L’Heidenmauer/Chapitre XVII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 215-222).

CHAPITRE XVII.


Mona, les sites, les druides, éveillent les morts.
Rogers



Ulrike avait l’habitude de s’adresser fréquemment et avec ardeur au Maître de l’univers, et dans ce moment elle pria avec plus de ferveur que jamais. Elle fut rappelée à elle par un coup frappé sur son épaule.

— Ulrike, mon enfant ? dame Frey, s’écria l’assidue Ilse, êtes-vous collée à la terre par quelque sortilège ? Pourquoi êtes-vous encore ici, et pourquoi le saint homme s’est-il enfui ?

— Tu as vu Odo de Ritterstein ?

— Qui ! êtes-vous folle, dame ? Je n’ai vu que le saint anachorète, qui a passé près de moi comme un ange qui prend son vol vers le ciel ; et, quoique je me sois agenouillée pour implorer un regard de faveur, son âme était trop occupée de sa mission céleste pour faire attention à une pécheresse. Si j’avais été coupable comme bien des personnes qu’on pourrait nommer, ce dédain aurait pu me causer quelque alarme ; mais étant ce que je suis, j’ai plutôt mis cet oubli sur le compte de mon mérite que sur autre chose. Non, je n’ai vu que l’ermite.

— Alors, tu as vu le malheureux Odo de Ritterstein !

Ilse recula avec effroi.

— Avons-nous reçu un loup dans la bergerie ? s’écria-t-elle enfin lorsque l’usage de la parole lui fut rendu. Tout le Palatinat s’est-il agenouillé, a-t-il pleuré et prié aux pieds d’un pécheur comme nous, que dis-je ? bien pire que nous ! Ce qui a passé pour de l’or pur n’est-il qu’un vil métal, notre ferveur de l’hypocrisie, nos espérances de trompeuses illusions, notre sainte fierté de l’orgueil !

— Tu as vu Odo de Ritterstein, Ilse, reprit Ulrike en se levant, et tu as vu un saint homme.

Et, donnant son bras à la nourrice, car c’était celle qui avait le plus besoin d’assistance, Ulrike s’éloigna de la hutte. Tandis qu’elles marchaient à travers les murs en ruine du camp abandonné, Ulrike essaya d’amener sa compagne à juger les fautes de l’ermite avec moins de rigueur. Cette tâche n’était pas facile, car Ilse s’était habituée à penser qu’odo était un homme abandonné de Dieu, et l’on ne se débarrasse pas en un moment des opinions qu’on a conservées soigneusement pendant vingt ans. Cependant il arrive quelquefois que l’esprit humain rend plus que justice, lorsque ses préjugés sont éteints. C’est par cette espèce de réaction que nous voyons les mêmes individus qui ont été réprouvés comme des monstres être ensuite admirés comme des héros. Nous tenons rarement une juste balance dans nos applaudissements excessifs ou dans nos excessives condamnations.

Nous ne voulons pas dire néanmoins que les sentiments d’Ilse à l’égard de l’anachorète subirent ce changement violent de la haine au respect ; car tout ce qu’Ulrike put obtenir en faveur du solitaire, ce fut d’admettre qu’il était dans la classe de ces pêcheurs pour le salut desquels tous les bons chrétiens pouvaient, sans se compromettre, dire un Ave. Cette faible concession d’Ilse suffit à sa maîtresse, dont tout le désir était de suivre l’ermite à l’église de l’abbaye, afin de s’agenouiller devant les autels et de mêler ses prières à celles du pénitent, pour implorer son pardon dans ce jour anniversaire de son crime. Nous ne prétendons point ici montrer par quel sentiment de la fragilité humaine la femme d’Heinrich Frey était conduite à cette indulgence et à une sympathie si délicate envers celui auquel elle avait été fiancée. Nous ne jouons point ici le rôle de censeur de la conduite des femmes, mais nous essayons d’exposer les mouvements du cœur, soit en bien, soit en mal. Il suffit à nos projets que le résultat du tableau entier soit une leçon favorable à la vertu et à la vérité.

Lorsque Ulrike s’aperçut qu’elle pouvait conduire sa compagne où elle le désirait sans courir le risque de s’exposer à des lieux communs de morale, débités avec la plus grande volubilité, elle dirigea ses pas vers le couvent. Comme le lecteur a probablement parcouru notre Introduction, il n’est pas nécessaire de dire autre chose, sinon qu’Ulrike et sa compagne suivirent la même route que nous prîmes nous-même en allant d’une montagne à l’autre. Mais Ilse marchait bien plus lentement que nous ne marchions lorsque nous étions guidés par Christian Kinzel. La descente même fut lente et longue pour une personne de son âge, et la montée bien plus pénible encore. Pendant ce dernier trajet, Ulrike elle-même fut contente de se reposer souvent afin de respirer plus librement. Elles allaient cependant par le sentier qu’elles avaient parcouru à cheval dans la matinée.

L’aspect de la nuit n’avait point changé. La lune semblait se promener au milieu des nuages laineux comme auparavant ; sa lueur n’avait rien de brillant, mais elle suffisait pour éclairer le sentier. Dans ce moment, les bâtiments du monastère se détachaient sur les nuages avec leurs tours sombres et gothiques, ressemblant à une architecture de géant ; on aurait pu s’imaginer que ceux qui avaient élevé ces murailles se reposaient de leurs travaux dans leur enceinte. Habituée à prier le Seigneur aux autels du monastère, Ulrike n’approcha pas des grilles sans un sentiment d’admiration. Elle leva les yeux vers la porte fermée et sur les murailles sombres : elle trouvait partout la tranquillité de la nuit. Il y avait une faible lueur, sur un côté de la tour élevée et étroite qui contenait les cloches, et qui flanquait la grille ; elle reconnut qu’elle venait d’une lampe qui brûlait dans la cour devant une image de la Vierge. Cela n’indiquait pas que le portier lui-même fût éveillé. Elle avança cependant vers le guichet et sonna la cloche de nuit. Le bruit des verroux annonça promptement la présence d’une personne dans l’intérieur.

— Qui vient à Limbourg à cette heure ? demanda le portier, tenant la chaîne du guichet, comme s’il craignait la trahison.

— Une pénitente, pour prier.

Les sons de la voix d’Ulrike rassurèrent le gardien de la grille, et il examina l’étrangère en ouvrant assez le guichet pour apercevoir sa taille.

— Ce n’est pas l’usage, dit-il, d’admettre les personnes du sexe féminin dans l’intérieur de ces murs sacrés, lorsque les offices sont terminés et que les confessionnaux sont vides.

— Il y a des occasions où l’on peut enfreindre la règle, et la cérémonie solennelle d’aujourd’hui en est une peut-être.

— Je ne sais trop : notre révérend abbé est sévère sur tout ce qui a rapport à la décence.

— Je suis intimement liée à celui pour lequel on va faire le service, dit Ulrike avec vivacité. Ne me repoussez pas, pour l’amour de Dieu !

— Êtes-vous de son sang ? êtes-vous sa parente ?

— Non, répondit-elle avec la voix humble d’une personne qui sent qu’elle a agi avec une trop grande précipitation ; mais je suis unie à ses espérances par les liens les plus intimes de l’affection et de la sympathie.

Ulrike s’arrêta, car dans cet instant l’ombre de l’anachorète vint se placer à côté du portier. Il avait prié devant l’image d’un Christ qui se trouvait non loin de là, et, distrait de ses prières par la douce voix qui trahissait l’intérêt qu’Ulrike lui portait, chacune de ses paroles lui allait au cœur.

— Elle est à moi, dit-il d’un ton d’autorité, elle et la femme qui la suit m’appartiennent toutes deux ; laissez-les entrer.

Ulrike hésita, elle savait à peine pourquoi, et Ilse, fatiguée de sa course, et impatiente de voir finir ce voyage, fut obligée de l’attirer dans la cour. L’ermite, comme s’il s’était rappelé subitement ce qui l’amenait au monastère, disparut dans l’ombre. Le portier, qui avait reçu des instructions relatives à celui pour lequel on faisait un service, ne montra plus aucune difficulté, et permit à Ilse de conduire sa maîtresse dans l’intérieur. Les deux femmes ne furent pas plus tôt dans la cour, qu’il ferma soigneusement le guichet.

Ulrike n’hésita pas davantage, quoiqu’elle tremblât de tous ses membres ; traînant la lente Ilse après elle, non sans peine, elle se dirigea vers la porte de la chapelle. À l’exception du portier qui était au guichet, et de la lumière qui brûlait devant l’image de la Vierge, tout paraissait livré au sommeil, tout paraissait plongé dans l’obscurité. On ne voyait pas même une sentinelle des hommes d’armes du duc Frédéric ; mais cela ne causant aucune surprise, car il était connu que ces troupes se tenaient aussi loin que possible des cloîtres et de l’église. Les bâtiments spacieux qui se trouvaient sur le derrière, et qui servaient de logement à l’abbé, auraient abrité plus du double de leur nombre, et il est probable que c’était là qu’on aurait pu les trouver. Quant aux moines, l’heure avancée et la nature du service qui allait être célébré expliquaient assez leur absence.

La porte de l’église de l’abbaye était toujours ouverte : cet usage est presque général à toutes les églises catholiques, dans les villes un peu considérables, et semble un touchant appel au passant, pour lui faire ressouvenir de l’Être en l’honneur duquel le temple fut élevé. Cet usage tourne également au profit des dévots, des curieux, des amateurs des arts et des adorateurs de Dieu ; et l’on doit regretter que l’amateur, surtout lorsqu’il appartient à une secte différente, ne se rappelle pas plus souvent que sa curiosité devient une faute, lorsqu’il la satisfait aux dépens de ce respect qui doit distinguer la conduite de l’homme, lorsqu’il se trouve en la présence immédiate de son Créateur. Néanmoins, dans cette circonstance, il n’y avait personne devant les autels du couvent qui pût considérer le service divin avec légèreté. Lorsque Ulrike et Ilse entrèrent dans l’église, les chandeliers du grand autel étaient allumés et les lampes du chœur jetaient une clarté mélancolique sur sa sombre architecture. La voûte ciselée et peinte, le chêne sculpté des stalles, les tableaux des autels et les guerriers en pierre agenouillés sur des tombeaux, se détachaient davantage encore sur les ombres qu’ils projetaient.

S’il est utile de raviver la dévotion par des auxiliaires physiques, il est certain que tout ce qui peut produire sur l’esprit une impression profonde et contemplative existait là. Les officiants surpassaient, par la magnificence de leur costume, les costumes somptueux représentés dans les tableaux ; de graves moines étaient placés dans leurs stalles, et Boniface lui-même était assis sur son trône, revêtu de sa mitre et d’habits couverts d’or. Il eût été possible à un œil observateur et hostile de découvrir sur quelques visages fatigués, dans quelques yeux appesantis, une grande envie d’aller retrouver un bon lit, ou peu de goût pour les offices ; mais aussi plus d’un moine accomplissait son devoir par zèle et par conviction. Parmi ces derniers on distinguait le père Arnolph, aux traits pâles, à l’œil pensif. Il était assis dans sa stalle, regardant les préparatifs avec la tranquille patience d’un religieux habitué à chercher son bonheur dans les devoirs de son état. On aurait pu lui opposer, comme contraste, le père Johan, au visage inquiet et sévère plutôt que mortifié ; ses regards erraient précipitamment de l’autel et de ses riches décorations à la place ou l’anachorète se tenait à genoux, comme s’il eût calculé à quel degré d’humiliation et d’amertume il était possible de réduire l’esprit contrit du pénitent.

Odo von Ritterstein, car nous n’avons plus aucune raison de refuser à l’anachorète le nom qui lui est dû, s’était placé près de la balustrade, non loin du chœur ; il était à genoux, les yeux fixés sur le vase d’or contenant l’hostie qu’il avait jadis outragée, offense qu’il venait expier autant qu’il était en lui. La lumière n’éclairait que faiblement sa taille, mais elle servait à rendre plus visible chaque sillon que les chagrins et les passions avaient creusé sur son visage. Ulrike l’étudiait avec intérêt dans une circonstance si pénible ; et, tremblante, elle était aussi agenouillée près d’Ilse, de l’autre côté de la petite grille qui servait de communication entre l’église et le chœur. Dans ce moment Gottlob se glissa à travers les colonnes et vint se mettre à genoux sur les dalles de la grande nef. Il venait assister à la messe, comme à une cérémonie à laquelle chacun a le droit de se rendre.

La lumière était si vive autour de l’autel, et il régnait une obscurité si grande dans le reste de l’église, que ce ne fut pas sans difficulté que Boniface put s’assurer de la présence de celui pour lequel on offrait le saint sacrifice. Mais lorsque, après avoir contracté son front de manière à former, avec ses épais sourcils, une espèce de rempart contre la lumière, il lui fut possible de distinguer les traits d’odo, il parut satisfait, et fit signe de commencer le service.

Il est inutile de répéter les détails d’une cérémonie que nous avons déjà essayé de décrire dans cette histoire ; mais la musique et les autres parties de l’office, au milieu du calme de la nuit ; produisaient un effet doublement touchant et solennel. La voix harmonieuse qu’on avait entendue dans la matinée, ou plutôt le jour précédent, car minuit était sonné, se fit entendre encore, et elle produisait un effet non moins puissant même sur ceux qui étaient habitués à cette céleste mélodie. À mesure que la messe avançait, les gémissements de l’anachorète devinrent si distincts, que par moments l’expression de sa douleur menaçait d’interrompre la cérémonie. Le cœur d’Ulrike répondait et chaque soupir qui s’échappait du sein d’odo, et avant que les premières prières fussent terminées, son visage était baigné de larmes.

L’examen des différents visages de la confrérie, pendant cette scène, aurait été une étude digne d’un observateur des nuances du caractère humain, ou de ceux qui aiment à suivre les différents effets produits par une même cause. Tous les gémissements de l’anachorète éclairaient les traits du père Johan d’une espèce de sainte émotion, comme si cette influence du service divin eût été un triomphe pour lui, et à chaque minute il penchait la tête dans la direction de la balustrade, afin que son oreille saisît les plus faibles sons qui se faisaient entendre de ce côté. Les traits du prieur étaient empreints de douleur et de pitié : chaque soupir qu’il entendait éveillait sa sympathie ; sympathie mêlée d’une pieuse joie, il est vrai, mais qui n’en était pas moins vive. Boniface écoutait d’un air digne, froid, et ne s’inquiétant de ce qui se passait que pour donner au service l’attention convenable. De temps en temps même il appuyait sa tête sur sa main, réfléchissant à des choses qui avaient peu de rapport à ce qui se passait sous ses yeux. Les autres religieux montraient plus ou moins de dévotion, suivant leurs différents caractères ; quelques-uns même trouvaient le moyen de dormir quelques instants, lorsque le service le leur permettait.

C’est de cette manière que la communauté de Limbourg passa la première heure du jour, ou plutôt de la matinée qui suivit le dimanche. Dans la suite, ce fut sans doute une source de consolations de l’avoir ainsi passée, parmi ceux qui étaient les plus zélés dans l’observance de leurs devoirs ; car il s’apprêtait des événements qui eurent une longue influence, non seulement sur leurs propres destinées, mais sur celles du pays qu’ils habitaient.

Les sons du dernier hymne s’élevaient vers les voûtes au-dessus du chœur, lorsqu’au milieu du calme que ne manquait jamais de produire la voix mélodieuse dont nous avons déjà parlé, on entendit un bruit sourd qu’on aurait pu prendre pour le murmure du vent, ou pour les sons étouffés de nombreuses voix qui s’élèvent sous les arcades découpées d’une église. Le vacher se leva, et disparut dans l’obscurité. Par une impulsion générale, les moines tournèrent la tête pour écouter, mais une grave attention au service succéda aussitôt à ce mouvement. Boniface néanmoins paraissait mal à son aise, quoiqu’il sût à peine quelle en était la raison ; ses yeux gris essayèrent de percer la masse d’obscurité qui régnait autour des colonnes éloignées de l’église, puis ils s’arrêtèrent vaguement sur les vases sacrés et magnifiques qui ornaient l’autel. L’hymne continua, et sa douce influence parut calmer tous les esprits ; mais tout à coup le tumulte qui eut lieu à la grande porte extérieure devint trop distinct pour admettre aucun doute. Toute la communauté se leva comme un seul homme, et la voix mélodieuse devint muette. Ulrike joignit ses mains avec désespoir, tandis qu’odo de Ritterstein oublia sa douleur à cette brusque interruption.