L’Heidenmauer/Chapitre IX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 125-133).

CHAPITRE IX.


Japhet, je ne puis pas te répondre.
ByronLe Ciel et la Terre.



L’abbaye de Limbourg devait son existence et sa richesse à la faveur d’un empereur d’Allemagne. On y avait érigé en l’honneur de ce puissant patron un autel particulier et une tombe magnifique. De semblables honneurs avaient aussi été rendus aux comtes de Leiningen et autres familles nobles du voisinage. Ces différents autels étaient en marbre noir relevé d’ornements blancs, et les tombes étaient distinguées par les emblèmes héraldiques de ces diverses familles. Ces autels, séparés de ceux que nous avons déjà décrits dans l’église principale, étaient placés dans une chapelle demi-souterraine sous le chœur. C’est là que le comte Emich dirigea ses pas lorsqu’il quitta la colonne contre laquelle il s’appuyait en écoutant le sermon du père Arnolph.

La lumière de la principale église avait cette teinte douce et mélancolique qui est particulière aux monuments gothiques et sert encore à les embellir. Elle entrait par de hautes fenêtres étroites, ornées de vitraux peints, colorant tous les objets d’une teinte en harmonie avec le caractère sacré du lieu. La profondeur et la position retirée de la chapelle rendaient cette lumière plus douce et plus touchante dans les tombeaux. Lorsque le comte atteignit ce lieu solitaire, car peu de personnes descendaient dans cette voûte solennelle sans éprouver cette crainte religieuse, il se signa ; et en passant devant l’autel élevé par sa famille, il fléchit le genou devant la douce et belle image qui représentait la mère du Christ. Il se croyait seul, et prononça une prière ; car, bien qu’Emich de Leiningen fût un homme qui communiquait rarement avec Dieu lorsqu’il s’abandonnait aux railleries humaines, il avait dans le cœur un profond respect pour son pouvoir. Comme il se levait, un mouvement près de lui attira son attention.

— Ah ! c’est toi, père prieur, s’écria-t-il en retenant autant que possible sa surprise. Tu es prompt à te rendre de ta stalle à la chaire, et plus prompt encore de la chaire à la chapelle !

— Nous autres moines voués à une vie dévote, nous avons besoin d’y être souvent. Vous étiez agenouillé, comte Emich, devant l’autel de votre famille.

— Par saint Benoît ton patron, tu m’as en effet trouvé en prières, mon père ; c’est une faiblesse qui m’a surpris en entrant dans ce sombre lieu, et je voulais payer un tribut de respect à l’ombre de ceux qui ont vécu avant moi.

— Appelez-vous le désir de prier une faiblesse ! Devant quel autel pourriez-vous prier avec plus de ferveur que devant celui qui a été élevé par votre propre famille, ou enrichi par elle ; et dans quel moment pouvez-vous rentrer avec plus de dévotion en vous-même, et demander les secours divins, que lorsque vous êtes devant le tombeau de vos ancêtres ?

— Père prieur, vous oubliez le but de ma visite, qui était d’entendre la messe à l’abbaye, et non pas de me confesser et de recevoir des remontrances.

— Il y a longtemps que vous n’avez été purifié par le sacrement de la confession, comte Emich !

— Tu as eu du succès aujourd’hui, mon père, et je ne doute pas que les bourgeois de Duerckheim ne s’entretiennent de ton sermon toute la journée. Ta réputation comme prédicateur est grande, et ton discours de ce matin t’obtiendrait un évêché si les femmes de notre vallée avaient quelque pouvoir à Rome. Comment se porte le saint abbé ce matin, et les deux soutiens de cette communauté, les frères Siegfried et Cuno ?

— Vous les avez vus ce matin dans leurs stalles pendant la sainte messe.

— De par Dieu ! ce sont de dignes compagnons ! Crois-moi, mon frère, il n’y en a pas de meilleurs dans notre gai Palatinat ; il n’y a pas d’hommes non plus que j’estime davantage suivant leurs mérites ! As-tu entendu parler, révérend prieur, de leur visite à Hartenbourg, et de leur œuvre suivant la chair ?

— Les dispositions de votre esprit ont promptement changé, comte Emich, et c’est dommage qu’il en soit ainsi. Je ne suis point venu ici pour écouter le récit des excès commis dans votre château, ni des oublis de ceux qui, s’étant voués à de meilleures choses, trahissent qu’ils sont simplement des hommes.

— Et des hommes robustes, s’il y en a dans tout l’empire ! Si je ne prisais ma réputation tout comme un autre, je te compterais le nombre des flacons qui, suivant mon sommelier, ne valent pas mieux que des gens d’armes tombés dans une déroute ou dans un assaut.

— Cet amour du vin est une malédiction pour notre siècle et notre pays ; je souhaiterais qu’il n’entrât plus de cette perfide liqueur dans les murs de Limbourg !

— Par la justice de Dieu ! révérend prieur, tu trouveras, en effet, à l’avenir que la quantité en sera diminuée, répondit Emich en riant ; car les vignes disputées ont enfin trouvé un seul, et, comme tu pourrais le dire toi-même, ayant souvent lu au fond de mon cœur par mes confessions, un plus digne maître. Je puis te jurer, sur l’honneur d’un gentilhomme, que pas un des tonneaux que tu condamnes ne fera à l’avenir violence à tes goûts.

Le comte jeta un regard triomphant sur le moine, espérant que, malgré ses principes de modération, quelques signes de regret se manifesteraient à la nouvelle de cette perte pour le couvent ; mais le père Arnolph était en réalité ce que son extérieur annonçait, un homme dévoué à son saint ministère, et sur lequel les intérêts humains avaient peu d’influence.

— Je vous comprends, Emich, dit-il avec calme et douceur. On n’avait pas besoin de ce scandale dans un tel moment pour porter préjudice à la sainte Église, à laquelle de puissants ennemis ont déjà déclaré la guerre par des raisons qui restent cachées dans les mystères impénétrables de celui qui l’a fondée.

— Tu as raison, moine, car il faut avouer que ce Saxon et ses partisans, qui ne sont ni en petit nombre ni faibles, répandent dans ce pays le doute et la désobéissance. Tu dois porter au fond du cœur une grande haine à ce Luther, mon père !

Pour la première fois du jour le visage du prieur perdit son expression de bienveillance ; mais ce changement fut si imperceptible qu’il échappa à l’œil curieux du comte ; ce tribut à la faiblesse humaine fut promptement réprimé par un homme qui avait un si grand pouvoir sur ses passions.

— Le nom d’un schismatique m’a troublé ! répondit le prieur en souriant tristement de sa propre faiblesse, j’espère que ce n’a pas été par un sentiment de haine personnelle. Il est sur le bord d’un affreux précipice, et je prie Dieu de toute mon âme que non seulement lui, mais tous ceux qui s’égarent sur des traces dangereuses, puissent voir leur péril et se retirer avant de tomber !

— Mon père, tu parles comme un homme qui souhaite au Saxon plutôt du bien que du mal !

— Je crois pouvoir assurer que mes pensées ne démentent pas mes paroles.

— Peux-tu pardonner une hérésie si condamnable, et des motifs comme les siens ? celui qui vend son corps et son âme par amour pour une nonne dévergondée n’a aucun droit à ta charité.

Il passa un nuage sur le front du père Arnolph.

— On lui a attribué cette funeste passion, répondit le religieux, et on a essayé de prouver que le vain désir de participer aux plaisirs du monde avait occasionné en partie sa rébellion ; mais je ne le crois pas.

— Par la vérité de Dieu ! tu es digne de ton ministère, père prieur, et j’honore ta modération. S’il y avait plus d’hommes comme toi parmi nous, nous aurions un meilleur voisinage, et l’on se mêlerait moins des affaires des autres. Entre nous, je ne vois non plus aucune nécessité d’épouser ouvertement cette nonne, car il est très facile de jouir des dons de la vie, même en portant un capuchon, s’il est dans notre destinée d’en porter un.

Le moine ne fit aucune réponse, car il s’aperçut qu’il avait affaire à un homme qui ne pouvait le comprendre :

— Nous n’en dirons pas davantage là-dessus, reprit-il après une courte et pénible pause. Parlons plutôt de ce qui vous regarde, comte Emich. On dit que vous méditez la ruine de ce saint monastère ; que l’ambition et la cupidité vous engagent à désirer la chute de notre abbaye, afin qu’il n’y ait plus d’intermédiaire entre votre pouvoir baronial et le trône de l’Électeur !

— Tu es plus prompt à te former des opinions injustes de ton plus proche voisin, que du plus grand ennemi de l’Église, à ce qu’il paraît, père prieur. Qu’as-tu vu en moi qui puisse porter un homme aussi charitable que toi à hasarder cette accusation ?

— Je ne hasarde que ce que tout notre couvent pense et craint. Avez-vous bien réfléchi, Emich, à cette sacrilège entreprise, et aux fruits qui peuvent en résulter ? Vous rappelez-vous dans quel but ces saints autels furent élevés, et quelle fut la main qui posa la première pierre de l’édifice que vous voulez renverser ?

— Écoutez, père Arnolph, il y a deux manières d’envisager l’érection de votre couvent, et plus particulièrement de l’église où nous sommes. Une de nos traditions dit que l’ennemi du genre humain lui-même tint la truelle dans cette maçonnerie.

— Vous êtes d’un trop haut lignage, d’un sang trop noble, et d’un esprit trop éclairé pour donner crédit à une pareille fable.

— Ce sont des questions que je ne prétends pas approfondir. Je ne suis point un écolier de Prague ou de Wittenberg pour les résoudre savamment. Ta confrérie aurait dû se laver de cette imputation en temps et lieu, afin que cette question fût terminée pour ou contre, comme la justice le réclamait, lorsque ce qu’il y avait de grand et de savant parmi nos pères était assemblé à Constance, dans un concile général.

Le père Arnolph regarda son compagnon avec tristesse ; il connaissait trop bien l’ignorance déplorable et la superstition qui en était le résultat, même parmi les grands de son siècle, pour manifester aucune surprise ; mais aussi il connaissait assez le pouvoir de ces mêmes seigneurs, pour prévoir les tristes conséquences d’une union entre tant de force et d’ignorance. Cependant il n’entrait pas dans son but de combattre des opinions qui ne pouvaient être effacées que par le temps et l’étude, si elles peuvent jamais l’être lorsqu’elles sont enracinées dans le cœur humain. Il poursuivit son dessein, évitant une discussion dans un moment où elle aurait pu faire plus de mal que de bien.

— Il est vrai que le doigt du malin esprit se mêle plus ou moins aux choses humaines, continua-t-il, prenant soin que l’expression de son regard n’éveillât ni l’orgueil ni l’obstination du noble baron ; mais lorsque les autels ont été élevés, et lorsqu’on y a célébré le service du Tout-Puissant pendant des siècles, on peut espérer avec raison que l’Esprit-Saint préside avec majesté et amour au monument ! Il en est ainsi de l’abbaye de Limbourg, comte Emich, et n’en doutez pas ; nous qui sommes ici discutant sur un pareil sujet, nous sommes en la présence immédiate de cet Être redouté qui créa le ciel et la terre, qui nous guide pendant la vie, et qui nous jugera après notre mort !

— Dieu vous bénisse, père prieur ! tu as déjà fait l’office de prédicateur ce matin, et je ne vois pas pourquoi tu doublerais une fonction dont tu t’es si bien acquitté la première fois. Je n’aime pas à être introduit si brusquement sans être annoncé devant l’Être redouté dont tu viens de parler. Ne fût-ce que l’électeur Frédéric, Emich de Leiningen ne se permettrait point une telle familiarité sans se demander si elle est convenable ou non.

— Aux yeux de l’Être dont nous parlons, les électeurs et les empereurs sont égaux. Il aime les humbles, ceux qui sont miséricordieux et justes, et il punit ceux qui défient son autorité. Mais vous avez nommé votre prince féodal, et je vais vous adresser une question plus en rapport avec vos habitudes : Vous êtes en effet, Emich de Leiningen, un noble en renom dans le Palatinat, et dont l’autorité est établie depuis longtemps dans le pays. Cependant vous n’êtes que le second, et même que le troisième dans le canton même. L’électeur et l’empereur vous tiennent en échec, et l’un et l’autre sont assez forts pour vous écraser à leur plaisir dans votre forteresse d’Hartenbourg.

— J’en accorde les moyens au dernier, digne prieur, interrompit le comte ; mais, quant au premier, il faut qu’il l’emporte sur ses propres ennemis avant que d’entreprendre cette conquête.

Le père Arnolph comprit ce qu’Emich voulait dire, car tout le monde savait que Frédéric était assis sur un trône chancelant. On savait aussi que cette circonstance avait encouragé les projets, qu’avait depuis longtemps formés le comte, de se débarrasser d’une communauté qui contrariait ses vues et diminuait son autorité.

— Laissant de côté l’électeur, nous ne parlerons que de Charles-Quint, répondit le religieux. Vous le croyez dans son palais, éloigné de votre pays, et certainement il n’a ici aucune force visible pour contenir votre main rebelle. Nous supposerons qu’une famille qu’il protége, ou, pour mieux dire, qu’il aime, gêne vos projets ambitieux, et que le tentateur vous a persuadé qu’il fallait l’éloigner ou la détruire par la force des armes. Seriez-vous assez faible, comte Emich, pour céder à de tels conseils, lorsque vous savez que le bras de Charles est assez long pour atteindre de Madrid aux parties les plus éloignées de l’Allemagne, et que sa vengeance serait aussi sûre qu’elle serait terrible ?

— Ce serait une guerre hardie, père prieur, que celle d’Emich de Leiningen contre Charles-Quint ! Si j’en avais la liberté, saint moine, je choisirais un autre ennemi.

— Et cependant vous voudriez combattre contre un maître plus grand encore ; vous levez votre bras impuissant et votre volonté audacieuse contre votre Dieu ! vous méprisez ses promesses, vous profanez ses autels, vous voulez enfin renverser le tabernacle qu’il a élevé. Croyez-vous qu’il sera le témoin impassible d’un pareil crime, et que son éternelle sagesse oubliera de punir ?

— Par saint Paul ! tu plaides cette affaire tout à fait dans tes intérêts, père Arnolph, car il n’y a point de preuve que l’abbaye de Limbourg ait une telle origine ; et si elle l’a, n’est-elle pas tombée en disgrâce par les excès de ses habitants ? Tu devrais envoyer chercher les pères Cuno et Siegfried pour témoigner en sa faveur. Par la sagesse de Dieu ! je discute mieux avec ces dignes compagnons qu’avec toi !

Emich éclate de rire, et ce bruit, sous les voûtes de cette chapelle, résonna aux oreilles d’Arnolph comme le rire moqueur d’un démon. Cependant l’équité naturelle du père Arnolph lui dit tout bas que la gaieté du comte n’était que trop justifiée par la conduite de ceux qu’il accusait, car il déplorait amèrement depuis longtemps la dépravation de plusieurs membres de la confrérie.

— Je ne suis pas ici, dit-il, pour porter un jugement contre ceux qui sont dans l’erreur, mais pour défendre l’autel que je sers et tâcher de vous épargner un crime. Si votre main se lève contre ces murailles, elle se lèvera contre le monument que Dieu a béni, et que Dieu vengera. Mais vous avez des sentiments humains, comte Emich, et si vous doutez du caractère sacré du monastère que vous voulez détruire, vous ne pouvez vous méprendre sur ces tombes. Dans cette sainte chapelle, des prières se sont souvent adressées au ciel et des messes ont été célébrées pour l’âme de vos ancêtres.

Le comte de Leiningen regarda l’orateur d’un air attentif. Le père Arnolph s’était placé sans dessein près de l’ouverture qui communiquait de cette sombre chapelle dans l’église supérieure. Des rayons d’une lumière brillante, passant à travers une fenêtre, tombaient sur les dalles, à ses pieds, répandant autour de sa personne la lumière mystérieuse des vitraux coloriés. Le service divin avait aussi exhalé dans tout le monument cette douce atmosphère qui appartient au culte romain. L’encens avait pénétré dans cette chapelle souterraine, et, sans le savoir, le noble comte ressentait son influence ; l’irritation de ses nerfs s’était apaisée, et ses passions s’étaient adoucies. Tous ceux qui sont entrés dans la principale basilique de la Rome moderne ont été soumis à une combinaison de causes morales et physiques qui produisent le résultat que nous venons d’indiquer, et qui, bien que plus frappant dans ce vaste et magnifique monument, qui ressemble à un monde avec des attributs et une atmosphère particuliers, se fait ressentir aussi dans toutes les églises catholiques un peu importantes, quoiqu’à un moindre degré.

— C’est là que reposent mes pères, répondit le comte, et c’est là aussi, comme vous le dites, qu’on a célébré des messes pour leurs âmes !

— Et vous condamnez leur tombe, vous voulez violer jusqu’à leurs os !

— Ce ne serait point l’action d’un chrétien !

— Regardez de ce côté, seigneur comte, voici le tombeau du bon Emich, votre ancêtre. Il adorait son Dieu, et ne se faisait pas scrupule de venir prier à nos autels.

— Tu sais, digne prieur, que, prosterné à tes genoux, je t’ai souvent ouvert mon cœur.

— Tu t’es confessé et tu as reçu l’absolution. Puisses-tu dans l’avenir ne pas mériter des réprimandes !…

— Dis plutôt la damnation, interrompit une voix qui, se faisant entendre subitement dans cette chapelle sépulcrale, semblait sortir d’une des tombes. Tu te joues, révérend prieur, de notre sainte mission en parlant avec cette douceur à un pécheur aussi invétéré.

Le comte de Leiningen avait tressailli et même tremblé aux premiers mots de cette interruption ; mais, se détournant, il aperçut le front étroit, l’œil enfoncé et la taille courbée du frère Johan.

— Moines, je vous laisse, dit Emich d’une voix ferme ; il est convenable que vous priiez et que vous fréquentiez souvent ces sombres chapelles ; mais moi, je suis un soldat, et je ne puis pas perdre plus de temps sous ces voûtes. Adieu, père prieur, vous avez un gardien qui protégera les bons.

Avant que le prieur eût recouvré la voix, car lui aussi avait été saisi de surprise, le comte montait d’un pas pesant les degrés de marbre, et l’on entendit bientôt les éperons de ses bottes résonner sur le pavé de l’église supérieure.