L’Hallali (Lemonnier)/21

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Louis-Michaud, éditeur (p. 277-295).


XXI


Ils eurent la vie des paysans dans la pièce commune, sous l’âtre où bout la marmite, où la table est avancée. Jean-Norbert, en rentrant, rapportait sur lui une odeur de terre et de fumier : depuis une semaine qu’il était remis, il transportait les purins et aidait Jumasse à faire les derniers labours. Sa taciturnité avait redoublé, son dos s’était voûté ; il était parti un matin se confesser à la ville. Là, avec un prêtre qu’il ne connaissait pas, il s’était senti plus à l’aise. L’homme visiblement traînait un mal qui le vieillissait. Il ne parlait plus jamais du Vieux : quand le nom était prononcé, il faisait une grimace et détournait les yeux.

Monsieur, lui, n’avait pas l’air de s’apercevoir du trouble dont il était la cause. Comme par le passé, sa grande silhouette dominait tout, dans la mort de Pont-à-Leu. À celui-là, rien n’arrivait, il semblait indestructible. Comme dans l’été, il partait à la piquette du jour, plongeait dans l’eau glacée, tuait une pièce ou deux qu’il mettait parfois cuire lui-même à la broche. Une manie nouvelle lui était venue : ils l’entendaient maintenant, au cœur des nuits, monter et descendre les escaliers, s’enfoncer dans le recul des corridors, là-haut se perdre par les combles sonores. Le Vieux, d’une rôde de loup, appuyait du talon, donnant un coup sourd qui trouait le silence de part en part. Quelquefois il remuait des meubles, tirait des portes, ouvrait des placards, semblant chercher quelque chose. Et cela durait des heures. Quand il passait dans le couloir, on l’entendait haleiner d’un souffle de bœuf, en rasant les murs. Jean-Norbert, harcelé, tout suant de peur, se barricadait de crainte qu’il ne poussât la porte.

Une nuit de grand vent, il monta à la tour de l’est et, par quatre fois, se tournant aux quatre horizons, il sonna du cor. Dans la vieille bâtisse héraldique, il parut avoir sonner l’hallali des ombres. Jusqu’au petit jour, cette fois-là, tout le monde resta éveillé. Guilleminette, en arrivant le lendemain, leur dit quelle l’avait entendu du village d’au-dessus où on l’avait appelée pour une femme dans les maux.

— Sûrement ça n’est pas naturel, avaient dit les gens. Quand un Quevauquant s’met à sonner la mort, c’est qu’y a queque chose d’sus la famille.

On fut généralement d’avis que c’était le moment de régler les comptes. Un matin, en s’en allant au bois, Jean-Norbert tomba sur Pourignau qui lui reparla du sien.

— Jean-Norbert, faudrait tout de même voir à voir. Quand j’achète une vache ou un veau, c’est avec de l’argent que j’paie. Pour sûr, on est des amis : je t’aurais rien demandé, si m’sieu le baron m’avait signé un papier comme aux aut’ ! Mais, je lui ai dit, y m’a répondu comme ça que les petites sommes, ça te regardait. Ah ! c’est point des mille et des mille comme avec le charron et m’sieu Lechat ! D’abord, j’aurais point pu et puis ceux-là c’est des malins. Quand peu après, môssieu ton père aura passé, y viendront avec leur papier et y t’mettront à la porte en disant que tout est à eusse.

Jean-Norbert l’injuria.

— J’te connais point. T’es un voleur, v’là tout ce que j’sais.

— C’est bon ! fit l’autre. Alors, c’est comme j’ai dit, on ira au juge. M’faut mon argent.

Ce Pourignau était un géant doux et stupide, avec une tête de mouton. Il tournait déjà les talons quand le paysan, se ravisant :

— Écoute ! on t’baillerait ben eun’ pièce, eun’  petite pièce ed dix sous si tu pouvais tant seulement savoir combien qu’y leur redoit, à ces gens-là, Môssieu.

— Ah ben ! si c’est comme ça, j’ai point besoin de ta pièce, mais on dit qu’y retourne de douze mille avec m’sieu Lechat et de quasi autant avec le charron sans compter tout le reste.

Aussitôt Jean-Norbert prenait son ventre à deux mains et criait :

— De ce coup-là, j’suis mort.

À la réflexion, il pensa que le boucher s’était gaussé et voulant en avoir le cœur net, il jambetta jusqu’à Mon Plaisir. Chemin faisant, longeant le bois, il crut voir entre les arbres un gas couché sur une fille. « Ouais ! fit-il, c’est le fils au marchand de bois. » La baucelle tourna la tête et il reconnut Jaja. « Je la fouetterai avec des orties fraîches, » songea-t-il.

Son argent le talonnant plus que l’honneur, il allongea le pas. Le soleil tombait, rose comme une grosse pêche, par-dessus le grand paysage violet. Des bandes d’étourneaux, avec des sifflements aigres-doux, ouvraient et resserraient les palettes d’un immense éventail de plumes. Des poules d’eau gloussaient, rasant les marais où un autre soleil semblait monter au-devant de celui qui descendait.

Enfin, moite, s’épongeant, il dépassait la barrière. Firmin Lechat arriva, bourru, les mains dans les poches.

— Ah ! c’est toi, Jean-Norbert, dit-il se prenant à le tutoyer comme un des tâcherons qu’il employait dans son petit domaine.

Le paysan, humble, inquiet, les yeux de côté, petit devant sa supériorité d’homme riche, répondit :

— Ben oui, m’sieu Lechat, c’est moi, comme vous voyez. Et j’viens là pour une petite affaire, comme quoi j’voudrais ben savoir si c’est la vérité qu’on m’dit que Môssieu vous aurait fait un papier comme quoi vous lui auriez fait une avance de douze mille, qu’on dit. Pour sûr, c’serait là une mauvaise affaire pour vous.

Lechat prenait son air de petit seigneur, et les mains sous les basques de sa jaquette, pirouettant sur les talons :

— Avec en plus les trois mille que je viens de lui bailler pas plus tard que le jour d’avant-hier, c’est tout juste le compte, sans parler des intérêts. À valoir sur une affaire que je te dis pas et qui se fera, sûr comme je m’appelle monsieur Firmin Lechat. Alors je rachèterai la créance de Piéfert et les autres et ce sera moi le maître de Pont-à-Leu. Je rebâtirai les tours, je retaperai la maison. On verra qui je suis. Maintenant, écoute. J’suis un homme tout rond, j’puis bien te dire que jamais je n’aurais mis les pieds dans tes sabots si ta demoiselle avait voulu être mame Lechat. Je sais bien. Lechat et Quevauquant, c’est une petite différence, mais j’ai assez d’argent pour acheter ton titre et tout ce qui va avec, tandis que toi…

Jean-Norbert, livide, roulait les épaules, donnant de la tête à droite et à gauche, comme une bête acculée.

Ah ! m’sieu Lechat, quoi que vous dites là ? J’compte bien, douze mille et par là-dessus trois, quinze mille ! Quinze mille, hon, que vous dites ? Sans compter l’autre affaire ! Ah ben, y a pas de bon Dieu !

Lechat soufflait dans ses joues.

— Jean-Norbert, tout aurait pu s’arranger, sans ta demoiselle. J’suis pas méchant, mais faut pas qu’on me marche sur les pieds. Après tout, c’est-y point une Bœuf comme ta mère et notre défunte femme ?

— Ben sûr. Et c’était ben honnête de votre part, m’sieu Lechat. Douze mille et trois, que vous dites ? Mais je vendrais not’ peau au diable qu’on n’en aurait ni la moitié ni même le quart de cet argent-là ?

Il voulut parler encore, mais les mots ne sortaient plus et il gémissait comme si, avec des tenailles, on lui eût arraché de mauvaises dents. Il s’en alla, criant :

— Aie ! Aie ! Douze mille et trois !

Lechat le vit s’enfoncer dans le soir qui tombait. Sa plainte en arrière de lui traînait, mêlée au sifflement d’un accès. Lui, l’homme riche, riait, ayant là sa vengeance.

— Bien des choses à ces dames, cria-t-il de loin.

Cette fois, c’était bien la fin de tout. L’argent de ses pots, depuis tant d’années raclé sur leur lésine de pauvres gens et qui devait être son aumône de paysan à la misère illustre des ancêtres, ne servirait à rien. Les siens et lui auraient inutilement subi la colique du froid et de la faim, épargnant l’huile, la bûche et le pain, vivant sur le squelette de leur grand Pont-à-Leu rongé jusqu’à l’os, comme des rats sur un mort ! Il repensa à leur vie de gueux, aux heures noires dans le champ et derrière la vitre, aux échéances qui les saignaient à blanc, à l’épargne sou à sou mise mûrir dans des coins secrets, à sa condition ravalée de petit homme pauvre des basses terres. Lui, le sang des Quevauquant, nanti de l’écusson authentique où, par delà toutes bornes, jusqu’au ciel ruaient les deux étalons magnifiques, il avait, l’égal des piétailles vermineuses terrées dans leurs taupinières, endossé la casaque du travail et de la misère. Et tout cela en pure perte !

Comme les pierres d’une eau gonflée d’orage, cela lui roulait par la caboche. Claquant des lèvres et titubant d’un pas d’ivrogne, il se reprit à compter.

— Douze mille et trois mille, j’dis ben, quinze mille… Et puis ce qu’y n’veut pas dire, c’Lechat, et qui ferait de lui le maît’ ed’ Pont-à-Leu…

Repassant au long du marais, il flaira l’eau inviteuse qui eût tout terminé. Mais, couard comme il l’était, la peur de l’enfer s’ajouta à sa peur d’une mort difficile. Il se signa, passa, souhaita qu’à la traversée du bois une grosse branche lui défonçât le crâne.

D’ailleurs, rien ne lui réussissait. Jeannette, depuis des jours, avait les boulets en sang ; peut-être bien qu’il faudrait l’abattre. Ses pommiers avaient mal donné. Il avait perdu six porcs, d’un mal qu’on ne savait pas. Et par là-dessus, il n’était pas heureux avec ses enfants, cette Sybille, rêche et intraitable, qui s’était refusée à Lechat, et l’autre, cette sale petite garce de Jaja qu’il avait aperçue tout à l’heure dans le bois avec le fils à Biatour. Il le connaissait bien, celui-là, pour lui avoir donné maintes fois la chasse quand il arrivait chaparder ses pommes, entre chien et loup.

À bout de détresse, les jambes fauchées, il se laissa choir. La nuit floconnait en étoupes molles et humides ; la grande lune farouche de la lande l’enveloppait, inerte comme un caillou à ras de terre. Il eût trépassé là sans un gros chien de ferme qui, ayant rompu l’attache et cherchant aventure, manqua de happer. La vie aussitôt lui redevint un bien appréciable qu’il lui fallut défendre contre la férocité de la bête. D’un coup de talon forcené, il lui démantibula les crocs et la mit en fuite, hurlante. S’il avait eu sa trique, il se fût acharné, l’eût démoli à petites fois avec une joie mauvaise.

Cette secousse le remit ; il sentit lui revenir son endurance de paysan violent, sournois et combatif. Ah ! les hommes des portraits dans l’escalier avec leurs belles mines et leurs habits d’or ! Ils n’avaient eu qu’à faire l’amour, guerroyer, soutirer la sueur de leurs serfs. Lui, il était le serf titré, leur pareil par le nom mais un manant par la peine ! Un Quevauquant était devenu le vassal d’un Quevauquant ! Comme d’une guenille tordue, il s’était exprimé la bile et le sang pour regouler l’ogre et par après lui rebâtir la tanière. Et voilà qu’un Lechat le menaçait de lui filouter l’héritage ! Enfant, dans le crépuscule de Pont-à-Leu, il avait assisté aux derniers hallalis, le cerf forlancé, la meute pendue en grappe à ses râles, sa fressure sanglante jetée à la voracité des grands limiers. Des idées se nouèrent, il se vit lui-même le vieux cerf dépecé et jeté en pâture à la meute.

Chez ce rustre, alors, pantela la vieille âme enragée de la race. Ah bien ! on les recevrait à coups de fourche, comme des putois, le jour où ils viendraient présenter leur papier ! Et plutôt que de leur faire place, on bouterait le feu aux planchers, la maison des Quevauquant tourbillonnerait en flammes par les airs !

Les vêtements déchirés et boueux, nu-tête, ayant perdu son bonnet sur la route, il tomba comme un hibou dans la veillée inquiète des siens. On l’attendait depuis une grande heure autour de la table. Ils furent effrayés de son visage terreux et hébété. Barbe se lamentait.

— Mon bon homme, qu’est-ce qui t’arrive ? C’est-y que Monsieur t’aurait fait de la peine encore une fois ? Dis voir.

Il demeurait échoué en travers de l’âtre comme un quartier de bœuf tombé du pendoir. Il grondait, soupirait, soufflait, la balèvre pendante. Il avait repoussé violemment son écuelle de potage, dégoûté de la nourriture.

— Ce qui m’arrive, que tu dis ? Ben, sang-Dieu ! j’vas te le dire à toi, not’ femme, et à toi aussi, not’ fille. J’ai vu m’sieu Lechat. Môssieu lui a signé un papier comme quoi ce Lechat sera le maître ici le jour où not’ père sera couché dans son lit entre les chandelles. Alors, y viendra, ce Firmin Lechat, et y s’paiera sur la maison, et le reste ce sera pour le charron à qui Môssieu doit approchant la même somme.

Il laissa tomber un silence, et baissant la voix :

— Y aurait eu un moyen, qu’y disait, Lechat.

— Je sais, dit Sybille, mais ce moyen-là, jamais !

— J’dis pas, j’dis rien, j’dis seulement ce qu’y m’a dit, ce Lechat.

Il obliqua la tête vers l’ombre, cracha dans les cendres et tout à coup, d’une comédie d’hypocrisie matoise, il tâchait de jouer à la fois le bon Dieu et les gens.

— Alors comme ça, faudrait ben qu’y s’en aille pas trop tôt ed’ sa bonne mort.

Sybille tressaillit, le regarda et tint les lèvres serrées. Il avait joint les mains et maintenant levait ses yeux vers le Christ cloué au milieu de la cheminée.

— Not’ père qu’êtes au ciel, ayez pitié de nous ; faites, dans votre miséricorde, que Môssieu traîne ses os un peu de temps encore.

— Assez ! dit Sybille.

Le paysan se tut ; Barbe fit un signe de croix ; Michel, sentant rôder quelque chose d’insolite dans l’air de la maison, avait peur. Ce fut Jaja qui, en poussant tout à coup la porte, fit sortir l’idée de la mort qui planait. Alors, la colère de Jean-Norbert se détourna sur l’enfant. Il la prit par les cheveux, lui tordit la tête en arrière.

— D’où c’est que tu viens, dis, carogne ? C’est-y que t’es restée à faire des mauvaisetés sur le chemin avec ton sale fils à Biatour qu’est toujours à traîner dans tes cottes. Dis pas non : je l’aie vue à t’à l’heure, qui te bouquait. Ta sainte femme ed’mère et ta sainte fille ed’sœur t’avaient pourtant donné que de bons exemples.

À chaque mot, il la bourrait de coups dans le dos et les reins. Jaja, les poings dans les yeux, sans se défendre, avait de petits hoquets.

— Quand j’te dis que j’t’ai évue dans le bois que t’étais d’sous lui. Et p’t’ben qu’à t’à l’heure, les autres aussi te passeront dessus, sale bête.

Barbe avança la main.

— Retiens-toi, mon bon homme. Il n’est pas convenable devant des demoiselles…

— Ah mais ! ah mais ! une Quevauquant, not’ femme ! Pense à cela ! Y a-t-il pas de quoi se tourner les sangs ?

— Une Lanquesaing par les femmes, mon bon homme !

Sybille, d’une soif sèche d’envie, buvait, cette gueuse qui avait de l’amour sur elle. Elle la haïssait et l’enviait, brûlée à son feu de passion qu’elle satisfaisait avec un amant dans les bois. Il y avait donc des hommes qui s’assouvissaient sur des souillons de son espèce quand elle, noire de regard et de tout, se voyait délaissée comme un capot aux braises mortes derrière une armoire.

Elle eut soudain l’orgueil sombre d’une Penthésilée, frappant sa poitrine mutilée où battait un grand cœur et jalouse nonobstant de l’accouplement d’une pastoure.

— On lui mettra le derrière à l’eau comme à une poule, cria-t-elle.

Et cette Jaja qui portait l’homme dans ses loques, elle la reniflait comme un fruit chaud et gâté.

Tout le monde ayant fini de manger, ce fut Michel qui, d’une tendre pitié fraternelle, fermant son livre, avança à Jaja une assiette de faïence où il avait mis trois pommes de terre et un raton de lard. Mais à peine elle eut commencé à manger que la grande Sybille, lui montrant la porte, grondait :

— Au lit !

Alors, laissant là ses sabots près des cendres, toute maigre dans sa nubilité hâtive, les apophyses en relief sous la peau, elle traversa à petits coups de ses talons nus la cuisine et se perdit dans le long couloir.

C’était, du reste, la vérité qu’on la voyait traînant partout avec son godelureau. Une ardeur de petite chèvre en rut l’enrageait après son petit faune aux oreilles acérées comme des cornes de jeune bouc. Elle en oubliait la maison, les repas, la famille, dans son goût d’amour sauvage, sous le rouge automne lascif. Une fois, ils étaient allés dans la forêt dont il lui parlait toujours. Au cœur vert des clairières, ils avaient trouvé un campement de bûcherons avec ses lits de feuilles, ses chaudrons cuisant à la fourchée de quatre piquets et la fumée de ses feux de genêts. Les gens étant à cogner et à scier par les coupes, ils s’étaient même glissés par l’huis et avaient mangé à même une miche, ronde comme une roue de charrette. Tout d’une fois, jolie comme une petite sainte Vierge en soie, avec des miroirs dans les yeux, une biche avait passé, suivie de son faon.

Il lui avait expliqué comment on chassait au furet, au collet ou au fusil ; lui, à douze ans, tuait déjà les lapins à coups de bâton. Ils étaient tous des braconniers dans le pays.

Elle admira sa jactance et sa force.

Presque chaque jour, maintenant, il venait ; elle allait l’attendre dans le bois ou dans les roseaux. À plat sur le ventre, elle chantait doucement, sans impatience s’il n’arrivait pas tout de suite. Au soleil frisquet, le bel été de la Saint-Michel bruissait entre les feuilles. À terre, traînaient des flaques de lumière vermeille que le vent remuait. Sur les troncs ricochaient des palets d’or. Vers le soir, tout le bois s’enflammait. On était heureux ; et ils demeuraient là, se caressant sous le ciel, se mangeant de goulées, tombant où il y avait place pour leurs lutineries d’amour. Ils ne se cachaient pas même des gens qui passaient, riant s’ils les voyaient rire, tous deux les joues caves, maigres comme des petits loups d’hiver.

Il tomba des pluies ; les geais bataillèrent dans les cimes dénudées. Ils durent chercher des abris. Quelquefois, Pierre du marchand la rejoignait dans le fenil, la grange ou l’étable. Au chaud du foin et de la paille, dans une odeur d’anciennes moissons, ils avaient des plaisirs de petit ménage au lit. Quand il lui prenait ses seins de fillette, aigus et courts comme des citrons, elle fermait les yeux, toute tendue, la bouche crispée comme si par avance, elle goûtait une joie de paradis. Et puis, elle poussait son petit cri de bête : lui, alors, riait, cruel et doux.

Il arrivait qu’elle ne pouvait pas toujours dépister la vigilance de Sybille. Celle-ci, l’ayant mise à la couture, elle était bien obligée de demeurer dans l’ouvroir, tirant ses aiguillées tout à la fois et regardant par les vitres si elle ne l’apercevait pas. Le cœur gros, elle pleurnichait, reniflait, secouée de petits spasmes, toute veule, mais rusée tout de même et guettant le moment où Sybille avait le dos tourné pour se lancer, cottes courtes et jambes nues, à travers l’autan et la pluie. Au retour, sa sœur la talochait et la privait de nourriture, mais ça lui était bien égal quand elle revenait avec des lèvres grosses comme des sangsues pour avoir été trop chaudement mordues.

Au village, tout le monde connaissait leur histoire. Les gars des grosses fermes auraient bien voulu tâter de cette chair de petite noble où coulait le sang des anciens seigneurs. Qu’il lui vint un poupon et ça pouvait être une affaire profitable ! Les bâtards seuls, qui tenaient à la considération de la famille, ne plaisantaient pas : ils entendaient, ceux-là, jouir des privilèges de leur bâtardise et n’admettaient pas qu’en dehors d’eux il se greffât des rejetons sur les basses branches de la lignée. Biatour, le marchand de bois, lui, feignait ne se douter de rien, un œil fermé, un autre ouvert, riant de sa large bouche de brochet quand on l’interrogeait.

— Paraît que la demoiselle aux Quevauquant en tient pour ton fieu ? lui disait-on.

— Ça serait que ça m’étonnerait ben, répondait-il. Y s’tient coi sur le sexe, ce capon-là, comme un curé. Mais là-dessus comme sur le reste, faut laisser pisser le mouton.

C’était chez lui le dicton qui résumait toute sa science de la vie. Au fond, il estimait qu’il n’en pourrait retourner que du bien pour leur commerce, le jour où il les faudrait marier ensemble. Il laissait donc toute liberté à son gas, lui épargnant les corvées, en sorte que le jeune étalon ruait et pétaradait à son aise, se donnant carrière avec cette petite femelle sèche comme une bique et qui avait de l’amour dans le corps.

Chez les Quevauquant, il y avait bien Guilleminette qui aurait pu divulguer ce qui se contait à la veillée des petites bordes. Mais la futée commère étant apparentée, à la mode des campagnes, avec le marchand de bois et flairant pour elle-même une aubaine, jugeait prudent d’attendre que, de l’un ou de l’autre côté, on requît son ministère. Elle qui aidait les morts à trépasser, connaissait aussi l’art de mettre au monde les vivants, quand les secours d’une infaillible drogue ne semblait pas préférable.

D’ailleurs, elle était pleine de pitié pour cette simplette de Jaja qui, tout l’été, lui avait mené paître sa vache et qu’on martyrisait au château, quand il eût paru si naturel de la laisser jouer, selon son âge, au jeu du bon Dieu. Sans Michel, elle fût allée vivre comme le hérisson dans les bois. Et, de même que par le passé, le frérot lui lisait de belles histoires.

Un soir, à la lampe, comme il lui disait le conte de Cendrillon, elle se mit à pleurer d’une grosse douleur, les poings dans les yeux, s’étant reconnue dans la triste aventure. Sybille en ce moment entra dans la chambre et arracha le volume des mains de Michel, ne voulant pas qu’elle connût la suite de l’histoire.

Maintenait elle l’obligeait à coucher seule dans une vaste pièce qui avait été autrefois la Chambre des comptes. Avec l’envie tout à la fois et le dégoût de son péché, elle aurait cru Michel en perdition dans l’odeur d’amour qu’elle portait sur elle. Jaja eut ainsi là sur le carreau un grabat de hale d’avoine, toute morte de peur au froid velu des rats qui lui mordaient les pieds sous la couverture. Mais simplette et soumise, elle acceptait cela comme elle avait accepté les rebuffades, les coups et le pain sec.

Il arriva que dans la nuit, Michel vint gratter à sa porte sitôt qu’il eut entendu le souffle égal de Sybille à travers le mur. Lui, si tremblant à la moindre alerte, il avait trouvé le courage de se faufiler à pieds nus, tout grelottant, dans le noir des couloirs, au risque de tomber sur le Vieux. Elle lui avait ouvert et comme par le passé elle l’avait réchauffé entre ses petits seins tendrement. Alors à l’oreille il lui avait dit :

— Tu sais, Jaja, y a une fin à l’histoire de Cendrillon. Un jour, le fils du roi est venu et il l’a épousée.

D’une mémoire extraordinaire, il lui avait conté la fin de la fable et elle s’était mise à rire sous le drap à l’idée qu’elle aurait, elle aussi, de belles robes, le jour où elle irait à la cour épouser le fils du roi. Mais, d’un émoi soudain à la pensée de Pierre du marchand :

— Tout d’même, c’est-y qu’on peut avoir deux maris, dis, frérot ? C’était-y point écrit sur le livre ?