L’Hallali (Lemonnier)/20

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Louis-Michaud, éditeur (p. 259-276).


XX


À l’automne, comme les grands chênes, le Vieux eut sa remontée de sève. Il s’en alla faire le tour du village, disant à ses bâtards :

— Je serai le père de celui chez qui je serai le mieux.

Il demeura deux jours chez Gédéon, mais le fermier des Pauchies avait l’humeur chaude ; ils eurent des mots. Alors il s’installa chez le blond et gras Landrien qui tua un porc pour lui faire fête. Enfin il rentrait au bout de six jours, ayant dépensé son trimestre et quelques dix louis par-dessus le marché. Il amenait avec lui un cousin de Grupet, plombier à la ville et qui avait accepté de lui racheter les plombs du château. Jean-Norbert, qui, ce jour-là, faisait avec Jumasse la cueillette des pommes, vit l’homme sur le toit, descellant la gouttière. Le baron, lui, par l’une des lucarnes, le regardait opérer.

— Hé ! Jumasse ! j’ai pas la berlue, hon ? C’est ben après les plombs qu’y sont, ces mâtins-là ! Malheur d’malheur !

Il monta au grenier, supplia, injuria l’homme qui se refusait à descendre du toit. Le baron ricanait, menaçant de le jeter en bas des escaliers. Alors soudain il venait au paysan une colique de désespoir et les mains crispées à son ventre, il piétinait sur place, criant :

— Sûrement, Môssieu, c’sera ma mort. Han ! han ! Môssieu, Môssieu, j’suis t’y pas assez puni d’être votre fils ? Han ! c’est comme si quelqu’un m’arrachait les boyaux avec le tourniquet ! Voyons, c’est-y point encore assez ? Lui faut-il tout le toit, à c’t’homme ? Mais du coup l’chêneau va pourrir. Et puis, faudra tout de même tout remettre par après. Ah ben ! j’aime autant me pendre que de voir ça.

Maintenant il était là, les lèvres tressautantes, d’une humilité de chien battu, de l’eau aux larmiers et lui touchant le bras :

— Han ! han ! not’ père, c’est-y point la maison de nos enfants après tout ? Y aura p’t’être ben quelqu’un qui viendra de not’ sang pour lui rendre sa belle figure.

— Quel sang ! Celui des Bœuf ? Sache, paysan, que quant à l’autre, le jour où la dernière goutte du sang des Quevauquant se sera séchée dans mes os, ce sang-là demeurera à jamais tari.

Jean-Norbert, là-dessus, congestionné, à court de mots, se prenait le ventre avec les deux mains et descendait se soulager dans les latrines, criant au dedans de lui :

— Sale Vieux ! sale Vieux !

Il tourna ensuite par la maison, oubliant la cueillette des pommes. Ni Barbe, ni Sybille n’étaient là. Firmin Lechat, un peu après midi, avait envoyé son domestique avec le poney-chaise et elles étaient parties, emmenant cette fois Michel. Quant à Jaja, on ne savait jamais où elle passait ses journées. Il s’arrêta devant les portraits de l’escalier, ôta son bonnet, repartit, faisant des gestes dans le vide. Une sueur froide mouillait sa chemise ; ses genoux sonnèrent durement sur le plancher ; il pria avec fureur. La grande maison, dans son silence d’après-midi, semblait morte. Qu’une chose arrivât, jamais on ne saurait qui l’avait faite, et après tout, ça devait finir comme ça. De nouveau il se mettait à tourner, frappant sa poitrine à grands coups et marmottant :

— Ne nous laissez pas tomber en tentation, Seigneur !

Mais l’obsession était la plus forte : il voyait exactement la chose comme si déjà elle eût été faite. Il se rendait compte du temps qu’il faudrait, de la place, du bruit. Jamais il n’avait eu les idées aussi nettes. Il se trouva dans la cuisine sans y avoir réfléchi : le fusil de nouveau pendait à son clou ; et il ne regardait pas du côté du fusil, sachant bien, qu’il était là et qu’il n’aurait eu qu’à le dépendre et que l’arme était chargée. Mais justement, au-dessus de la vieille canardière, il y avait aussi un crucifix, celui qu’on avait mis sur la table entre les cierges, quand sa mère était morte. Et comme il levait les yeux vers le Seigneur mort sur la croix, il aperçut en même temps le fusil. Il s’entendit faire deux pas vers la cheminée ; les clous de ses grosses semelles raclaient la dalle. Alors, à l’idée qu’une fois le fusil décroché, il n’aurait plus eu qu’à monter au grenier, tout son corps se mit à trembler.

— Hé ! not’ maître ! c’est un homme qu’est là pour les pommes ! cria Jumasse du dehors.

Il se reprit, but un grand pot d’eau et s’en alla au verger. L’homme offrait un prix pour dix arbres de pommes douces. Jean-Norbert, qui ne cessait pas de regarder du côté des toits du château, accepta sans marchander, la tête partie, mâchonnant entre ses dents des mots vagues qui s’adressaient au baron. Le marchand lui-même s’étonna qu’avec son âpreté au gain, il eût accepté le marché.

— Tope ! fit-il. J’viendrai demain avec ma femme et mes sacs. Y en a pas une comme elle pour grimper d’sus les arbres. Faut voir.

Avec malice il clignait de l’œil, laissant supposer un spectacle friand. Mais tout à coup Jean-Norbert, récupérant ses esprits, augmenta le prix d’un écu par pommier. Aussitôt l’autre faisait là grimace et s’adressant à Jumasse :

— Hé, vieux, t’as entendu le marché et que ton maître et moi, on avait fait le prix ? C’est vingt francs, qu’on a dit par pommier et ça reste vingt francs ou y a rien de fait.

— Ah ! mais non ! cria Jean-Norbert en se montant. Tu voudrais m’tondre la laine de trop près. Vingt francs, que tu dis ?

L’homme était de petite taille. Il l’eut mesuré d’un coup d’œil et, levant les poings, il passa sur lui sa colère en l’injuriant :

— Hors d’ici, fripon ! voleur !

L’autre, sans se fâcher, tirait sur sa pipe et disait :

— Dommage, t’aurais vu not’ femme d’sus l’arbre.

Et à petits pas, il s’en allait par le verger, filant entre les dernières moyettes de regain. Mais, entendant tomber un pan de gouttière dans la cour, il leva les yeux vers le plombier qui, penché par-dessus la façade, regardait si personne n’avait été tué. Et ensuite il se retournait vers Jean-Norbert et se mettant à rire :

— C’est-y que tu vends aussi la maison avec les pommes, dis voir, fripon ? Ah ben, j’ai point peur de toi. J’te vaux ben, sacré bâtard de baron de quat’ sous que t’es !

Jean-Norbert ne prenait plus attention à lui.

— Jumasse, hé, Jumasse, t’entends bien ce qu’y fait, l’homme, là-haut d’sus le toit ? Ben ! j’sais ben ce que j’ferais si t’avais du cœur. Moi, j’peux pas, j’suis le fils. Mais d’un autre, c’est aut’chose. Eh ben, là, faudrait tirer d’sus comme d’sus une mâle bête !

— Bon ! opina Jumasse, mais c’est pas à faire.

— Ben sûr, affaire de dire. Mais tô de même, c’est-y pas un malheur ? Aujourd’hui les plombs et demain les briques. Finira par manger tout ce qui reste. Non ! le bon Dieu n’est pas juste pour des chrétiens comme nous. Cor si Môssieu partageait avec nous l’argent qu’il en tire au lieu de le dépenser chez ses bâtards !

Ils entendirent tirer dans la lande : un chien aboyait. Jean-Norbert ne se douta pas que c’était Sybille qui venait d’abattre un lièvre. Presque aussitôt un second coup de feu partit. Mais cette fois, c’était Lechat qui tirait. Ils étaient venus là près des marais, en chasse : il l’avait priée d’accepter un fusil léger et dont tout de suite elle avait connu le maniement. Le chien, en battant le taillis, près de la maison, avait fait lever un faisan : elle avait visé, mais trop bas. Un peu après, le domestique, ayant fait un lâcher de pigeons, elle en avait tué un. Ç’avait été son premier coup de feu : son second fut pour le lièvre qu’elle culbutait. Lechat s’émerveilla.

— Cette fois, mamzelle, ça y est. Mâtin ! une belle prise ! Vous avez l’œil, j’ai vu ça tout de suite. Hé ! Hé ! y aurait danger à se trouver au bout de votre canon. Vous abattriez votre homme comme vous avez abattu le lièvre.

Elle tressaillit, le regarda :

— Ce n’est pas la même chose, dit-elle.

— Oui, la première fois. Une nuit, j’ai tiré. On n’a rien trouvé, mais tout de même l’idée que l’homme aurait pu être blessé me laissa de l’ennui. Une autre fois encore j’ai tiré : cette fois on a trouvé du sang dans le jardin. Eh bien ! J’y étais fait, je n’ai plus rien senti.

Un rat sauta à l’eau ; sa petite tête fine pointait droite dans le sillage rapide de la nage. Elle tira.

— Ça ne valait pas le plomb ! riait-il.

— Laissez donc, c’est pour me faire la main, répondit Sybille un peu rudement.

Sitôt qu’elle épaulait, ses nerfs se tendaient ; l’œil au point de mire, elle subissait la petite angoisse froide de l’attente ; et puis la détonation partait ; toute sa vie au dedans d’elle une seconde en était ébranlée. Les dents serrées, une lumière sèche sous la paupière haute, elle s’en voulait de manquer de sang-froid. Elle tua encore une poule d’eau et tira au jugé deux coups dans une volée de sansonnets qu’on voyait tomber en petites touffes de plumes.

Firmin Lechat, dressé à bonne école, avait un sentiment du noble jeu de la chasse qui s’offensait de cette tuerie médiocre. Après tout, elle se comportait là en vraie mazette ; mais il dissimula, calculé, au guet de l’occasion qui lui eût permis d’avancer ses affaires. Il rappela Clabaud, qui, la queue ballante, chassait pour son compte dans la chênaie. C’était un arrière-petit-fils de Clabaud Ier qui avait illustré le chenil des Quevauquant. Pierre dans le taillis arrivait regarder aux coups de feu. Jaja tout près soufflait sur le crépitement d’un petit feu de bois où ils avaient mis cuire une nichée de ramiers. Ils jouaient maintenant ménage à deux, comme de vrais amants.

— Attendez seulement quinze jours encore, mamzelle Sybille, et ce sera le passage, fit Lechat. Ce qu’il y en a de bécassines, alors ! Avec une demoiselle comme vous, ce sera plaisir. J’ai un striver pour le gibier d’eau, vous verrez. Allez, oui, que vous prendrez du plaisir !

Il s’aperçut au jûtement de ses bottines, petit à petit trempées à la mouillure des herbes, qu’elle était chaussée comme une servante. Il se risqua :

— Une belle fille comme vous, ça n’est pas fait pour moisir à la maison.

— C’est vrai, répondit-elle d’une voix sourde, j’étais plutôt faite pour la vie que menèrent mes aieules, toujours à cheval, par monts et par vaux.

Il souffla dans ses joues, très rouge, et puis l’air indifférent :

— Bah ! il ne tiendrait qu’à vous.

Elle haussa les épaules et le regardant droit dans les yeux :

— Prenez garde, vous allez dire l’éternelle bêtise qu’on dit à toutes les filles pauvres. Un mariage, pas vrai ?

Il se vit acculé, comme si elle-même tout à coup le contraignait à parler.

— Mais oui, pourquoi pas ? Tenez, mamzelle Sybille, je peux bien vous dire. J’suis un peu de la famille, puisque ma défunte femme était votre parente par les Bœuf.

Les yeux droit devant lui, il ne vit pas qu’elle fronçait les sourcils.

— Ben, il me faudrait là une petite femme comme vous. Vous auriez des chevaux, des voitures, des toilettes, tout ce que vous voudriez. L’hiver à la ville, l’été à la campagne…

Tout fut ruiné d’un mot où il redevint le valet, où elle fut de toute sa hauteur la fille des Quevauquant.

— Firmin ! dit-elle comme si elle eût commandé à un domestique.

Mais il ne perdait pas son assurance et, un peu bourru seulement :

— Firmin sûrement, Firmin Lechat. Mais j’ai du bien, j’suis un homme riche et aujourd’hui, mamzelle, il n’y a plus que l’argent qui compte. Ça m’aurait été, vrai, comme je vous dis. M. le baron, votre grand-père, me doit une douzaine de mille, approchant. On aurait passé l’éponge dessus.

Elle le méprisa souverainement.

— Oui, je vois, une affaire : c’eût été une bonne affaire pour la famille, n’est-ce pas ? Eh bien, m’sieu Lechat, je vais vous dire ; l’argent peut bien compter pour vous, mais pour une Quevauquant, il ne compte pas. Nous savons manger sec notre pain.

Cette fois il lui venait un rire de petit homme gras, un peu méprisant, un peu supérieur, et en roulant l’épaule, il lui disait :

— Vous réfléchirez, mademoiselle Sybille, je ne suis pas pressé, j’sais attendre. Et si un jour vous vous décidez, je n’ai qu’une parole, ce sera comme j’ai dit.

Elle aussi riait.

— C’est tout réfléchi. Et là-dessus, bien le bonjour. Je suis à un quart d’heure de chez nous. Pas la peine de revenir sur mes pas. Vous aurez bien l’obligeance de faire ramener Michel avec la voiture, pas ?… Ah ! tenez, dites-donc. Il est très gentil, votre fusil, mais c’est fini, le goût m’en est passé ; je n’en veux plus.

Et elle le jeta devant lui.

Alors, sous l’outrage, une fureur s’empara du petit Lechat. Il perdit tout sentiment des distances, n’eut plus que la congestion de son or et, tendant le poing vers Pont-à-Leu, dans la distance :

— Ah ! c’est comme ça ? Eh bien, mamzelle la baronne, on verra, on verra.

Sybille d’abord marcha précipitamment ; elle allait droit devant elle, toute tendue, le pas brusque et saccadé. Elle longea les marais, fit lever la nuée des étourneaux hors des roseaux et toute sa petite griserie était tombée : elle ne pensait plus à la chasse ni au fusil.

Par-dessus le pays plat, une rougeur de couchant s’allongea oblique, ricochant sur les trous verts de l’eau et allumant les grands chênes du bois. Elle pénétra dans le taillis. Au bord du sentier, des fumerons achevaient de se consumer ; c’était le petit feu qu’avait allumé Jaja. L’arbre où une après-midi Pierre l’avait surprise était tout près ; le rude cœur volontaire de Sybille soudain défaillit ; elle s’y laissa tomber, sanglotante, la tête dans les poings. Sa vie repassa, sa pauvre vie ravalée que Léonce autrefois avait méprisée et à laquelle Lechat, en la traitant comme une égale, lui, l’ancien domestique, avait fait le pire affront. Par deux fois, elle avait, comme une chose au poids, été mise en balance avec l’argent.

La race, l’honneur, dans l’orgueil et la colère de cette minute mortelle, affreusement saignèrent. Elle se vit un peu moins qu’une de ces filles de paysan qui, au village, n’étaient jamais en peine de trouver mari à leur aune. Celles-là, le sang pouvait bien les tourmenter, elles finissaient tout de même, si humblement qu’elles s’adonnassent aux besognes de la terre et de la maison, par devenir des femmes et des mères. Mais son sang à elle, son sang brûlant de fille noire requérait l’amour et à la fois la défendait contre lui puisque ce sang était celui d’une Quevauquant… Jusqu’au bout, son flanc se torturerait inapaisé ; elle ne connaîtrait ni la caresse de la main de l’homme, ni le baiser d’une bouche d’enfant. Ah ! l’horreur de cette maison en ruines où son père trimait comme le dernier des valets de labour, où comme le remords vivant d’une race vivait, régnait la démence d’un vieil homme furieux ! Elle seule, dans la famille avilie, avait gardé l’âme claire des Quevauquant. À quoi bon !

Elle roula de l’arbre et, s’écrasant les seins contre terre, elle s’abandonna, dans le soir humide, à de rauques sanglots sans larmes. Mais des voix venaient de l’autre extrémité du bois, l’une haute et grêle, l’autre plus rude et presque celle d’un homme. Et puis, ce fut un petit râle, comme un cri d’animal blessé.

— Jaja ! pensa-t-elle.

Elle rentra au moment où le vétérinaire, appelé en hâte, tirait sur le bras de Jean-Norbert, tâchant de rabouter les os. Étant à ses pommiers, il avait eu un coup de sang et était tombé à bas de l’échelle : la chute heureusement avait été amortie par un petit tas de regain sur lequel il avait roulé. Jumasse, qui emplissait un sac près de lui, l’avait fait revenir assez promptement en lui soufflant dans la bouche et lui claquant les joues. L’accident était sans gravité, le bras n’ayant pas de fracture ; le vrai mal était plutôt dans le coup de sang qui avait déterminé la chute. Le vétérinaire, arrivé avec sa trousse, avait pris sa lancette et piqué la veine.

Sybille le trouva au lit, le bras replié et soutenu par un linge dont le nœud, derrière son cou, dessinait deux cornes. Il était sombre et agité. Elle ne put lui arracher un mot. Ce fut Jumasse qui lui apprit ce qui s’était passé. Son maître, voyant sur les toits l’homme qui arrachait les plombs, avait eu les sangs tournés. Le rebouteur était venu qui avait recommandé la diète complète.

Sybille voulut dire une parole et ne trouva rien, farouche, les lèvres serrées, sans tendresse pour ce père qui était si peu de son sang. Lui, ennuyé qu’elle fût là, se retourna, le visage vers le mur. Ils entendirent le roulement de la voiture dans la cour : elle le quitta. Barbe, informée par Jumasse, eut une crise, s’écriant que c’en était fini à jamais de son repos, que certainement son pauvre homme ne se remettrait plus, qu’on eût à lui garder auprès de lui sa place au cimetière. Elle dépensa là tant d’attendrissement que quand elle fut près de lui, tout son élan tomba et elle lui disait tranquillement :

— Eh bien, mon bon homme, qu’est-ce qu’ils t’ont fait, voyons ? Pour sûr, c’est quelque chose encore une fois qui l’aura tourné d’sus l’estomac. Je le disais encore tout à l’heure à ce bon m’sieu Lechat que c’est par là que tu t’en iras.

Jean-Norbert alors mâchonnait dans ses draps.

— C’est le Vieux, que je te dis.

Et il retomba dans son mutisme.

Dame Barbe, tout en soupirant, se dessangla, passa une jaquette, puis se mit à appeler Sybille. Jumasse lui dit qu’elle avait passé par la cuisine, même qu’elle lui avait demandé si le fusil était toujours chargé. Et ensuite il l’avait entendue parler avec quelqu’un dans la cour. Le baron était rentré peu de temps après : il avait l’air furieux ; il avait défait ses houseaux et les avait lancés contre le mur. Le valet croyait qu’ils avaient eu des mots ensemble, Mlle Sybille et lui. Il avait donné l’ordre de mettre désormais le couvert pour lui tout seul dans la salle à manger, ajoutant que les autres n’avaient qu’à vivre à la cuisine.

Sybille entra sur ces derniers mots ; Barbe se jeta dans ses bras, gémissante.

— Mais, perlipopette, je suis une Lanquesaing, après tout ! Jamais je ne me remettrai de ce dernier coup. Comme si ce n’était point assez déjà que mon pauvre bon homme ait son accident et que, au point où nous en sommes, ce soit comme qui dirait rompu avec ce monsieur Lechat. Il m’a tout dit, ce bon monsieur Lechat, et qu’il aurait bien fait les choses, si seulement tu avais voulu, et comme quoi que tu l’as méprisé. « Non, je ne méritais pas ça, qu’il me disait. Je suis un honnête homme, j’ai gagné honorablement ma fortune, on n’a rien à me reprocher. Votre fille n’aurait eu qu’à me dire : « Monsieur Lechat, cela ne se peut pas, » j’aurais compris, mais elle m’a méprisé ; même qu’elle a refusé d’emporter le fusil. » Voilà ce qu’il disait ce monsieur Lechat. C’est un homme qui parle bien. Et comme ça, nous voilà quasi-brouillés ; et toi, not’ fille, par ta faute tu as brisé ta vie.

— Laissons cela, ma mère. Il se passe ici de bien autres choses.

— Pour ce qui est de ça, tu as raison, ma fille. S’il n’y avait pas ici une tête comme la tienne, jamais on n’y pourrait résister. Ah ! bon Dieu de bon Dieu, non !

Jaja se faufila : elle arrivait du bois, transie, les cheveux en cardées, toute l’odeur froide du soir dans ses loques. Elle se blottit aussitôt dans l’âtre, près de Michel qui lisait : elle comptait si peu dans la maison que personne n’eut l’air de se douter qu’elle n’était pas rentrée de toute la journée. Un peu farouche, elle n’osait regarder ni son père ni sa mère ni Sybille. Mais celle-ci tout à coup disait :

— Aide-moi à mettre la table plutôt que d’être là à rien faire, fainéante.

Jaja décroisa les jambes et docilement apporta les assiettes. Mais Sybille, rôdant autour d’elle et la flairant :

— C’est toi qu’étais tout à l’heure dans le taillis ?

Elle leva la tête et lui vit un si étrange regard qu’elle mentit.

— J’étais point dans l’taillis.

Sybille ajouta bas :

— Même il y avait quelqu’un avec toi ?

Alors Jaja se fourra les poings dans les yeux, criant :

— C’est des menteries, y avait personne.

— Avec qui que tu parlais ?

— Pour sûr, c’était avec la vache si tant est que je parlais.

— Ensuite, tu as crié comme une bête.

— J’ai point crié.

Barbe, sans prendre attention à la dispute, se faisait une réussite. Comme dans l’après-midi on était venu appeler l’Ensevelisseuse pour une mise en bière, il fallut se contenter, au repas du soir, de pain de châtaignes, cuit la veille, de fromage suret et des pommes de terre que Jumasse avait rôties sous le cendre.

— Mes enfants, dit Barbe, il ne retourne rien de bon des cartes, ce soir. Y a un malheur sur la maison, mais quoi ? les cartes ne le disent pas.

Ils prirent place autour de la nappe sous le crasset fumeux. Dans la salle à manger, le Vieux frappait sur la table et criait qu’on le laissait mourir de faim, qu’il voulait du jambon, qu’il saurait bien en trouver. Barbe tremblait en se signant. Sybille regardait devant elle, impassible.