L’Heidenmauer/Chapitre III

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 41-55).

CHAPITRE III.


Il revient enfin, inattendu et seul. D’où ? on l’ignore. Pourquoi ? on s’inquiète peu de le deviner.
Byron. Lara.



Dans les siècles où c’était la superstition qui se chargeait de réparer toutes les infirmités morales, où les esclaves des passions les plus grossières pensaient gagner le ciel en se livrant à la pénitence et à la solitude, on voyait souvent des pécheurs quitter les dangers du monde, et se retirer dans des cavernes ou des huttes. Il est prouvé que cette prétention à la sainteté n’était souvent qu’un masque qui cachait l’ambition et l’hypocrisie ; mais en général il serait injuste de ne pas croire qu’on trouvât souvent dans les solitaires un zèle véritable pour la religion, quoique ce zèle fût mal dirigé. On voit encore fréquemment des ermitages dans les parties méridionales de l’Europe, quoiqu’ils soient fort rares en Allemagne. Mais avant le changement de religion qui eut lieu dans le seizième siècle, et par conséquent à peu près à l’époque de notre histoire, on en voyait peut-être plus encore parmi les descendants de la race du Nord, que chez les imaginations vives qui peuplent les pays du Sud. C’est une loi de la nature, que les substances qui reçoivent le plus facilement les impressions sont celles qui les retiennent le moins, et la persévérance ainsi que la sévérité de caractère, nécessaires aux mortifications et aux privations d’un anachorète, sont moins faciles à trouver parmi les légers et heureux enfants du soleil que parmi les habitants du pays des frimas et des tempêtes.

Quoi qu’on puisse dire de celui qui abandonnait ainsi les plaisirs du monde pour la vie contemplative, il est certain qu’il y avait dans cette manière de vivre de douces récompenses qui n’étaient pas sans attrait pour les esprits mélancoliques, particulièrement pour ceux au fond desquels les germes de l’ambition dormaient plutôt qu’ils n’étaient éteints. Il était rare, en effet, qu’un reclus établi dans un canton simple et religieux, et il en existait peu qui cherchassent une solitude absolue, ne recueillît pas une riche moisson de vénération et d’autorité sur les cœurs naïfs de ses admirateurs. La vanité nous poursuit de sa perfidie jusque dans nos résolutions de vertu ; et celui qui a abandonné le monde dans l’espoir de laisser derrière lui toute impulsion mondaine, retrouve l’ennemi sous une forme nouvelle, jusqu’au milieu de la citadelle qu’il a construite pour sa défense. Il y a peu de mérite et ordinairement aussi peu de sûreté à reculer devant le danger ; et il a beaucoup moins de droit aux honneurs d’un héros, celui qui gagne la victoire par des moyens aussi douteux, que celui qui la remporte parce qu’il a porté un coup mortel à son adversaire. La tâche assignée à l’homme est de faire le bien dans la société de ses semblables, remplissant sa place sur l’échelle de la création, ne renonçant à aucun des devoirs que Dieu lui a imposés ; et il doit être reconnaissant, lorsqu’au milieu du combat perpétuel qu’il soutient, il est aidé par cette puissante intelligence qui préside à l’harmonie de l’univers.

L’anachorète des Cèdres, c’est ainsi que les paysans et les bourgeois de Duerckheim appelaient le solitaire auquel le moine et les deux jeunes gens allaient rendre visite, avait paru dans le Bingmauer environ six mois avant l’époque où commence cette histoire. D’où il venait, combien de temps il avait l’intention de rester, et quelle avait été sa manière de vivre jusqu’alors, étaient des faits également inconnus à tous ceux parmi lesquels il choisit si subitement sa demeure. Personne ne l’avait vu arriver, et personne ne pouvait dire non plus d’où provenaient le peu de meubles qui étaient placés dans sa hutte. Ceux qui savaient quitté le Camp inhabité une semaine auparavant, en revenant la semaine suivante l’avaient trouvé occupé par un homme qui avait arrangé un des bâtiments abandonnés de manière à s’y faire un abri contre les tempêtes, et qui, en plaçant un crucifix à sa porte, annonçait suffisamment le motif de sa solitude. Il était ordinaire que l’établissement d’un ermite dans un canton fût regardé comme un événement propice, et bien des espérances étaient excitées, bien des plans ayant un but temporel formés pour obtenir leur réussite par l’intervention des prières de l’ermite, avant que sa présence eut été connue depuis plus de quinze jours. Tout ce qui demeurait dans les environs du Camp, excepté Emich de Leiningen-Hartenbourg, les bourgmestres de Ducrekheim et les moines de Limbourg, apprit l’arrivée de l’ermite avec satisfaction. Le baron hautain et guerrier avait un préjugé contre tous les dévots, provenant de la haine héréditaire qu’il portait au couvent voisin, qui contestait depuis des siècles à sa famille la souveraineté de la vallée ; et les magistrats avaient une jalousie secrète contre toute influence que l’habitude ou les lois n’avaient pas rendue familière. Quant aux moines, le motif de leur défiance pouvait être trouvé dans cette faiblesse de la nature humaine, qui nous fait paraître pénible d’être surpassé dans un genre de mérite dont nous faisons une profession spéciale, bien qu’une sainteté supérieure en soit le but. Jusqu’à ce moment, l’abbé de Limbourg avait été le juge en dernier ressort de toutes les contestations entre le ciel et la terre ; et comme sa suprématie avait la sanction du temps, il en avait joui maintes années avec cette insouciante sécurité qui trompe tant d’hommes puissants jusqu’au moment de leur chute.

Cette antipathie de la part d’hommes revêtus de pouvoir aurait pu rendre la vie de l’anachorète fort désagréable, sinon exposée à quelque danger, sans l’effet neutralisant d’une force antagoniste mise en mouvement. Les préjugés, renforcés par la superstition, présentaient leur bouclier devant la modeste cabane, et des mois s’écoulèrent après l’arrivée de l’étranger, pendant lesquels il ne reçut d’autres témoignages des sentiments excités par sa présence, que ceux qui avaient rapport au respect de la masse du peuple. Une entrevue accidentelle avec Berchthold avait produit une intimité entre l’ermite et le jeune forestier, et, comme on le verra dans le cours de cette histoire, ses conseils, ses aventures et ses prières ne lui étaient pas indifférents.

Cette dernière assertion fut prouvée à ceux qui, grâces à leur mutuelle défiance, se présentaient avec moins de cérémonie que de coutume à la porte de la hutte. La lumière intérieure venait d’un fagot qui brûlait sur le foyer, mais elle était assez vive pour convaincre le moine et ses compagnons que l’anachorète n’était pas seul. Leurs pas avaient évidemment été entendus, et une femme eut le temps de se lever (car il y en avait une à genoux), et d’arranger son mantelet de manière à déguiser sa taille et son visage. Ce mouvement précipité venait à peine d’être terminé lorsque l’ample robe du bénédictin projeta son ombre devant la porte, tandis que Berchthold et son ami regardaient par-dessus ses épaules avec une curiosité mêlée de surprise.

Le costume et les manières de l’anachorète appartenaient à l’âge moyen. Ses yeux n’avaient rien perdu de leur vivacité ni de leur intelligence, quoique ses mouvements eussent le calme et la prudence qu’une longue expérience imprime insensiblement aux habitudes de ceux qui n’ont pas vécu en vain. Il n’exprima ni embarras ni surprise à cette visite inattendue ; mais regardant ses hôtes avec attention, comme s’il eût voulu s’assurer de leur identité, il leur fit signe doucement d’entrer. Le moine obéit, en jetant autour de lui un regard soupçonneux et jaloux ; car jusqu’alors il n’avait eu aucune raison de croire que le solitaire eût usurpé une influence aussi grande et aussi intime sur l’esprit de la jeunesse, que la présence de la jeune femme pouvait donner lieu de le présumer.

— Je savais que tu menais une sainte vie, occupé continuellement de prières, vénérable ermite, dit-il d’une voix qui interrogeait plus encore que ses paroles ; mais je n’avais pas pensé que tu fusses investi par l’Église du droit d’entendre la confession des fidèles, et de remettre les péchés !

— Cette dernière prérogative n’appartient qu’à Dieu, mon frère ; le chef de l’Église lui-même n’est qu’un instrument de la foi, en remplissant cette mission solennelle.

Les manières du moine ne devinrent pas plus amicales après cette réponse ; il ne manqua pas non plus de jeter un regard scrutateur sur la femme enveloppée d’un mantelet, essayant en vain de la reconnaître.

— Tu n’as pas même la tonsure, dit-il, tandis que ses regards incertains s’arrêtaient alternativement sur le solitaire et sur l’étrangère, qui s’était éloignée autant que l’étroite cellule pouvait le lui permettre.

— Tu le vois, mon père, j’ai tous les cheveux que le temps et les infirmités m’ont laissés. Mais croit-on, dans ta riche et belliqueuse abbaye, que les avis d’un homme qui a assez vécu pour reconnaître ses erreurs et s’en repentir peuvent faire tort à la jeunesse sans expérience ? Si malheureusement je me suis trompé, vous arrivez à temps, révérend moine, pour réparer mes torts.

— Que la jeune fille vienne au confessionnal de l’église de l’abbaye, si les chagrins ou les remords pèsent sur son âme ; elle y trouvera, sans aucun doute, du soulagement à ses peines.

— Je puis en répondre par expérience, interrompit brusquement le gardeur de bestiaux, qui s’était avancé entre les deux hommes de Dieu, de manière à attirer sur lui toute leur attention.

— Va sur la montagne rendre le repos à ton âme, Gottlob, a l’habitude de dire ma bonne et vénérable mère lorsque l’opinion que j’ai de moi-même devient trop humble, et confie-toi à quelques-uns des bons pères de l’abbaye, dont la sagesse et l’onction déchargeront ton cœur du poids le plus lourd. Il y a le père Ulrich, c’est un modèle de vertu et d’abnégation ; et le père Cuno, qui est encore plus édifiant, s’il est possible : mais le père Siegfried est le plus parfait de tous ; il surpasse même en sainteté le révérend abbé, le pieux père Boniface lui-même ! Enfin, mon fils, quelque chagrin que tu ressentes, va sur la montagne, entre hardiment dans l’église comme un pécheur que tu es, et recherche particulièrement les conseils et les prières du vertueux père Siegfried.

— Et toi, qui es-tu ? demanda le moine incertain, qui parles ainsi de moi en termes que je mérite si peu ?

— Je voudrais être le comte Emieh d’Hartenbourg ou l’Électeur palatin lui-même, afin de rendre justice à ceux que je révère. Dans ce cas, certains religieux du Limbourg recevraient des faveurs spéciales, et promptes ; après mes parents toutefois ! Qui je suis, mon père ? Je m’étonne qu’un homme qu’on voit si souvent au confessionnal soit oublié. Ce qu’on peut louer en moi, père Siegfried, est dû à tes avis. Mais il n’est pas surprenant que je sois sorti de tout souvenir, puisque les humbles d’esprit doivent oublier leurs bonnes œuvres !

— Tu t’appelles Gottlob, mais ce nom appartient à bien des chrétiens.

— Il y en a plus qui le portent, révérend père, qu’il n’y en a qui lui font honneur. Il y a Gottlob Frincke, le plus grand coquin de Duerckheim ; Gottlob Popp n’a pas grand respect pour les vœux qu’on fit pour lui au baptême ; quant à Gottlob de Manheim…

— Nous passerons sous silence les méfaits de tous ceux qui restent, en faveur du bien que tu as fait à ce nom, interrompit le bénédictin, qui, ayant cédé insensiblement, dès le commencement de l’entrevue, au plaisir de la flatterie, devenait honteux de sa faiblesse à mesure que le prolixe gardeur de bestiaux bavardait de manière à exciter le soupçon sur la qualité des louanges qu’il prodiguait. Venez à moi lorsque vous le jugerez à propos, mon fils ; et tous les conseils qu’un pauvre esprit, mais un cœur sincère, peuvent donner, vous les recevrez de moi.

— Comme ces paroles soulageraient le cœur de ma pauvre mère si elle pouvait les entendre ! — Gottlob, disait-elle…

— Que sont devenus tes compagnons et la jeune fille ? demanda vivement le bénédictin.

Comme le vacher venait de terminer son rôle avec succès, il se retira à l’écart avec un air de simplicité et d’étonnement, laissant la conversation se continuer entre le moine et le solitaire.

— Tes hôtes nous ont subitement quittés, continua le premier après s’être convaincu que personne ne restait dans la hutte que lui, le solitaire et le beau parleur Gottlob.

— Ils sont partis comme ils étaient venus, volontairement et sans être questionnés.

— Tu les connais, mon père, ils te font de fréquentes visites ?

— Frère, je te répète que je ne questionne personne. Si l’Électeur Frédéric venait dans ma demeure, il serait le bienvenu ; le gardeur de bestiaux ne l’est pas moins. À tous les deux, en partant, je dirais seulement : Dieu vous accompagne !

— Tu gardes les bestiaux des bourgeois, Gottlob ?

— Révérend père, je garde le troupeau qu’il convient à mes maîtres de confier à mes soins.

— Nous avons de graves sujets de plainte contre un de tes compagnons, qui sert le comte d’Hartenbourg, et qui a l’habitude de conduire ses vaches sur les pâturages de l’Église. Connais-tu cet homme ?

Potz-Tausend ! si tous les coquins qui commettent cette faute lorsqu’ils sont hors de la vue de leurs maîtres étaient rangés devant le révérend abbé de Limbourg, il ne saurait s’il doit commencer par des coups ou des prières, et l’on dit cependant qu’il s’entend fort bien à l’une et à l’autre chose ! Je tremble quelquefois sur ma propre conduite, quoique personne ne puisse avoir une meilleure opinion de soi-même que moi, quelque pauvre et abject que je paraisse en votre présence, car ma mauvaise destinée et quelque dérangement dans la fortune de mon père m’ont forcé de vivre parmi de tels compagnons. Si je n’étais pas d’une honnêteté reconnue, il y aurait peut-être plus de vachers sur les terres de l’abbaye, et ceux qui jeûnent maintenant par humilité pourraient jeûner alors par nécessité.

Le bénédictin examina la contenance humble de Gottlob avec une singulière expression de défiance ; il invita l’ermite à donner au paysan sa bénédiction, puis, faisant signe à celui-ci de se retirer, il s’occupa du véritable sujet de sa visite à l’ermitage.

Nous dirons simplement maintenant que le moment était extrêmement critique pour tous ceux qui habitaient le Palatinat du Rhin. L’Électeur, peut-être imprudemment pour un prince dont les ressources étaient aussi limitées, avait pris une part active à la guerre qui ravageait alors cette partie de l’Europe, et de grands revers menaçaient de mettre en danger non-seulement sa tranquillité, mais son trône. Par une conséquence du système féodal qui dominait alors généralement en Europe, des désordres intérieurs succédaient ordinairement à toutes les secousses qu’éprouvait le pouvoir du potentat qui avait droit de souveraineté sur cette multitude de petits princes qui, à cette époque, pesaient particulièrement sur l’Allemagne. Il était pour eux la loi, car ils n’étaient pas habitués à reconnaître une suprématie qui n’était pas soutenue par la force. L’échelle ascendante de souverains, comprenant barons, comtes, landgraves, margraves, ducs, électeurs et rois, jusqu’au chef nominal, l’empereur lui-même, avec tant d’intérêts variés et compliqués, embrassant tous les degrés de l’allégeance féodale, aurait conduit naturellement aux dissensions, si la couronne impériale avait eu une influence moins reconnue et moins positive. Mais incertaine dans l’application de ses moyens, il était rare que tout attentat à la tranquillité fût réprimé sans avoir recours à des forces imposantes. Aussitôt que l’empereur était engagé dans une lutte sérieuse, les princes les plus puissants essayaient de recouvrer cet équilibre qui avait été perdu par le long ascendant d’une famille ; tandis que les petits princes, profitant de la discorde dont ils étaient entourés, fomentaient des troubles intérieurs qui augmentaient le mal. Comme les vassaux réfléchissaient ordinairement les inimitiés et les préjugés de leurs maîtres, le lecteur aura reconnu au langage du gardeur de bestiaux que les relations entre l’abbé de Limbourg et le comte d’Hartenbourg n’étaient pas sur le pied le plus amical. La proximité de leur voisinage était en elle-même une cause de rivalité ; on peut ajouter à ce motif naturel de querelles, le combat continuel entre l’influence de la superstition et la crainte de l’épée.

La visite du moine avait rapport à certains intérêts liés avec l’état des choses telles qu’elles existaient entre l’abbaye et le château. Il serait prématuré de parler ici du but que le religieux se proposait par sa visite ; il suffira de dire que la conférence entre le prêtre et l’ermite dura une demi-heure, et lorsque le premier prit congé, il implora la bénédiction d’un hôte dont la vie était si humble et si pure.

À la porte de la hutte le moine rencontra Gottlob, dont il s’était débarrassé comme on se le rappelle, mais qui, pour des raisons qui lui étaient particulières, avait trouvé convenable d’attendre la fin de la conférence.

— Tu es ici, mon fils ? s’écria le bénédictin. Je te croyais en paix dans ton lit, accompagné de la bénédiction du saint ermite.

— Le bonheur éloigne toujours le sommeil de mes yeux, mon père, répondit Gottlob en se plaçant à côté du moine, qui se dirigeait à travers les cèdres vers l’ancienne porte du Camp ; je n’appartiens point à cette race d’animaux qui, à peine gorgés de bonnes choses, se couchent pour dormir ; mais plus je suis heureux, plus je désire être éveillé pour jouir de mon bonheur.

— Ce vœu est naturel ; et quoiqu’on doive résister à bien des désirs, je ne vois pas le danger de se complaire dans son bonheur.

— Je ne dirai rien du danger, mon père ; mais pour la satisfaction, il n’y a pas un jeune homme à Duerckheim qui puisse parler avec plus de certitude que moi.

— Gottlob, dit le bénédictin se rapprochant sensiblement peu à peu de son compagnon comme un homme qui veut parler confidentiellement, puisque tu nommes Duerckheim, pourrais-tu me dire quelle est l’opinion des habitants de cette ville sur les contestations qui existent entre notre saint abbé et lord Emich d’Hartenbourg ?

— S’il fallait vous dire, mon père, ce que je pense au fond du cœur, je vous avouerais que les bourgeois désirent voir cette affaire terminée, de manière à ne laisser aucun doute dans la suite sur le parti auquel ils doivent obéissance et amour ; car ils trouvent qu’il est un peu dur, malgré leur zèle, de rendre des services à tous les deux.

— On ne peut servir Dieu et Mammon, mon fils ; c’est ainsi que l’a dit celui qui ne peut tromper.

— Et il a raison, révérend moine. Mais, pour parler du fond de mon âme, je crois qu’il n’y a pas un homme dans Duerckheim qui se croie assez instruit pour décider qui est Dieu et qui est Mammon !

— Quoi ! mettent-ils en doute notre mission sacrée, notre mission divine ? Ne sait-on pas qui nous sommes ?

— Personne n’est assez hardi pour dire que les moines de Limbourg sont ce qu’ils sont : ce serait une irrévérence envers l’Église, et ce serait inconvenant à l’égard du père Siegfried. Tout ce que nous osons nous permettre de dire, c’est qu’ils semblent être ce qu’ils sont ; et cela n’est pas peu de chose, en considérant la manière dont vont les affaires en ce monde. Fais semblant, Gottlob, me disait mon pauvre père, et tu échapperas à l’envie de tes ennemis ; car, dans ce semblant, il n’y a rien qui alarme les autres ; c’est seulement lorsqu’un homme est la chose elle-même, qu’on commence à le trouver en faute. Si tu désires vivre paisiblement avec tes voisins, ne va jamais au delà du semblant car c’est tout ce que les autres peuvent supporter, puisque tout le monde peut faire semblant ; tandis qu’être une chose met quelquefois tout un village en révolution. C’est étonnant la vertu qu’il y a à faire semblant, et toutes les jalousies, le scandale et les querelles qui résultent lorsque l’on est véritablement ce que les autres semblent être. Non, tout ce que nous osons dire à Duerckheim, c’est que les moines de Limbourg semblent être des hommes de Dieu.

— Et le comte Emich ?

— Le comte Emich, mon père ? nous pensons qu’il est sage de reconnaître que c’est un grand seigneur. L’électeur n’a pas un plus hardi chevalier, ni l’empereur un plus hardi vassal. Nous disons qu’il semble être brave et loyal.

— Tu attaches une grande importance à ces brillantes qualités.

— Connaissant la fragilité de l’homme, mon père, et la propension que nous avons à l’erreur lorsque nous voulons juger d’actes et de raisons qui sont plus profonds que notre science, nous croyons que c’est le plus prudent. Ainsi ne parlons plus de Duerckheim, par prudence.

— Pour un gardeur de bestiaux tu ne manques pas d’esprit… Sais-tu lire ?

— Grâces à Dieu. La Providence a mis cette bonne fortune en mon chemin lorsque j’étais enfant, révérend moine, et je l’ai ramassée comme j’aurais avalé un bon morceau.

— C’est un don qui peut faire plus de tort que de bien à un homme de ta profession, et qui portera peu de profit à ton troupeau.

— Je ne peux pas assurer que mes vaches en soient plus heureuses, quoique, pour vous dire toute la vérité, mon père, il y en ait parmi elles qui semblent l’être.

— Voudrais-tu prouver un fait non-seulement improbable, mais impossible ? Tu as été la dupe de quelque fripon. Il y a eu un grand nombre de ces œuvres du démon répandues depuis la découverte de cet imprudent frère de Mayence. J’aimerais à savoir de quelle manière un animal peut profiter de l’art de l’imprimerie.

— Patience, père Siegfried, et vous le saurez. Je suppose un paysan qui sache lire et un autre qui ne le sache pas. Je supposerai encore qu’ils sont l’un et l’antre serviteurs d’Emich d’Hartenbourg. Les voilà partis un matin avec leurs bestiaux. Celui-là prend le chemin des montagnes du comte, et celui-ci, ayant lu la description des limites des terres de son seigneur et de celles du saint abbé de Limbourg, prend un autre sentier parce que le savoir ne peut suivre l’ignorance. Enfin le lecteur atteint un pâturage plus proche et meilleur que ne le fait celui qui s’est rendu sur des terres qui n’avaient été déjà foulées que trop souvent par le sabot des vaches et les pieds des hommes.

— Ton savoir n’a pas beaucoup éclairci tes idées, Gottlob, quoi qu’il ait fait pour le bien-être de ton troupeau ?

— Votre Révérence ne croit peut-être pas que je sache ce que je dis, mais il y en a des preuves évidentes. Je ne connais rien qui donne à un homme des idées confuses comme la science. Celui qui n’a qu’un cor peut le prendre et aller son chemin, mais celui qui en a plusieurs peut perdre son troupeau tandis qu’il choisit entre ses instruments celui qui vaut le mieux. Celui qui n’a qu’une épée la tirera et tuera son ennemi ; mais celui qui a une armure complète peut perdre la vie tandis qu’il met son bouclier ou son casque.

— Je ne t’aurais pas cru si adroit dans tes réponses. Et tu penses que les braves habitants de Duerckheim resteront neutres entre l’abbé et le comte ?

— Mon père, si vous pouviez me montrer de quel côté l’on vaincra, je crois que je pourrais dire avec certitude pour quel côté ils seront disposés à tirer l’épée. Nos bourgeois sont des hommes prudents, comme je vous l’ai dit, et on ne les a pas vus souvent combattre contre leurs intérêts.

— Tu devrais savoir, mon fils, que celui qui est le plus favorisé dans cette vie voit souvent les balances de la justice peser contre lui dans l’autre ; tandis que celui qui souffre selon la chair trouvera ses avantages dans l’esprit.

Himmel ! dans ce cas, révérend bénédictin, le saint abbé de Limbourg, lui-même, pourra être plus mal loti dans l’autre monde qu’un paysan qui vit dans celui-ci comme un chien ! s’écria Gottlob avec un air d’admiration et de simplicité qui trompa complètement son auditeur. On dit que l’un se réconforte de toutes les manières, et connaît la différence entre une coupe du pur vin du Rhin et les liqueurs frelatées qui viennent de l’autre côté de nos montagnes ; tandis que le paysan, soit par nécessité, soit par goût, je ne puis décider lequel, ne boit que de l’eau de source. C’est bien dommage qu’on ne sache jamais que choisir, ou du bonheur présent suivi de souffrances dans l’autre monde, ou d’une vie passée dans le jeûne, à laquelle succède une récompense éternelle ! Croyez-moi, père Siegfried, si Votre Révérence pensait davantage à ces épreuves auxquelles nous sommes soumis, nous autres ignorants jeunes gens, vous ne nous donneriez pas de pénitences aussi sévères que votre vertu vous excite souvent à le faire.

— C’est agir pour ton bien présent et futur. En châtiant l’esprit, on se prépare à sa purification finale, et tu ne perds pas aux yeux du monde en menant une vie chaste. Tu obtiendras justice lorsqu’on réglera le compte général.

— Je ne suis point un débiteur assez récalcitrant pour refuser à la Providence ce que je lui dois. Je sais très-bien que ce qui doit arriver ne peut pas être évité ; ainsi donc je crois que la patience est une vertu. Mais j’espère que ce compte dont vous nous parlez si souvent est tenu avec des égards suffisants pour un pauvre homme ; car, pour vous dire la vérité, mon père, nous ne terminons pas fort avantageusement ceux de ce monde

— Ta bonne réputation doit te donner du crédit parmi tes compatriotes, Gottlob.

— Je voudrais que cela fût vrai ! Il me semble que le monde est fort prompt à accuser, tandis qu’il est avare comme un juif quand il s’agit de donner une bonne réputation. Je n’ai jamais fait une mauvaise action ; mais comme nous sommes tous mortels et fragiles, révérend moine, cet accident peut arriver même à un saint ou à un bénédictin. Je prie Dieu que mes fautes ne s’élèvent pas contre moi en lettres qu’un aveugle pourrait lire, tandis que la plupart de mes qualités (et pour un gardeur de bestiaux elles sont assez brillantes) semblent être oubliées. Maintenant, votre abbé, Son Altesse l’électeur, ou même le comte Emich…

— Le landgrave ! interrompit le moine en riant.

— Comme vous voudrez[1], père Siegfried, il est comte d’Hartenbourg, et un noble de Leiningen ; et même il ne fait pas un acte de charité ou de simple justice que tout le monde ne saisisse l’occasion de le proclamer aussi haut qu’on me blâme pour la perte momentanée d’une vache, ou quelques autres petites fautes échappées à un homme qui, se croyant fort de vos saintes instructions, tombe quelquefois dans le péché.

— Tu es un casuiste, et une autre fois j’examinerai avec plus d’attention la trempe de ton esprit. Maintenant il faut obtenir les bonnes grâces de l’Église, en s’occupant un peu plus de ses intérêts. Je me rappelle ton adresse et ton esprit, Gottlob, car l’un et l’autre ont été remarqués dans tes visites au couvent ; mais, jusqu’à ce moment, il n’y a pas eu de raisons suffisantes pour faire usage du dernier, comme nous pourrions le réclamer, considérant nos fréquentes prières et les autres consolations que nous t’avons accordées.

— Ne soyez pas trop difficile, frère Siegfried, car vos paroles me révèlent de sévères pénitences.

— Qui pourront être mitigées à l’avenir, sinon entièrement éloignées, par un service que je vais te demander, honnête Gottlob, et que tu ne me refuseras pas, si j’en juge par le respect que tu portes aux choses saintes (tes attentions envers le pieux ermite le révèlent) et par ton attachement pour l’abbaye de Limbourg.

— Eh bien ?

— J’ai été jusqu’à m’engager envers le père Boniface de lui procurer soit toi, Gottlob, ou un autre aussi fin et aussi rusé que toi, pour rendre un éminent service à la confrérie.

— Il ne serait peut-être pas facile d’en trouver un semblable à moi parmi les gardeurs de bestiaux.

— Quant à cela, j’en suis sûr. Ton habileté dans ton état peut t’obtenir l’avantage de garder les nombreux troupeaux de l’abbaye. On te trouve déjà digne de cette place.

— Sans me vanter, révérend père, j’ai déjà quelque connaissance des pâturages.

— Et des animaux aussi, Gottlob. Nous prenons note de la réputation de tous ceux qui viennent à notre confessionnal ; il y en a de pires que toi parmi eux, je t’assure.

— Et cependant je ne vous ai encore jamais dit tout ce que j’aurais pu vous dire de moi, mon père.

— Cela n’est pas important maintenant. Tu connais le sujet des querelles entre le comte Emich et notre abbaye. Voici le service que je te demande, mon fils, et, en le rendant avec ta promptitude et ton adresse ordinaire, tu obtiendras les faveurs de saint Benoît et de ses enfants. Nous avons des raisons de prévoir qu’il y a dans le château une forte garnison bien armée, toute prête à assaillir notre abbaye, guidée par la vaine croyance qu’elle contient des richesses et des provisions qui paieront ce sacrilège. Mais nous désirons connaître d’une manière précise le nombre et les intentions de ces troupes. Si nous confiions ce message à une personne connue, le comte trouverait les moyens de l’éloigner, mais un paysan doué de ton intelligence pourrait gagner les faveurs de l’Église sans exciter de soupçon.

— Si le comte Emich avait vent de cette affaire, il ne me laisserait serait pas une oreille pour écouter vos saints conseils.

— Agis avec ta prudence habituelle, et on ne soupçonnera pas une personne de ta sorte. N’as-tu aucune facilité d’entrer dans le château ?

— Il serait facile de trouver un millier de prétextes : je puis dire que je désire consulter le gardeur de bestiaux de lord Emich sur son habileté à guérir les maladies des animaux, ou je puis prétendre désirer de changer de service ; enfin, il ne manque pas de gaies demoiselles dans la forteresse.

— Assez. Tu es celui, Gottlob, auquel j’ai pensé continuellement depuis quinze jours. Rentre chez toi, sers notre cause, et viens me trouver à l’abbaye demain après la messe.

— Cela peut être suffisant pour ce qui regarde le ciel, mais les gens prudents ne doivent pas oublier leurs affaires temporelles : dois-je risquer mes oreilles, compromettre ma réputation et négliger mon troupeau sans motif ?

— Tu serviras l’Église, mon fils ; tu obtiendras les bonnes grâces de notre révérend abbé, et ton courage et ton habileté ne seront pas oubliés aux prochaines indulgences.

— Je sais bien que je servirai l’Église, et c’est un privilège dont un vacher doit être fier. Mais en servant l’Église je me ferai des ennemis sur la terre, par deux bonnes raisons. Premièrement, parce que l’Église n’est pas en très-grande vénération dans la vallée ; secondement, parce que les hommes n’aiment jamais ceux qui valent mieux qu’eux. — Gottlob, avait l’habitude de me dire mon excellent père, parais avec tout le monde certain de ton indignité ; après quoi tu pourras être véritablement ce que tu sembles être. C’est à cette condition que la vertu vit en paix parmi les hommes. Mais si tu veux avoir le respect de tes semblables, ajoutait-il, mets un haut prix à tout ce que tu fais ; car le monde ne te saura aucun gré de ton désintéressement, et si tu travailles pour rien, il croira que tu ne mérites rien. Non, ajoutait-il encore en secouant la tête, ce qu’on obtient aisément est évalué fort peu, tandis que les hommes attachent du prix à ce qui leur coûte beaucoup.

— Ton père te ressemblait, il pensait à sa fortune ; mais tu sais que nous autres habitants des cellules, nous ne portons point d’argent avec nous.

— Eh bien ! digne bénédictin, si vous voulez ce sera de l’or ; je ne romprai point le marché pour une semblable bagatelle.

— Tu auras de l’or, sur l’honneur de ma sainte profession : je te donnerai l’image de l’empereur en or, si tu parviens à nous donner les renseignements que nous exigeons.

Gottlob s’arrêta tout court, et, se mettant à genoux, il demanda pieusement la bénédiction du moine. Ce dernier s’empressa de la lui donner, doutant un peu de la prudence qu’il y avait à employer un tel émissaire, dont la simplicité et la finesse l’embarrassaient. Cependant, comme il ne courait aucun danger, excepté dans la nature des renseignements qu’il devait recevoir, il ne vit aucune raison suffisante de contremander la commission qu’il venait de donner. Il donna donc sa bénédiction, et nos deux conspirateurs descendirent la montagne en compagnie, causant chemin faisant sur l’affaire qui venait d’être confiée au gardeur de vaches. Lorsqu’ils furent assez près de la route pour ne pas craindre l’observation, ils se séparèrent, prenant chacun la direction nécessaire au but qu’ils se proposaient.



  1. Été ou hiver, comme vous voudrez. Il y a dans le texte un calembour intraduisible.