L’Hallali (Lemonnier)/18

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Louis-Michaud, éditeur (p. 235-247).


XVIII


— Je t’assure, mon bon homme, qu’il en tient pour not’fille. Il a eu des bontés comme il n’y a qu’un homme qui a des idées qui peut en avoir. Et ce n’est pas pour te ravaler, mais ce m’sieu Lechat a des écus que tu n’as pas, mon homme. Toi, tu es le fils de Monsieur ; sûrement que tu l’es, puisque c’est écrit sur l’acte de baptême ; mas tu travailles à la terre comme un paysan. Si tu ne m’avais point prise pour femme, tu n’aurais pas eu une fille comme not’ Sybille et tes enfants auraient été des paysans comme toi, que je te dis. Ah ! on le sait bien que ce m’sieu Lechat est sans naissance et qu’il a servi Monsieur et qu’il s’a marié à une Bœuf, bien que la pauvre bonne mère aussi était une Bœuf. Mais y a Bœuf et Bœuf, n’est-il point vrai, mon homme ? Et comme ça, vois-tu, c’est un peu ton parent. Oh ! je t’en veux pas, d’autant que c’est un homme poli et qui s’est fait une belle situation. J’ai bien compté, il a une vache, trois chevaux et des poules que ça ne se pourrait dire. Mame Lechat était en peinture dans un cadre d’or neuf à faire rougir tous les Quevauquant de l’escalier. Et si tu avais vu les porcelaines dans le salon ! Enfin, voilà, je te dis qu’il en tient pour not’fille et peut-être bien qu’il nous en reviendra du profit si le bon Dieu est avec nous. Mais faudrait comme ça que tu ailles un brin lui causer, sans rien lui dire. Moi je verrais à voir du côté de Sybille. Je t’ai pas dit, elle m’a paru bien sauvage l’autre fois qu’elle est rentrée à la nuit et tu peux m’en croire, je m’y connais ; ça commence toujours comme ça chez les filles. Y aurait plus ensuite qu’à savoir ce qu’y retourne du côté de Monsieur.

— Oui, voilà, fit Jean-Norbert en tirant sa culotte, y aura toujours Monsieur.

— Mais, mon homme, tout le monde est mortel. Quand le bon Dieu le reprendra, n’y aura plus personne ; tu seras le maître, c’est-y pas bien ?

Alors il s’emporta.

— Le maît’ ! Le maît’ ! Qui te dit que je serai jamais le maît’ et que je m’en irai pas pourrir sous la terre avant lui ? L’sais-tu, toi, not’ femme, avec ton caquet ?

— J’ne dis pas que je l’sais, j’dis que ce serait mieux tout de même s’il partait avant toi. J’ne dis pas aut’chose.

Pour épargner la chandelle, ils se couchaient à la dernière lueur du ciel dans les vitres. D’ailleurs les jours maintenant étaient longs : on touchait aux grandes nuits du solstice. Jean-Norbert coula une jambe sous la couverture. Elle retira la sienne au contact de ses genoux râpeux.

— Si c’est comme ça, not’bonne femme, t’as raison. Tout serait bien changé, on pourrait respirer au lieu qu’à c’t’heure on est comme des taupes à se musser dans des trous. Alors, j’n’dis pas : on pourrait causer avec Firmin Lechat. C’est point un méchant homme, mais tout de même faudrait beaucoup d’argent dans la balance, je m’entends. De l’argent, que je te dis, du bon argent, car pour ce qui est de son nom, à ce Lechat, c’est pas ça qui pourrait compter. Enfin, que le bon Dieu soit seulement avec nous. Fais une bonne prière, not’femme, et demande-lui. Puis, par là-dessus, tourne-toi vers le mur. J’vas dire trois pater et trois ave.

Un claquement de salive lubrifia à leurs bouches les saints mots bredouillés. Elle l’entendit qui se frappait la poitrine avec componction et marmotta un peu plus fort, stimulée dans sa ferveur.

Là-haut, le plancher, depuis trois nuits, n’était plus raboté par la marche du Vieux. Le clerc avait apporté la rente et encore une fois, il tirait des bordées par les campagnes. Il arrivait alors que, dans ce silence inhabituel, Jean-Norbert éprouvait à s’endormir la même peine que quand la retombée continue des pas lui martelait les tempes. Ou bien il se réveillait de n’entendre rien, angoissé dans l’attente de ce coup de talon qui broyait le silence comme un pilon.

Cette nuit-là, il se retourna sur le matelas, d’un mauvais sommeil bourrelé. L’air de la pièce, lourd et chaud, sentait les hardes et la terre. Des rais donnaient des coups de dent dans les boiseries. À côté de lui, toute molle, d’une graisse quiète, Barbe émettait un bruit labial continu comme si elle eût soufflé des écaflotes d’oignon. Il la remua, vexé qu’elle dormit comme un plomb, quand lui veillait, les yeux ouverts. Ses énormes mains ne touchèrent qu’une chair inerte sous la camisole. Une, deux, trois, dix ! comptait-il par habitude, comme si Monsieur était toujours là-haut, faisant sa randonnée nocturne. Et les heures pesaient noires : il ouït chanter le coq, signe de changement de temps. L’horloge battit dix fois : il se leva, se recoucha avec l’ennui d’une idée qui revenait, toujours la même. Elle l’épiait, lui faisait signe et une fois pendue à lui, comme une femme de mauvaise vie, ne le lâchait plus. Quelque chose alors tombait sur la dalle, une main de sang s’écartelait sur le mur, du sang encore faisait une petite mare sombre qui lui engluait les sabots. Et c’était fini, voilà, oui, on n’en parlait plus jamais.

— Not’ père qu’êtes aux cieux…

Sa mâchoire sur le côté, cela lui partait d’entre les chicots comme un recours, avec l’ébrouement de son asthme. Il pria comme un damné, comme une bête. Mais l’idée ne s’en allant pas, il fit un mouvement violent ; son poing s’abattit sur Barbe qui doucement se tâta en gémissant.

— Sûrement, mon homme, j’ai quelque chose de cassé, je ne sais pas quoi, mais c’est comme quelque chose qui n’y est plus. Dis voir ce que t’as ; t’as pour sûr fait un mauvais rêve. Te v’là tout pantois. J’vas prier le bon Dieu pour qu’il te laisse tranquille. Par après, ça te passera, comme la colique et le reste.

Il bougonna :

— Vaudrait peut-être mieux que ça ne passe pas, c’serait plus tôt fait.

Elle eu un soupir léger et perdit le sens, comme on tombe dans une petite mort. Mais tout son corps à lui restait tendu, les nerfs cordés, et une sueur lui froidissait le dos. Surtout le hoquet de son mal lui raclait la gorge. Il pensa étrangler et sur le lit, la bouche grande ouverte, se déchirant avec les mains les ganglions du cou, il fut comme un homme à l’agonie. Puis, tout de même, l’accès faiblissait : le souffle lui étant revenu, il retomba d’un bloc, comme un bœuf sur sa litière.

Du bruit le réveilla. Des gens parlaient dans la maison, les voix montaient, s’étouffaient, comme irréelles, très loin, et se croyant en proie à une hallucination, il tenait les yeux dilatés sans se lever. Il bourra du coude sa femme.

— C’est-y que j’ai la berlue, voyons, dit-il, ou bien y a-t-y là du monde qui parle ?

Elle fit un effort pour écouter, mais aussitôt retomba au sommeil. Alors, se tirant du lit, il alla coller son oreille à la porte et cette fois il lui sembla entendre comme une rumeur de ribote.

« Ouais ! pensa-t-il, c’est le jambon qui y passe sûrement, des chemineaux sont entrés. Eh ben, je tirerai dessus comme d’sus des chiens, ah mais ! »

Il passa ses braies, décrocha le fusil que depuis quelque temps il pendait à deux clous dans la chambre et, traînant ses pieds nus, il se coula dehors. Une lueur matinale déjà pâlissait l’extrémité du corridor. Il fit quelques pas, s’orientant d’après les voix et maintenant il n’en doutait plus, c’était de la salle à manger qu’elles venaient. La distance se rapprocha ; le bourdonnement se précisait et tout à coup il reconnut la voix du Vieux et celle de ses six bâtards. « Ah ! malheur, malheur ! se dit-il. Va sûrement se passer queuque chose. Mes sangs sont sauvages, j’peux pu les retenir. »

À l’idée que son père amenait là chez lui, dans la maison des ancêtres qui était aussi celle de ses enfants, la graine illégitime qu’il avait semée dans les lits de ses paysans, il vit rouge, ses mâchoires claquèrent. Il tâta la porte, ne trouvant pas tout de suite la manotte, et ensuite il donnait un grand coup de l’épaule.

Dans le petit jour, un fumeron de lampe charbonnait, rougeoyant par-dessus la table où les verres, renversés parmi des bouteilles chavirées, dénonçaient l’orgie. Une odeur de vin et de nourriture s’évaporait. Gédéon, le fils du fermier des Pauchies, fermier à son tour, très grand, tout le nez et les mâchoires du baron, cassait au couteau le goulot d’un flacon quand Jean-Norbert, livide du côté des fenêtres et violacé du côté de la lampe, déboula, d’une encolure ramassée de sanglier. Trois des six furent debout. Gédéon, en déposant la bouteille, simplement dit :

— Ça y est.

Landrien, lui, un petit blond empâté que la jolie Marjosèphe, en se mariant avec Nicolas, avait apporté dans son trousseau, s’accrochait à la table et ne pouvait se lever. Et ils étaient là, dodelinant, très saouls, une hébétude dans leurs yeux d’animaux gorgés, regardant l’homme qui, en boule, la face apoplectique, soudain levait son fusil et criait :

— Hors d’ici, fils de putains !

Le trou noir du canon fut sur eux comme la mort. Géromet s’abattit, heurtant la table de la tête. Falagne et Putois se laissèrent choir sous leur chaise. Landrien oscillait sans pouvoir re prendre ses aplombs : seul, le grand Gédéon, le vrai fils par la taille et l’allure, fixait droit les yeux qui, au bout du fusil, le visaient.

— À ta santé, not’ frère, dit-il en haussant le col du flacon jusqu’à sa bouche, très calme.

— T’es pas mon frère, sale bâtard ! Fais ta prière, j’vas t’abattre comme un chien.

D’une fois, sa taille déployée, bras croisés, le Vieux se porta devant l’arme.

— Tire donc, coquin !

Le jour entra ; la grande chouette du plafond referma ses ailes sur la nuit ; tout le matin fit refluer l’ombre vers les angles, et une minute régna, terrible. Les superbes bandits de la lignée semblèrent sortir de leurs cadres pour assister au drame : eux aussi, les tigres et les lions, durent avoir ce froid geste résolu devant la dague, l’épée et le mousquet.

Jean-Norbert le sentit à sa merci. L’affaire était de le tuer très vite, comme par accident ; ce n’eût été presque point un crime. Mais il visa ; une suprême fébrilité fit chanceler son âme, et maintenant, comme si tout à coup il eût été transporté au saint tribunal de Dieu, cet homme avait des sanglots, faible comme un enfant.

Le baron haussa les épaules et le méprisa, sans pose, d’un faste d’humanité naturel. L’heure tragique était passée : il avait joué inutilement sa vie, avec l’insouciance des grandes races aventurières pour qui la mort n’est qu’une aventure après toutes les autres. Il revint vers la table, prit le flacon des mains du grand Gédéon, et l’achevant d’un trait :

— Tu m’as donné soif, polisson, dit-il.

Puis il lança la bouteille contre le mur.

Il y en avait quinze sur la table, qu’ils avaient apportées de l’auberge. Le vin sur le bois ressemblait à du sang.

Soumis et vaincu, Jean-Norbert rétrocéda d’un pas, mais Grupet, fait celui-là aussi, d’une plume de l’aigle, dur avec ses pareils, insolent avec les pauvres, sans bravoure toutefois, l’interpellait en le tutoyant contre son habitude.

— Vois-tu, not’ Jean-Norbert, faudrait pas trop jouer avec les fusils ! Des fois ça part tout seul. Et y aurait eu que t’aurais mis bas not’ père à tous les six.

— Paix là, toi ! bâtard par occasion, venu après terme et qui m’as tout l’air de m’avoir filouté ta part de paternité ! s’écriait Monsieur.

L’autre aussitôt riotait, souple, acceptant l’injure plutôt que de renoncer à la gloriole fructueuse de l’adultère maternel qui avait valu aux siens quelque cent arpents de bonne terre seigneuriale.

— À vot’ plaisir, m’sieu le baron.

Tandis qu’à la pointe du couteau, Gédéon raclait les filandres d’un os de jambon, Jean-Norbert, sombre, les yeux bas, comme un chien battu, regardait partir ces déchets du cuissot qui, la veille encore, pendait à la poutre dans la cuisine et dont leur faim goulue n’avait fait qu’une bouchée. Une prudence sournoise le retint sur place : trois autres jambons mûrissaient au saloir. C’était leur réserve d’été prélevée sur la viande qui leur était demeurée du dernier marché.

Ce fut au tour de Gérômet à l’entreprendre.

— C’est-y que tu nous en veux ? On ne t’a rien fait. On était des amis. Est-ce qu’on t’en voulait, nous ? Ça aurait pu nous arriver aussi bien qu’à toi : mais c’est toi qu’as eu la chance. Voyons, fais la paix.

Et il avançait la main ; mais le paysan leva la sienne.

— T’es un bâtard, que je te dis, toi et les aut’.

— Possible, dit Gérômet, mais si tant est que tu l’es pas toi-même, y a que nous sommes riches et gras et que toi, mordienne, t’as pas le sou et t’es maigre comme un clou.

Devant l’injure, il voulut parler, bégueta, s’étranglant dans ses mots.

— Où c’est-y vot’ titre, hon ? Moi, j’ai des papiers comme quoi j’ai un vrai baron pour mon père. Mais toi, Gérômet, et toi, Grupet, et toi, Gédéon, et vous tertous, c’est-y que vous en avez un seulement d’père.

Gédéon lui mit la main sur l’épaule.

— Hé là ! T’es bâtard comme nous. Et si ça ne te va pas, j’te montrerai que mon sang vaut mieux que le tien.

Monsieur tout à coup s’avançait, goguenard et se piétait entre eux.

— Et moi ? Voyons, qu’est-ce que vous faites de moi dans tout ça ?

Gédéon se recula.

— Pardon, excuses, m’sieu le baron. Sûrement c’est vous qui êtes le maître ed’savoir ce qu’y en est. Mais qu’y n’fasse pas le fier, rapport à sa mère qu’avait fauté tout comme la mienne. J’demande pas aut’chose.

Cette querelle de bâtards, qui d’abord avait paru amuser le vieux lascar, ne fut bientôt plus pour son humeur mobile qu’une scène sans ragoût.

— Mes enfants, dit-il, c’est pour avoir l’avantage de vous remercier, comme on dit dans les foires. Voilà quatre jours que vous me donnez le boire et le manger, et ce n’est que justice, puisque je vous ai donné, moi, la vie et que celui à qui, on ne sait pas pourquoi, est échu l’honneur de continuer légitimement ma lignée, me nourrit tout juste comme un pauvre des grand’routes. Vous reconnaîtrez que de mon côté, j’ai bien fait les choses : en vrai père, je vous ai reçu dans cette vieille ratière : nous y avons communié familialement sous les espèces du porc et du vin. Maintenant, filez : nous sommes quittes et voilà le jour. Si vous rencontrez mon vénérable ami le curé Custenoble sur votre chemin, tous mes respects et dites-lui que j’irai lui porter bientôt mon sac de péchés.

Lui-même les poussait vers la porte et à la queue ils traversaient les cuisines et gagnaient la route. Une pluie fine tombait, le coq avait chanté. Des cinq, Gédéon était le plus droit ; fraternellement il tenait sous le bras le fils de Marjosèphe qui, à chaque pas, menaçait de s’ébouler. Les autres, très ivres, derrière titubaient. Jean-Norbert, lui, sitôt la salle vide, avait regagné son lit.