L’Heidenmauer/Chapitre IV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 55-68).

CHAPITRE IV.


Il n’y avait pas une matrone assise à son rouet qui ne pût raconter son histoire.
Rogers



La femme enveloppée d’un mantelet avait si bien profité de la diversion opportune que produisirent les flatteries de Gottlob Frinck, qu’elle quitta l’ermitage sans attirer les regards du bénédictin. Mais la vigilance du jeune Berchthold n’avait pas été aussi facilement éludée ; il se mit de côté lorsqu’elle se glissait par la porte ; puis, s’arrêtant assez de temps pour saisir un regard de Gottlob auquel il communiqua ses intentions par un signe, il suivit la femme voilée. Si le forestier avait ressenti quelques doutes sur l’identité de celle qu’il poursuivait, la démarche légère et active de cette femme l’eût au moins convaincu que l’âge n’était point le motif qui lui faisait voiler ses traits. Le chevreuil des forêts bondissait à peine avec plus de légèreté que la fugitive lorsqu’elle quitta l’asile du solitaire. La rapidité de sa course ne se ralentit pas, jusqu’à ce qu’elle eût traversé la plus grande partie du Camp, et atteint un endroit où une clairière lui montra le ciel bleu et brillant d’étoiles, à la lueur desquelles elle s’aperçut qu’elle était proche du bois et du sommet de la montagne. Là elle s’arrêta et s’appuya contre un cèdre, comme quelqu’un dont les forces sont épuisées.

Berchthold l’avait suivie avec rapidité, mais sans perdre cette apparence de calme qui donne de la dignité aux pas de l’homme, comparés aux mouvements timides et gracieux du sexe le plus faible. Il semblait convaincu de sa supériorité, et ne voulait pas augmenter la rapidité d’une course qu’il savait être due à une alarme vague et instinctive, plutôt qu’à une cause réelle de crainte. Lorsque la jeune femme s’arrêta, il fit de même et il s’approcha du lieu où elle était palpitante ; et, reprenant haleine, comme un jeune garçon qui modère le bruit de ses pas pour ne pas causer une nouvelle alarme à l’oiseau qu’il vient de faire quitter son nid :

— Qu’y a-t-il de si effrayant dans mon visage, Méta, que vous fuyiez ma présence, comme si j’étais l’esprit d’un de ces païens qui occupèrent jadis ce camp ? Ce n’est pas votre habitude d’avoir ainsi peur d’un jeune homme que vous connaissez depuis votre enfance, et je dirai en ma faveur que vous le connaissez honnête et sincère.

— Cela n’est pas bien pour une jeune fille de mon âge… c’est une folie, sinon une désobéissance, d’être ici à cette heure, répondit la jeune fille tremblante. Je voudrais n’avoir point écouté le désir que j’éprouvai de venir consulter encore la sagesse de l’ermite !

— Vous n’êtes pas seule, Méta !

— Cela ne serait pas convenable pour la fille de mon père, répondit la jeune demoiselle avec une expression de fierté, tandis qu’elle jetait un regard vers le mur en ruines, au milieu des pierres duquel Berchthold reconnut la taille d’une des servantes de la famille de sa compagne. Si j’avais été imprudente à ce point, maître Berchthold, vous auriez eu raison de me prendre pour la fille d’un paysan qui traversait par hasard le sentier.

— Il y a peu de danger que je commette une semblable erreur, répondit Berchthold vivement. Je vous connais bien : vous êtes Méta, la fille unique d’Henrich Frey, le bourgmestre de Duerckheim. Personne ne connaît votre condition et vos espérances mieux que moi, car personne n’en a entendu parler plus souvent.

La damoiselle baissa la tête d’un air de regret et de repentir, et lorsque ses yeux bleus, adoucis par les rayons de la lune, rencontrèrent les regards du forestier, il vit que de meilleurs sentiments l’avaient emporté.

— Je n’ai point envie de rappeler la condition de mon père, ni aucun des avantages d’une situation que je dois au hasard, surtout en m’adressant à vous, répondit la jeune fille avec émotion ; mais j’étais chagrine en pensant que vous imaginiez peut-être que j’avais oublié la modestie d’une jeune fille de mon rang… Je craignais encore que vous pussiez croire… Vos manières sont bien changées depuis quelque temps, Berchthold !

— Alors c’est sans que je le sache ou sans intention. Mais nous oublierons le passé, et vous me direz par quel miracle je vous trouve dans ce lieu redouté à une heure si indue ?

Méta sourit, et l’expression de sa physionomie prouva que si elle avait des moments de faiblesse peu charitable, c’était plutôt un vrai sacrifice qu’elle faisait aux opinions du monde qu’une habitude de son caractère franc et généreux.

— Je pourrais vous faire la même question, Berchthold, et demander au nom de ma curiosité de femme de recevoir une prompte réponse. Pourquoi êtes-vous ici, Berchthold, à une heure où la plupart des jeunes chasseurs dorment ?

— Je suis le forestier du comte Emich ; mais vous, comme vous venez de me le dire, vous êtes la fille du bourgmestre de Duerckheim.

— Je reconnais toute la différence. Si ma mère savait qu’on me demande compte de ma conduite, elle me dirait : — Méta, garde tes explications pour ceux qui ont droit de les demander.

— Et Henrich Frey ?

— Il n’approuverait pas plus la visite que cette explication.

— Ton père ne m’aime pas, Méta.

— Ce n’est pas vous qu’il n’aime pas, maître Berchthold, c’est le forestier du comte Emich ; si vous étiez ce qu’était votre père, un bourgeois de la ville, il vous estimerait davantage. Mais vous êtes en grande faveur auprès de ma mère.

— Que le ciel la bénisse ! puisque dans sa prospérité elle n’a point oublié ceux qui sont tombés. Je crois que, de cœur comme de visage, Méta, tu ressembles plus à ta mère qu’à ton père.

— Je pense bien qu’il en est ainsi. Lorsque je te disais que j’étais la fille d’Henrich Frey, c’était sans penser à la différence qui existe maintenant entre nous, je te l’assure, Berchthold, mais pour montrer que si je me rappelais mon rang, je ne lui faisais pas injure. Je ne pense pas que la place soit déshonorante ; ceux qui la remplissent chez l’électeur sont nobles.

— Et ceux qui servent simplement des nobles ? Je ne suis qu’un valet, Méta, quoique mon genre de service ne puisse en rien humilier ma fierté.

— Et le comte Emich lui-même n’est-il pas un vassal de l’électeur, qui, à son tour, est un sujet de l’empereur ? Cette place ne peut vous faire aucun tort, Berchthold, et personne ne peut vous la reprocher.

— Je vous remercie, Méta. Vous êtes bien l’enfant de la plus ancienne, de la plus chère amie de ma mère ; et, malgré tout ce que le monde peut dire de la distance qui existe maintenant entre nous, votre excellent cœur prend ma défense : vous n’êtes pas seulement la plus belle, mais la meilleure et la plus douce damoiselle de la ville !

La fille unique, et par conséquent l’héritière du riche bourgmestre de Duerckheim, n’entendit pas l’éloge du beau forestier sans une grande mais secrète satisfaction.

— Maintenant vous saurez la raison de cette visite extraordinaire, dit Méta lorsqu’elle eut savouré quelque temps en silence le plaisir que venaient de lui causer les paroles de Berchthold, car je vous l’ai en quelque sorte promis, et je justifierais mal votre bonne opinion en oubliant une promesse. Vous connaissez le saint ermite, et la manière subite dont il parut dans l’Heidenmauer ?

— Personne ne l’ignore, et vous venez de voir que je lui rends moi-même visite.

— Je ne puis en deviner la raison ; mais il est certain qu’il n’avait pas été plus d’une semaine dans la ruine, lorsqu’il saisit l’occasion de me montrer plus d’estime qu’à aucune autre jeune fille de Duerckheim, et plus que mon mérite ne pouvait en réclamer.

— Comment ! ce coquin n’est-il qu’un hypocrite, après tout ?

— Vous ne pouvez être jaloux d’un homme qui, si l’on en juge par son air abattu et ses yeux creux, compte tant d’années de mortifications et de souffrances ! Il a certainement une tournure qui doit donner à un homme de ton âge, aussi agile, aussi bien fait que toi, beaucoup de tourment ! Mais je vois la rougeur vous monter au front, Berchthold, et je ne veux pas vous offenser par des comparaisons qui sont si peu à votre avantage. Quels que soient les motifs du saint ermite, dans les deux occasions ou il visita notre ville, et dans les visites que nous autres filles de Duerckheim nous rendons souvent à sa cellule, il a montré un vif intérêt pour mon bonheur, soit dans ce qui regarde cette vie, soit en ce qui a rapport à celle vers laquelle tous nos pas nous dirigent par un invisible sentier.

— Je ne suis pas surpris que tous ceux qui vous voient et vous connaissent agissent ainsi, Méta ; cependant cela me semble étrange !

— Oh ! dit la jeune fille en riant, vous allez justifier les paroles de la vieille Ilse, qui m’a souvent dit : Prenez garde, Méta, et ne vous fiez pas trop facilement au langage des jeunes gens de la ville ; examinez bien leurs véritables intentions, et vous verrez qu’ils se contredisent. La jeunesse est si pressée d’atteindre son but, qu’elle ne prend pas le temps de séparer le vrai du possible. Voilà exactement ses paroles, et tu viens de les vérifier. Je crois que la bonne vieille vient de s’endormir sur ces pierres.

— Ne troublez pas son sommeil ; une personne de son âge a besoin de repos ; il serait cruel de lui dérober ce petit moment de plaisir.

Méta avait fait un pas en avant dans l’intention d’éveiller la servante, lorsque les paroles précipitées du jeune homme l’arrêtèrent. Reprenant sa première attitude sous le cèdre, elle répondit :

— Il serait en effet cruel d’éveiller une pauvre femme qui a eu tant de peine à gravir la montagne.

— Et une femme si âgée, Méta.

— Et qui a pris tant de soin de mon enfance ! Je devrais retourner à la maison de mon père ; mais ma bonne mère m’excusera, car elle aime Ilse presque autant que si elle était de sa famille.

— Votre mère est donc instruite de cette visite à l’ermitage ?

— Pensez-vous, maître Berchthold, que la fille unique d’un bourgmestre de Duerckheim sortirait à cette heure sans en avoir la permission ? Notre conversation serait alors inconvenante, et je montrerais une légèreté qui conviendrait mieux aux demoiselles du village du comte Emich. On dit dans notre ville que les damoiselles du château ne sont pas très-modestes dans leurs manières.

— On calomnie nos montagnes dans les villes de la plaine ; je vous jure qu’il n’y a pas plus de modestie dans votre palais de Duerckheim que parmi nos femmes, soit du village, soit du château.

— Cela peut être vrai, et, pour l’honneur de mon sexe, je le désire. Mais je crois que vous n’aurez guère le courage, maître Berchthold, de défendre celle qu’on appelle Gisela, la fille du concierge ; je crois qu’on ne peut trouver plus de vanité dans une femme !

— On la trouve belle à Hartenbourg.

— C’est cette opinion qui gâte cette femme. Vous êtes souvent dans sa société, maître Berchthold, et l’habitude vous fait sans doute découvrir des qualités qui restent cachées pour des étrangers.

— Regardez cet oiseau coquet du défilé du Jaegerthal, dit la vieille Ilse, un matin qu’il y avait une fête dans notre vénérable église, à laquelle toute la contrée s’était rendue dans ses habits de fête ; on s’imaginerait à son roucoulement et à l’agitation de ses ailes, qu’il croit que les yeux de tous les jeunes chasseurs sont fixés sur son plumage, et qu’il craint le trait de l’archer ! Cependant, j’ai connu des animaux de cette espèce qui ne craindraient pas beaucoup la main de l’oiseleur, si l’on a dit la vérité.

— Vous jugez Gisela bien sévèrement ; car, bien que ses paroles soient légères, et qu’elle ait de l’admiration pour sa propre beauté, on ne doit cependant pas dédaigner la société de cette fille, et sa conversation est surtout agréable.

— Je ne fais que répéter les paroles d’Ilse, maître Berchthold.

— Ilse est vieille et babillarde, et elle doit souvent dire des folies.

— Cela peut être ; mais prenez-le comme il vous plaira, les folies de ma nourrice sont mes folies. Je crois qu’il est trop tard pour me corriger de tout ce que j’ai appris par ses discours ; et, pour vous dire la vérité, elle n’a pas proféré une syllabe concernant la fille du concierge, que je ne fusse de son avis.

Berchthold connaissait peu les mystères du cœur humain. Libre dans l’expression de ses sentiments, comme l’air qu’il respirait dans ses montagnes natales ; entièrement exempt de fausseté en toutes choses, comme dans l’amour qui l’unissait à Méta, il n’était jamais descendu dans les profondeurs de cette passion, dont il était si complètement l’esclave ; sans connaître toute l’étendue de sa captivité, il envisagea donc cette petite scène de jalousie comme les caractères généreux envisagent l’injustice, et il n’en prit que plus chaudement la défense de la personne attaquée. Un de ces hommes dont le cœur est percé comme un tamis par les traits nombreux que lui lance Cupidon, à droite et à gauche, dans une grande ville, aurait peut-être eu recours au même expédient, simplement pour observer jusqu’à quel point il peut jouer avec les sentiments de celle qu’il prétend aimer.

Les Européens, qui cherchent volontiers à découvrir un fétu dans les yeux de leurs frères du Nouveau-Monde, disent que la passion la plus impérieuse de la vie n’est qu’une tranquille émotion dans le cœur d’un Américain. Que ceux qui se dévouent aux affaires se contentent du cours naturel des affections, qui prend sa source dans les relations pures d’un cercle domestique, c’est une chose probable, comme il n’est pas moins vrai que ceux qui nourrissent leurs passions de vanité et de changement se trompent lorsqu’ils pensent que des émotions passagères et volages entrent pour quelque chose dans ces sentiments élevés qui, en douant l’objet préféré de tout ce qui est estimable, nous conduisent insensiblement à être dignes de l’hommage que nous payons à la vertu. Dans Berchthold et Méta, il ne faut point chercher cette ardeur de tempérament qui quelquefois prend la place de plus profonds sentiments, ou cette culture factice de la théorie de l’amour, qui si souvent trompe le néophyte, et lui fait prendre les rêves de son imagination pour l’attachement plus naturel de la sympathie et de la raison. Pour la première, ils vivaient trop au nord ; et pour le second, on pourrait peut-être dire que la fortune avait marqué leur place un peu trop au sud. Cette sympathie subtile et presque indéfinissable entre les deux sexes, et que nous appelons amour, à laquelle tous les hommes sont sujets, puisque son principe est dans la nature elle-même, existe peut-être dans les formes les plus pures et les moins factices au fond du cœur de ceux que la Providence a placés dans un état moyen entre l’extrême civilisation et l’ignorance ; entre la perversité que cause une trop grande indulgence, et l’égoïsme, qui est le fruit d’un travail trop constant. C’était la condition des deux jeunes gens qui s’entretiennent maintenant ensemble. Nous en avons dit assez pour prouver que Berchthold, quoique exerçant un emploi subalterne, avait reçu une éducation supérieure à sa situation ; circonstance qui est suffisamment expliquée par l’allusion qu’on a déjà faite à la perte de la fortune de ses parents. Son langage, en défendant généreusement Gisela, la fille de celui qui était chargé de garder les approches du château du comte Emich, était peut-être supérieur à ce qu’on eût attendu d’un simple forestier.

— Je ne me chargerai point de détailler les défauts de la beauté du château, si tant est qu’elle ait des défauts, dit-il, mais je puis dire beaucoup pour sa défense, sans crainte de blesser la vérité. Elle a un père dont les cheveux ont blanchi au service du comte Emich ; et il n’y a pas dans le monde un enfant qui montre plus de respect et d’affection pour celui auquel il doit le jour, que cet oiseau, dont le brillant plumage et la coquetterie semblent attirer les traits du chasseur.

— On dit qu’une fille soumise fait une femme obéissante et affectionnée.

— Cela n’en sera que plus heureux pour celui qui épousera la fille du vieux Frédéric. Je l’ai vue garder les portes bien avant dans la nuit, afin que son père pût prendre du repos, lorsque les seigneurs avaient fréquenté la forêt plus tard que de coutume, et veiller longtemps lorsque bien des jeunes filles de son âge eussent trouvé des excuses pour se mettre au lit. J’ai vu souvent de pareils exemples, ma place me forçant d’accompagner le comte Emich dans presque toutes ses chasses. Gisela est belle, personne ne peut le nier, et peut-être qu’au milieu de ses autres qualités la jeune fille le sait.

— Elle ne paraît pas être la seule du château de Hartenbourg qui le sache, maître Berchthold !

— Veux-tu parler, Méta, de l’abbé débauché qui vient de Paris, ou de ce moine soldat de Rhodes, qui habitent maintenant le château ? demanda le jeune forestier avec une simplicité qui eût rassuré le cœur d’une coquette par son naturel et sa franchise. Maintenant, puisque tu soulèves cette question, je t’avouerai (quoiqu’un homme investi d’une place de confiance doive être prudent sur le compte de ceux que son maître aime), mais je connais ta discrétion ; Méta ; je te dirai que je soupçonne ces deux étrangers, serviteurs de l’Église, de s’occuper un peu plus de la pauvre fille que ce n’est convenable.

— Ta pauvre fille aurait sujet de se pendre ! En vérité, si des hommes comme ceux dont tu parles se permettaient des libertés à mon égard, le bourgmestre de Duerckheim serait instruit de leur hardiesse.

— Méta, ils n’oseraient pas ! La pauvre Gisela n’est pas la fille d’un riche citoyen, mais celle du concierge d’Hartenbourg, et il y a quelque différence entre vos caractères ; oh ! il y en a, car tu n’es point de ces jeunes filles qui cherchent l’admiration de tous les cavaliers qui passent, mais une fille qui sait ce qu’elle vaut et les égards qui lui sont dus. Tu as parlé un peu sévèrement de la jeune beauté de notre forteresse, je suis obligé de le dire ; mais te comparer à elle, soit pour les avantages de ton esprit, soit pour ceux de ta personne, cela ne pourrait se faire avec justice. Si elle est belle, tu es plus belle encore ; si elle est spirituelle, tu es sage !

— Ne te méprends pas sur mon compte, Berchthold, en pensant que j’ai de l’animosité contre la fille du concierge. Je connais l’esprit de cette fille, et je conviens qu’une personne placée malheureusement par la fortune dans une position comme la sienne, ne doit pas trouver qu’il est facile d’être toujours ce qu’une fille de son âge désirerait être. Je suis persuadée que si la destinée plaçait Gisela dans une meilleure position, son éducation et ses manières, qui sont un peu au-dessus de sa condition présente, lui feraient honneur.

— Et tu dis que ta mère connaît ta visite à l’ermitage ?

— Oui : ma mère ne s’est jamais opposée au respect que sa fille montre à l’Église ou à ses serviteurs.

— En effet, tu es une de celles qui vont le plus souvent à l’abbaye remplir leurs devoirs de chrétienne, Méta !

— Ne suis-je pas chrétienne ? voudrais-tu qu’une fille qui se respecte oubliât ses devoirs religieux  ?

— Je ne dis pas cela ; mais on dit, parmi nous autres chasseurs, que dernièrement le prieur a chargé son neveu, le frère Hugo, du devoir de tranquilliser la conscience des pénitentes. Il conviendrait mieux qu’un des pères, dont la tonsure est entourée de cheveux gris, occupât le confessionnal dans une église si fréquentée par les jeunes et belles filles de Duerckheim.

— Tu ferais bien d’écrire à ce sujet à l’évêque de Worms, ou à notre saint abbé, de ta belle écriture. Tu as la science d’un clerc, maître Berchthold, et tu persuaderais !

— Je voudrais que toutes les écritures que j’ai faites eussent produit des résultats heureux. Vous avez eu de fréquentes preuves de la franchise de mon style, Méta, sinon de mon talent.

— Allons, allons, trêve de galanterie, cela nous fait oublier l’ermite. Ma mère,… je ne sais pas pourquoi, mais maintenant que tu m’y fais penser, je trouve que sa conduite s’éloigne des règles qu’elle suit ordinairement : il est certain qu’elle encourage ces visites à l’Heidenmauer. Nous sommes bien jeunes, Berchthold et nous pouvons ne pas comprendre tout ce qui entre dans des têtes plus vieilles et plus sages.

— Il est singulier que le solitaire nous recherche tous les deux ; s’il vous donne des conseils de préférence aux autres demoiselles de la ville, il me protége aussi plus particulièrement que les autres jeunes gens du Jaegerthal !

Il y avait dans cette idée un charme qui procura à ces deux jeunes gens sans expérience une douce émotion. Ils causèrent de la sympathie inexplicable qui existait entre eux et l’ermite, longtemps et avec un grand intérêt, car il leur semblait que c’était un lien de plus entre eux. Malgré tout ce que peuvent dire la philosophie et l’expérience à ce sujet, il est certain que l’homme est disposé à être superstitieux, relativement aux influences secrètes qui guident sa fortune dans le sombre passage du monde. Soit que le mystère qui enveloppe son avenir, ou la conscience qu’il a que ses succès les plus désirés sont le résultat de circonstances qu’il ne peut diriger, ou bien encore, soit que Dieu ait placé ce sentiment dans le cœur humain, afin de nous enseigner l’obéissance envers un pouvoir supérieur, il est certain que peu d’hommes possèdent une force de raison assez grande pour ne pas attribuer une partie de ce qui doit arriver aux chances du hasard on de la Providence ; c’est ainsi que nous appelons les pouvoirs dirigeants, soit qu’on admette on qu’on rejette l’agence immédiate de la Divinité dans la conduite des intérêts ordinaires de la vie. Dans le siècle où se passe cette histoire, la civilisation n’avait pas fait des progrès suffisants pour élever les esprits ordinaires au-dessus de la croyance à la nécromancie. Les hommes ne consultaient plus les entrailles des animaux, afin d’apprendre les arrêts du destin, mais ils se livraient souvent à des croyances aussi ridicules, et il y en avait peu qui fussent capables de séparer la piété de la superstition et les desseins de la Providence des intérêts insignifiants de l’égoïsme. Il n’est donc pas surprenant que Berchthold et Méta regardassent l’intérêt singulier que leur portait l’ermite comme un présage heureux pour leurs communes espérances ; communes, car quoique la jeune fille n’eût pas oublié la réserve qu’elle jugeait nécessaire à son sexe, jusqu’à avouer tout ce qu’elle éprouvait, cet instinct subtil qui unit les cœurs jeunes et innocents leur laissait peu de doute à tous deux sur leur inclination mutuelle.

La vieille Ilse eut donc tout le temps de se livrer au repos après la fatigue qu’elle avait éprouvée à gravir la montagne. Lorsque Méta la réveilla enfin, la bonne femme fit une exclamation de surprise, se récriant sur la brièveté de l’entrevue avec l’ermite, car la pesanteur de son sommeil la laissait dans une complète ignorance de l’arrivée et du départ de Berchthold.

— Il n’y a qu’un moment, chère Méta, que nous sommes arrivées sur la montagne, dit-elle, et je crains que tu n’aies pas donné assez de temps aux conseils du saint homme. Il ne faut pas rejeter une liqueur saine parce qu’elle est amère à la bouche, mais il faut avaler jusqu’à la dernière goutte, lorsque la santé se trouve au fond de la coupe. As-tu été franche avec l’ermite, et lui as-tu raconté toutes tes fautes ?

— Tu oublies, Ilse, que l’ermite n’a pas même la tonsure, et ne peut donner l’absolution.

— Eh ! eh ! je n’en sais rien ; un ermite est un homme de Dieu, et un homme de Dieu est saint ; tout chrétien peut et doit pardonner. Et quant à la confession, je préfère un reclus plein du renoncement de lui-même, qui passe son temps à prier et à mortifier son âme et son corps, à tous les moines de Limbourg ; il y a plus de vertu dans la bénédiction d’un tel homme que dans une douzaine, que dans une cinquantaine de bénédictions d’un abbé libertin.

— J’ai eu sa bénédiction, nourrice.

— Bien ! cela est consolant, et nous n’avons pas fatigué nos jambes pour rien. Mais tu aurais dû lui dire que tu avais eu le désir de porter un corset garni de dentelle à la grand-messe afin d’exciter l’envie de tes égales. Il aurait été utile de reconnaître au moins cette faute.

— Mais il ne m’a point questionnée sur mes péchés. Tous ses discours avaient rapport à la maison de mon père, à ma bonne mère et à… à d’autres affaires.

— Tu aurais dû parler du corset entre autres choses. Ne t’ai-je pas toujours avertie, Méta, du danger de l’orgueil, et de celui d’exciter l’envie dans le cœur d’une compagne ? Il n’y a rien de plus terrible que l’envie, je le sais par expérience. Oh ! je ne suis plus jeune, et si tu veux savoir ce que c’est que l’envie ou quelque autre vice dangereux, viens à moi, et je t’assure que je te l’expliquerai bien ! Tu as eu tort de ne point parler du corset.

— Si j’avais été à confesse, j’aurais trouvé des péchés plus sérieux que ceux qui ont rapport à la toilette.

— Je n’en sais rien ! La toilette est un des ennemis les plus dangereux de la jeunesse et de la beauté. — Si tu as une belle fille dans ta maison, brise les miroirs afin qu’elle ne se doute pas qu’elle est belle : c’est ce que j’ai entendu dire mille fois. Et comme tu es jeune et belle, je veux le répéter, quoique tout Duerckheim contredise mes paroles : tu es en danger si tu le sais. Si tu avais parlé à l’ermite de ce corset, cela aurait pu produire du bien. Qu’importe si ce saint homme a ou non la tonsure ? Il prie, il jeûne, il veille la nuit ; il mortifie son corps, et cela vaut bien tous les cheveux qui sont tombés de la tête de tous les moines du Palatinat.

— Puisque tu le désires, chère Ilse, à notre première entrevue j’en parlerai. Ainsi, que ton esprit soit en repos.

— Cela donnera un grand plaisir à ta mère ; sans cela, comment consentirait-elle que son enfant visitât un Camp des Païens à une heure aussi indue ? Je puis t’assurer qu’elle pensait à ce corset !

— Ne parle plus de toilette, nourrice ; mes pensées sont dirigées vers un autre objet.

— Eh bien ! puisque vous pensez à autre chose, il est inutile d’en parler à présent. Ton entrevue avec l’ermite s’est terminée bien promptement ce soir, Méta !

— Nous n’avons pas été longtemps sur la montagne, en effet, Ilse ; mais il faut retourner à la maison, de crainte que ma mère ne soit inquiète.

— Et pourquoi le serait-elle ? ne suis-je pas avec toi ? L’âge n’est-il plus rien, et l’expérience, et une bonne tête, et une excellente mémoire, et des yeux comme aucune femme de mon âge n’en a à Duerckheim ? Je dis de mon âge, car tu en as de meilleurs, et ceux de ta mère sont presque aussi bons que les tiens ; mais il n’y en a pas qui vaillent les miens parmi les vieilles femmes. À ton âge, ma fille, je n’étais pas la vieille Ilse, mais la vive, l’agile, et, que Dieu me pardonne ces paroles orgueilleuses, mais il faut dire la vérité, la belle Ilse, et cela sans le secours d’un corset comme le tien.

— N’oublieras-tu jamais le corset ? Là, appuie-toi sur moi, nourrice, ou le pied te manquerait dans cette descente rapide.

Elles commencèrent à descendre ; et comme elles étaient à un point du sentier où beaucoup de prudence était nécessaire, la conversation cessa en grande partie.

Celui qui visite maintenant Duerckheim trouvera des preuves suffisantes qu’autrefois la ville s’étendait vers la base de la montagne, bien au delà des limites que sa situation présente ne semble l’indiquer. Il y a des ruines de murailles et de tours parmi les vignes qui ornent le pied de la montagne, et la tradition parle de fortifications qui ont depuis longtemps disparu, inutiles qu’elles étaient devenues par les améliorations dans l’art de la guerre, qui ont fait perdre à tant de places fortes leur importance. Alors, un groupe de maisons sur une éminence était plus ou moins fortifié ; mais l’usage de la poudre et de l’artillerie rendit toutes ces forteresses inutiles, et celui qui cherche maintenant une citadelle est sûr de la trouver enterrée au milieu de quelque plaine ou marais. Le monde a atteint d’autres degrés de civilisation, car l’application de la vapeur détruira probablement tout le système d’attaque ou de défense tant sur terre que sur mer. Mais ne nous occupons pas de l’avenir. À l’époque de notre histoire, le talent de l’ingénieur n’était pas encore tort avancé, et Méta ainsi que sa nourrice entrèrent dans des murailles d’une ancienne et lourde construction, bâties de manière à satisfaire à l’état imparfait de l’art. Comme l’heure n’était pas encore avancée, il ne leur fut pas difficile d’atteindre la maison du bourgmestre sans attirer l’attention.