L’Heidenmauer/Chapitre XVIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 222-234).

CHAPITRE XVIII.


Ta raison, cher poison, donne ta raison.
Shakspeare. Le Jour des Rois.



Il est à peine nécessaire d’expliquer que l’homme qui avait accompagné Ulrike et Ilse jusqu’à la porte de Duerckheim, était Heinrich Frey. Dès que sa femme eut disparu et qu’il eut terminé sa courte conférence avec les hommes de garde, le bourgmestre se dirigea en toute hâte vers le quartier de la ville qui était situé le plus près de la porte du Jaegerthal. Il y trouva rassemblée un troupe de cent bourgeois, choisis parmi tous les autres comme les plus résolus et les plus vigoureux ; ils étaient munis, suivant l’usage du temps, d’armes offensives que l’habitude avait rendues familières à chacun. Nous devons ajouter que, en se mettant en campagne dans cette circonstance, chacun de ces braves gens avait jugé convenable de consulter sa digne compagne, de sorte que les casques, les boucliers et les cuirasses étaient en majorité.

Lorsqu’il eut rejoint ses compagnons, et qu’il se fut assuré de leur nombre et de leur exactitude, le bourgmestre, qui ne manquait point de courage, fit ouvrir la poterne, et sortit lui-même le premier dans la plaine. Les bourgeois suivirent dans l’ordre qui leur avait été assigné, et en observant le plus profond silence. Au lieu de prendre la route directe qui conduisait à la gorge de la montagne, Heinrich traversa la petite rivière sur un pont particulier, et suivit un sentier qui le conduisit au sommet de la plus avancée des montagnes, de ce côté de la vallée. Le lecteur doit comprendre que, par suite de ce mouvement, la petite troupe se trouva sur celle qui était exactement en face de l’Heidenmauer. À l’époque dont nous parlons, des cèdres croissaient également sur les deux hauteurs, de sorte que la marche des bourgeois se trouva naturellement masquée par leur ombrage. Il fallut une demi-heure pour y arriver avec toutes les précautions convenables ; mais, une fois sur la montagne, ils parurent se croire hors de tout danger d’être découverts : ils n’observèrent plus le même ordre et le même silence, et leurs chefs eux-mêmes commencèrent à causer entre eux ; cependant leur conversation eut lieu à demi-voix, comme celle de gens qui sentaient qu’ils étaient engagés dans une entreprise hasardeuse.

— On dit, voisin Dietrich, commença le bourgmestre, parlant à un vigoureux forgeron qui remplissait dans cette occasion les fonctions de lieutenant du commandant en chef, honneur qu’il devait surtout à la puissance de son bras, et qui, enhardi par son grade temporaire, s’était rapproche d’Heinrich : — On dit, voisin Dietrich, que ces bénédictins sont comme des abeilles, qui ne sortent jamais que dans la saison où il y a quelque chose à récolter, et qui rentrent rarement dans leurs ruches sans être chargées d’un riche butin. Tu es un homme solide et de bon sens, toi ; un homme qui ne se laisse pas éblouir par les vains discours des désœuvrés ; un bourgeois qui connaît ses droits, ou, ce qui revient au même, ses intérêts, et qui comprend bien la nécessité de conserver dans leur intégrité toutes nos vénérables lois et coutumes, du moins en ce qui concerne le bien-être de ceux qui peuvent prétendre à avoir un bien-être. Je ne parle pas maintenant des malheureux qui n’appartiennent en quelque sorte ni au ciel ni à la terre, condamnés par l’un comme par l’autre à n’avoir ni feu ni lieu, misérables qui n’offrent aucune garantie ; mais d’hommes notables qui, comme toi et ceux de ta profession, paient leur quote-part, ont bon lit et bonne table, enfin se montrent utiles et exercent leurs droits naturels : — et ceci m’amène où j’en voulais venir, ce qui n’est ni plus ni moins que de dire que Dieu a créé tous les hommes égaux, et qu’ainsi c’est notre droit, aussi bien que notre devoir, de veiller à ce que la ville de Duerckheim ne soit pas lésée, notamment dans cette partie de ses intérêts qui concerne particulièrement ses notables habitants. Ce que je dis est-il raisonnable, ou bien m’abuserais-je, forgeron, mon ami ?

Heinrich avait une réputation d’éloquence et de logique, surtout parmi ses partisans, et il s’adressait à un homme qui n’était nullement disposé à le contredire. Dietrich était un de ces philosophes-machines qui semblent formés par la nature tout exprès pour soutenir un chef parlementaire ayant de bons poumons, mais rien dans la tête pour en régler l’usage. Son esprit avait précisément ce degré de vide qui est si nécessaire pour produire un bon écho politique ou moral, surtout lorsque la proposition est fausse ; car la plus légère addition faite à son intelligence aurait pu produire sur ses répliques un effet semblable à celui d’un plafond de théâtre construit de manière à empêcher les sons de se répéter.

— Par saint Benoît ! maître Heinrich, répondit-il, car il est permis d’invoquer le saint, quoique nous honorions si peu ses moines, il serait bon que le duc Frédéric eût moins de vin dans ses tonnes d’Heidelberg, et plus de votre sagesse dans ses conseils ! Ce que vous venez de proclamer est tout juste ce que je pense moi-même depuis nombre d’années, quoique je ne puisse jamais battre une idée sur l’enclume de manière à en faire une phrase bien gentille et bien tournée, comme les vôtres, mon bourgmestre. Que ceux qui contestent ce que je dis prennent leurs armes, et voilà mon marteau qui se chargera de leur répondre ! Oui, oui, il faut que justice soit rendue à Duerckheim ; il le faut d’autant plus qu’il y a égalité entre tous les hommes, comme vous venez si bien de le dire.

— Vois-tu, mon bon Dietrich, cette égalité est une chose dont on parle beaucoup, mais que l’on comprend très-peu. Écoute bien ; prête-moi l’oreille pendant quelques minutes, et tu vas sentir comme moi qu’il n’y a rien de plus juste. Nous voici nous deux, habitants de petites villes, nés avec tous les droits ainsi qu’avec les besoins de ceux qui demeurent dans les grandes capitales ; ne sommes-nous pas des hommes, pour que nous ne jouissions pas de nos privilèges ? — ou bien ne sommes-nous pas mortels, pour que l’air ne nous soit pas nécessaire pour respirer ? Je pense que tu ne nieras ni l’une ni l’autre de ces vérités ?

— Il faudrait être un âne pour les nier.

— Ce point une fois, bien établi, il ne reste donc plus qu’à tirer la conclusion. Si nous avons les mêmes droits que les plus grandes villes de l’empire, il doit nous être permis d’en jouir ; autrement la logique n’est qu’une dérision, et un privilège municipal n’a pas plus de valeur que le serment d’un serf.

— C’est clair comme le jour, et je voudrais bien voir qui pourrait soutenir le contraire ! Et que dit-on des villages, mon bourgmestre ? pensez-vous qu’ils nous soutiennent dans cette sainte entreprise ?

— Il ne s’agit point des villages, mon bon ami, puisqu’ils n’ont ni bourgmestres ni bourgeois ; et quand il y a si peu de moyens de soutenir une cause, quelle peut être la résistance ? Il s’agit surtout de nous, et des villes en état de se montrer ; position si claire et si précise qu’il y aurait une faiblesse d’esprit manifeste à la confondre avec une autre. Celui qui a la justice de son côté serait fou d’aller se liguer avec quelqu’un dont les droits sont douteux. Tout le monde, vois-tu, à ses avantages naturels et sacrés ; mais le meilleur et le plus sûr, c’est d’avoir la force et la richesse de son côté.

— Oh ! de grâce, très-respectable Heinrich, si vous m’aimez, accordez-moi une toute petite faveur, une seule !

— Parle, honnête forgeron.

— Permettez-moi de répéter tout cela à nos bourgeois. — Tant de réflexions sages, de conclusions évidentes, ne doivent pas être jetées au vent !

— Tu sais que mes discours ne sont pas dictés par un vain désir d’applaudissements.

— Par les os de mon père ! je n’en parlerai qu’avec discrétion, très-honorable bourgmestre, et je n’irai point me laisser aller à un vain babil. Votre Honneur connaît la différence entre un bavard des rues et un homme qui tient boutique.

— Fais ce que tu voudras ; mais je ne prétends pas être le seul qui fasse ce raisonnement ; car il y a beaucoup de bons citoyens, d’hommes notables, et même d’hommes d’état, qui ont beaucoup d’idées semblables.

— Ma foi ! il est bien heureux que Dieu ne nous ait pas tous doués de la même intelligence ; car alors il y aurait eu une égalité vraiment déraisonnable, et l’on aurait vu arriver aux honneurs des des gens qui n’y étaient nullement propres. Mais maintenant que vous m’avez expliqué si clairement vos raisons, auriez-vous la bonté, mon bourgmestre, pour charmer l’ennui de la marche, d’en faire l’application à l’entreprise qui nous occupe ?

— C’est très-facile ; car il n’y a point de tour dans le Palatinat qui frappe plus les yeux. Voila Limbourg d’un côté, et Duerckheim de l’autre ; communes rivales sous le rapport des intérêts et des espérances, et par conséquent peu disposées à se faire grâce l’une à l’autre. La nature, qui est un grand maître dans toutes les questions où il s’agit de décider ce qui est juste ou injuste, dit que Duerckheim ne nuira pas à Limbourg, ni Limbourg à Duerckheim. — Est-ce clair ?

Himmel ! clair comme la flamme d’une fournaise, mon bourgmestre.

— Or, maintenant qu’il est bien établi que personne ne doit se mêler des affaires de son voisin, nous cédons à la nécessité, et nous prenons les armes pour empêcher Limbourg de porter atteinte à un principe que tous les hommes justes regardent comme inviolable. Vous apercevez la subtilité : nous avouons que l’argument que nous mettons en avant pour justifier notre entreprise est faible, raison de plus pour que l’exécution soit vigoureuse. Nous ne sommes pas des fous, pour aller bouleverser un principe afin d’arriver à nos fins ; mais cependant il faut bien veiller à ses intérêts, et ce que nous faisons est sous toute réserve de doctrine.

— Voilà qui soulage mon âme d’un poids énorme ! s’écria le forgeron qui avait écouté avec cette attention sérieuse qui dénote la bonne foi ; rien ne saurait être plus juste, et malheur à celui qui dirait le contraire, tant que mon dos portera le harnais !

Ce fut ainsi qu’Heinrich et son lieutenant chassèrent l’ennui pendant la route par une suite de propos subtils et d’arguments qui, si nous en croyons notre conscience, nous exposeront peut-être à l’imputation de plagiat, mais dont nous pouvons garantir déjà tant de fois l’authenticité, nous appuyant de l’autorité de Christian Kinzel, cité.

Il a été fait si souvent allusion, dans d’autres endroits et en différentes occasions, à cette intelligence profonde et désintéressée, qui montre tant d’activité pour régler les intérêts du monde qu’il est tout à fait inutile de nous étendre de nouveau sur ce sujet. Nous avons déjà dit qu’Heinrich Frey était le partisan intrépide du principe conservateur, qui, réduit en pratique, ne signifie guère autre chose que


Prendra qui le pourra ;
Qui pourra, gardera.


La justice, comme la libéralité, à ses réserves, et même aujourd’hui, malgré les progrès de la civilisation humaine, il est peut-être peu de pays qui ne fassent journellement usage d’une logique du genre de celle d’Heinrich, et d’arguments aussi clairs, aussi nerveux, aussi décisifs.

La direction dans laquelle la troupe des habitants de Duerckheim s’avançait, les conduisit, par un chemin tortueux, il est vrai, mais sûr, dans cette partie de la vallée sur laquelle s’élevait le château d’Hartenbourg. Cependant Heinrich fit faire halte longtemps avant de commencer le circuit qu’il fallait décrire pour arriver au manoir seigneurial du comte Emich. L’endroit qu’il choisit pour rassembler et passer en revue sa petite armée était à moitié chemin entre Duerckheim et le château, et suivait les sinuosités de la base de la montagne. Des arbres épais formaient un rideau qui dérobait efficacement la vue du nombre inaccoutumé de personnes qui s’y trouvaient rassemblées. Là, tout le monde prit des rafraîchissements, car les bons habitants de la ville tenaient fort à ce genre de consolation, et il aurait fallu une circonstance doublement urgente pour leur faire négliger un usage aussi respectable.

— N’aperçois-tu aucun de nos alliés, honnête forgeron ? demanda Heinrich à son lieutenant qui avait été faire une reconnaissance à quelque distance sur le sommet de la montagne. Il ne serait pas bien de la part d’hommes aussi bien élevés que nos amis, de fausser compagnie au moment du danger.

— Soyez tranquille, mon bourgmestre. Je connais les drôles ; ils se seront arrêtés comme nous pour alléger un peu le poids de leurs bissacs en se rafraîchissant. — Mais voyez-vous comme les bénédictins affectent d’être tranquilles ?

— Voilà bien leur hypocrisie ordinaire, brave Dietrich ; mais nous les débusquerons ! Notre entreprise tournera à bien ; car, vois-tu, notre énergie, en démontrant à jamais la nécessité de ne point se mêler des affaires de son voisin, va mettre fin à toute espèce de contestation entre nous. Par les rois de Cologne ! y a-t-il moyen de supporter qu’un moine dame le pion à un bourgeois jusqu’au jour du jugement ! — N’y a-t-il pas de lumière dans la chapelle de l’abbaye ?

— Les révérends pères prient contre leurs ennemis. Ne pensez-vous pas, mon bourgmestre, que l’histoire qu’on raconte sur la manière dont ces lourdes pierres ont été transportées sur la montagne de Limbourg, a reçu quelques enjolivements à force d’être répétée ?

— C’est très-possible, Dietrich ; car une histoire, c’est comme la boule de neige, qui grossit à mesure qu’on la roule.

— Et l’or, mon bourgmestre, répondit le forgeron avec un gros éclat de rire qui ne pouvait déplaire à son commandant, puisqu’il annonçait clairement l’idée qu’il se faisait du talent de maître Heinrich pour arrondir sa fortune ; — l’or est encore une chose qui grossit merveilleusement quand on sait le faire rouler. Je pense comme vous ; car, à dire vrai, je doute fort que l’esprit malin se fût amusé à porter les matériaux de peu de poids qui ont servi à la construction de l’édifice. Quant aux colonnes massives, aux énormes pierres de taille et autres fardeaux d’importance, c’est autre chose ; il peut très-bien s’en être mêlé, car ce n’était pas déroger à son caractère. Je n’ai jamais contredit cette partie de la légende, qui paraît même très-vraisemblable ; mais… Ah ! voilà du renfort !

L’approche d’une troupe, qui semblait venir d’Hartenbourg et qui avait soin de côtoyer les monts, et de se tenir sous leur ombre, absorba l’attention générale. Ce corps était trois fois plus nombreux que celui des bourgeois ; il était également armé, tout y annonçait également de grands préparatifs militaires. Quand il se fut arrêté, ce qu’il fit à quelque distance de l’autre détachement, comme s’il ne semblait pas à propos de fondre les deux troupes en une seule, un guerrier s’avança vers le terrain couvert que le bourgmestre avait choisi pour son camp. Le nouveau-venu était armé légèrement quoique avec soin ; il avait casque et cuirasse, et la manière dont il portait son épée indiquait ses intentions pacifiques.

— Qui conduit les bourgeois de Duerckheim ? demanda-t-il quand il fut assez près pour pouvoir élever la voix.

— Leur pauvre bourgmestre en personne ; plût à Dieu qu’il se fût trouvé quelqu’un plus digne que lui de les commander !

— Salut, vénérable bourgmestre, dit l’autre en s’inclinant avec un respect tout particulier. — À mon tour je viens à la tête des partisans du comte Emich.

— Comment t’appelle-t-on, brave capitaine ?

— Mon nom mérite peu de s’associer au vôtre, Heinrich Frey. Mais tel qu’il est, je ne le désavoue pas : je suis Berchthold Hintermayer.

— Hum ! — Un si jeune chef pour une si grave entreprise ! J’avais espéré que ton maître viendrait lui-même.

— Je suis chargé de vous donner une explication à ce sujet.

Et Berchthold se retira à l’écart avec le bourgmestre, tandis que Dietrich examinait de plus près ses nouveaux alliés.

La plupart de nos lecteurs savent parfaitement qu’à l’époque dont il s’agit tous les barons de quelque importance entretenaient une troupe plus ou moins nombreuse d’adhérents, qui, succédant aux vassaux organisés en bandes régulières des premiers siècles, tenaient une sorte de position mixte entre le serviteur et le soldat. À une journée de distance de Paris, et sur le bord d’une forêt royale, forêt qui dans quelques-uns de ses traits ressemble plus à une forêt d’Amérique qu’aucune de celles que nous ayons encore vues dans l’ancien hémisphère, se trouvent les ruines d’un noble château, appelé Pierrefont, connu pour avoir été habité par un de ces belliqueux seigneurs, qui harcelaient et rançonnaient sans cesse les fidèles sujets du roi, même dans un temps beaucoup plus rapproché du nôtre. En un mot, la société, en Europe, était alors dans un état de transition, commençant à briser les entraves de la féodalité, et travaillant à y substituer un état de choses plus supportable. Mais l’importance et l’autorité politique des comtes de Leiningen leur donnaient bien le droit de conserver un train auquel les barons moins puissants renonçaient déjà ; et tous leurs châteaux étaient remplis de ces partisans volontaires qui depuis ont été remplacés par les troupes régulières et disciplinées de nos jours.

Le forgeron trouva beaucoup à approuver, et quelque chose à censurer, dans la troupe que Berchthold avait amenée à leur secours. Sous le rapport de l’insouciance dans le caractère, de l’audace pour un coup de main, de l’indifférence pour tout frein moral, elle ne laissait rien à désirer, car elle se composait en grande partie de gens qui vivaient aux dépens de la masse, occupant exactement dans l’échelle sociale la même position que les champignons dans le règne végétal, ou les divers exanthèmes dans l’économie animale. Mais quant à la vigueur des membres et à la force apparente du corps, considération première aux yeux du forgeron pour apprécier la valeur d’un homme, ils le cédaient de beaucoup aux bourgeois, chez lesquels une vie réglée, une heureuse et fertile industrie, avaient permis à la nature physique de prendre tout son développement. Néanmoins il y avait une bande de paysans, tirés des montagnes ou habitants du hameau situés sous les murs du château, qui, quoique moins menaçants dans leurs regards et moins hardis dans leurs propos, parurent à Dietrich de jeunes gaillards qui n’avaient besoin que de la discipline de Duerckheim pour devenir des héros.

Lorsque Heinrich et Berchthold rejoignirent leurs troupes respectives, après leur entretien particulier, toute apparence de mécontentement avait disparu de la figure du bourgmestre, et ils se mirent immédiatement l’un et l’autre à faire les dispositions nécessaires pour le succès de leur entreprise commune. Le bois dans lequel ils s’étaient arrêtés était exactement en face de l’extrémité de la montagne de l’abbaye, dont il était séparé par une prairie vaste et parfaitement unie ; La distance, quoique peu considérable, était suffisante pour rendre probable que le passage des assaillants sur ce terrain découvert serait remarqué par les sentinelles que les hommes d’armes prêtés aux moines par l’électeur, avaient sans doute placées, ne fût-ce que pour leur propre sécurité. Limbourg n’était pas une forteresse, sa sûreté consistait principalement dans cette force morale que l’Église, à qui elle appartenait, possédait encore, quoique pourtant elle eût perdu beaucoup de son influence dans cette partie de l’Allemagne ; mais ses murs étaient élevés et solides, ses tours nombreuses, ses édifices massifs, et une petite garnison bien décidée à se défendre aurait pu braver des forces telles que celles qui venaient alors l’attaquer.

Heinrich ne l’ignorait pas, car il avait montré du courage et acquis de l’expérience dans l’attaque et la défense des places pendant une vie qui avait déjà fourni plus de la moitié de sa course, et qui avait été nécessairement passée au milieu des troubles et des dissensions de ces temps agités. Il jeta donc autour de lui un regard plus grave et plus sérieux, pour voir sur qui il pouvait compter, et la belle prestance de Berchthold Hintermayer, son attitude ferme et assurée, lui donna cette sorte de satisfaction qu’un brave éprouve à rencontrer des cœurs qui sympathisant avec le sien au moment du danger. Quand toutes les dispositions furent prises, les assiégeants s’avancèrent, marchant à pas lents, pour maintenir l’ordre dans leurs rangs, et pour conserver leur haleine, chose qui devait leur être fort nécessaire pour gravir la pente rapide.

Jamais peut-être l’esprit de l’homme ne se montre plus ingénieux ni plus actif que dans ces moments où il sent intérieurement qu’il fait mal et où par conséquent il éprouve un désir fébrile de prendre la défense de ses actions, et de se justifier à ses propres yeux aussi bien qu’à ceux d’autrui. Une conviction profonde de la vérité et la certitude d’avoir raison donnent à l’âme une force et une dignité morale qui lui inspirent une noble répugnance pour d’humiliantes explications. Celui qui, dans une discussion où sa propre conscience l’avertit du peu de solidité de ses arguments, se précipite dans de vagues et téméraires assertions, montre sa faiblesse plutôt que son courage, et nuit à la cause qu’il voulait servir. Afficher arrogamment des connaissances, surtout sur des matières auxquelles nos habitudes et notre éducation nous rendent complètement étrangers, c’est nous exposer infailliblement à nous voir contredire et démasquer ; et quand même les circonstances prêteraient un appui trompeur et momentané à l’erreur, le triomphe de la vérité est aussi certain que les châtiments qu’elle inflige sont sévères. Heureusement nous vivons dans un siècle où aucun sophisme n’a un règne de longue durée, où aucune atteinte portée à la justice naturelle ne saurait échapper longtemps an châtiment. Peu importe où le crime de lèse vérité ait été commis, — sur le trône, dans le cabinet, au sénat, ou par la presse ; — la société ne manque jamais de se venger des déceptions dont elle a été dupe, et les jugements qu’elle prononce sont enregistrés par cette opinion qui dure longtemps après que le triomphe éphémère de l’erreur est oublié. Il serait bon que ceux qui, dans leur stupide imprévoyance, abusent de leur position pour obtenir dans le moment l’objet qu’ils ont en vue, se rappelassent plus souvent cette vérité, car ils s’épargneraient la mortification, et quelquefois même l’infamie qui ne manque jamais de s’attacher à celui qui viole la justice pour arriver à son but.

Heinrich Frey avait de très-grands doutes sur la légalité de l’entreprise qu’il dirigeait ; car s’il partageait avec ses compagnons la responsabilité de l’exécution, il avait de plus qu’eux celle du conseil. Aussi se creusait-il la tête pour trouver des raisons péremptoires à sa conduite, et, tout en traversant la prairie, ayant Berchthold et le forgeron à ses côtés, sa langue révéla les pensées qui l’agitaient.

— Il ne saurait y avoir l’ombre d’un doute sur la nécessité et la justice de notre entreprise, maître Hintermayer, dit-il, car, dans toutes les questions douteuses, la confiance avec laquelle on affirme est presque toujours en raison inverse de celle que l’on a dans la justice de sa cause. — Autrement, pourquoi serions-nous ici ? Limbourg pourra-t-il porter éternellement le trouble dans la vallée et dans la plaine, avec son avarice et ses exactions maudites, ou bien sommes-nous des esclaves que ces moines tonsurés puissent fouler aux pieds ?

— Certes, ce ne sont pas les raisons qui nous manquent, digne bourgmestre, répondit Berchthold dont l’esprit s’était laissé séduire par la grande innovation religieuse qui faisait alors de rapides progrès. Quand nous n’avons qu’à choisir, ne nous embarrassons pas du reste.

— Jeune homme, je suis sûr que l’honnête forgeron que voilà vous dira que le clou qu’il met dans le sabot d’un cheval ne peut jamais être trop solidement enfoncé.

— C’est un fait indubitable, maître Berchthold, répondit Dietrich, et ainsi donc mon bourgmestre a raison dans tous ses arguments.

— Soit, dit Berchthold, je ne contesterai jamais la nécessité de renverser une ruche de frelons paresseux.

— Je ne les appelle ni frelons ni paresseux, jeune Berchthold, et je ne viens pas pour renverser leur ruche, mais simplement pour montrer au monde que celui qui veut se mêler des affaires de Duerckheim a besoin d’une leçon qui lui apprenne à ne pas mettre le pied sur les terres de son voisin.

— C’est très-bien, et voilà qui fera grand honneur à notre ville, dit le forgeron ; et pendant que nous y sommes, c’est bien dommage que nous ne donnions pas la même leçon à l’électeur, qui a élevé de nouvelles prétentions sur nos épargnes.

— Avec l’électeur, l’affaire ne peut pas être discutée ; car ses arguments sont d’une nature trop forte pour que nous puissions déployer notre courage pour soutenir le principe de non-intervention Ces points de droit subtils ne peuvent pas s’apprendre à côté de l’enclume, il faut un génie profond pour les saisir ; mais ils n’en sont pas moins clairs… pour ceux qui ont le talent de les comprendre. Je parierais qu’ils ne te paraissent point tels, bon Dietrich ; mais si tu étais une fois du conseil de la ville, tu envisagerais tout différemment la question.

— Je n’en doute pas, mon bourgmestre, je n’en doute nullement. Si un pareil honneur pouvait jamais descendre sur un homme de mon état et de mon nom, — himmel ! le conseil me verrait prêt à croire à toutes les subtilités de ce genre ; que dis-je ? à toutes les subtilités du monde.

— Ah ! voilà une lumière à cette lucarne, s’écria Berchthold ; bon ! tout va bien.

— Avez-vous un ami dans l’abbaye ?

— Chut ! herr bourgmestre ; ceci frise l’excommunication. — Mais j’aime beaucoup cette lumière.

— Silence ! dit tout bas Heinrich à ceux qui étaient derrière lui, et qui répétèrent cet ordre à leurs compagnons ; — nous approchons.

La troupe était alors au pied du rocher ; rien n’indiquait encore qu’on se fût aperçu de leur marche, à moins qu’on ne regardât comme un signal la lampe solitaire qui était placée à une lucarne. Au contraire, ce morne silence, déjà décrit lors de l’approche d’Ulrike, semblait régner dans toute l’étendu du vaste édifice ; mais ni Heinrich ni son compagnon n’aimaient ce calme effrayant ; car il faisait pressentir une défense d’autant plus sérieuse quand elle aurait lieu. Ils auraient préféré de beaucoup une résistance ouverte, et rien n’eût fait plus de plaisir aux deux chefs que d’avoir pu commander un assaut, sous le feu des arquebusiers du duc Frédéric ; mais cette satisfaction leur fut refusée, et toute la troupe étant arrivée sur une pointe du rocher qui était flanquée d’une tour, il devint nécessaire de renoncer à toute idée de rester cachés, et il fallut faire un mouvement rapide pour gagner la route. Ce fut cette brusque évolution qui troubla pour la première fois les moines dans la chapelle. Des coups redoublés, frappés sur la porte extérieure, leur annoncèrent bientôt une interruption plus sérieuse.