L’Heidenmauer/Chapitre X

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 133-147).

CHAPITRE X.


Le chemin est court : partons !
Armando



Tout convaincu que nous sommes des effrayantes infirmités qui accablent la nature humaine, il n’y a pas d’âme assez basse pour se refuser à reconnaître qu’il y a en nous les germes de ce principe religieux qui nous attache à notre divin créateur. La vertu commande le respect à l’homme, quelles que soient sa position sociale ou ses facultés intellectuelles, et celui qui pratique ses préceptes est certain du respect de ses contemporains, quoiqu’il ne le soit pas toujours de leur appui.

Tandis que le comte de Leiningen traversait la vaste et riche nef de l’église de l’abbaye, son esprit balançait entre les impressions produites par le prieur, et ses intentions ambitieuses et secrètes ; il ressemblait à un homme qui écoute à la fois les conseils d’un bon et ceux d’un mauvais génie ; celui-là l’exhortant à l’oubli et à la miséricorde, celui-ci le portant à la violence par les arguments ordinaires de la flatterie et de l’espérance. Tandis qu’il réfléchissait aux exactions de la communauté, fondées sur une supériorité légale, et qui étaient à la fois intolérables pour son pouvoir et pour sa fierté ; à la manière dont elle contrariait ses vues ; à l’opposition constante qu’elle avait apportée à sa suprématie dans la vallée, motif d’animosité augmenté encore par la conduite dissolue et audacieuse d’une trop grande partie de ses membres, l’image du père Aruolph, entouré de tout ce qui est doux et noble dans la vertu chrétienne, s’opposait secrètement aux effets que ses premières pensées avaient produits. Emich ne pouvait pas, malgré sa volonté, chasser de son imagination le souvenir de la douceur, de la charité et de l’abnégation du moine, que de longs rapports avec lui lui avaient fait connaître, et dont cette récente entrevue avait encore augmenté l’impression. Mais il se préparait un spectacle dans la cour du couvent qui affaiblit cette heureuse influence du prieur, en opposant la fierté du noble à ses sentiments religieux ; et cette impression fut aussi forte que le plus grand ennemi de Limbourg aurait pu le désirer. Nous avons dit que les murailles extérieures de l’abbaye entouraient l’étendue de la montagne sur laquelle était situé le couvent. Bien que les bâtiments fussent vastes et nombreux, la petite plaine qui était sur son sommet était assez spacieuse pour que les moines y prissent de l’exercice. Outre les cloîtres qui étaient très-grands, il y avait encore des jardins derrière la demeure de l’abbé, et une cour d’une étendue considérable immédiatement devant l’église. Au milieu de cette cour on voyait de nombreux groupes de paysans ; et une troupe de soldats en bataille portant les couleurs et reconnaissant l’autorité de l’électeur Frédéric. Le signal secret donné par le père Boniface, lorsque le comte entra dans le chœur, avait préparé ce spectacle désagréable pour le seigneur voisin.

Tandis que les hommes d’armes étaient appuyés sur leur arquebuse, apportant une grave attention à la discipline militaire, le chevalier de Rhodes et l’abbé français s’occupaient à faire leur cour à la belle compagne du bourgmestre de Duerckheim, et à sa fille peut-être plus belle encore. Le jeune Berchthold se tenait à l’écart, surveillant cette entrevue avec un sentiment d’envie et de jalousie tout à la fois.

— Bonjour, noble comte Emich, s’écria le bourgmestre d’un air ouvert, mais ôtant son bonnet, lorsque le seigneur approcha du lieu où le bourgeois s’était arrêté, attendant cette rencontre avant de mettre le pied dans l’étrier. Je craignais que la chapelle de vos pères ne me privât de l’honneur dont je jouis en ce moment, et que je ne fusse obligé de m’éloigner sans un mot amical de Votre Grâce.

— Entre toi et moi, Heinrich, cet oubli ne pouvait avoir lieu, répondit le comte saisissant la main du bourgeois qu’il pressa avec la cordialité et la vigueur d’un soldat. Comment cela va-t-il à Duerckheim, cette ville de mon affection, pour ne pas dire de mon apanage ?

— Aussi bien que vous pouvez le désirer, noble comte, et bien disposée pour la maison de Leiningen. Quant à son attachement pour votre nom et votre famille, il ne lui manque rien.

— C’est bien honnête, Heinrich. Cela pourrait encore être mieux, mais tu m’accorderas une grâce pour cette matinée d’été.

— C’est à Votre Seigneurie de commander dans cette circonstance, et à moi d’obéir.

— Heinrich, as-tu regardé ces coquins qui appartiennent à Frédéric ? n’ont-ils pas l’air triste et mécontent d’être accouplés à des bénédictins, lorsque le Palatinat est en guerre, et que leur maître peut à peine tenir sa cour à Heidelberg ? Ne vois-tu rien dans tout ceci ?

Emich avait baissé la voix, et le bourgeois n’était pas homme à donner à sa réponse plus de sens que les circonstances ne l’exigeaient. Ses regards étaient éloquents, et ceux qu’il échangea avec le comte trahissaient la nature des rapports qui existaient entre le château et la ville.

— Vous parlez de commander à mon devoir, et il est convenable que je sache de quelle manière je puis vous obliger.

— Ce n’est pas une grande pénitence que je t’impose : tourne seulement la tête de ton cheval vers Hartenbourg, et viens partager mon pauvre repas. Tu seras le bienvenu pendant une heure ou deux.

— Je voudrais le pouvoir, seigneur comte, répondit Heinrich en jetant un regard de doute sur Meta et sur sa femme ; mais ces offices du dimanche sont des plaisirs pour les femmes, et depuis le premier son de la cloche le matin, jusqu’au moment où les portes de l’église se ferment, je suis à peine maître d’une pensée.

— Par la sainte Vierge ! ce serait un malheur que le toit d’Hartenbourg ne pût abriter tous ceux que tu aimes, et qui portent ton nom.

— Il y a déjà de nobles gentilshommes sous votre toit, et je ne voudrais pas être obligé…

— N’en parle pas : celui qui porte un riche pourpoint avec une croix blanche est un chevalier de Rhodes sans asile, qui erre comme la colombe pour éviter le trait du chasseur, ne sachant où arrêter ses pas ; celui qui porte des vêtements noirs est un abbé français, passablement oisif, car il ne fait pas autre chose que de babiller avec les femmes ; abandonne-lui les tiennes, car elles sont accoutumées à ces galanteries.

Zum Henker ! noble seigneur, je n’ai jamais douté de leur goût pour toutes ces vanités ; mais ma femme n’est point en humeur de supporter des attentions de cette nature, et, pour ne rien vous cacher, je vous avouerai que je n’aime pas non plus être témoin de toutes ces fadaises. Si la noble Hermengarde, votre compagne, était au château, ma femme et ma fille seraient heureuses de lui faire leur cour ; mais, en son absence, je suppose qu’elles seraient plus importunes qu’elles ne causeraient de plaisir.

— Ne t’inquiète pas de cela, honnête Heinrich, mais laisse-moi conduire cette affaire ; quant à ces deux paresseux, je leur trouverai de l’occupation aussitôt qu’ils seront hors de selle ; ainsi je n’excuserai pas même ta fille si elle ne vient pas au château.

Cette invitation franche et pressante de la part du noble l’emporta, quoique cet arrangement ne plût pas extrêmement au bourgeois ; mais, dans ce siècle, l’hospitalité avait un caractère si positif, qu’on n’admettait aucun refus sans une excuse suffisante. Après cette invitation, Emich alla faire sa cour aux dames ; passant sa main sur sa barbe et ses moustaches, il effleura les joues d’Ulrike avec une franche affection, et, se fiant à son âge et à son rang, il dépose un baiser sur les lèvres fraîches de Meta ; la jeune demoiselle rougit, se mit à rire, et, dans sa confusion, elle fit la révérence comme pour reconnaître la grâce que lui avait faite un si grand seigneur. Heinrich, quoique très-peu porté à approuver que sa femme et sa fille fussent l’objet de la galanterie d’un étranger, fut témoin de ces libertés, non-seulement sans alarmes, mais avec un plaisir évident.

— Bien des remerciements, noble Emich, pour l’honneur que vous faites à ma femme et à ma fille, s’écria-t-il en ôtant de nouveau sa toque. Meta n’est point habituée à de pareils compliments, et elle ne sait pas comment reconnaître cet honneur ; car, pour dire la vérité, son visage ne sent pas souvent le piquant d’une barbe. Je ne suis point courtisan de son sexe, et il n’y a personne à Duerckheim qui puisse le prétendre.

— Que saint Denis me protége ! s’écria l’abbé. Quelle honteuse négligence de notre part ! Et il embrassa la douce Ulrike, puis répéta la même cérémonie avec sa fille. Tout cela se fit si précipitamment que tous ceux qui étaient présents n’eurent pas le temps de revenir de leur surprise. — Sire chevalier de Rhodes, nous ne jouons pas dans cette affaire un rôle digne d’hommes de naissance.

— Arrêtez, cousin de Viederbach, dit Emich en riant, en même temps qu’il plaçait une main devant son parent ; nous oublions que nous sommes dans la cour de Limbourg, et que ces saluts qui font tant de plaisir à nous autres mondains peuvent scandaliser de saints religieux. Nous allons remonter à cheval, et garder nos galanteries pour un temps plus convenable.

En ce moment, Berchthold parvint à réprimer un mouvement d’impatience, et il se détourna pour cacher son mécontentement et son chagrin.

Pendant ce temps, toute la société se préparait à monter à cheval. Quoique repoussé dans ses efforts pour obtenir un baiser de la jeune fille, qui avait si passivement reçu ces libertés de la part du comte et de l’abbé, le chevalier de Rhodes aida la demoiselle à monter en croupe derrière son père. Le comte de Leiningen rendit le même service à Ulrique, puis il jeta sa jambe pesante et bottée sur le vigoureux cheval de guerre qui piaffait dans la cour du couvent. Chacun imita son exemple, jusqu’aux serviteurs qui étaient en grand nombre, lorsqu’il fit un grave salut devant un Christ plus haut que nature, érigé en face de l’église. Alors toute la cavalcade quitta la cour.

Il y avait un grand nombre de curieux en dehors des portes, parmi lesquels on voyait une foule des plus humbles vassaux d’Hartenbonrg, rangés là par ordre de leur seigneur, dans le cas où une violence subite eût éclaté pendant la visite du comte à l’abbaye ; on y voyait aussi une multitude de mendiants.

— La charité, s’il vous plaît, noble Emich ! la charité, s’il vous plaît, digne et riche bourgmestre ! que Dieu vous bénisse tous les deux, et que saint Benoît intercède en votre faveur ; Nous avons faim et froid, et nous implorons la charité de vos nobles mains !

— Donnez à ces coquins un sou d’argent, dit le comte à son trésorier qui se trouvait à sa suite. Ils ont l’air de mourir de faim en effet ; ces dignes bénédictins ont été ce matin si occupés de leur garnison et de leur messe qu’ils ont oublié de nourrir le pauvre. Avance plus près de moi, l’ami, es-tu du Jaegerthal ?

— Non, noble comte, je viens d’un pèlerinage à un lointain couvent : mais le besoin et la souffrance m’ont accablé pendant le chemin.

— As-tu imploré la charité des moines ? ou les as-tu trouvés trop occupés du service de Dieu pour se souvenir des souffrances humaines ?

— Noble comte, ils donnent largement ; mais lorsqu’il y a beaucoup de bouches à remplir, on a besoin de beaucoup d’or. Je ne dis rien contre la sainte communauté de Limbourg, qui est remplie de charité et d’hospitalité.

— Jetez à ce coquin un kreutzer, murmura Emich, donnant des éperons à son cheval, de manière à écraser le gravier sous ses fers.

— Écoute, l’ami, observa Heinrich Frey, sur quelle autorité te fondes-tu en entreprenant ce pèlerinage, et pour assaillir les sujets de l’électeur et ses serviteurs sur une route publique ?

— Sur aucune autre, illustre bourgmestre (Heinrich portait les insignes de sa charge), que les ordres de mon confesseur et le passeport signé de nos autorités et de notre chef.

— Tu parles du passeport légal : n’appelles-tu cela rien ? tu parles d’une des premières autorités du pays comme si ce n’était qu’une copie de mauvais vers. Tiens, il ne faut pas que le besoin t’induise en tentation. Meta, ma fille, as-tu un kreutzer ?

— Voici un sou d’argent, mon père, il conviendra mieux aux besoins du pèlerin.

— Que Dieu te protége, enfant ! espères-tu échapper toi-même au besoin, avec une telle prodigalité ? Mais, arrête ; ils sont nombreux, et cette pièce d’argent, distribuée avec discernement, peut leur faire du bien à tous. Approchez-vous, mes amis : voilà un swanziger d’argent, que vous allez diviser honnêtement en vingt parts, dont deux seront pour l’étranger, car c’est à lui que nous devons le plus, suivant les commandements de Dieu, et un pour chaque habitant de la vallée, sans oublier la pauvre femme que, par votre précipitation, et en raison de ses années, vous avez empêchée d’approcher. En faveur de ce don, je demande vos prières pour l’électeur, la ville de Duerckheim et la famille de Frey.

En disant ces mots, le bourgmestre piqua des deux, et fut bientôt au pied de la montagne de Limbourg. Les valets de pied, qui étaient restés en arrière pour être témoins des largesses du magistrat, s’étonnèrent de l’indifférence d’Emich, ce qui semblait peu naturel dans un homme placé par la Providence assez haut pour secourir les besoins du pauvre ; ils se disposaient à suivre leurs maîtres lorsqu’un frère lai toucha un de ces valets sur le bras, lui faisant signe de rentrer dans la cour.

— On a besoin de toi, mon ami, dit le frère à voix basse. Amuse-toi avec ces hommes d’armes jusqu’à ce qu’ils se retirent, puis entre dans les cloîtres.

Un signe apprit au frère lai qu’il était compris, et il disparut aussitôt. Le serviteur du comte Emich fit ce qu’on lui avait commandé, se promenant dans la cour jusqu’à ce que le projet de l’abbaye fût accompli, celui de montrer la protection que lui accordait l’électeur contre son dangereux voisin. Les arquebusiers se rendirent à leurs quartiers. Le chemin ne fut pas plus tôt libre que le paysan suivait les ordres qui lui avaient été donnés.

Dans tous les couvents de l’ancien monde, il existe une cour intérieure, entourée d’arcades basses, appelées cloîtres. Cette expression, qui désigne la solitude de la vie monastique et le but de l’institution elle-même, s’applique seulement, dans un sens architectural, aux arcades sombres et solitaires dont on vient de faire mention. Lorsque cette partie du bâtiment est embellie, comme il arrive souvent, par des ornements d’un style gothique, on ne peut imaginer un lieu plus propre à la réflexion, à l’examen de soi-même et à un calme religieux. Quant à nous, les cloîtres nous ont toujours paru remplis de la poésie de la vie religieuse ; et, bien que protestant, nous n’entrons jamais dans un cloître sans ressentir l’influence de ce sentiment, qu’on croit être excité par la solitude d’un couvent. En Italie, la terre des pensées poétiques et des glorieuses réalités, les pinceaux des plus grands maîtres ont prêté aux cloîtres les séductions de l’art, mêlées de leçons instructives en harmonie avec leur usage. C’est là qu’on trouve les plus beaux tableaux de Raphaël, du Dominiquin et d’André del Sarte, et le voyageur entre maintenant dans les galeries voûtées que le moine traversa si longtemps rempli d’un espoir religieux, ou absorbé dans l’étude des sciences, pour visiter les reliques les plus précieuses des arts.

Le serviteur du comte Emich n’eut point de peine à trouver son chemin aux lieux en question ; car, comme c’était l’usage, il y avait une communication directe entre les cloîtres de Limbourg et l’église. En entrant dans cette dernière, et prenant une porte latérale qui conduisait à la sacristie, il se trouva sous l’arcade au milieu de la touchante solitude que nous avons décrite. Il y avait contre la muraille des tablettes avec des inscriptions latines, en honneur de différents frères qui s’étaient distingués par leur piété et leur savoir ; et çà et là on apercevait, soit en ivoire, soit en pierre, le signe constant du culte catholique, un crucifix.

L’étranger s’arrêta, car un moine passait sous les arcades, et ses manières n’étaient pas assez engageantes pour un homme qui doutait de la réception qu’on allait lui faire. C’était du moins ce que pensait le serviteur d’Emich, qui pouvait aisément prendre l’expression mortifiée des traits du père Arnolph, dont, en ce moment, le front était chargé de soucis, pour de la sévérité.

— Que veux-tu ? demanda le prieur lorsqu’il se trouva face à face avec le nouveau venu.

— Révérend moine, ta sainte bénédiction.

— Agenouille-toi, et reçois-la, mon fils. Tu es doublement béni en cherchant des consolations dans le sein de l’Église, et en évitant les fatales hérésies de notre siècle.

Le prieur répéta la bénédiction, et fit signe au paysan de se relever.

— Désires-tu autre chose ? demanda-t-il, observant que le paysan ne se retirait pas, comme c’était l’habitude de ceux qui avaient reçu cette faveur.

— Rien, à moins que cet autre frère n’ait affaire à moi.

On apercevait en ce moment la tête de Siegfried qui passait par l’ouverture d’une porte conduisant aux cellules. Le visage du prieur changea comme celui d’un homme qui a perdu toute confiance dans les intentions d’un autre, et il continua son chemin sous les arcades. Siegfried disparut aussi, par la porte même par laquelle il avait invité secrètement le paysan à entrer.

On a déjà dit que les bénédictins appartiennent à un ordre hospitalier. Un des principaux bâtiments de la montagne était particulièrement consacré au bien-être de l’abbé et des voyageurs qu’il était de son devoir et plus souvent encore de son plaisir de recevoir. Là on voyait quelques signes de la richesse immense du monastère, bien qu’ils fussent adoucis par les formes, et restreints par les préjugés. Cependant on n’y voyait rien qui annonçât le renoncement à soi-même, et cette mortification qu’on croit inséparable de la cellule. Les appartements étaient lambrissés en bois de chêne ; des emblèmes de la foi religieuse en matériaux précieux abondaient partout. Il n’y manquait pas non plus de velours et autres étoffes, de couleurs modestes, quoique d’une grande valeur. Le père Siegfried conduisit le paysan dans un de ces appartements les plus soignés. C’était le cabinet de l’abbé, qui, ayant quitté ses vêtements dans lesquels il avait si récemment paru au chœur, et s’étant dépouillé de toute la pompe ecclésiastique dans laquelle il s’était montré au peuple, prenait ses aises avec toute l’indolence d’un étudiant et en quelque sorte avec la négligence d’un libertin.

— Voilà le jeune homme dont je vous ai parlé, saint abbé, dit le père Siegfried, en faisant signe à son compagnon d’avancer.

Boniface mit de côté un livre couvert en parchemin et colorié, qui venait d’être imprimé récemment, et frotta ses yeux comme un homme qui est subitement tiré d’un rêve.

— En vérité, père Siegfried, ces coquins de Leipzig ont fait des merveilles dans leur art ! Je ne puis pas trouver un mot hors de la droite ligne ni une pensée déguisée. Dieu sait où cet excès de connaissances humaines, jusqu’ici confiées aux savants, peut nous conduire ! La charge de bibliothécaire ne conservera pas longtemps ses avantages, ni même sa réputation.

— N’avons-nous pas des preuves de ce fléau dans l’irréligion et dans l’insubordination de l’époque ?

— Il vaudrait mieux, pour le salut de leur âme et leur repos dans ce monde, que moins de personnes eussent le don de penser, dans ce siècle de trouble. — Tu t’appelles Jean, mon fils ?

— Gottlob, révérend abbé, avec votre permission et la faveur de l’Église.

— C’est un saint nom, et j’espère que tu n’oublies pas d’obéir au devoir qu’il te rappelle à chaque heure[1].

— Dans cette circonstance, je puis dire que je loue Dieu, mon père, pour tous les bienfaits que j’en reçois ; et, s’ils étaient le double de ce qu’ils sont, je sens quelque chose en moi qui me dit que je louerais Dieu toute ma vie, pour quelque faveur avantageuse, par exemple.

À cette réponse de Gottlob, l’abbé tourna la tête. Après avoir étudié l’expression paisible du jeune homme, il ajouta :

— C’est bien. — Vous êtes un chasseur au service du comte Emich ?

— Son vacher, saint abbé, et un chasseur par-dessus le marché ; car on ne pourrait pas trouver dans le Palatinat une famille plus agitée, plus embarrassante et plus errante que la mienne.

— Je me rappelle qu’on m’a dit un vacher. Tu t’es conduit un peu légèrement avec le père Siegfried, qui est ici présent, en prétendant que tu étais de Duerckheim et non pas du château.

— Pour dire la vérité à Votre Révérence, il y avait quelque différend entre nous ; car il faut que vous sachiez, saint abbé, qu’un vacher doit répondre de toutes les folies de ses vaches ; et je préférais une pénitence simplement pour mes propres fautes, sans avoir à nettoyer la conscience de tous les bestiaux du comte Emich.

L’abbé tourna de nouveau la tête, et cet fois son regard fut plus long et plus scrutateur.

— As-tu entendu parler de Luther ?

— Votre Révérence parle-t-elle de cette ivrogne glouton de Duerckheim ?

— Je parle du moine de Wittenberg, coquin ; quoique, par saint Benoît, tu as assez heureusement surnommé le rebelle, car il gloutonne ce que la sainte Église sera obligée de réparer. Je te demande si tu n’as pas souillé ton esprit et affaibli ta foi en prêtant l’oreille à cette damnable hérésie qui se répand dans notre Allemagne.

— Que saint Benoît et la Vierge Marie se souviennent de vous suivant vos mérites. Qu’est-ce qu’un pauvre Vacher peut avoir à démêler avec des questions qui troublent l’âme des plus savants, et rendent les plus paisibles disposés à être querelleurs et guerriers ?

— Tu as reçu une éducation au-dessus de ta fortune. Es-tu du Jaegerthal ?

— J’y suis né et j’y ai été nourri, saint abbé. Nous sommes depuis longtemps établis dans la vallée, et peu de familles sont plus renommées pour leur adresse à élever des abeilles, ou pour conduire habilement un troupeau, que celle dont je suis sorti, tout humble que je puisse paraître à Votre Révérence.

— Je crois qu’il y a autant de faux-semblant que de réalité dans cette mauvaise opinion que tu as de toi-même. Mais tu as eu une explication avec le frère Siegfried, et nous comptons sur tes services. Tu connais le pouvoir de l’Église, mon fils, et tu ne peux ignorer qu’elle est disposée à agir miséricordieusement envers ceux qui lui rendent hommage ; tu as entendu aussi parler de ses châtiments lorsqu’elle est justement en courroux. Nous sommes disposés à augmenter de douceur avec ceux qui ne s’écarteront pas du troupeau, dans ce moment où le démon tente les ignorants et les malheureux.

— Malgré tout ce que vous dites, révérend abbé, relativement au peu que j’ai glané dans le chemin de l’éducation, j’ai trop peu d’esprit pour comprendre autre chose que ce qui est dit clairement. En ce qui a rapport à un marché, il faudrait parler franchement des conditions, de crainte qu’un pauvre jeune homme, quoique bien intentionné, se trouvât damné simplement parce qu’il ne comprenait pas le latin, ou qu’il n’avait pas compris clairement ce qui n’avait pas été clairement expliqué.

— Je ne veux pas dire autre chose, sinon qu’on se souviendra de ta pieuse conduite à l’autel et au confessionnal, et que des indulgences et d’autres faveurs ne seront point oubliées lorsqu’il sera question de toi.

— Cela est excellent, saint abbé, pour ceux qui peuvent en profiter. Mais, que saint Benoît nous protége, de quel secours cela nous serait-il, dans le cas où le seigneur Emich menacerait ses gens de coups ou de la prison, s’ils osaient fréquenter les autels de Limbourg, ou avoir d’autres rapports avec la révérende confrérie ?

— Crois-tu que nos prières et notre autorité ne peuvent pas pénétrer dans les murailles d’Hartenbourg ?

— Je n’en puis rien dire, puissant abbé, puisque je n’en ai pas encore fait expérience. Le donjon d’Hartenbourg et moi ne sommes pas étrangers l’un à l’autre, et, pour vous dire ma façon de penser, saint Benoît lui-même aurait beaucoup de peine à en ouvrir les portes ou à en rendre les pavés plus doux, tant que le comte est en colère. Potz-Tausend ! saint abbé, vous avez raison de parler de miracles et d’indulgences, mais que celui qui s’imagine que ces deux choses réchaufferont et rendront agréable cet abominable trou, y passe une nuit dans le mois de novembre ! il pourra y entrer s’il lui plaît avec toute la confiance possible dans les prières de l’abbaye ; mais s’il n’en sort pas avec une plus grande crainte encore du mécontentement du comte Emich, alors il n’est point de chair et d’os, c’est un four sous une forme humaine.

Le père Boniface vit qu’il était inutile d’essayer de s’emparer de l’esprit du gardeur de bestiaux par les moyens ordinaires, et il eut recours à d’autres qui sont en général plus sûrs. Faisant signe à son compagnon de lui passer une petite cassette, ornée extérieurement de plus d’un signe de la religion chrétienne, il y prit une bourse qui ne manquait ni de grandeur ni de poids. Les yeux de Gottlob brillèrent ; si les moines n’avaient pas été trop occupés à regarder l’or, ils auraient pu soupçonner que le plaisir qu’il trahissait était un peu affecté, et qu’il manifestait un violent désir de connaître le contenu d’un sac qui paraissait être de grande valeur.

— Cela fera la paix et établira la confiance entre nous, dit l’abbé en offrant à Gottlob un marc d’or. Voilà ce que l’esprit le moins pénétrant peut comprendre, et une chose dont les mérites seront assez clairs pour un esprit aussi prompt que le tien.

— Votre Révérence ne se méprend pas sur mes moyens, répondit le pâtre en mettant l’argent dans sa poche sans autre cérémonie. Si notre bonne mère l’Église prenait cette méthode pour s’assurer des amis, elle pourrait rire au nez de tous les Luthers qui se trouvent entre le lac de Constance et l’Océan, et de celui de Wittenberg par-dessus le marché. Mais, depuis quelque temps, par un étrange malentendu, elle a plutôt pris l’argent du peuple qu’elle ne lui en a donné ! Je me réjouis de voir qu’elle s’aperçoit enfin de son erreur, et je suis surtout satisfait d’être un des premiers dont elle se serve pour manifester ses nouvelles intentions.

L’abbé était fort embarrassé pour comprendre le caractère de son nouvel agent ; mais, étant lui-même attaché aux choses du monde, et égoïste, il compta sur un homme qui lui était acquis par ses inclinations mercenaires. Il quitta son siège comme un homme qui ne voyait plus de nécessité à feindre davantage, et parla directement du motif de l’entrevue.

— Tu as quelque chose à nous communiquer sur le château d’Hartenbourg, Gottlob ?

— Si le bon plaisir de Votre Révérence est d’écouter.

— Parle : peux-tu nous dire quelque chose sur les forces qui sont enfermées au château du comte ?

— Monseigneur l’abbé, ce n’est pas une chose facile que de compter les varlets qui vont et qui viennent depuis le moment où le soleil touche les tours de l’abbaye jusqu’à ce qu’il se couche derrière le Teufelstein.

— N’as-tu pas les moyens de les diviser en parties, et ensuite d’en faire l’énumération ?

— Saint abbé, cette expérience m’a manqué. Je les ai divisés en deux parties, celle des ivrognes et celle des gens sobres. Mais, sur ma vie, je ne les ai jamais vus assez longtemps d’une égale humeur pour compter ceux qui étaient dans les greniers ou dans les caves ; car, tandis que celui-ci dormait après une débauche, celui-là avalait coupe sur coupe, de manière à remplacer les ivrognes aussitôt qu’ils manquaient. Il serait plus facile de connaître la politique de l’empereur que de compter les soldats du comte Emich !

— Cependant ils sont nombreux ?

— Oui ou non ; cela dépend de la manière dont on envisage les militaires. S’il s’agissait de mettre à sec une barrique de vin, le duc Frédéric trouverait que c’est un corps nombreux, même s’il était question de sa tonne d’Heidelberg ; et cependant je doute qu’il trouvât que ce fût une troupe assez considérable pour la guerre dans laquelle il s’est engagé.

— Retire-toi, tu n’es pas assez précis dans tes réponses pour l’affaire que tu as entreprise. Rends l’or que tu as reçu, si tu nous refuses tes services.

— Je vous prie, révérend abbé, de vous rappeler les risques que j’ai déjà courus dans cette affaire désespérée, et de penser que la bagatelle que vous m’avez si généreusement accordée est déjà plus que gagnée, par le danger de perdre mes oreilles, pour ne rien dire de la perte de ma réputation et de quelques remords de conscience.

— Ce niais s’est joué de toi, père Siegfried, dit l’abbé au moine d’un ton de reproche ; il ose même oublier qu’il est en notre présence.

— Nous avons les moyens de le rappeler au respect aussi bien qu’au souvenir de ses engagements

— Tu as raison ; que la punition soit infligée. Mais arrêtez !

Pendant ce bref colloque entre les bénédictins, le père Siegfried toucha une corde, et un frère lai d’une taille athlétique se présenta. À un signal du moine, il posa sa main sur le bras de Gottlob, et il allait le conduire hors de la chambre, lorsqu’un nouveau signal du père Siegfried et les derniers mots de l’abbé l’engagèrent à s’arrêter.

Boniface appuya une joue sur sa main, et réfléchit longtemps au coup qu’il allait frapper. Les relations entre l’abbaye et le château, pour nous servir d’une expression diplomatique, étaient précisément dans cette fausse position où il devient presque aussi dangereux de reculer que d’avancer. Emprisonner un vassal du comte d’Hartenbourg, c’était amener les choses à un dénouement immédiat ; et cependant lui permettre de quitter le couvent, c’était priver la confrérie des moyens de tirer des informations qu’il était si important d’obtenir, et de prouver ce qui avait été le but de la débauche que nous avons décrite, dans un moment où il y avait si peu d’amitié réelle entre les buveurs. La précaution d’Emich avait détruit ce plan si bien conçu, et le résultat de cette expérience avait été trop coûteux pour qu’elle fût répétée. Il y avait aussi quelque danger à permettre à Gottlob de retourner à Hartenbourg, car les espérances et l’esprit hostile de l’abbaye avaient été trop imprudemment exposés à ce rustre, et il était certain qu’il raconterait ce qui lui était arrivé. Il était utile aussi de montrer une apparence de confiance, bien qu’il en existât si peu en réalité ; car le moine savait fort bien qu’à la place de l’amitié son ombre servait encore à prévenir les éclats d’une guerre ouverte. Il avait des agents à Heidelberg, pressant l’électeur sur un point de la dernière importance pour le monastère, et il était nécessaire qu’Emich ne fût point conduit à quelque acte hostile avant que le résultat de cette mission ne fût connu. Enfin ces deux petites puissances étaient dans une position semblable à celle où se sont souvent trouvés des États plus considérables ; elles jouaient par instinct un rôle opposé à leur intérêt respectif, et cependant elles reculaient le dénouement, parce que aucune des deux n’était préparée à proclamer ce qu’elle désirait, ce qu’elle méditait, et ce qu’elle se croyait capable d’obtenir. En même temps, il y avait une politesse affectée entre les parties belligérantes, obscurcie accidentellement par des accès de ressentiment, que le monde appelle bonhomie, mais auxquels il vaudrait peut-être mieux donner le nom plus franc d’artifice.

L’abbé était si habitué à ces sortes de méditations politiques, que toutes ces considérations passèrent dans son esprit en moins de temps que nous n’en avons mis à les décrire ; cependant cette pause fut salutaire, car, lorsqu’il reprit l’entretien, on vit que la réflexion guidait ses pensées.

— Tu resteras un peu avec nous, Gottlob, pour le bien de ton âme, dit-il en faisant un signe qui fut compris de ses inférieurs.

— Un million de remerciements, humain et digne abbé ! Après le bien-être présent de mon corps, je porte un grand intérêt à l’avenir de ma pauvre âme, et il y a une grande consolation dans vos gracieuses paroles. Ce n’est que l’âme d’un pauvre homme, mais comme c’est tout ce que je possède, il faut que j’en prenne soin.

— La punition qui te sera infligée te deviendra salutaire ; mes frères, conduisez le pénitent à sa cellule.

La singulière indifférence avec laquelle Gottlob entendit sa condamnation aurait été un sujet de réflexion pour l’abbé, s’il n’eût été préoccupé par d’autres pensées. En un mot, le paysan accompagna le frère lai sans faire aucune résistance, et comme s’il eût pensé qu’il recevait une espèce d’honneur de la communauté de Limbourg. Ses manières étaient même si naturelles et si aisées lorsqu’il prit la direction d’un sombre corridor, que le père Siegfried commença à croire qu’il avait employé un agent dont l’esprit, quelque fin et pénétrant qu’il semblât parfois, était sujet, dans d’autres instants, à une imbécillité encore plus grande. Le religieux conduisit le gardeur de bestiaux dans une cellule, lui montra un crucifix, seul meuble qui se trouvât dans ce lieu, et, sans juger qu’il fût nécessaire de fermer la porte, il se retira.


  1. Gottlob signifie en français : Dieu soit loué !