le foie malade et lui fit prendre une décoction de feuilles que le marchand de vulnéraires à son dernier passage leur avait vendues. Mais le lendemain elle s’avisa que peut-être c’était l’amour qui la tourmentait et comme elle avait trouvé Firmin Lechat fort avenant, elle ne cessa plus dès ce moment de songer aux avantages d’une union qui remettrait les Quevauquant en possession d’une parcelle de leur ancienne fortune. Elle se garda, du reste, d’en parler à Sybille, mais fit avertir secrètement, par Guilleminette, l’ancien intendant qu’on ne serait pas fâché de le voir arriver avec ses poneys à Pont-à-Leu. Cette grosse bonne femme fit là un coup d’état dont personne autour d’elle ne l’aurait crue capable.
Le jour suivant, on entendit le sabot des petits chevaux marteler ce qui restait du pavé dans la cour. Barbe aussitôt ôta sa marmotte, passa sa fanchon et reçut cérémonieusement M. Lechat. Mais, par malencontre, Jaja entra en ce moment, hâillonneuse et barbouillée comme une gardienne de dindons.
— Ah ! m’sieu Lechat, ne faites pas attention. Cette petite-là sera sûrement cause de ma mort. Elle a des robes comme une duchesse, et, voyez, elle préfère courir en souillon, c’est-y pas une honte, quand on a une sœur comme Sybille ? Ah ! elle n’est pas de notre sang, vous pouvez m’en croire.
Puis, feignant une dignité et une autorité qui n’étaient pas dans ses manières habituelles, elle ajouta :
— Allez, mademoiselle, retirez-vous. Que va penser ce bon monsieur d’une maison où il y a des filles qui montrent leur derrière à travers les trous de leur jupon ?
La simple, sans tenir compte du propos, tout à coup s’enfonçait les poings dans les yeux, criant qu’elle voulait aussi monter dans le poney-chaise, ce qui amusa beaucoup Firmin.
— Tiens qu’à toi, la petite…
— Ah ! m’sieu Lechat, c’est bien de la bonté, allez.
Il la fit monter à côté de lui, agaça de la langue ses bêtes, et la voiture, ayant décrit un demi-cercle, partit à travers la campagne. Jaja aurait bien voulu que le gas du marchand de bois fût là pour la voir passer.
Dame Barbe maintenant gémissait d’appeler inutilement Sybille. La Guilleminette croyait bien l’avoir aperçue dans l’escalier, un peu de temps avant.
— P’t’êt bien que mamzelle sera montée à la tour, opina-t-elle.
Elle s’y tenait, en effet, quelquefois des heures, les portes tirées derrière elle, sans qu’on pût dire ce qui la retenait là.
— Bien, vas-y voir, ma bonne femme, fit Barbe, vas-y et dis-lui que c’est m’sieu Lechat qui est là pour nous prendre avec lui dans sa voiture. Dis-lui qu’elle descende mettre sa plus belle robe. Oui, et que ce m’sieu Lechat est un homme bien honnête. Tourne cela comme tu veux, ma bonne femme.
L’Ensevelisseuse monta à l’étage et à demi-voix elle appelait, par une habitude du mystère des chambres où il y a un mort :
— Mamzelle Sybille. Pas là, mamzelle Sybille ? Hé ! mamzelle Sybille !
Elle passa devant une porte que le Vieux avait respectée dans sa rage de brûler tout le bois du château, et qui fermait la chambre où personne jamais n’allait. Sa voix ne fut plus qu’un souffle.
— Mamzelle Sybille !
Elle perçut un bruit, fit un signe de croix et regarda par le trou de la serrure. Sybille, à genoux, le corps avancé sur ses deux mains à plat, sans un mouvement, comme hypnotisée, était là qui fixait des yeux un coin du plancher. Elle dégringola aussitôt les marches et se jetant dans la chambre où Barbe, en pressant à deux mains sur son gros ventre, tâchait, de fermer les boutons d’une robe :
— Ah ! not’ bonne dame, j’l’ai évue comme je vous vois : j’sais pas où j’ai mes sangs. Comme je passais, j’ai vu mamzelle dans la chambre, ah ! oui que je l’ai évue, même qu’elle était raide comme une morte, y avait que ses mains qui allaient, allaient, et elle lavait du sang, je vous dis qu’elle lavait le sang ! Sûrement y a un malheur sur la maison, not’ bonne dame.
Barbe, dans une extraordinaire agitation, lâchait son ventre et se mettait à geindre.
— Qu’est-ce que tu me dis là, ma bonne femme ? Sybille, not’ chère fille ! Mais c’est-il pas cette méchante femme que t’as vue et qui fut cause que les deux frères se sont tués ? Ah ! le bon Dieu permet parfois d’étranges choses ! Ce fut le plus jeune qui se battit contre son aîné et qui saigna là tout son sang comme un petit bœuf. Tu sais bien, ma bonne femme, qu’elle revient tous les ans, cette femme, que Dieu l’ait en pitié ! juste le jour où le chevalier Arthur mourut sous les coups de son frère.
Mais Guilleminette était ferrée sur les chroniques du château, et, oubliant ce qui lui venait d’arriver à elle-même :
— Ne dites donc pas ça, mame Barbe. C’est point le jour, d’autant qu’é ne revient que la nuit, entre onze et douze, dans la nuit du deux novembre qu’est la nuit des Trépassés. C’te nuit-là, mieux vaut être entre ses draps qu’à rôder dans le château. Une fois, mon grand-père qui était aux ordres du père de Monsieur, étant pris de colique, avait quitté sa chambre et passait devant la porte, justement en c’te nuit-là. Bon ! v’là qu’il a le malheur de regarder par la serrure et il tombe mort le lendemain, comme je vous le dis.
— De quoi parlez-vous ? fit une voix près d’elles.
Elles tressaillirent en apercevant Sybille, très pâle, les yeux renfoncés et qui les écoutait.
Ah ! bon Dieu ! c’est toi, not’ chère fille ! Viens ici que je te tâte ! Tâte aussi, toi, not’ bonne femme. Sûrement, t’avais les yeux en poche. Regarde-lui seulement les mains.
Un claquement de ferrures résonna dans la cour et elle se frappait aussitôt le front.
— Doux seigneur ! où avais-je donc la tête ? T’effraie pas, c’est ce bon m’sieu Lechat qui est là avec ses chevaux, pour nous emmener faire un tour. J’crois bien qu’il en tient pour toi, ma belle !
Sybille eut un geste d’impatience.
— Je n’irai pas.
— Que tu n’irais pas ! Ah ! ma fille, ça ne serait pas honnête de ta part ! Non, tu es de mon sang, tu ne voudrais pas mettre ta vieille mère dans cet embarras.
Sybille, distraite, le regard perdu, se passait les mains l’une sur l’autre, d’un geste machinal.
— Rien qu’un tour de promenade, ma fille. Fais cela pour moi, supplia Barbe, désolée.
Alors Sybille paraissait s’échapper d’un mauvais songe.
— Oh oui ! de l’air, de l’air ! fit-elle en tordant ses poignets.
Elle se jeta dehors sans chapeau, les cheveux défaits, et courant au petit homme qui, patiemment, promenait ses bêtes pour amuser leur feu, elle criait :
— Monsieur Lechat ! Monsieur Lechat ! Ah ! tenez, vous venez dans un bon moment !
Firmin Lechat, en veston de drap mastic et culotte de cheval, une grosse rose rouge à sa boutonnière, sauta, retomba sur ses courtes jambes et il retournait les coussins qui avaient chauffé au soleil.
— Mâtin ! C’est cuit ! Ah ! dame, je suis parti y a près de deux heures déjà. J’ai fait le tour de mes paysans et sur la route ça brûlait, je ne vous dis que ça. Mais voilà qu’il est quatre heures bientôt : on aura une petite brise. Si seulement mame votre maman pouvait se presser un peu ! Mes bêtes ne veulent plus attendre.
Il s’était mis devant elles, leur flattant les naseaux, les tapotant au poitrail. C’était une paire nouvelle qu’il avait achetée l’autre quinzaine et qui lui était arrivée, à peine dressée. Il les attelait au poney-chaise pour la cinquième fois.
Et, la regardant de côté avec un petit rire de malice :
— Ça a du sang, c’est jeune et un peu sauvage. Si on n’y prenait garde, on se mettrait dans le fossé. Mais, vous savez, avec moi, il n’y a rien à craindre.
Elle eut sa moue de dédain.
— Oh ! moi, je n’ai peur de rien.
La bonne dame enfin arrivait, sanglée dans sa robe des dimanches, un chapeau à gros nœud cramoisi chaviré en travers de la tête : c’était une acquisition qu’elle avait faite, lors de son dernier séjour à la ville dans un des grands magasins et qui la coiffait en chien fou.
— Excusez ! Cette Guilleminette n’en finissait pas de me faire mes boutons ! Mais je vois bien, c’est bien ma fille Sybille qui est là, sans même un chapeau ! De mon temps, une jeune fille cachait ses cheveux devant le monde ; c’était bien plus convenable. Mais voilà, aujourd’hui chacun en fait à sa mode. Qu’est-ce que va penser ce m’sieu Lechat de ces façons-là ?
— Moi, mame la baronne ? Je pense que, quand je m’en vais pour un cheval au marché, je l’achète sans son harnais.
Il se reprit, voyant qu’il avait été un peu loin.
— Sauf vot’ respect, mamzelle Sybille.
Elle s’impatientait.
— Voyons, passez-moi les rênes, c’est moi qui conduis.
Aussitôt Barbe poussa des cris. Lechat lui-même la regardait, surpris, avec un peu d’ironie.
— C’est que, des bêtes comme celles-là…
— Est-ce vous à présent qui auriez peur, monsieur Lechat ?
— Tenez-les bien en mains, au moins.
Barbe, accrochée des deux poings aux coussins, se sentit soudain, d’un recul des petits chevaux cabrés, rejetée au fond de la voiture si violemment que son chapeau en demeura aplati comme une galette et que, croyant son heure dernière arrivée, elle se mit à réciter la prière des agonisants. Mais un coup de fouet les prenait en travers et, cette fois, ils partaient devant eux, bondissant, tirant sur les rênes, dans un vent d’haleines et de crinières. Sybille, maîtresse d’elle-même, les lèvres serrées, toute sa volonté concentrée au pli de ses sourcils, leur tenait tête, froidement résolue, aussi calme qu’aux jours lointains où, assise à côté de Jumasse, elle s’amusait à conduire le tombereau que véhiculait Bayard. La légère voiture enfila le porche, rasant la borne, soulevée d’une roue par-dessus la douve.
— Pardonnez-nous nos péchés, disait Barbe, plus morte que vive.
Lechat, croyant tout perdu, regarda sous lui le fossé, furieux d’avoir cédé au caprice de cette fille enragée. Mais l’attelage d’une ruée passait, s’enfonçait sous les châtaigniers clairsemés de l’ancienne avenue. Les essieux, dans la terre molle, ravinée de fondrières, tanguaient. Elle sentit les chevaux lui gagner sur la main. Un écart d’un centimètre et on fût allé se briser contre les arbres. Les ramenant brusquement à la force des poignets, elle les tint à l’arrêt, épouvantés et frémissants sous les volées du fouet. Barbe, sur la banquette, n’était plus qu’une loque informe qui gémissait, hurlait, suppliait.
— Mâtin de mâtin ! cria Lechat, c’est que vous y allez ! Quelle poigne, une vraie dresseuse !
Elle haussa les épaules.
Les jarrets fauchés, tremblants, soufflant de peur et de défaite, les deux cobs écumaient sous le harnais.
— M’sieu Lechat ! M’sieu Lechat ! implorait la bonne dame, ne la laissez pas continuer. Si Dieu n’avait pas écouté mes prières, y a beau temps que nous aurions fait la culbute.
— Soyez tranquille, ma mère, les voilà doux comme des moutons. Et maintenant, monsieur Lechat, ajouta Sybille, dites, où faut-il que je vous mène ?
— Là ! fit-il, en pointant l’index vers un point de la plaine où un grand toit d’ardoises émergeait d’un petit bois.
Elle ferma à demi les yeux et d’entre le plissement des paupières reconnut Mon Plaisir, cette ancienne ferme du domaine dont le petit homme avait fait sa maison de plaisance.
— Ah ! dit-elle, c’est donc que nous allons chez nous ?
Cette fois, Lechat se mordit les lèvres, mais ayant son plan, décidé à s’y conformer jusqu’au bout, il dit galamment :
— Comme vous voudrez ; moi je ne demande pas mieux.
— Eh bien ! dit-elle, cela me va. Je ne serai pas fâchée de voir comment vous vous êtes arrangé là dedans. Mais n’allez-vous pas rougir de nous avec la toilette que nous avons ?
— Vous serez partout des Quevauquant, mademoiselle.
— Voilà qui est bien dit, fit-elle en rendant la bride.
La chaussée se déroula, vieille et délabrée, avec ses ressacs de pavés, parmi une contrée de bruyères, de conifères et de marais. Çà et là, des chaumines, des torchis d’argile aux toits de glui moussus, une ancienne misère de pauvres gens, comme délaissée dans la vaste noue.
— Tout ça, disait le gros homme d’un coup de menton circulaire, sera à moi avant dix ans. Et alors, à la place de ces huttes sauvages, il y aura là des petites fermes fraîches, proprettes. Vous savez, moi, mame la baronne, j’suis pour la propreté, l’aisance, ça me prend à l’estomac de voir la pauvreté des petites gens autour de moi. J’voudrais que tout le monde ait à boire et à manger, avec un bon toit sur la tête. On ne se refait pas. Et alors comme ça, j’ai déjà de par ici, tout ce que vous voyez là-bas, oui, jusqu’à la ligne de bois.
— Ce sont de jolis sentiments, m’sieu Lechat, s’écriait Barbe.
Sybille de Quevauquant haussait les épaules.
— Je vous plains : vous devez être tourmenté parfois par les remords.
— Penh ! on se fait à tout, mais tout de même, trop de sentiment…
Elle cessa de l’entendre, l’œil à ses petits chevaux, une ivresse de vent, d’espace et d’odeurs aux narines. L’air sentait la résine, la bruyère et les feux de genêts. Un grand silence autour du petit ronflement sec des roues, du cliquetis clair des gourmettes et du tic-tac des fers sur le pavé. Elle tenait ses mains un peu haut avec une joie singulière d’y sentir jouer le cuir des rênes, et comme le soleil les dorait, c’était devant elle le point clair de six lieues de fagne rousse, miroitée d’eaux. Elle goûta soudain la conquête, la domination, le mépris dur de la basse humanité qui là-bas l’enserrait et qui, ici, en ce valet de seigneur, la frôlait. Toute sa race reperça, l’âme orgueilleuse et tragique des amazones de la lignée : d’un rire sauvage elle l’eût versé dans une de ces mares qui arrivaient bordoyer la route si sa mère n’eût été avec eux.
Lui la regardait de côté, le petit trou noir des prunelles biglant dans un plissement d’yeux rusé, avec une moue d’homme finaud et sûr de ses écus dans un visage gras, lisse et glabre. Il la perçut près de lui moussante dans un vertige léger et ne soupçonna pas l’orgueil froid dont une telle âme se fût défendue dans une apparente défaillance.
Une avenue de jeunes arbres émergea ; les sabots des cobs s’émoussèrent dans des couches rougeâtres de terre briquaillée. On dépassa une barrière et puis, au bout d’un chemin, entre des massifs verts, la maison apparut avec son perron sous l’auvent, son toit à girouette dorée, les verrières des fenêtres, son air plaisant de ferme et de chalet. Lechat eut un coup d’œil satisfait. Qui sait ? Peut-être un jour, dans un cartouche haut de six pieds, il ferait sculpter au haut de la maison les chevaux rués des Quevauquant.
Des abois furieux partirent de derrière les communs. Il vint un valet en gilet rayé qui se porta à la tête des chevaux pendant que la femme de Jean-Norbert, enfin soulagée, se dégonflant d’un grand soupir, s’extrayait des capitons. Sybille avait sauté et tapotait les garrots satinés de moiteur, en sportswoman contente d’un bon travail. Lechat donna des ordres ; elle remarqua qu’il tutoyait le domestique, un garçon à l’air mal dégrossi et qui, la bouche ouverte, roulait les yeux en la regardant.
— Mais non, monsieur Lechat, ce n’est pas la peine, fit-elle, voyant que le valet détachait les traits. Nous n’allons pas vous rester.
Il protesta, demi-cérémonieux.
— Ah ! que si ! vous ne me ferez pas cette peine ! Mais voilà ma gamine : viens donc, toi… Madame la baronne, mademoiselle Sybille de Quevauquant, ajouta-t-il tout du long en soulevant son chapeau, je vous présente ma fille Herminie. Mon fils malheureusement est retenu par ses études à la ville.
La grosse fille, d’une santé rouge de pivoine, s’avança, la hanche mobile dans son tour de jupes descendant à la cheville. Sybille fut remuée de l’idée d’une ressemblance avec des yeux doux, déjà vus sous un même front bombé. Elle tendit la main de son habituel geste sec, toute droite et pointant les yeux de dessous ses barres de sourcils noirs, tandis que, des touffes de rougeur aux joues, l’enfant s’intimidait, les yeux candides. Le geste eut tant de hauteur que Lechat trembla pour sa politique. Mais il la vit habillée de sa robe de fermière des petites fermes, à côté de son Herminie en jolie toilette claire, une chaîne d’or au cou, et il reprit espoir. Barbe justement vantait le jardin, la maison et la grosse fille dans un même compliment, prenant, selon son habitude, Sybille à témoin de la sincérité de sa louange.
— N’est-ce pas, not’fille, que ce bon m’sieu Lechat est bien heureux d’avoir un parc comme ça, une maison comme ça et une demoiselle comme mademoiselle ?
— Mais oui, heu ! heu ! disait-il, j’suis pas trop à plaindre, Dieu merci ! Et cependant, cependant…
On ne sut pas ce qu’il voulait dire et Sybille n’avait pas répondu. Elle toisa une dernière fois cette Agnès à santé de pastoure et tout à coup la ressemblance se précisait. C’était bien là la douceur tendre, humble et paisible de sa grand’mère paternelle, de cette Micheline Bœuf que le baron avait fait entrer dans son lit et qui avait écartelé de bâtardise rurale l’écu seigneurial. La basse engeance des campagnes par là s’était infiltrée dans leur sang, corrompant d’un moût impur la grande coulée des âges. Bœuf, elle l’était aussi, cette surgeonne des valets comme Bœuf avait été sa mère.
Son âme se raidit ; elle méprisa l’aïeule, détesta le Vieux qui, en forlignant, les vouait à subir une parentèle avilissante. Si, par sottise, Lechat s’était oublié à risquer une allusion, elle l’eût bâtonné avec ce qu’elle eût trouvé sous la main. Mais lui-même était paysan et bon joueur : il fut cordial, tout rond, sans trop de malice. Il les promena au jardin, bouqueté de massifs, aux larges allées damées, avec exèdre, points de vue, vide-bouteille. Une charmille formait labyrinthe et flatta le goût de dame Barbe pour les paysages du beau siècle. Un Lanquesaing, son grand-oncle, chez qui sa mère la menait au temps de sa petite enfance, possédait un parc réputé pour ses allées aux buis taillés en astrolabes, ses pavillons chinois et ses pièces d’eau où, sous des grottes en rocaille, immobilement s’ébattaient d’amoureuses mythologies.
— Ah ! m’sieu Lechat, j’ai un mari que tout ça ne touche pas. J’avais pourtant été élevée pour la Cour. Mais voilà, depuis que les sans-culottes ont mis à mort le bon roi, il n’y a plus de Cour.
Elle était restée au temps où, dans sa famille, on parlait avec mépris du Corse, où une très vieille pauvre bonne dame pour laquelle on ajoutait un couvert tous les dimanches se rappelait avoir vu les paniers, les justaucorps et les perruques. Elle avait vécu dans l’ombre de tout ce qui n’était pas cet immortel souvenir : son père, employé d’administration et qui par là tout au moins touchait au siècle, une seule fois dans sa vie avait cessé d’ignorer qu’on était en république. Ce fut le jour où il tomba, foudroyé, dans les bras de Jean-Norbert de Quevauquant qui devait devenir l’époux de sa fille. Le matin, poussé à bout par un de ses collègues qui vantait le régime, il avait ouvert la bouche au nom maudit :
— Votre république, je…
Et lui, l’homme des bienséances, il avait lâché le mot mal odorant jeté par Cambronne aux tinettes de l’histoire. De colère, de dégoût, cela lui resta sur le cœur, qui creva.
Firmin Lechat voulut leur montrer la butte boisée d’où s’apercevait le manoir. Là-haut, un parasol en chaume abritait un banc circulaire, autour d’un arbre.
— Avec une lunette d’approche on peut voir ce qui se passe chez vous, dit-il en riotant.
— Non, merci ! fit Sybille.
Alors il les ramena vers la maison. Dans la cour, derrière le logis des maîtres, le chenil était adossé à l’écurie. Une meute de braques, de bassets, de pointers et de retrievers se lança sur le grillage. Il mentionna leurs pédigrées. Joséphin, le valet, bouchonnait les petits cobs sur le pavé ; un ébrouement, venu d’un box, signala la présence d’une jument que montait Herminie, une jolie bête fière aux yeux clairs qui, chatouillée par Lechat au ventre, se mit à chevroter aigrement en s’éparant.
— Voilà qui ferait votre affaire, mam’zelle Sybille ! C’est jeune, un peu sauvage ! faut pas s’y fier, elle ne connaît que son maître,
— Bah !
Elle entra dans le box, caressa au garrot et aux naseaux l’alezane qui, un instant, chauvissait des oreilles, puis, comme soumise, doucement reniflait.
— C’est étonnant, ma parole ! Vous avez le don, dit Lechat.
Une odeur d’avoine, de paille fraîche, de poil étrillé poivrait la narine. Des boules de cuivre reluisaient aux refends des box. Elle pensa à la puante écurie où Jeannette disputait aux rats sa viande.
Après avoir longé la basse-cour, toute rumorante de poules, d’oies, de pintades, de dindons, avec une couple de paons blancs sur le pailler, ils visitèrent l’étable où ruminait une petite vache bretonne. La vachère, en cotillon de tiretaine, expliqua quelle donnait douze litres de lait. Même propreté, du reste, que dans l’écurie, murs lavés au lait de chaux, litière fraîche, crèche écurée. Sybille eut une vague estime pour ce Lechat qui s’entendait à tenir son petit domaine en si bel ordre.
Il fallut voir ensuite les pièces de l’habitation : le salon aux petits meubles dorés, aux cadres en peluche, aux guéridons chargés d’objets d’un goût trivial, la salle à manger avec ses bahuts à l’imitation des vieux chênes sculptés, son énorme suspension en cuivre, ses douze chaises alignées contre le mur tendu de cuir de Cordoue. Barbe s’extasia sur le confortable des endroits secrets et les céramiques qui faisaient au faste des cuisines un fond d’émail animé de personnages.
Leur gourmandise ensuite fut flattée par une pile de galettes et des quartiers de tarte aux amandes qu’arrosèrent des bols de chocolat. Lechat trahit la part de collaboration qu’Herminie prenait aux pâtisseries de la maison. La grosse fille manqua pleurer de confusion sous l’œil froid de cette Sybille qui la dévisageait. Elle la sentit ennemie sans pouvoir éprouver à son égard d’autre sentiment qu’une humilité émerveillée. Personne ne se douta de tout ce que la fit souffrir la dureté inaccessible de cette grande fille titrée que son père secrètement lui avait présentée comme sa parente et qu’elle eût aimé embrasser d’une passion subalterne.
Une filée de couchant oblique cuivra la verrière. Barbe alors commença à repenser à son bon homme qui là-bas s’impatientait de leur tardif retour.
— Ah ! m’sieu Lechat, je l’ai laissé tout seul avec cette Guilleminette. Et on ne sait jamais ce qui peut arriver avec un homme comme Monsieur. Je n’ai plus de sang à cette idée-là. Puis, par après, voilà le soir qui tombe.
Des roues écrasèrent les graviers, dans un tintement de gourmettes. Comme on se tenait au bas du perron, on chercha Sybille. Elle avait disparu. Joséphin déclara qu’il l’avait vue remonter l’avenue : elle marchait à grands pas. Peut-être elle avait pris, au bout, la route. Barbe, très agitée, se mit à hucher, la main en cornet ; sa voix grêle et haute s’effila dans le cri prolongé des femmes de la plaine : il se perdit à travers les végétations serrées. Alors elle se désola, les paupières flasques et gondolées.
— Allez, c’est une Quevauquant, celle-là. Réchue comme une bête qu’a senti le taon. Sûrement la voilà courant par la fagne et c’est l’heure des sotais. Malheur à moi !
Mais Lechat, familier, lui tapant l’épaule, la rassurait :
— Laissez donc, mame Jean. Les sotais, c’était bon au temps des vieilles gens. Nous rattraperons votre fille en chemin, j’en fais le pari.
On la hissa, toute venteuse de soupirs, et sitôt la barrière dépassée, les petits chevaux s’allongèrent au trot. L’ombre se massait, la plaine entra dans la nuit et ils ne voyaient pas Sybille, partie devant elle, par les petits sentiers de bruyères, dans un besoin crispé de rancune et de mépris solitaires.